Les syndicats et les ouvrières
p. 291-301
Note de l’éditeur
Référence : Kergoat, Danièle, “Les syndicats et les ouvrières”, in Jeanne Bisilliat et Christine Verschuur. Genre et économie : un premier éclairage. Genève : Graduate Institute Publications, 2001, pp. 291-301, DOI : 10.4000/books.iheid.5459. Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
Luttes ouvrières, luttes des ouvrières
1Il est frappant de constater la béance entre les déclarations des centrales syndicales, et ce qui se dit et se fait dans les entreprises : la théorie d’un côté, l’empirisme le plus total de l’autre. On ne sait jamais très bien pourquoi telle lutte a démarré là et pas ailleurs ; on ne peut prévoir le déroulement de cette lutte ; on ne comprend pas pourquoi “elles” ne se battent pas sur les salaires ou la classification, mais qu’elles démarrent par contre parce qu’une ouvrière a fait une crise de nerfs ; on les trouve “dures à démarrer” mais “impossible à arrêter une fois qu’elles sont parties”.
2Bref, cette description évoque une espèce d’archéoprolétariat n’ayant pas encore compris les règles du jeu industriel et se battant de ci, de là, au gré de son humeur, sans plan d’ensemble et surtout sans état-major ! Mais un archéoprolétariat bien particulier tout de même : à la différence des jeunes ou des ouvriers d’origine rurale dont on prédit l’apprentissage des valeurs industrielles, il n’y a aucun discours semblable à propos des ouvrières : femmes elles sont et femmes elles resteront.
3Car c’est bien en tant que femmes qu’elles sont caractérisées, dans nombre de discours syndicaux masculins. Et cela est aisément compréhensible : le modèle de référence (bien que la crise de ces dernières années ait conduit le mouvement ouvrier à le remettre partiellement en question) reste trop souvent le comportement de l’ouvrier – homme – français – adulte. Or ce modèle étant totalement non opératoire en ce qui concerne les ouvrières, son utilisation ne peut qu’aboutir à une chose : faire apparaître leurs comportements revendicatifs comme le négatif de ceux des ouvriers : elles seraient plus soumises, moins syndiquées, plus velléitaires, moins mobilisables, plus imprévisibles… Et comme par ailleurs, l’analyse matérielle de l’oppression et de l’exploitation qui pèsent sur les femmes est actuellement encore à peine ébauchée (dans le mouvement ouvrier comme ailleurs), cela laisse le champ libre à l’utilisation des stéréotypes les plus éculés sur la “nature féminine” pour “expliquer” les différences observables d’attitudes et de comportements.
4Pour notre part, nous ne tenterons pas de mesurer la combativité ouvrière féminine à l’aune de la masculine. Nous n’essaierons pas de montrer qu’elles sont mieux ou moins bien, mais tenterons une fois encore de retrouver la logique interne de leurs comportements. Il s’agit donc ici de voir quelles revendications les ouvrières avancent, de comprendre comment, sur quoi et dans quel espace-temps elles mènent des luttes collectives sur leurs lieux de travail.
La syndicalisation1
5Entre 25 et 30 % des effectifs syndicaux alors qu’elles représentent 40 % de la population active, les femmes sont certes moins syndiquées que les hommes. Mais elles ont eu un lourd handicap à remonter : elles ne représentaient que 5,3 % des effectifs en 1900 et 8,7 % en 1914… La progression s’est faite ensuite par bonds (1936, 1946) jusqu’à l’heure actuelle.
6On situe en général le nombre de syndiqués (hommes et femmes) dans une fourchette allant de 20 à 25 %2. […]
7Il y aurait donc un syndiqué pour 4 ou 5 ouvrières… Ce qui n’est pas si mal si l’on songe que la grande majorité de celles-ci sont manœuvres ou O. S. et que traditionnellement, étant donné l’histoire du mouvement ouvrier français, les ouvriers non qualifiés ont toujours été moins organisés que les professionnels3. […]
8Mais le tableau s’obscurcit dès que l’on monte dans les structures car l’immense majorité ne milite que sur son lieu de travail (déléguées du personnel, puis déléguées syndicales et collectrices). C’est-à-dire que l’on a, à la “base”, de nombreuses femmes souvent actives, au sommet des déclarations et des prises de position – parfois des autocritiques très imagées4 – prenant en compte l’exploitation et l’oppression spécifique des femmes, mais une très grande absence des femmes en général et des ouvrières en particulier au niveau des rouages qui font tourner cette immense machine qu’est une confédération syndicale.
