La division sexuelle du travail
p. 127-143
Note de l’éditeur
Référence : Drevet-Dabbous, Olivia, “La division sexuelle du travail”, in Jeanne Bisilliat et Christine Verschuur. Genre et économie : un premier éclairage. Genève : Graduate Institute Publications, 2001, pp. 127-143, DOI : 10.4000/books.iheid.5430. Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
1. La culture du riz en Afrique de l’Ouest
Dey J., 1984, “La culture du riz en Afrique de l’Ouest”, in : Le rôle des femmes dans la riziculture. Point de mire : Afrique au sud du Sahara, Les femmes dans l’agriculture 2, FAO, Rome.
1.1 La riziculture irriguée au Sénégal et en Mauritanie
1La culture du riz irriguée est une des priorités de nombre de gouverne introduction de nouvelles pratiques dans un système traditionnellement de culture sèche entraîne de nombreux changements socio-économiques.
Systèmes agricoles traditionnels en Mauritanie et au Sénégal (Fleuve Sénégal)
2Les deux principaux groupes ethniques de cultivateurs sont les Toucouleurs et les Soninkés. Traditionnellement, la division sexuelle du travail est clairement déterminée pour la culture du riz, du maïs et des tomates. Les hommes sont chargés de la préparation du sol, de l’irrigation, et de l’entretien des canaux et diguettes. Les femmes repiquent le riz et les tomates et sèment le maïs. Elles sont également responsables du sarclage manuel (toutes cultures), de la récolte des tomates et du maïs. Pour la récolte du riz : les hommes moissonnent, les femmes et les enfants rassemblent les gerbes pour le battage. Si celui-ci est manuel, les femmes y participent. S’il existe des batteuses mécaniques, ces dernières se limitent au vannage. L’emballage dans les sacs et le transport sont des tâches partagées par les deux sexes. Lorsque le riz et le maïs arrivent à maturation, ce sont les enfants ou les femmes qui s’occupent d’éloigner les oiseaux.
Les projets de développement et leurs incidences
3En 1932 pour le Sénégal, et en 1964 pour la Mauritanie, une série de projets pour développer la riziculture irriguée a été lancée dans la Vallée du Fleuve Sénégal. Deux objectifs : freiner les importations, garantir un approvisionnement en eau pour une stabilisation des cultures et une augmentation de la production.
4Ces projets étaient axés sur le développement de périmètres rizicoles permettant une double récolte, grâce, notamment, à un système d’irrigation par pompage. Il s’agissait de grands périmètres à gestion centralisée (organismes étatiques), de plus petits périmètres gérés par des coopératives agricoles, et enfin de périmètres de tailles intermédiaires (grandes superficies subdivisées).
5Les terres ont été confiées aux responsables des coopératives, qui les ont redistribuées à leurs membres, exclusivement masculins, en fonction de la taille du ménage. Au Sénégal comme en Mauritanie, la plupart des terres irriguées appartiennent traditionnellement aux chefs de famille. Les femmes mariées n’y ont pas accès à titre personnel, elles n’ont droit qu’à une petite parcelle située sur des terres non irriguées moins fertiles, destinée à l’autoconsommation. Les veuves peuvent cultiver les terres de leur mari, dont leurs fils hériteront, mais celles qui n’ont pas d’enfant n’y sont autorisées que dans certains cas particuliers comme celui de la migration masculine de longue durée, qui octroie aux femmes le droit de cultiver les terres, et d’être propriétaires de la récolte.
6Au démarrage du programme, les femmes mariées ont rapidement manifesté leur souhait de se voir allouer une parcelle irriguée personnelle, et, dans cette perspective, ont parfois versé des droits pour devenir membres de la coopérative, afin de bénéficier de la redistribution des terres. Aucune suite n’a encore été donnée à leur requête, rien, dans la planification du projet n’ayant été prévu à cet effet.
7Dans les grands périmètres rizicoles où le travail est plus mécanisé, ce sont les hommes qui, au démarrage du projet, représentent la plus grosse partie du salariat. Mais petit à petit, la proportion de main d’œuvre féminine augmente. Certains attribuent cette évolution au processus de vulgarisation des nouvelles techniques, qui touche d’abord les hommes, puis les femmes et éventuellement les enfants. D’autres mettent en avant le bas niveau des salaires masculins, qui, même s’ils sont deux fois supérieurs à ceux des femmes, ne sont pas suffisamment rentables aux yeux des hommes, qui se tournent vers d’autres activités plus rémunératrices.
8Ainsi, les femmes sont considérées comme une réserve ouvrière pour pallier le manque de main d’œuvre masculine en certaines périodes culturales chargées. Lorsque différentes cultures (riz et tomates, par exemple) demandent un surplus de main d’œuvre durant la même période de l’année, les femmes, au même titre que les salariés agricoles, sont rémunérées pour leur participation aux travaux de récolte. Car en travaillant sur les parcelles familiales et les périmètres irrigués distribués uniquement aux hommes, les femmes n’ont plus le temps de cultiver leur propre parcelle, comme le leur autorisaient les coutumes locales.
9Progressivement, les femmes deviennent donc la principale main d’œuvre de ces cultures rizicoles irriguées. Ceci pose deux problèmes, quant à l’avenir de la zone de la Vallée du Fleuve Sénégal. Etant donné la surcharge de travail que doivent déjà assumer les femmes par rapport aux hommes, il est difficilement envisageable d’accroître la productivité dans les périmètres actuels, ni d’étendre la superficie de la culture, à moins de mettre à disposition des femmes des techniques leur faisant économiser du temps. Mais pour accéder à ces techniques (payantes), ou posséder leur propre périmètre, il leur faut des revenus suffisants, qu’elles ont du mal à générer, du fait qu’elles n’ont plus le temps de travailler leur propre parcelle.
