Le “triple rôle”
p. 175-178
Note de l’éditeur
Référence : Anderson, Jeanine. “Le ‘triple rôle’ ”, in Jeanne Bisilliat et Christine Verschuur, Le genre : un outil nécessaire : Introduction à une problématique, Cahiers Genre et Développement, n°1. Genève, Paris : EFI/AFED, L'Harmattan, 2000, pp. 175-178, DOI : 10.4000/books.iheid.5361. Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
1Dans certaines de ses versions, le paradigme des intérêts liés au genre s’accompagne d’un second paradigme : celui du “triple rôle” de la femme. Selon ce dernier, nous les femmes remplissons trois rôles : un rôle productif, un rôle reproductif et un rôle à un niveau communautaire. Il faut tenir compte de ces trois rôles au moment, par exemple, de la planification d’un projet de développement, d’un programme municipal ou d’une mesure de politique nationale.
2La nouveauté de ce schéma réside dans la reconnaissance – par le biais du rôle à un niveau communautaire – du temps et de l’effort déployés par un grand nombre de femmes dans l’aménagement de la communauté locale. Dans ce contexte, la communauté locale peut être perçue comme un tissu de relations sociales et/ou envisagée comme un ensemble d’infrastructures et de services ; les femmes agissent sur ces deux niveaux. La reconnaissance de leur effort est le fruit d’un long travail de recueil de données ethnographiques sur les établissements humains précaires, allant jusqu’à l’auto-construction dans les grandes villes du Tiers Monde. Malgré cet apport, le “triple rôle” reste, selon moi, l’une des réductions les plus maladroites que l’on ait tenté d’appliquer à l’analyse de la femme et à celle du développement.
3Ironiquement, la notion de “triple rôle” s’est répandue dans des cercles peu spécialisés dans la thématique des relations de genre, alors que simultanément, le concept de “production-reproduction” a disparu – ou presque – des textes académiques. Les vieux schémas qui ont dissocié le foyer en tant que lieu de la reproduction, du monde de la production professionnelle, de la politique et du pouvoir, ont été rudement remis en question. Une sphère considérée comme “privée” s’opposait de façon radicale à une autre sphère considérée, elle, comme “publique”. Cependant, le regard féministe a révélé combien ces distinctions issues d’une longue tradition philosophique occidentale qui considérait le monde d’un point de vue masculin, ont été délibérées et préjudiciables (Rosaldo, 1980).
4La distinction entre deux des éléments du “triple rôle” – à savoir le “productif” et le “reproductif”– a posé de tels problèmes qu’on ne s’efforce guère de sauver le schéma quand on lui ajoute un troisième rôle concernant la participation communautaire. Certes, nous voulons employer des concepts nous permettant de comprendre le rôle des femmes dans la gestion de l’habitat. Dans les structures urbaines telles que les établissements précaires, son rôle est dans ce sens retentissant et nous avons besoin d’outils conceptuels facilitant l’abstraction de facteurs qui leur sont communs dans des types de sociétés très diverses.
5Pourtant, parler d’un rôle au niveau communautaire ne permet pas d’apprécier à sa juste valeur l’activité politique des femmes dans des lieux autres que ceux de leur résidence, ni de celle des femmes qui n’entrent pas dans la catégorie des “femmes issues des milieux urbains défavorisés”1. Parler du rôle de gestion communautaire ne rend pas compte non plus du rôle des femmes dans des lieux – tels que les communautés autochtones de l’Amazonie péruvienne – où il ne s’agit pas de gérer mais plutôt de négocier en permanence une situation durable ou quelque chose d’encore différent. Enfin, cela ne reflète pas non plus les multiples activités des femmes sur le plan religieux, artistique, créatif et personnel ; ni au niveau du réseau social immédiat, de la consommation et de bien d’autres découpages élaborés pour tenter d’expliquer le monde féminin. Si nous voulons le bien des femmes, notre devoir est de reconnaître que leur monde a la même complexité que celle que nous attribuons à celui des hommes. Nous ne parlerions jamais du “triple rôle” des hommes, ni même des hommes de milieux défavorisés ; cela serait considéré comme une simplification insensée et intolérable.
6A l’intérieur de chaque être coexistent des conflits entre les différents rôles que l’on veut ou que l’on doit remplir, entre les désirs de consacrer son temps et son énergie à telle chose ou à telle autre, même si la première empêche l’accomplissement de la seconde. Dans ce sens, les intérêts pratiques associés à un rôle ou à un autre, peuvent aussi entrer en conflit, s’agissant de différentes catégories de femmes impliquées à des degrés divers dans la vie familiale, professionnelle, politique, artistique ou dans n’importe quel autre secteur d’activité. La situation est encore plus complexe : à l’intérieur d’une même personne peuvent coexister des intérêts et des besoins qui s’excluent mutuellement ou qui sont tout au moins impossibles à satisfaire en même temps et de la même façon.