9[…]
Le militantisme difficile
10Les obstacles sont sans nombre dès que les ouvrières veulent militer ou participer à une lutte collective : place dans la production, vie familiale, interdits sociaux, intériorisation de ces interdits inculqués depuis l’enfance par le double apprentissage de la soumission (en tant que filles d’ouvriers et en tant que filles tout court).
11Dès lors, affronter la condescendance du patron, défier son autorité, devient une véritable gageure et tout écart à ces normes inculquées depuis l’enfance déclenche un processus de culpabilisation. Processus rendu d’ailleurs, quasi inévitable étant données les formes sociales du militantisme traditionnel (réunions en dehors des heures de travail, le week-end…) : militer revient de fait à moins donner de temps aux enfants, au travail reproductif. Et bien peu de femmes, même parmi les plus conscientes, les plus engagées, arrivent à dominer ce sentiment de culpabilisation.
12Il faut bien dire que les formes que revêt encore trop souvent le militantisme syndical (pour ne pas parler du militantisme politique !) découragent à elles seules bien des femmes et en particulier des ouvrières. Certes, il est difficile d’aborder ce problème en général car il est vrai que militer dans une section d’entreprise mixte, dans une union départementale, régionale ou une fédération (toutes structures généralement animées par des hommes) est bien différent de militer dans une usine très majoritairement féminine. Mais même dans ce dernier cas, la militante syndicale d’entreprise se trouve confrontée un jour ou l’autre à l’élargissement éventuel de son activité. Et c’est là que les problèmes s’aggravent. Les mêmes reproches reviennent toujours à l’ensemble des structures mixte : langage et pratique syndicale bien éloignés de la réalité quotidienne que les femmes ont à affronter, réunions trop longues, inefficaces, mal préparées, qui donnent aux femmes l’impression de perdre leur temps (“les réunions, ça sert à rien”), débats peu clairs… Certes, ce malaise est partagé par bien des hommes de la classe ouvrière 5 ; mais dans le cas des ouvrières, il est souvent si fortement vécu que certaines vont jusqu’à récuser la dénomination de “militante” même lorsqu’elles sont extrêmement actives (…).
13Ces réticences sont révélatrices : pour certaines ouvrières, être militant, c’est devenir un professionnel du syndicalisme (ou de la politique, ou de l’action sociale). Or les femmes ne peuvent pas, étant donné leur travail domestique, assumer un tel engagement ; mais de surcroît, beaucoup ne le veulent pas, récusant tant le comportement social que recouvre ce statut que l’élitisme qui lui est souvent associé.
14Quant à celles qui reproduisent le modèle du militantisme masculin, l’échec est patent. Nous avons pu observer ce cas dans une usine de confection. Occultant toute dimension relative au sexe dans leurs modes d’action, porteuses au contraire d’une problématique masculine quant à la relation au travail, les revendications, les formes de lutte…, les militantes étaient en total porte-à-faux sur les comportements et les problèmes quotidiens des jeunes ouvrières et les reproches d’”ingratitude”, d’”inconscience”, d’”irresponsabilité” revenaient fréquemment dans leurs bouches. Par contrecoup, les ouvrières entretenaient avec elles des relations proches par bien des aspects des relations hiérarchiques (aucune discussion collective… mais nombreux graffitis dirigés contre les déléguées dans les toilettes). Au fil des années, la situation s’était détériorée au point que la section était devenue exsangue et que tout mouvement échouait lamentablement.
Force et faiblesse des pratiques revendicatives ouvrières féminines
15Faire partie à la fois de la classe ouvrière et du groupe des femmes ne va donc pas sans problèmes : problèmes liés à la place qui est réservée aux ouvrières dans les structures productive et reproductive, problèmes liés à l’intériorisation qu’elles font du double système de contraintes qui en découle.