10Dans le cadre de ce programme de riziculture irriguée, les femmes ont déploré le fait de ne pas bénéficier des mêmes techniques d’irrigation que les hommes. En effet, ces derniers avaient accès à des pompes hydrauliques, alors que les femmes devaient prendre l’eau dans le fleuve et la transvaser dans des arrosoirs, tâche longue et pénible. Elles se sont également plaintes de ne pouvoir cultiver le riz pour leur propre compte (vivrier et rente), alors même qu’il est plus facilement commercialisable que les denrées périssables comme les légumes. En effet, leur rôles producteur et reproducteur les rend beaucoup moins mobiles que les hommes pour vendre leur production.
11Face à une telle évolution, la Mauritanie et le Sénégal ont alors créé des périmètres irrigués gérés par des coopératives féminines. Les terres attribuées restent toutefois de moins bonne qualité que celles attribuées aux hommes.
12Ainsi, l’introduction de la riziculture irriguée a eu des conséquences négatives pour les femmes, du fait qu’elles n’ont pas été considérées comme des productrices à part entière par les responsables du projet. Du point de vue de la division sexuelle du travail, la nature du travail est restée la même (tâches minutieuses, longues et répétitives), seule la quantité du travail a changé, devenant de plus en plus lourde et de moins en moins rentable pour elles.
1.2 La riziculture pluviale stricte en Côte d’Ivoire
13Les zones étudiées sont celles du Nord (savane), et celles du centre et centre-ouest (forêts) du pays.
Répartition traditionnelle des tâches agricoles
14Dans les zones forestières, les Bétés et Gouros connaissent la même division sexuelle du travail : avant la colonisation, les hommes se chargeaient de la chasse, de la pêche et de la guerre ; les femmes de la cueillette des feuilles, des fruits sauvages et de la culture des plantes vivrières.
15A partir de 1920, les colons introduisent les premières cultures de rente, de café et cacao. Les hommes y travaillent, et les femmes y effectuent les travaux de désherbage, de récolte du café, de transport du cacao, ainsi que de préparation des repas aux ouvriers ; tout ceci en échange d’un petit dédommagement versé par leur mari.
16Les femmes cultivent le manioc et les légumes, et en vendent le surplus. Concernant la riziculture pluviale stricte, l’homme décide de la taille de la parcelle, défriche, brûle la terre et installe les clôtures ; la femme sélectionne les semences, et effectue l’ensemble des autres travaux rizicoles. En revanche, la propriété de la récolte de riz n’est pas clairement définie. Chez les Gouros, seule la récolte du champs personnel appartient à la femme, qui la restitue parfois au mari, s’il est en charge des dépenses vestimentaires, alimentaires et scolaires des enfants. Chez les Bétés, hommes et femmes peuvent vendre leur récolte, et les femmes se procurent ainsi des revenus personnels.
17Dans le Nord, la production rizicole est une culture vivrière familiale à laquelle hommes et femmes participent et en tirent les bénéfices. Les femmes dégagent des revenus personnels de la vente des légumes, du coton et des arachides cultivées sur leur propre parcelle. Elles cultivent le riz dans les bas fonds où l’eau de pluie stagne, ainsi que sur les champs d’arachide, de tomates ou de maïs, après la récolte. Les hommes sèment parfois du riz pluvial entre les cultures d’ignames et de maïs.
Impact des projets de développement
18En Côte d’Ivoire, la priorité a été donnée aux cultures d’exportation, ce qui a eu comme conséquences la stagnation des cultures vivrières et l’augmentation des importations de céréales, dont le riz. En 1971, la SODERIZ a tenté de développer la production et la commercialisation du riz local, mais du fait que c’est la culture irriguée et non pluviale qui a été choisie (malgré l’importance de cette dernière dans les pratiques agricoles ivoiriennes), le projet a échoué. A cela plusieurs raisons. D’une part, les revenus que la main d’œuvre salariée tire de la riziculture pluviale sont supérieurs à ceux issus de la riziculture irriguée. D’autre part, les femmes ne pouvant assumer toutes les tâches supplémentaires générées par le projet, ont privilégié les cultures pluviales de leur propre parcelle. Par ailleurs, les réseaux de commercialisation étaient insuffisants. Face à un tel échec, divers programmes sont mis en place dans la perspective de développer la riziculture pluviale, avec différentes approches concernant le rôle que les femmes ont à y jouer.
19Dans la zone forestière, les agents de développement reconnaissent la contribution des femmes, et les projets visent à améliorer leur productivité, à réduire leur charge de travail et à augmenter leurs revenus. Pour ce faire, différentes actions sont mises en place à titre expérimental : retour à des variétés de riz faciles à récolter ; utilisation d’herbicides pour réaliser deux récoltes successives, en se souciant de l’impact qu’une telle introduction peut avoir sur le rendement et le temps de travail féminins ; recours à de petits tracteurs pour le transport de bois, d’eau et des récoltes, pour économiser deux ou trois heures de dur travail aux femmes, qui peuvent le réinvestir dans la récolte du café ou du cacao ; cultures alternées riz/manioc ou luzerne pour éviter un défrichage extensif chaque année, ceci pour permettre aux femmes de défricher seules leurs terres et d’en cultiver une plus grande partie ; création de coopératives de commercialisation des récoltes vivrières, avec un souci de préservation des droits traditionnels des femmes à vendre leur production et détenir un revenu personnel.
20Dans le Nord, les agents du projet considèrent la femme comme une simple main d’œuvre familiale dépendante travaillant sur les exploitations dirigées par les hommes. Même s’ils reconnaissent la séparation des budgets au sein du ménage (sans toutefois connaître la répartition des revenus), ou encore la culture par les femmes de parcelles personnelles (dont elles tirent des bénéfices), il leur semble inconcevable de s’adresser aux femmes sans passer par les chefs de famille. Face à une telle situation, les femmes ont refusé de céder leur parcelle, comme il le leur était demandé, pour travailler sur celle de leur mari, alors même que le projet requerrait une main-d’œuvre supplémentaire. Les agents ont décidé de mener une étude sur la répartition des revenus entre hommes et femmes, ainsi que sur les moyens d’améliorer le rendement de la production féminine de riz pluvial strict.
