Production domestique et croissance économique
p. 71-75
Note de l’éditeur
Référence : Folbre, Nancy, “Production domestique et croissance économique”, in Bisilliat, Jeanne, et Christine Verschuur. Genre et économie : un premier éclairage. Genève : Graduate Institute Publications, 2001, pp. 71-75, DOI : 10.4000/books.iheid.5416. Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
1Comme l’ont montré Mark Blackden et Elizabeth Morris-Hughes dans une analyse récente de l’Afrique subsaharienne commandée par la Banque mondiale :
2“La présence structurelle des femmes dans la production est largement invisible et négligée dans le paradigme dominant. Cette omission a pour conséquence une évaluation incomplète des résultats économiques, y compris des politiques d’ajustement et de leur effet sur les pauvres. Par ailleurs, elle dissimule les liens vitaux et les complémentarités existant d’une part entre les secteurs d’activité marchande, et d’autre part entre les sphères marchande et non marchande. Enfin, elle fait obstacle à une estimation précise des réactions et des potentialités économiques auxquelles on pourrait s’attendre du côté de l’offre” (1993, p. 1).
3Selon des estimations récentes, la valeur économique de la production domestique non comptabilisée dans la plupart des pays atteindrait 30 à 50 % du PIB, selon la méthode utilisée (Goldschmidt-Clermont, 1982).
4Les problèmes posés par la comptabilité sont triples. D’abord, le recensement et les études statistiques classiques se trompent le plus souvent sur l’importance réelle de la participation des femmes à la population active, erreur qui nuit non seulement aux comparaisons internationales, mais aussi à l’analyse des tendances longitudinales. Cette participation s’est définie traditionnellement par l’activité à plein temps, ou presque, exercée en contrepartie d’un salaire ou d’une autre rémunération marchande. Or nombre de femmes sont employées à temps partiel ou à titre intermittent pour un travail qui apporte cependant une contribution importante au revenu familial : la dichotomie entre participation et non-participation correspond mieux à l’expérience des hommes qu’à celles des femmes. Une meilleure définition situerait hommes et femmes le long d’une gamme de nuances selon leur degré d’intégration à l’activité marchande.
5La sous-estimation de la participation des femmes à la population active dans l’Amérique de la fin du XIXe siècle et du début du XXe a été bien démontrée (Folbre et Abel, 1989). Le problème se pose avec une acuité encore plus grande dans les pays en voie de développement, où les secteurs informel et agricole absorbent de grosses quantités de travail féminin (Beneria, 1981, 1982, 1992). En Inde, le recensement de 1981 ne comptait que 14 % des femmes adultes dans la population active, alors que certaines enquêtes datant de la même époque donnent une estimation beaucoup plus élevée de 39 % (Banque Mondiale, 1991).
6Deuxième problème : le calcul du temps consacré au travail domestique, dont les soins apportés aux enfants. Reconnu comme un élément déterminant sur le plan microéconomique, ce travail passe, dans la théorie macroéconomique, pour une activité improductive. On pourrait supposer que les théoriciens du capital humain réclameraient l’imputation officielle de la valeur des composantes non marchandes du capital humain. Or en réalité, comme l’explique Diane Elson, “les modèles macro-économiques semblent traiter les ressources humaines comme un moyen de production non produit, au même titre que la terre” (1992, p. 34). La plupart des économistes répugnent à considérer les soins aux enfants comme une activité productive. De fait, ils se sont plutôt appliqués à démarquer précisément la frontière entre les activités domestiques et non domestiques, distinction pourtant sans fondement dans la théorie économique (Beneria, 1992 : voir aussi la discussion des activités codées 92 et 93 dans le recensement indien).
