Femmes au travail dans l’agriculture en France : charges, pénibilités, souffrances, composantes des tâches et de la compétence
p. 215-218
Note de l’éditeur
Référence : Salmona, Micheline. “Femmes au travail dans l’agriculture en France : charges, pénibilités, souffrances, composantes des tâches et de la compétence”, in Jeanne Bisilliat et Christine Verschuur. Genre et économie : un premier éclairage. Genève : Graduate Institute Publications, 2001, pp. 215-218, DOI : 10.4000/books.iheid.5443. Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
1Les femmes dans l’agriculture française, en dépit de la modernisation, ont des activités dont la pénibilité physique et mentale sont importantes dans le domaine de la production.
2- La pénibilité physique (Salmona 1994a) caractérise le travail courbé, de récolte des légumes dans les champs et sous les serres, chez les maraîchers. Parfois, dans la cueillette des fraises, sous serre, les femmes sont à genoux, “à coucou”, c’est-à-dire accroupies (les fesses proches des talons). Cette posture est si fatigante, que par moments, elles soulagent leur fatigue en appuyant un coude sur la cuisse : il y a d’ailleurs un signe de ce travail, c’est le cal, qui se forme sur la cuisse à l’endroit où repose le coude. Ce travail de récolte est si pénible que les maraîchères ne trouvent plus de main-d’œuvre féminine française pour le réaliser et s’adressent à des femmes maghrébines ou “gitanes”. La récolte des haricots verts est particulièrement pénible car il faut être courbé et chercher les haricots dans les feuilles : à la fatigue physique se surajoute une fatigue mentale liée à l’attention soutenue. Certains légumes irritent la peau quand on les touche et ils provoquent parfois des allergies aux mains des cueilleuses qui “craignent” ce travail malgré les précautions prises (gants).
3- La pénibilité mentale
4Tous les travaux de tri (qui ne se font pas partout à la machine) nécessitent une attention et une vigilance permanentes qui fatiguent psychiquement, car ce tri se fait à une certaine vitesse : il est nécessaire de “tenir le rythme” et la charge mentale est forte.
5Dans l’élevage des ovins en particulier, les femmes s’occupent des tris mais aussi des soins aux bêtes : l’une et l’autre activités demandent beaucoup d’attention et de méticulosité (Salmona 1994a) ; elles provoquent de la fatigue nerveuse. Les éleveurs parlant du troupeau disent “c’est comme une classe à l’école, ça bouge, ça bêle de tous les côtés, elle font toutes sortes de bêtises les brebis, c’est très fatiguant”. Certes la modernisation des bergeries a amené des aménagements qui réduisent cet aspect du travail de tri, ainsi qu’au dehors, grâce aux clôtures électriques ; mais il reste des moments dans la journée où les bêtes sont “libres” et où il est nécessaire de réaliser des actes importants avec ces dernières et les trier, les manipuler. La manipulation et la contension des bêtes exigent de la force physique et de l’attention : elle est productrice de fatigue physique quand il faut manipuler un gros troupeau “bête par bête”. Il y a par ailleurs un facteur qui se rajoute au premier, de fatigue psychique liée à la répétitivité de la tâche. Les femmes donnent également le biberon aux agneaux et réalisent de nombreuses tâches méticuleuses, personnalisées, relevant du “soin” à l’animal, qui provoquent la fatigue psychique si elles se répètent.
6Jusqu’ici les études sur le travail agricole, en particulier celui des femmes, ont insisté sur le fait que les femmes doivent être disponibles en permanence et le fait qu’elles ont un travail très morcelé, ce qui le rapproche du travail domestique qui est lui-même très répétitif et lassant, producteur de charge mentale.
7Ces travaux sont généraux pourtant il est facile de repérer dans la diversité des tâches l’importance dans le travail des femmes, des activités minutieuses, méticuleuses et répétitives, générant la fatigue psychique, la souffrance psychique liée à ce que l’on a trop de charge mentale (Salmona 1994a). C’est par exemple le cas du désherbage pratiqué par les femmes “qui est pénible car on répète cela tous les jours, c’est comme faire la poussière, et c’est méticuleux”. Il l’est physiquement également.
8Actuellement ou plus exactement depuis 1970, d’abord dans les régions de montagne, les exploitations agricoles ont ouvert à côté de leur activité de production, une activité de service, touristique (accueil de classes vertes, gîtes ruraux, tables d’hôte etc.).
9Le travail d’accueil nécessite de réaliser une série de tâches domestiques, préparation de nourriture, de repas pour les clients, mise à disposition de chambres et entretien du matériel des “nuitées” c’est-à-dire lavage, repassage des draps, nettoyage des salles d’eau.
10Cette activité de service n’agrée pas un certain nombre de femmes qui estiment que l’on empiète sur leur vie privée déjà souvent atteinte par les nécessités du travail agricole. Mais un autre aspect concerne cette nouvelle activité : elle exige que l’on aime “accueillir” c’est-à-dire montrer de l’intérêt à des étrangers, répondre aux besoins, aux attentes et aux exigences d’autres personnes que celles de la famille.