1.3 La riziculture de bas fonds marécageux au Burkina Faso
21Dans la riziculture de bas fonds, la division sexuelle du travail est variable selon les régions. Elle est dévolue soit aux hommes (Congo, Mali), soit aux femmes (Ghana, Burkina Faso), soit aux deux (Sierra Leone et Madagascar).
Répartition traditionnelle du travail agricole au Burkina Faso
22Pour les ethnies Goin, Turka et Karaboro, la semaine comprend 5 jours. Pendant les 3 premiers jours, les femmes participent à tous les travaux sur les champs familiaux (mil, sorgho, maïs, arachides, sésame, coton), sous le contrôle des hommes. Les revenus qui en sont issus appartiennent aux chefs de famille, du fait qu’ils doivent payer les impôts, la nourriture et les vêtements de leur communauté. Le quatrième jour, les activités culturales sont interdites. Les hommes s’adonnent au commerce et entretiennent leurs relations sociales ; les femmes se consacrent aux travaux domestiques. Le dernier jour, les femmes ont le droit de cultiver leur propre parcelle rizicole de bas-fonds. Celles-ci sont négociées auprès des chefs de terre par le mari ou par les femmes elles-mêmes (en échange d’une certaine quantité de riz reversée tous les trois ans). Une fois acquises, ces parcelles se transmettent selon un modèle assez rare en Afrique de l’Ouest, à savoir de mères en filles, mais rationnel dans un système matrilinéaire.
23Les femmes assument l’ensemble des travaux liés à la riziculture. Le rendement est parfois faible, vu le peu de temps qu’elles peuvent y consacrer, même si certaines sont aidées par leurs filles, petites filles ou futures belles filles. Les récoltes leur appartiennent, et sont entreposées dans leurs propres greniers ou canaris. Elles sont destinées à l’autoconsommation, aux cérémonies et aux invités ; une petite partie est offerte au mari (pour ses obligations rituelles, ses invités et ses ouvriers), ou échangée contre du sorgho ou de la bière que les femmes revendent ; ces dernières vendent toute l’année de petites quantités de riz pour assumer les dépenses vestimentaires, alimentaires et sanitaires, ainsi que pour l’achat d’ustensiles de cuisine.
24Il existe également une autre catégorie de femmes, celle des femmes “libérées”, ainsi nommées car elles ont dépassé l’âge de procréer, et sont de ce fait dégagées du devoir conjugal et du travail sur le champs familial (sur décision du mari). Celles-ci possèdent leur propre rizière, car leur statut exige qu’elles assument seules leurs impôts, leur nourriture, leurs vêtements et autres besoins personnels.
Les impacts des projets
25Un projet alors en cours de réalisation dans la région de Banfora (où vivent les Goins, Turka et Karaboro), avait pour objectif la maîtrise de l’eau et l’introduction de nouvelles pratiques culturales, en zone de bas fonds. Préalablement, des réunions ont lieu avec les hommes et les femmes séparément, et une enquête socio-économique est effectuée pour établir la taille des familles, le nombre de femmes cultivant leur rizière personnelle, ainsi que le nombre de femmes n’en bénéficiant pas mais qui souhaiteraient avoir une parcelle à cultiver.
26Malgré ces démarches préalables, le projet décide, comme bien souvent, d’attribuer les terres aux chefs de famille, qui sont censés ensuite les répartir entre les différents membres de leur ménage. Aucun suivi n’est réalisé par le projet quant à la redistribution effective des parcelles au sein des foyers. De même, la délimitation des terres destinées aux épouses n’est pas clairement définie par le projet, et certains maris décident de les assimiler au champs familial. La superficie disponible pour les femmes est donc très variable, et pour la première fois totalement dépendante de la décision de leur mari. Le mode de distribution choisi par les développeurs a donc deux conséquences majeures : il bouleverse non seulement le régime foncier coutumier, privant les femmes de l’accès aux terres rizicoles de bas fonds qui leur était traditionnellement attribuées, mais transforme aussi un aspect fondamental du système de parenté de ces ethnies, à savoir la transmission matrilinéaire des parcelles destinées à la riziculture de bas-fonds, qui dans un tel contexte, devient patrilinéaire.
27Des parcelles personnelles sont attribuées aux femmes “libérées”, mais elles reçoivent parfois moins de terres qu’elles n’en avaient avant le projet. Celles qui sont trop âgées pour travailler comptent sur leur fils ou filles. Si elles n’ont qu’une fille, qui ne bénéficie pas ou plus de parcelle personnelle, ces femmes tombent dans un dénuement extrême.
28Toutes ces évolutions provoquent la mise en péril chez les femmes d’une source sûre et indépendante de revenus. Ceci peut entraîner une baisse du niveau de vie de l’ensemble de la famille, le mari n’étant nullement tenu d’aider sa femme à faire face à ses propres dépenses si elle voit son revenu diminuer. Ainsi, certaines femmes ne peuvent plus remplir leurs obligations en matière de scolarisation, de nutrition, de santé, d’hygiène pour leurs enfants, ni même leurs obligations cérémonielles (mariages, baptêmes, enterrements). De plus, les nouvelles techniques culturales et l’augmentation de la superficie des terres ayant considérablement accru le temps de travail des femmes, celles-ci doivent parfois sacrifier le jour réservé à la culture de leur propre parcelle pour cultiver le champs familial.
29Les femmes n’étant pas impliquées dans les structures de décision et politiques, elles ont beaucoup de mal à faire valoir leurs droits, ignorés ou anéantis par le projet. Si elles revendiquent, elles risquent de créer tensions et conflits au sein de leur cellule familiale. Face à une telle situation, le gouvernement devrait veiller à ce que les futures actions respectent et protègent certains droits coutumiers qui garantissaient aux femmes une certaine indépendance, tel celui de la transmission matrilinéaire des terres destinée à la riziculture de bas fonds.