7Il ressort des études historiques et contemporaines que, si l’on tenait compte du travail domestique, le pourcentage des femmes participant à la population active ainsi “élargie “serait à peu près égal à celui des hommes et qu’elles contribueraient puissamment à la production de biens et de services. Des estimations ont été faites pour les Etats-Unis entre 1800 et 1930 (Folbre et Wagman ; Wagman et Folbre, ouvrage à paraître) et pour l’Inde (Banque mondiale, 1991). La collecte de données plus détaillées, accompagnée d’efforts intensifs pour corriger les statistiques historiques, pourrait permettre d’utiles comparaisons internationales quant à la composition et à l’évolution de la population active féminine.
8La révision des statistiques de la population active exigera l’affinement et l’institutionnalisation des enquêtes sur l’utilisation du temps. La durée et l’intensité du travail, en entreprise comme au foyer, sont des déterminants importants du bien-être économiques et pourtant absents des modèles classiques fondés sur la consommation (Floro, ouvrage à paraître). La plupart des études réalisées jusqu’ici sur cette question montrent qu’en règle générale les femmes travaillent plus d’heures que les hommes, surtout si elles ont des enfants en bas âge. Hartmann a résumé plusieurs études allant dans ce sens pour les Etats-Unis (1981). Duggan a, pour sa part, relevé des données semblables pour les deux Allemagnes d’avant la réunification (1993). Enfin, l’analyse que Luisella Goldschmid-Clermont et Elisabetta Pagnossin Aligisakis sont en train d’achever sous les auspices du Bureau du développement humain de l’ONU devrait donner une indication assez précise des différences sexuelles que connaît à l’heure actuelle l’Europe en matière de temps de travail.
9Les recherches menées dans les pays en voie de développement sont tout aussi riches d’enseignements. Brown et Haddad (1994) ont constaté dans sept pays d’Asie et d’Afrique que les femmes ont une journée de travail plus longue que les hommes. Au Ghana, les jeunes filles, qu’elles fréquentent l’école ou non, consacrent chaque semaine beaucoup plus d’heures au travail, marchand et domestique que les garçons (Gage et Njogu, 1994, p. 25). Des analyses actuellement en cours sous les auspices du Bureau du développement humain de l’ONU fourniront bientôt un tableau détaillé de la situation en Amérique latine.
10Depuis 1985, la Banque mondiale a mené deux séries d’enquêtes ayant pour but de “pénétrer “dans les foyers : celle sur la mesure du niveau de vie (LSMS) et celle sur les dimensions sociales de l’ajustement structurel (SDA). Les pays étudiés dans la première série sont la Côte d’Ivoire, le Pérou, le Ghana, la Mauritanie, la Bolivie, la Jamaïque, le Maroc, le Pakistan, le Venezuela, le Vietnam, le Nicaragua, la Guyane, l’Equateur, la Tanzanie, l’Afrique du Sud, la Roumanie, le Kirghizistan et la Russie. Dans la série SDA, on trouve la République centrafricaine, la Guinée, le Kenya, le Burundi, le Burkina-Faso, la Côte d’Ivoire, le Mali, le Tchad, la Gambie, la Guinée-Bissau, la Mauritanie, le Sénégal et la Zambie. Notons toutefois que, pour l’heure, l’analyse des données concernant les différences sexuelles n’a guère été au-delà de développements sur la santé et le niveau d’instruction (Banque mondiale, 1995). On pourrait en dire autant de nombreuses enquêtes sur les ménages.
11Troisième et dernier problème : l’insuffisance des efforts consentis pour mesurer l’effet de facteurs économiques autres que le travail, tels que l’investissement public et privé, sur la productivité globale de l’activité non marchande. Par exemple, quel impact l’amélioration de services publics comme l’approvisionnement en eau et en gaz a-t-elle sur la répartition du temps de travail des femmes ? Dans quelle mesure les ménages profitent-ils de l’introduction de biens de consommation durables tels que des cuisinières moins consommatrices d’énergie ? La mise en place de services comme les crèches permet-elle aux femmes d’augmenter le niveau de consommation de leur famille et d’exercer plus facilement une activité salariée ? Sans étude fouillée de ces questions, on ne saurait faire les analyses coûts/avantages sociaux couramment appliquées aux autres catégories d’investissement public (Benerjee, 1992).