16Tout cela les place donc en situation de faiblesse sur la scène revendicative. Mais dans le même temps, ce qui fait leur faiblesse fait aussi potentiellement leur force. En effet, puisqu’elles ne peuvent renverser la plupart des obstacles qu’elles rencontrent, il leur faut bien inventer des formes de lutte qui en tiennent compte et permettent de les dépasser non en les niant mais en les contournant. Il suffit pour s’en convaincre d’examiner les formes de lutte des conflits dont des ouvrières assurent la conduite.
17Comme il faut s’imposer non seulement au patron mais aussi aux syndicalistes hommes qui sont la plupart du temps effrayés de voir une usine de femmes partir en grève (tout particulièrement quand il s’agit d’une grève illimitée) alors qu’il n ‘y a parfois ni section syndicale, ni même expérience antérieure des conflits, comme il faut également vaincre sa propre peur et se prouver à soi-même qu’on est capable de mener une lutte et de tenir le coup, se retremper continûment dans le collectif devient indispensable. Et nous précisons bien : se retremper dans le collectif, se concerter, et non simplement “consulter la base”… Cela est d’autant plus indispensable que le principe de délégation est souvent beaucoup moins mis en œuvre dans une usine de femmes que dans une usine d ‘hommes. Manque d’habitude ? Peut-être en partie. Mais en tout cas, la volonté aiguë de cette “base” non pas tant peut-être de “contrôler” la lutte que d’être dans cette lutte (sans doute parce qu’elles acquièrent ainsi une réelle autonomie, même si celle-ci reste limitée dans le temps et l’espace) se conjugue avec la volonté tout aussi affirmée des responsables syndicales femmes de mener des actions où personne n’est laissé en arrière.
18C’est sur cette notion d’action de masse que le décalage nous a toujours semblé frappant entre usines d’hommes/usines de femmes en grève. Dans ce dernier cas, on ne vient pas aux nouvelles, on est là, présente, et le plus possible. L’absentéisme existe certes aussi, mais, dans tous les cas que nous avons observés directement, dans un bien moindre pourcentage que celui qui règne dans les usines d’O. S. à large majorité masculine. Et, ce qui a son importance, cet absentéisme est interprété beaucoup moins sévèrement. La façon dont se règlent les problèmes d’occupation est à cet égard frappante : que beaucoup de femmes ne puissent venir occuper la nuit ou aient des difficultés à participer à la lutte en dehors des horaires normaux, les ouvrières les plus actives le regrettent mais ne portent pas pour autant de critiques définitives : le clivage entre “combatives” et “non combatives” est infiniment plus nuancé que chez les ouvriers. Du même coup, même si l’essentiel du travail militant5 classique (négociations, délégations, rencontre avec d’autres syndicats) repose là aussi sur une minorité, il n’y a pas ce décalage – effrayant car profondément élitiste – entre les militants – hommes orchestre et les autres que l’on constate trop souvent ailleurs : plus fréquemment que chez les hommes, les responsables syndicales femmes sont presque toujours de réels leaders de masse. Et faut-il préciser que la démocratie y gagne ?
19Ce n’est pas parce qu’elles sont des femmes (ce qui signifierait par nature amour du consensus, manque de goût pour le pouvoir, etc.) que les ouvrières s’organisent ainsi, mais bien parce que toutes, concrètement ou potentiellement, savent qu’entrer en lutte à l’usine surmultiplie les difficultés de la vie quotidienne, que quand on est une ouvrière, il faut se battre sur tous les fronts à la fois.
20Dans un tel contexte, les liens de solidarité qui se tissent sont bien différents de la solidarité masculine : solidarité de classe, oui, mais qui ne se limite pas au cercle étroit des plus actives dans la lutte, qui déborde le seul lieu de production. Et c’est le phénomène inverse qui peut expliquer le malaise de nombre d’ouvrières dans les usines mixtes où les sections et les luttes sont en généraI animées par des hommes : les femmes travailleuses sont alors considérées prioritairement – et trop souvent uniquement – comme des productrices par les syndicalistes ; or, malgré les apparences, une telle attitude n’est pas égalitariste mais renforce au contraire les inégalités : car ne pas tenir compte du fait que constamment les deux statuts – productrice, reproductrice – s’entrecroisent, revient à laisser les femmes se débattre individuellement dans des contradictions pourtant d’origine sociale.