II. Un programme hydraulique au Vietnam
Hitchcox L., 1992, Un programme hydraulique au Vietnam et son impact sur les femmes, in : Development in Practice, Volume 2, Number 1, Oxfam Journal, February.
30En 1988, l’Organisation non gouvernementale anglaise Oxfam a installé une station de pompage dans une commune du Vietnam située dans la zone du delta du Fleuve Rouge, pour pallier de gros problèmes d’inondations qui réduisaient considérablement la production agricole. En 1991, l’association mène une évaluation d’impacts du projet, en prenant également en compte les évolutions socio-économiques et politiques du Vietnam de ces dernières décennies.
31Pendant la guerre (années 1960 et 1970), les femmes représentent 65 % de la force de travail au Vietnam, et sur elles reposent tant l’alimentation de la famille que la tenue du ménage. De nouvelles possibilités s’offrent à elles également au niveau politique, où leur participation est encouragée. Pendant cette période, un tiers des députés du Parlement sont des femmes. Parallèlement, la production étant encore fondée sur un système de coopératives, les femmes s’impliquent dans leur gestion et dirigent des équipes de travail. Ce système présente plusieurs avantages pour les femmes : il propose différents services de base (aide sociale, crèches, soins de santé) qui leur apporte un soutien considérable pour assumer leurs responsabilités multiples ; les heures de travail sont fixes, et les salaires égaux entre hommes et femmes.
32A la fin de la guerre, la répartition des rôles entre hommes et femmes tend à se rapprocher du modèle traditionnel, où la femme joue un rôle politique moins important et dans lequel la production s’effectue sous le contrôle masculin. Les femmes sont alors nettement moins présentes dans les administrations ainsi que dans les organes de gestion de production ; elles laissent certaines tâches, comme le labour, aux hommes, pour se concentrer sur le travail de repiquage, de sarclage et de récolte.
33En 1988, une réforme du système de production s’amorce au Vietnam, évoluant progressivement vers un modèle plus centré sur le ménage et l’entreprise privée. En terme d’impacts, on constate que les femmes ne jouissent plus alors du même soutien de la part de l’Etat (déclin des services sociaux de base), ce qui alourdit considérablement leur charge de travail. Ceci d’autant plus qu’à l’inverse de l’ancien système géré en coopératives, les femmes n’ont plus d’horaires de travail fixes. Toutefois, ce nouveau système leur permet de s’impliquer beaucoup plus qu’auparavant dans la commercialisation des produits de leur propre jardin (fruits, ail, oignons), sur le marché local, ou, pour celles qui en ont les moyens, sur des marchés plus lointains.
34La réforme s’accompagne aussi d’une redistribution des terres. Cette dernière ne se base pas sur le genre, mais sur la capacité qu’a le ménage à produire, l’objectif commun étant de maximiser la production. Parce que les ménages dirigés par des femmes comptent de nombreux jeunes et personnes âgées ne travaillant pas, ces foyers ne peuvent bénéficier de nouvelles terres. Ce nouveau mode de distribution a donc tendance à défavoriser les femmes chefs de famille. En effet, traditionnellement, les terres étaient distribuées de façon équitable, et les femmes chefs de famille avaient un droit inviolable à la terre. Elles en héritaient, au même titre que leurs frères, et ce tant qu’elles étaient présentes pour les exploiter. En cas de divorce, les biens étaient partagés équitablement entre le mari et la femme.
35De manière générale, ce processus de “privatisation” a tendance à accentuer le fossé entre les ménages “riches” et les pauvres, dont les femmes chefs de famille font souvent partie. Cette pauvreté est liée à des problèmes tels ceux de l’endettement, du manque de capital pour accéder à certaines variétés de semences, aux fertilisants, insecticides, ainsi que des problèmes de santé (manque de soins) qui diminuent la force de travail des membres du ménage.
36Pendant la même période, Oxfam installe dans la commune de Thanh Lang une station de pompage, afin d’éviter les inondations qui gagnent champs et habitations durant la saison des pluies, et qui réduisent considérablement la productivité agricole. Cette nouvelle infrastructure a également des conséquences socio-économiques sur les femmes.
37La pompe permettant l’exploitation de nouvelles terres, une redistribution foncière est réalisée par la commune. Celle-ci exclut d’emblée les ménages pauvres (dont ceux ayant une femme à leur tête), du fait qu’il faut n’avoir aucune dette, et payer une taxe de 50 kg de riz pour y avoir droit. Mais même sans bénéficier de cette redistribution, les ménages ont dorénavant la possibilité d’accroître la productivité de leurs anciens champs (deux récoltes de riz au lieu d’une, voire une troisième récolte de légumes dans l’année), du fait que l’ensemble des terres ne sont plus inondées, et sont donc exploitables toute l’année.
38La répartition des tâches entre hommes et femmes se fait selon des critères de force et d’endurance. Les femmes sont chargées du repiquage, du désherbage, et de la récolte ; les hommes du transport, du labour et ils fournissent une aide pour la récolte. Les tâches relevant de l’endurance étant plus nombreuses, les femmes se retrouvent alors avec une plus grande variété de rôles et de responsabilités à assumer, et leur journée de travail est en moyenne deux heures plus longue que celle des hommes. Tout le monde dans la commune reconnaît que les femmes effectuent la majorité du travail agricole, et pour cette raison, les hommes, en fonction de leur état de santé et du type de relations qu’ils entretiennent avec leur épouse, leur apportent de l’aide dans différentes tâches : le transport de l’eau, la préparation des repas, la lessive, l’alimentation du bétail, la culture du jardin. Parfois, les grands parents secondent également la femme dans son travail domestique. De telles pratiques sont liées à une tradition locale selon laquelle il faut exploiter le potentiel de chacun au maximum. Et même si après la guerre, les femmes se sont progressivement retirées de la vie politique, elles ont toujours eu un rôle important à jouer au sein du foyer, en prenant part activement aux prises de décisions concernant ce dernier. Le foyer est donc un espace de coopération entre les époux.