12La plupart des écrits macro-économiques évoquent la possibilité que les méthodes traditionnelles de calcul du PIB gonflent, sans le vouloir, le taux de croissance de l’économie du fait qu’elles y intègrent le supplément apporté par l’entrée des femmes dans le monde du salariat sans comptabiliser la diminution de la production domestique qui en est normalement la conséquence. Mais il est tout à fait possible que ces méthodes sous-estiment en fait le taux de croissance dans les pays industriels, car la hausse de la productivité du travail non marchand, résultat des progrès de l’éducation, et l’augmentation des investissements publics et privés peuvent largement compenser cette diminution.
13La productivité et la production dans le secteur non marchand, qui produit du capital humain ainsi que des biens et des services indispensables à la consommation, n’évoluent pas forcément dans le même sens que la productivité et la production enregistrées dans l’économie marchande, il s’en faut. De l’avis de beaucoup de chercheurs partisans du modèle GAD (“Gender and Development”), les politiques d’ajustement structurel, qui favorisent l’abandon des activités non commerciales au profit d’activités marchandes, ont au contraire des répercussions négatives sur la production domestique et le bienêtre familial. Tout comme les restrictions budgétaires qui touchent les services sociaux (santé, éducation, garde d’enfants), elles se traduisent par une intensification du travail des femmes (Elson, 1991 ; Palmer, 1991 ; Cornia, Jolly et Stewart, 1987).
14Ce résultat ne serait pas forcément néfaste si le temps des femmes était sous-utilisé (hypothèse souvent retenue par des décideurs trop enclins à ignorer les réalités de la répartition du temps). Mais de nombreuses études révèlent les effets imprévus et pervers de ces politiques. Les mères peuvent se voir contraintes de se retirer de l’emploi salarié ou d’exiger de leurs filles une aide accrue dans les tâches ménagères, comme le montre Moser (1992) dans le cas des ménages à faibles ressources de Guayaquil, en Equateur. Les familles entretenues par une femme seule sont particulièrement sujettes à de telles pressions. Pour sa part, Tariski constate que, dans les foyers de ce type dans la région de Lima, la pauvreté s’est sensiblement aggravée entre 1985 et 1990 (1994, tableau 2).
15Des progrès immédiats enregistrés par les chiffres comme ceux du PIB ou de l’équilibre budgétaire peuvent être annulés par des reculs à long terme dans des domaines moins apparents de l’activité économique. Les distorsions macroéconomiques qui en résultent ont des conséquences négatives pour le revenu des femmes, leur pouvoir de négociation au sein de la famille et, de ce fait, le bien-être de tous les membres de celle-ci (Kabeer, 1994 ; Klasen, 1993). Il est difficile, voire impossible, de quantifier ces conséquences en raison du manque de données pouvant être systématiquement étudiées. Et c’est là l’essentiel : tant que les macro-économistes n’auront pas reconnu l’importance de l’étude minutieuse et du calcul de la production non marchande, les grandes questions de politique sociale et économique resteront sans réponse.
Conclusion
16La nouvelle économie institutionnaliste ouvre de nouvelles pistes de réflexion sur l’influence qu’ont les coalitions constituées en vue de modifier la répartition des richesses sur l’évolution des institutions sociales. J’ai cherché ici à analyser la littérature sur le développement économique et les rapports de sexe à partir de ce point de vue, en soulignant que les conflits entre hommes et femmes persistent malgré la perspective des gains d’efficacité notables que permettrait une plus grande égalité sexuelle. Car les rapports de sexe comptent parmi les vecteurs importants de l’action collective qui influencent les droits de propriété, les orientations politiques et la collecte et l’interprétation des données économiques.
17[…]
Source : Nancy Folbre. De la Différence des sexes en économie politique, Paris, Editions des Femmes, 1997, p. 196-201 (extraits)
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