21Cela dit, ce lien étroit vie privée/vie publique ne signifie pas pour autant que toute avancée sur un terrain (action revendicative dans l’usine) entraîne mécaniquement une avancée sur l’autre (la famille et le couple). Ainsi, une jeune gréviste active, occupant son usine dès 6 heures du matin, déclarait : “J’estime que la place des femmes n’est pas à l’usine la nuit“…
22Qu’il s’agisse des hommes ou des femmes, il n’y a que rarement cohérence, à tel moment précis, entre les pratiques revendicatives collectives et l’attitude idéologique individuelle6.
23Et faut-il préciser également que ce qui précède ne rend pas compte de la totalité des grèves menées par les ouvrières ? Bien des grèves se passent mal, et surtout bien des ouvrières, divisées entre elles, écrasées par les contraintes quotidiennes, n’arrivent pas à collectiviser leur révolte et à entrer en lutte.
24Au terme de cette analyse, c’est donc dans un tout autre contexte que l’on peut replacer les stéréotypes que nous évoquions au début.
25Il n’y a pas manque d’intérêt pour le fait syndical, mais difficultés objectives d’insertion dans l’institution telle qu’elle fonctionne.
26Les ouvrières partent plus difficilement en grève que les ouvriers. C’est sans doute exact. Quand on a besoin de toute sa volonté pour mener de front travail salarié et travail domestique, organiser sa vie et son temps mais aussi celle et celui de toute une famille, il n ‘est guère étonnant que cela ne pousse guère à être revendicative de façon organisée et continue. Mais quand les ouvrières décident de militer syndicalement, de faire grève, c’est que l’enjeu en vaut la peine. Car cela signifie casser l’équilibre quotidien propre à chacune et si difficile à mettre en place pour lui substituer un temps quotidien et hebdomadaire imprévisible, ce qui représente un coût individuel élevé.
27Poser ainsi les problèmes permet également de comprendre, sans avoir besoin de recourir à une quelconque aptitude psychologique des femmes à la lutte, pourquoi les comportements revendicatifs des ouvrières sont souvent sinusoïdaux (périodes de retrait alternant avec des périodes de crise aiguë). Il n’y a pas de Billancourt, pas de “forteresse ouvrière “au féminin… Mais il n’est pas du tout certain pour autant que les ouvrières, une fois le conflit terminé, retournent si tranquillement dans leurs alvéoles familiales, à leurs trajets pendulaires maison-usine-maison…
28Alors, éphémère la combativité ouvrière féminine ? Nous ne le croyons pas. Comme le disait une gréviste :
29“… la grève, ce n’est pas une parenthèse, c’est un gage pour l’avenir”7.
30Car celle-ci une fois terminée, on n’est certes plus toutes ensemble, unies, mais on sait qu’on peut le redevenir, que c’est possible. En témoignent d’ailleurs la création fréquente de sections syndicales à la faveur d’une grève, ou la mise en place des commissions syndicales femmes ou même de groupes femmes dans certaines usines (cf. là encore, l’exemple de Lip).
31Par ailleurs, cette combativité prend, en tout cas sur certains points, des formes différentes de celles des décennies précédentes : appropriation de formes de lutte “dures” jusqu’ici réservées aux hommes (occupation, reprise de la production, popularisation…). Et il s’agit bien d’une appropriation et non d’un simple nivellement des pratiques, car, nous l’avons vu, c’est à leur manière à elles qu’elles adoptent ces formes de lutte.
32L’adoption de telles pratiques collectives tout en se sentant dans leur bon droit, l’adaptation de ces pratiques à leur place dans la structure de classe et dans la structure de sexe, cela est bien la marque qu’il y a, et de plus en plus, interpénétration de la combativité des travailleuses et de leur radicalisation féministe.
Conclusion
33[…]
34Il est théoriquement faux et pratiquement impossible de séparer les deux statuts de productrice et de reproductrice ; c’est pourquoi la séparation entre revendications “spécifiques” et “générales” n’a guère de sens, de même que les luttes pour l’égalité, la parité entre hommes et femmes dans le travail et dans le militantisme pour indispensables qu’elles soient, ne règleront rien sur le fond. Ce sont les notions mêmes de “travail”, de “militantisme” qu’il faut remettre en question Car les ouvrières ne sont pas seulement plus exploitées et plus opprimées que les ouvriers, elles le sont différemment.