39Malgré cela, les différentes réformes, l’accroissement du travail agricole conjugués au déclin des services sociaux (particulièrement les crèches) ont eu pour résultat un alourdissement important de la charge de travail des femmes. Toutefois, la perception qu’elles ont de cette évolution n’est pas négative. Elles estiment que la station de pompage a permis une nette amélioration du niveau de vie de leur famille, et elles accordent beaucoup plus de valeur à la sécurité que procure le drainage qu’à la surcharge de travail que ce dernier engendre.
40En fait, l’objectif valorisé par l’ensemble des ménages est l’amélioration du bien être de la famille avant toute chose. C’est dans cette perspective qu’est conçu le partage des tâches entre hommes et femmes, mais aussi, pour certaines femmes, le retrait de la sphère publique et politique. L’attitude générale dans cette commune est d’épargner de l’argent par la force de travail, et non d’en dépenser pour épargner les efforts, les revenus dégagés demeurant encore insuffisants pour investir dans de nouvelles techniques/outils agricoles. Pour cette raison, aucune amélioration technique majeure (fertilisants, herbicides, outils) n’a été introduite depuis, et la production ne s’est accrue globalement que de 20 %. Une personne de Thanh Lang estime que les femmes seront sans doute submergées de travail pendant 5 à 10 ans, jusqu’à ce que les revenus des ménages aient suffisamment augmenté pour permettre ce changement technologique. Reste à voir si une amélioration significative du niveau de vie des ménages de cette commune ne contribuera pas à un retour (déjà amorcé depuis la fin de la guerre) des femmes à un rôle plus traditionnel, moins affirmé tant du point de vue économique que de celui de la distribution du pouvoir au sein du foyer.
III. La production de sel : les accommodements culturels d’un transfert technologique entre l’Inde et la Gambie
Nath K., 1985, Femmes et changements technologiques en Gambie : une étude de cas de l’industrie du sel, African Studies Center, Working Papers, Boston University.
41La Gambie est un pays essentiellement rural et agricole. La production d’arachides représente 50 % des terres cultivées (pour l’exportation), les autres cultures vivrières se concentrant sur le sorgho, le mil et le riz. Le pays n’a pas atteint son autosuffisance alimentaire.
42Les hommes cultivent les arachides, le sorgho et le mil. Les femmes produisent le riz, les légumes, et décortiquent les arachides (dont elles peuvent vendre une partie) ; avec parfois comme activité supplémentaire le salage de poissons, le commerce, et la production de sel.
43L’industrie du sel en Gambie existe depuis deux siècles, et représente en 1985, 10 % de la main-d’œuvre industrielle du pays. Les méthodes de production sont traditionnelles, à faible rendement, le sel obtenu est de qualité inférieure, et les réseaux de commercialisation ne sont pas efficaces. De ce fait, 90 % du sel consommé dans le pays est importé.
44Les femmes productrices de sel travaillent à mains et pieds nus avec des outils rudimentaires, ce qui rend certaines tâches particulièrement pénibles. Les fosses creusées pour la production de sel ayant une durée de vie de 50 ans environ, elles se transmettent parfois de mères en filles. Leur fabrication est un dur labeur, et ce sont donc les femmes jeunes (entre 20 et 45 ans) qui en sont chargées. La production représente environ 59 jours de travail pendant la saison sèche, sans horaires fixes, la seule limite étant l’arrivée des pluies. Pour la récolte et l’entretien des fosses, il y a une véritable entraide entre les productrices voisines, et les enfants (le plus souvent les filles) participent au transport du sel jusqu’au village. Les femmes qui désirent alléger cette tâche doivent louer des ânes, car les maris qui en possèdent refusent de les leur prêter Elles ont tout de même obtenu d’eux la construction de silos utilisés pour le stockage du sel.
45Une fois le sel obtenu, elles le vendent dans des sacs de 50 kg, soit à des particuliers circulant sur la route (très fréquentée) située à proximité d’un des villages, soit aux commerçants qui s’y sont installés, moyennant une commission de 3 à 5 kg par sac de sel. En effet, elles n’ont pas le temps d’attendre sur cette route que les clients se présentent à elles. Cet axe de circulation représente en fait le seul débouché commercial pour les productrices. Celles vivant dans le village qui en est éloigné ne parviennent pas à écouler leur production, car elles n’ont pas les moyens de transporter le sel jusqu’à la route. Ces femmes, pour cette raison, ne récoltent plus de sel frais. Dans de telles conditions, les productrices ne parviennent pas à dégager des bénéfices conséquents d’un travail qui parfois représente leur seule source de revenus.
46En 1976, un projet est mis en œuvre par le gouvernement gambien et les Nations unies afin d’améliorer la production de sel locale et les revenus qui en sont issus par un transfert d’une technologie modernisée utilisée avec succès en Inde. Le projet prévoyait des résultats rapides, et des gains réguliers, qui seraient à long terme deux à cinq fois supérieurs à ceux des paysannes gambiennes. Le transfert et la formation qu’il impliquait devaient être menés par deux producteurs indiens plutôt que par des technocrates expatriés. En Inde, les équipes de travail fonctionnent en binômes, maris et femmes collaborant dans toutes les phases de production. Le projet est accepté par les décideurs et les bailleurs, et le modèle indien est gardé tel quel.
47La première phase est lancée, bien que le responsable local des Nations unies ayant constaté que les contextes indien et gambien étaient différents, n’ait pas encore démarré les études socio-économiques sur les deux villages concernés. Le projet engage dans un premier temps deux hommes gambiens, alors même que la production traditionnelle de sel est une activité exclusivement féminine. Malgré tout, comme le projet implique la collaboration entre les genres, les responsables décident d’y associer également des femmes.