11Anne-Marie Rocheblave Spenlé analysant les rôles économiques de l’hôtelière, précise que pour être rempli de façon positive, il est nécessaire de dépasser les rôles purement économiques et investir des dimensions profondes de la personnalité.
12Aussi, pour certaines femmes, cette conversion obligée dans “l’hôtellerie” est-elle vécue dans la souffrance (Desjours 1993) déclarée et cette activité “économique” est ressentie comme une “servitude” bien douloureuse.
13La souffrance psychique est également souvent importante dans les relations que les femmes ont dans le travail avec le collectif de travail composé de leurs beaux-parents qui ne les “considèrent” pas comme des pairs, “des égales” et ne tiennent pas leur parole à leur égard en ce qui concerne l’organisation du travail (Salmona 1994 b). Les relations de travail avec la famille sont fréquemment créatrices de conflit et de souffrance psychique pour les jeunes associés de GAEC (Salmona 1994 b). Elles se sentent humiliées, parfois “trompées” dans la confiance qu’elles avaient accordée à leur belle famille.
14Ces souffrances issues du type de relation conflictuel dans le collectif familial de travail, renvoie aux théorisations de Christophe Desjours sur les dimensions “pathiques” du travail (Desjours 1993).
15D’autres souffrances issues de la peur (Salmona 1994 a) des bêtes (vaches), l’appréhension de les approcher pour les traire ou les déplacer sont également présentes dans le travail des femmes : elles approchent “malgré tout” les bêtes mais ont des manifestations somatiques ou psychiques liées à cette peur.
16Actuellement les éleveuses de l’Ouest à qui l’on demande de “tuer les porcelets à la naissance, car il y en a trop” (Desjours 1993) ressentent pour partie d’entre elles une souffrance face à cette injonction des organisations, qui heurte profondément le lien qui les unit aux bêtes et à l’investissement en travail de soin qu’elles réalisent pour mettre au jour ces porcelets, enfin dans leur “identité” professionnelle d’éleveuses (Salmona 1999).
17Pour conclure, l’étude des femmes au travail agricole s’est trop souvent restreinte à des descriptions générales du processus de travail. Pourtant les outils conceptuels et méthodologiques de LEST et de l’équipe de psychologie du travail du CNAM nous offrent depuis 30 ans des moyens de dépasser ces analyses générales et peu opératoires dans l’action avec les paysannes pour améliorer les conditions de travail.
18Par ailleurs, les outils et concepts du LEST1 et du CNAM peuvent servir à étudier le travail des femmes rurales dans d’autres sociétés : par exemple les Asiatiques, les Africaines et les Sud-Américaines.
19“Les femmes du Sud” ont des “savoirs et savoir-faire implicites” (Teiger 1993) que n’ont plus (ou n’ont jamais eus) les femmes de l’Occident : par exemple elles savent trier avec une dextérité extrême les petits grains. Elles savent porter, sur leur tête, l’eau et le bois pour faire le feu domestique. Elles montrent, dans ces tâches, des compétences qu’il serait important d’expliciter avec elle, comme le fait Catherine Teiger, en France, non pas pour faire un travail de recherche, mais pour qu’“elles mettent en mot” ces compétences, ces savoirs, mais aussi les charges et les souffrances qu’elles éprouvent dans ces tâches parfois très rudes.
20Cette “mise en mots” des tâches, jusqu’alors relevant des savoirs et savoir-faire incorporés, permettrait de prendre conscience de la diversité et de la richesse de ces savoirs et compétences ; de les mettre à distance en passant par la verbalisation donc la symbolisation. Cette activité de symbolisation entraînée par une dynamique de formation à l’ergonomie2 valoriserait les femmes qui en sont les bénéficiaires. Elle enrichirait les savoirs, les savoir-faire, les représentations de ces femmes et leur donnerait le pouvoir (Teiger 1993) comme le montre en France, Catherine Teiger, d’agir sur le contexte du travail, dans le sens d’une amélioration de l’efficacité et des conditions de ce travail.
Bibliographie
M. Salmona, 1994 a, Les paysans français, Travail, métiers, transmission des savoirs, Ed. L’Harmattan, Paris
M. Salmona, 1994 b, Souffrance et résistance des paysans français, Ed. l’Harmattan, Paris
M. Salmona, 1999, Evaluation du stage de formation au magnétoscope avec des éleveuses de Loire Atlantique, ONG Femmes et changements, Paris
Christophe Desjours, 1993, Travail usure mentale, édition du Centurion
Christophe Desjours, 1999, Colloque sur “violence et travail, 12 mars, Laboratoire de psychologie du travail CNAM, Paris
Catherine Teiger, 1993, Représentation du travail, in Représentation pour l’action, Edition Octares Toulouse
Sandrine Blauchemanche, 2000, Thèse pour le doctorat de sociologie
A. M. Rocheblave Spenlé, 1967, “Rôles et statuts dans l’univers économique et les sciences humaines…” tome 1, Dunod, Paris
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