35C’est bien pourquoi nous pensons également que la question classique – le travail libérateur ? – n’a guère de sens. Pour les hommes comme pour les femmes, et encore plus pour les femmes étant donnée l’utilisation que le système capitaliste-patriarcal fait de leur force de travail, le travail est une aliénation.
36Mais le travail salarié, c’est aussi un enjeu spécifique pour l’autonomie dans la famille et dans la société, et pas seulement pour des raisons économiques ; le seul fait de travailler entraîne une évolution des pratiques sociales envers la division sexuelle du travail domestique et le partage des rôles dans le couple (et cela vaut aussi pour les hommes dont la compagne travaille) :
37“l’exercice présent ou passé d’une activité professionnelle amène [les femmes] à refuser une division des rôles sociaux et politiques selon leur sexe”.
38D’autre part, les lieux de production restent pratiquement les seuls endroits de socialisation offerts aux ouvrières, et donc du même coup, les seuls lieux où elles puissent faire l’apprentissage des luttes collectives et, découvrir à leur faveur que les problèmes qu’elles tenaient pour individuels ne sont en fait que les modalités de problèmes collectifs qui renvoient à leur condition de reproductrices.
39“Moi je dis : le travail, c’est l’aliénation. Mais je dis aussi : le travail, ça fait ouvrir les yeux”.
40Nous dirons la même chose en d’autres termes : le travail n’est pas une condition suffisante pour libérer les femmes, mais il reste néanmoins une condition nécessaire pour aller vers leur libération.
41Le statut d’ouvrière, les pratiques sociales qui en découlent, c’est donc une double interpellation, et quant à la focalisation du mouvement féministe sur la reproduction, et quant à celle du mouvement ouvrier sur la production. Mais conscience de classe et conscience de sexe ne s’opposent pas plus l’une à l’autre qu’elles ne se surajoutent.
42Avoir une conscience de classe quand on est une femme, c’est verser au compte de la lutte féministe ce qui est un des principaux traits de la culture ouvrière : le sentiment d’être sujet collectif et non sujet irremplaçable, le sentiment aussi que rien n’est jamais acquis, que toute victoire, aussi éclatante soit elle, peut être suivie d’un recul et qu’à chaque fois on y laisse un peu de soi-même ; mais c’est savoir aussi que s’arrêter d’avancer ensemble, c’est se mettre à mourir. Avoir une conscience de classe, c’est accepter l’idée que longue est la route qui mène à la victoire mais c’est aussi savoir que l’histoire, c’est tous et toutes ensemble qu’on la fait.
43Et dialectiquement, une conscience féministe ne peut que décupler la force collective des ouvrières ; concrètement, par les moyens d’action collectifs qu’elles peuvent alors mettre en œuvre, et théoriquement par les moyens d’analyse qu’elles peuvent alors utiliser comme levier pour faire bouger les choses.
44Certes, cette conscience féministe qu’elles auront à se forger elles-mêmes ne peut qu’entrer en conflit, dans un premier temps, avec la majeure partie des ouvriers et du mouvement ouvrier. Mais pour autant, cela ne signifie pas qu’elle “crée la division” à l’intérieur de la classe ouvrière ; dire cela revient à nier que cette division existe objectivement, capitalisme et patriarcat s’en étant chargés. Et il y a tout de même une différence entre dénoncer une division et la créer. Dire que dans l’état actuel des choses, il est parfois bien difficile de lutter ensemble, c’est au contraire créer les conditions objectives pour que les faux clivages soient dépassés8.
45Or, c’est précisément le rapport antagonique entre classes qui peut devenir plus perceptible aux ouvrières dès lors que la dimension féministe vient s’inclure, s’imbriquer dans la conscience de classe. Car cette dernière est dès lors en prise sur tous les aspects de leur condition. Les deux consciences sont constitutives l’une de l’autre, tout comme les deux structures, capitalisme et patriarcat, se reproduisent l’une l’autre.