48Après le lancement de la première phase du projet de modernisation de l’industrie, les responsables interrogent les femmes sur l’intérêt qu’elles y portent. La plupart ont compris les nouvelles techniques qui leur ont été exposées lors des formations, et souhaitent les adopter. Mais un problème central émerge de leurs propos : la collaboration avec leur mari. Etant donné la séparation stricte existant entre les époux, tant au niveau des activités, des revenus que des dépenses, elles se refusent catégoriquement à travailler selon le modèle indien. Les femmes comprennent bien l’intérêt du travail en binôme sur les unités, et proposent donc de mettre plutôt en place une entraide entre productrices pour certaines tâches. Certaines souhaitent aussi s’associer avec leur mère, fille ou sœur.
49Du côté masculin, les réactions vont dans le même sens. Ceux qui envisagent une collaboration éventuelle avec leur(s) épouse(s) émettent certaines conditions : leur travail mériterait une compensation offerte par les femmes (noix de Kola ou autre) en plus d’une partie de la production de sel, et les hommes décideraient de la quantité vendue par leur épouse. Ces derniers étant habitués à recevoir de l’aide de l’Etat dans le cadre des projets de développement locaux, ils estiment que le gouvernement devrait leur fournir des camions pour le transport des matériaux de construction et du sel. A l’inverse, les femmes, qui n’ont jamais bénéficié d’aucun soutien de ce type, n’ont formulé aucune requête. L’utilisation des ânes (propriété exclusive des hommes) pour le transport est envisagée par les anciens, mais comme, selon eux, cela modifierait la “tradition”, il faudrait en décider lors d’une réunion des sages.
50Finalement, il est décidé que le projet soit réservé aux femmes, bien que cela leur pose un certain nombre de problèmes. D’une part, elles affirment ne pas avoir la capacité financière pour acquérir seules le matériel nécessaire à la construction de leurs unités de production, et trouvent que les tâches de transport de sable et de création des digues sont un travail pénible et difficile pour elles. D’autre part, elles hésitent à s’investir dans une activité qui n’est pas rentable immédiatement, vu les contraintes de temps et de revenus auxquelles elles sont soumises. Ceci impliquerait que pendant les premiers 65 jours, elles mèneraient de front la construction des nouvelles unités et leur production traditionnelle. Enfin, la question de la commercialisation reste cruciale dans la mesure où les femmes n’ont que difficilement accès aux sociétés coopératives, et au système d’épargne-crédit que celles-ci proposent. Elles souhaiteraient donc créer une organisation qui permettrait la vente directe du sel au gouvernement gambien ou à des grossistes, tout en gérant elles-mêmes leurs bénéfices.
51Face à ces revendications et aux résultats issus des différentes enquêtes, le projet a été reformulé pour mieux répondre aux besoins des productrices. Il est prévu que les femmes soient payées pour leur travail de construction des nouvelles unités, que les anciennes fosses soient améliorées pour produire un sel de meilleure qualité et que des gants et des bottes leur soient fournis afin de réduire la pénibilité de la récolte. Ainsi, il apparaît clairement que les modèles ne sont pas transposables d’un contexte à un autre sans qu’une étude approfondie de la population cible ne soit menée, tant l’organisation sociale, et particulièrement la division sexuelle du travail sont variables d’une culture à une autre.
IV. L’approvisionnement laitier de N’Djaména
Boutinont L., 1998, Etude complémentaire sur l’amélioration de l’approvisionnement laitier de N’Djaména, approche “genre”, rapport de mission, République du Tchad, Ministère de l’élevage, AFD, Tchad.
52Les femmes tchadiennes ont acquis une certaine expérience en matière de réflexion et d’organisation pendant la guerre civile, mais les coutumes et pratiques inégalitaires restent encore bien ancrées dans la vie sociale du pays. Le commerce du lait est ancien (environ deux siècles) et traditionnellement féminin, mais la filière est en perpétuelle évolution. Il n’y a pas de spécialisation ethnique dans cette filière, mais la grande hétérogénéité des acteurs s’y impliquant ne facilite pas le regroupement des intérêts, autour, par exemple, d’une action de développement.
Les femmes productrices
53Il existe trois catégories de productrices, les nomades, les transhumantes, et les sédentaires (femmes d’agro-pasteurs), appartenant aux groupes Peul, arabes du Centre Tchad et du Chari-Baguirmi. Des différences existent entre ces catégories, notamment pour les sédentaires, qui sont les seules à pouvoir accéder et travailler leur propre lopin de terre pour en dégager des revenus, contrairement aux deux autre catégories de productrices, qui se trouvent dans une situation plus précaire, du fait qu’elles ne peuvent diversifier leurs activités.
54Les femmes ont leurs propres têtes de bétail, qu’elles acquièrent le plus souvent par dot ou héritage, et parfois en les achetant. Seules celles héritées ne font l’objet d’aucune négociation en cas de séparation des époux, et leur appartiennent véritablement.
55Les hommes s’occupent du gros bétail et de son alimentation, et choisissent les bêtes pour la reproduction ainsi que celles qui sont vendues ou échangées. Les femmes se chargent des petits ruminants, des veaux, des animaux malades restés au campement et des vaches allaitantes. Ce sont elles qui assurent la production de lait, mais elles ne décident pas toujours de la répartition qui en est faite, entre la vente et l’autoconsommation. Ceci alors même que l’activité de vente représente souvent la seule source de revenus pour les femmes.
56Le lait frais se vend plus cher que le lait caillé ou le beurre, même si pour l’ensemble des produits, les prix varient en fonction de la saison, de la situation géographique des productrices et de leur place dans la filière d’approvisionnement. Alors que les productrices sédentaires sont celles qui vendent le plus de lait frais et gagnent presque deux fois plus d’argent que les deux autres catégories, elles ne bénéficient pas pour autant d’un meilleur niveau de vie. En effet, chez les transhumants et les nomades, le budget familial est commun, et une réelle solidarité existe entre les époux pour faire face aux difficultés économiques. Chez les sédentaires, les revenus sont l’objet d’une gestion séparée, et chacun doit assumer un certain nombre de dépenses. Or l’augmentation de la production laitière aurait tendance à accroître les charges financières dévolues aux femmes (alimentation familiale, alimentation du bétail auparavant assumée par les hommes uniquement).
57Ces productrices sédentaires tentent de s’organiser, soutenues par différentes structures, comme le Projet Femmes et Développement du Ministère des Affaires Sociales et de la Femme. Celui-ci a eu tendance, jusqu’à récemment, à se centrer sur des activités perçues comme féminines : la couture, l’artisanat, la fabrication d’huile ou de savon. De même, certains projets de développement ont créé des groupements pour chaque genre, et attribué d’emblée les tâches productives aux hommes et les tâches domestiques et/ou “récréatives” pour les femmes. Ces dernières se sont rapidement rendues compte du potentiel économique que pouvaient comporter ces groupements, et se sont alors orientées vers des activités plus lucratives : la culture d’un champs communautaire (dont tous les groupes peuvent bénéficier), le commerce, ou l’élevage. Mais en réalité, seuls deux de ces groupements sont vraiment actifs. Tous sollicitent une aide matérielle (moulins, moto-pompes, charrues,...).
58La filière laitière est difficile à intégrer dans les actions de groupe. En effet, les revenus qui en sont issus servent à la survie familiale, et les femmes ne veulent pas le “risquer” dans une entreprise collective. Deux types d’actions sont envisagés : tout d’abord, centraliser la production de lait pour être en meilleure position de négociation vis-à-vis des collecteurs-mobylette qui le leur achètent. Ensuite, développer la collecte et la vente au niveau de la capitale directement. Une telle entreprise avait été tentée, sans suite, car c’était devenu plus un moyen pour les hommes de faire commercialiser leur surplus de production grâce à un travail supplémentaire de leurs épouses, sans s’y impliquer véritablement. Finalement, on a constaté que les femmes ne pouvaient être actives au sein des groupements que lorsque les hommes y trouvaient leur intérêt. Cette expérience, en revanche, leur a fait prendre conscience que le monopole commercial que les hommes leur faisaient subir représentait un manque à gagner considérable, d’autant plus que leur participation à l’alimentation du bétail s’ajoutait à leurs charges financières traditionnelles. Cette contribution est même devenue une condition pour que la femme puisse disposer de sa production laitière pour la vendre. Ce qui était acquis traditionnellement (la filière lait) devient l’objet d’un échange marchand au sein même du ménage On assiste donc à un empiétement du pouvoir masculin sur la sphère féminine. En tant que détenteurs du pouvoir sur l’ensemble du cheptel et sur sa reproduction, les hommes deviennent les propriétaires de la production de lait. Auparavant, ils répartissaient la production entre la consommation et la vente, désormais, les bénéfices sont considérés comme leur appartenant. Ils connaissent les revenus dégagés par la vente du lait, en particulier les montants gagnés par leur(s) épouse(s), qui se trouve(nt) alors dépossédé(es) de toute gestion autonome de leurs avoirs. Ceci implique qu’elles doivent dorénavant négocier le droit à satisfaire leurs besoins personnels, et qu’elles ont donc perdu le peu d’autonomie financière que leur procurait cette activité.
Les femmes collectrices de lait caillé
59Elles sont intermédiaires, revendeuses, grossistes et grossistes-revendeuses, et travaillent sur les marchés périurbains (collectrices rurales) ainsi que sur ceux de N’Djaména (collectrices urbaines).
60Les revenus que les collectrices rurales dégagent de leur activité servent à l’alimentation de la famille, et, pour les ménages polygames, représentent un moyen d’autonomie vis-à-vis du mari et des co-épouses. Elles ont souvent une autre activité, dans l’agriculture, le commerce, l’élevage et la production laitière
61Les collectrices urbaines sont plus âgées que les autres, vivent à N’Djaména, et tentent à travers cette activité de subvenir, parfois seules, aux besoins de leur famille. Elles sont surchargées de travail et leurs difficultés sont peu reconnues, notamment celui de l’accès au crédit pour constituer le capital de départ de l’activité. Leur situation est d’autant plus précaire qu’elles sont limitées dans l’espace-temps de leur travail par les hommes (maris ou frères). Tous ces éléments réduisent leur capacité de production, d’innovation et de diversification. De plus, la vente de lait frais prend progressivement le pas sur celle du lait caillé, même si cette dernière activité existera toujours du fait qu’elle répond à certaines habitudes alimentaires. Cependant, les femmes collectrices sont peu organisées pour lutter contre la perte du marché et la concurrence (des collecteurs de lait frais, et des nouvelles collectrices). Ces femmes expriment un besoin d’information et de formation, qui devrait être le préalable à toute initiative d’organisation des collectrices.
Les collecteurs-mobylettes
62Certains hommes collectent le lait frais et l’acheminent à N’Djaména sur leur mobylettes, afin d’assurer la subsistance familiale, en complétant les revenus issus de l’agriculture, de l’élevage ou du commerce qu’ils pratiquent parallèlement. Leur activité se situe sur l’axe goudronné menant à la capitale, et ils vivent tous dans des villages liés historiquement au commerce laitier. En ville, ils revendent le lait à des femmes vendeuses (toujours les mêmes). Un collecteur de ce type obtient un gain moyen journalier bien supérieur à celui des femmes collectrices, et le jeu de concurrence entre les deux est défavorable au femmes, qui ne disposent pas de véhicule pour leur activité. Nettement plus organisés que les femmes, ils sont en contact les uns avec les autres en permanence, notamment via les associations qu’ils ont créées, doublées souvent par des groupements de paysans. Ils ont un certain nombre de revendications traduisant une volonté d’accélérer le mouvement de structuration et d’organisation pour lutter contre la concurrence du secteur et augmenter leurs bénéfices.
Les Talanés
63Ce sont les femmes qui vendent du lait frais ou caillé, ainsi que du beurre à domicile, dans les villages ou en ville. Le lait provient de leur propre production, de celle de leur mère, fille, sœur ou belle-mère. Leurs revenus sont inférieurs à ceux des collecteurs-mobylette, mais équivalents à ceux des collectrices de lait caillé. Là encore, il s’agit pour elles d’assumer leur part dans le budget familial : achat de céréales, condiments, sucre, thé ou savon. Elles ont des clients fixes et d’autres qu’elles rencontrent au gré de leur itinéraire dans la ville. Cette sous-filière représenterait plus de la moitié de la production laitière commercialisée dans la capitale tchadienne.