Les retards et les pannes
[…]
Analyser les pratiques syndicales à partir de cette notion sexuée du travail ne rend pas compte des conditions d’entrée des femmes dans le syndicalisme. L’histoire est là pour nous le rappeler. Inclure les femmes dans la vie syndicale signifie encore aujourd’hui – mais sous des formes plus complexes qu’autrefois – les intégrer sur la base du modèle dominant, masculin-travailleur. C’est là sans doute que gît le plus grand malentendu entre les mouvements féministes et le syndicalisme. Il ne va pas de soi pour le syndicalisme que l’apport des femmes dans les luttes soit facteur de progrès social. En dépit de leur salarisation accélérée, on ne sait s’il faut “catégoriser” les femmes ou les “assimiler”. En quelque sorte, leur processus d’intégration dans le monde syndical est en retard sur leur insertion dans le monde salarié. Du côté des femmes elles-mêmes, le mode de passage de la sphère privée à la sphère publique fait problème ; aborder ce que l’histoire contemporaine du mouvement social appelle parfois la citoyenneté du travail qu’impliquerait la pratique du syndicalisme crée de fait un rapport de pouvoir nouveau entre les sexes… Cependant la montée dans le syndicalisme des cadres féminins, leur représentativité reconnue ne sont pas accompagnées d’un mouvement significatif de syndicalisation des femmes. Leur taux de syndicalisation reste inférieur à celui des hommes. […]
In : Chantal Rogerat et Marie Hélène Zylberberg-Hocquard, 2000, “Syndicats”, Dictionnaire critique du féminisme, Sous la coordination de Héléna Hirata, Françoise Laborit, Hélène Le Doaré, Danièle Senotier, PUF, Paris.
Nicaragua : Dignité dans les maquiladoras
Les maquiladoras sont des usines où l’on assemble les pièces servant à la fabrication de produits destinés à l’exportation. Les gouvernements des pays pauvres voient d’un bon œil l’arrivée de ces manufactures, qui fait chuter le taux de chômage national. Ils encouragent donc les multinationales à s’installer chez eux en leur offrant des espaces – les zones franches –, des réductions d’impôt et de taxes ainsi que de l’électricité à prix d’ami. En plus de bénéficier d’importants avantages financiers, ces grosses compagnies étrangères ne sont tenues d’observer ni normes du travail ni lois sur la protection de l’environnement, celles-ci étant à peu près inexistantes à l’intérieur de ces zones. Et surtout, l’embauche d’une main-d’œuvre peu qualifiée et mal payée, en majorité des femmes, réduit leurs coûts de production.
Le phénomène des maquiladoras n’est pas récent, mais leur nombre augmente avec la mondialisation des marchés et l’intensification de la concurrence. Les pays du Nord “embauchent” de plus en plus les pays du Sud, et on trouve maintenant de ces usines sur tous les continents. En Amérique centrale seulement, on en compte actuellement un millier où travaillent 300 000 personnes dont 70 % de femmes.
A 12 km au nord de Managua, capitale du Nicaragua, la zone franche de Las Mercedes regroupe plusieurs maquiladoras du secteur textile. En 1997, on en dénombrait 21 qui embauchaient 15 500 personnes, surtout des jeunes femmes en raison de leur habileté manuelle et de leur résistance aux tâches répétitives. Le salaire offert dans ces entreprises permet à peine aux travailleuses de répondre à 40 % de leurs besoins de base.
En 1996, la Red Centroamericana de Mujeres en Solidaridad con las Trabajadoras de las Maquiladoras (réseau centre-américain des femmes solidaires des travailleuses des maquiladoras) décide de regrouper les femmes pour les sensibiliser à leurs droits et dénoncer publiquement la violation quotidienne de ces droits.
Au Nicaragua, c’est le Movimiento de Mujeres Trabajadoras y Desempleadas Maria Elena Cuadra (mouvement des femmes travailleuses et sans emploi Mana Elena Cuadra) qui se mobilise. On consulte d’abord les femmes des maquiladoras pour savoir ce qui, d’après elles, rendrait leurs conditions de travail plus tolérables. Elles veulent travailler dans la dignité et voir leurs droits respectés. Mais elles ne veulent pas que les maquiladoras ferment, ce qui leur ferait perdre leur emploi.
A partir de leurs demandes, on organise une campagne d’action qui débouchera sur l’élaboration d’un code d’éthique du travail. On forme ensuite des femmes pour qu’elles deviennent conseillères et on leur apprend à négocier.