Conclusion
64Pour améliorer la filière laitière au Tchad, l’utilisation d’une approche sensible au genre s’impose, si l’on ne veut pas voir les hommes continuer à supplanter les femmes sur leur propre terrain. Pour cette raison, il est impératif qu’elles soient associées à toute forme de concertation et de réunions d’information avec les hommes collecteurs afin qu’elles puissent se sensibiliser aux problèmes commerciaux du secteur, et ainsi se positionner sur le marché face aux autres acteurs, masculins et féminins. Une aide technique envers les femmes s’avère également indispensable pour rééquilibrer l’écart technologique existant entre les deux genres et qui est à la base de la hiérarchisation des tâches, et donc de la domination des hommes sur les femmes. Tout ceci ne doit pas être élaboré exclusivement à l’intention des femmes, mais une sensibilisation des deux genres doit être entreprise, si l’on ne veut pas créer tensions et stigmatisations.
V. Les entrepreneuses de Douala
Barral A., 1995, Femmes fourmis, femmes battantes, Tome 1, Les entrepreneuses de Douala face à la crise, rapport de stage, Ministère de la Coopération et du Développement, ASAFE, IRAM, Paris.
65Dans les années 1990, une grave crise touche la population de Douala, au Cameroun. Celle-ci s’accompagne d’une baisse des dépenses publiques, d’une dévaluation et d’une augmentation des prix, parallèlement à la baisse des salaires, aux licenciements massifs et à l’arrêt des recrutements Beaucoup d’hommes chefs de famille se retrouvent sans emploi, souvent pour une longue période. De nombreuses personnes s’orientent alors vers le secteur informel, particulièrement les femmes.
66Avant la crise, un schéma d’organisation du foyer urbain prévalait à Douala : les hommes étaient censés assumer et gérer les dépenses du ménage ; les femmes s’occupaient de la maison, des travaux domestiques et de l’éducation des enfants. Certaines femmes cependant (surtout celles issues de l’ethnie Bamiléké) menaient une activité, soit informelle, soit dans l’administration ou dans le secteur privé, mais plus dans la perspective de subvenir à leurs petits besoins personnels et aux cotisations des tontines. En effet, les hommes et plus généralement la “tradition” jugeaient inconvenant le fait qu’une femme travaille à l’extérieur de la maison et participe aux dépenses familiales.
67Cette fois, ce n’est pas une action de développement qui provoque une évolution de cette répartition des rôles et des dépenses entre hommes et femmes, mais la crise économique qui a frappé le Cameroun et Douala. En effet, les hommes chefs de famille ayant subi la vague de licenciement massif, ils ne sont plus à même de subvenir aux besoins de leur famille. Ce sont les femmes qui mettent alors en œuvre des stratégies de survie, en faisant preuve d’un grand dynamisme. Elles ne se limitent plus à leur travail domestique, et mènent diverses activités, majoritairement dans le secteur informel. Elles sont nombreuses à pourvoir au moins à la moitié des dépenses mensuelles du ménage. C’est donc par nécessité que les hommes leur ont octroyé le droit de travailler à l’extérieur, malgré leurs réticences : “La religion musulmane autorise la femme à faire seulement le lit de son mari. Toi, tu n’as pas les moyens de garder ta femme dans la maison, tu es obligé de laisser ta femme sortir pour aller faire ses trucs, mais pour mes parents, c’est inadmissible de voir ma femme faire autre chose que de rester à la maison. Moi je dis que ça je ne le ferai jamais, mais je sais que je le fais. Maintenant, c’est difficile, il faut que tout le monde se débrouille, il faut que les femmes sortent”1
68Cette évolution accroît considérablement la charge de travail des femmes. En effet, mener une activité rémunératrice ne les dispense aucunement d’assumer l’ensemble des travaux domestiques, qui, de plus, sont alourdis par la disparition de nombreux services sociaux. En cela, on peut dire que la participation économique des femmes n’a pas entraîné de modification majeure dans la répartition originelle des rôles de chaque genre dans la sphère domestique. Il en va de même du pouvoir de décision au sein du ménage, c’est toujours le mari qui le détient. Au niveau financier, les budgets ont toujours été séparés et tenus secrets entre les époux, chacun, de son côté, devant soutenir sa famille élargie.
69Mais une autre conséquence de la crise est que les maris ne financent plus toujours la scolarité de leurs enfants, et que les femmes rencontrent de grandes difficultés à payer l’ensemble des frais pour tous les enfants. Or dans un ménage où il y a des filles et des garçons, on privilégiera davantage les garçons, ce qui risque de compromettre la scolarisation des filles.
70Dans ce nouveau paysage économique, les activités se répartissent de la manière suivante entre les hommes et les femmes : les hommes travaillent dans le BTP, les transports, la réparation, la boucherie, ainsi que dans divers types d’industrie (meubles, imprimerie,...), dans le petit artisanat (couture, coiffure). Les femmes sont présentes dans la confection, la petite restauration (dont elles ont le monopole), la petite industrie agro-alimentaire, le petit commerce de produits vivriers et manufacturés, ainsi que le petit artisanat. En fait, la différenciation entre les deux genres, comme dans bien d’autres exemples, dépend de l’envergure des activités menées : les femmes sont plus généralement détaillantes, alors que les hommes seront grossistes. Ceci est lié au fait que les activités féminines sont caractérisées par un faible capital de départ, et que la marge issue de la vente est souvent insuffisante face à la multiplicité de leurs charges sociales et familiales pour qu’elles puissent épargner puis réinvestir à plus grande échelle et à plus long terme
Synthèse d’articles et d’ouvrages, Paris 2001
Notes de bas de page
1 Cf ibid, page 30.
Auteur
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