Quinze mille travailleuses et travailleurs reçoivent ce code, et une pétition en sa faveur recueille 30 000 signatures. De plus, on organise une campagne médiatique pour expliquer à la population les revendications des travailleuses. Finalement, on présente le code d’éthique au ministère du Travail et aux propriétaires des maquiladoras. Puis on négocie. Victoire ! Le 1er février 1998, un accord est signé, qui reprend presque tous les points du code. On y ajoute même le droit des travailleuses et des travailleurs à s’associer et l’interdiction d’embaucher des enfants de 14 ans et moins.
Depuis, l’accord a force de loi et les groupes surveillent son application. Il y a maintenant de 50 % à 90 % plus de travailleuses qui bénéficient de la sécurité sociale… et six nouveaux syndicats sont nés.
In : Pas à pas pour changer le monde, 2000, Marche mondiale des femmes, Bibliothèque nationale du Québec
Source de ce chapitre: Danièle Kergoat. Les ouvrières Paris, Le Sycomore, 1982, p. 122-131 (extraits)
Notes de bas de page
1 Nous ne traiterons dans ce chapitre ni des rapports des femmes et des syndicats dans l’histoire ou dans la période actuelle, ni des positions syndicales sur le problème des femmes. Cela a déjà été traité. Citons en particulier :
- C.G.T : Femmes à l’usine et au bureau, C.G.T., 1976
. - Madeleine COLIN : Ce n’est pas d’aujourd’hui. Femmes, syndicats luttes de classe, Editions Sociales, 1975.
- Madeleine GUILBERT : Les fonctions des femmes dans l’industrie, op. cit. partie I : Les femmes et l’organisation syndicale avant 1914, C.N.R.S., 1966.
- Jeannette LAOT : Stratégie pour les femmes, Stock, 1977.
- Margaret MARUANI : Les syndicats à l’épreuve du féminisme, Syros, 1979.
- Marie-Hélène ZYLBERBERG-HOCQUART : Féminisme et syndicalisme en France, Anthropos, 1978.
- N° spécial d’Antoinette, décembre 1980.
Sur des luttes de femmes dans les entreprises, cf. :
- Evelyne LE GARREC : Les Messagères, op. cit. ; Lip au féminin, Syros, 1977.
- Margaret MARUANI : Les syndicats à l’épreuve du féminisme, op. cit. Les Cahiers du GRIF, Les femmes font la grève, les femmes font la fête, Trans-éditions, décembre 1974
2 Selon “L’ouvrier français en 1970, le pourcentage rectifié (c’est-à-dire une fois déduit de la population active “syndicalisable” les militaires, apprentis, travailleurs à domicile et salariés des établissements de moins de 10 personnes) serait d’environ 32 % de syndiqués. Pour les ouvriers (hommes et femmes), l’estimation réelle serait de 31 %, l’estimation “redressée” de 35 %. In L’ouvrier français en 1970, G. ADAM, F. BON, J. CAPDEVIELLE, R. MOURIAUX, Colin, 1971, p. 16.
3 Selon L’ouvrier français en 1970, 33 % de l’ensemble des ouvriers hommes sont syndiqués dont 27 % des manœuvres et 32 % des O. S.
4 “La C.F.D.T. est en ce moment borgne, unijambiste et hémiplégique. Borgne, tant qu’elle ne prend en compte que l’analyse masculine de la société ; unijambiste, tant qu’elle n’agit qu’avec une moitié de la classe ouvrière ; hémiplégique, car elle reste paralysée sur le fauteuil des privilèges masculins”. Edmond MAIRE, Conseil National de la C.F.D.T., octobre 1980.
5 Sur la “crise du modèle militant traditionnel” et le “rapport conflictuel” des O.S. au syndicat, cf. Les pratiques revendicatives ouvrières, processus revendicatifs et dynamiques collectives, Danielle KERGOAT, rapport CORDES, 1978.
6 Sur ce décalage entre l’apprentissage collectif fait à travers la lutte et la modification de la prise de conscience individuelle, cf. Bulledor ou l’histoire d’une mobilisation ouvrière, Danielle KERGOAT, Seuil, 1973.
7 Le journal d’une gréviste, in Cahiers du GRIF, décembre 1974.
8 Argument développé in Lip au féminin, op. cit.
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