7Par conséquent, il convient de relever le fait souvent signalé que les femmes ont apparemment beaucoup plus de mal à formuler leurs demandes dans le cadre, par exemple, d’une réunion communautaire ou d’une réunion convoquée par un agent extérieur promouvant un nouveau projet ou un programme inédit. On a remarqué qu’elles avaient tendance à rester silencieuses laissant la parole aux hommes lors de réunions mixtes ; mais sans pour autant s’exprimer lors de réunions essentiellement féminines. Plusieurs arguments ont été avancés pour expliquer ce phénomène : depuis le manque de pratique qu’ont les femmes à évoluer dans les espaces publics jusqu’à leur connaissance approximative des discours employés dans de tels contextes. A la lumière d’une analyse plus approfondie du rôle des femmes, nous pouvons ajouter un argument supplémentaire. Les rôles qui incombent à la majorité des femmes sont très nettement caractérisés par un phénomène de “embededness” (“enchevêtrement”) : l’un est inclus dans l’autre, à la manière des matrushka, ces poupées russes de tailles différentes. Par conséquent, on conçoit aisément qu’elles trouvent difficile de séparer ces rôles de façon analytique et d’associer à chacun d’eux les intérêts correspondants. Leur silence n’a rien de surprenant non plus, puisque c’est précisément cela que l’on attend d’elles.
8Qui plus est, la notion de “triple rôle” en tant qu’instrument de planification introduit d’emblée une erreur pernicieuse. Le concept de “rôle” nous vient de la sociologie et se réfère aux conduites sociales récurrentes qui peuvent être dégagées en observant les personnes ayant des échanges plus ou moins réguliers. Aucun individu ne sent qu’il joue ou remplit un rôle ; ni un ni plusieurs. (Ceci n’est pas la même chose que de se sentir contraint occasionnellement, fréquemment ou de façon permanente). Les rôles sont une construction extérieure produite par l’observateur. Ce même observateur peut discerner certains conflits, certaines tensions entre un rôle et un autre exercé par une même personne. La personne en question les ressentira vraisemblablement comme un stress ou comme une pression mais il ne faut pas s’attendre à ce qu’elle analyse la situation en termes de contradictions inhérentes aux différents rôles qu’elle incarne à son tour. Les rôles procèdent d’un échafaudage sociologique qui s’efforce d’organiser la réalité ; les personnes et leur subjectivité relèvent d’une toute autre dimension.
9La planification se fait au profit des individus et non au bénéfice d’abstractions sociologiques. Dans ce sens, il est erroné de partager les femmes en trois morceaux – correspondant à leur “triple rôle” – ou en autant de morceaux que ce soit, pour ensuite réfléchir à des améliorations pertinentes pour chacun des morceaux. Ce que les femmes réelles (c’est-à-dire des personnes indivisibles mais qui répondent simultanément à plusieurs attentes) réclament fréquemment c’est justement une plus grande intégration dans les conditions réelles de leur environnement, de sorte que l’intégration qu’elles réalisent ne s’achoppent pas constamment à la compartimentalisation qui a lieu dans le monde extérieur.
10Ainsi, l’un des sujets qui monopolise l’attention de la recherche féminine actuellement porte sur le point de rencontre entre la vie professionnelle et la vie familiale (appelé communément en anglais “work/family interface”). Aussi bien les hommes que les femmes accomplissent chaque jour une série de coordinations, d’échanges, de transactions, de négociations et de manœuvres qui, parfois, confinent à l’exploit, dans le but de s’acquitter des devoirs aussi bien professionnels que familiaux (enfants ou autres personnes à charge, partenaire, gestion du foyer, économie domestique, tâches ménagères). En général, en raison des plus grandes responsabilités qui échoient aux femmes, ce sont elles qui se montrent les plus impliquées dans ce débat.
11Certaines des actions les plus susceptibles de profiter aux femmes sont celles qui atténuent les contradictions inhérentes à leur situation particulière à la croisée de la sphère professionnelle et de la sphère privée. Cependant, nous aurions grand peine à nous imaginer des actions de cet ordre, si nous n’avions préalablement distribué aux femmes deux rôles : l’un productif, l’autre reproductif, chacun inscrit dans des actions de planification qui découlent de lui et uniquement de lui. Pire encore : comment conceptualiser le message adressé aux hommes qu’implique forcément un changement positif sur le plan domestique, de manière à ce qu’ils puissent assumer une plus grande part des responsabilités habituellement réservées aux femmes ? Cela signifierait-il que les hommes se voient adjoindre un rôle “reproductif” à leur rôle actuel ou qu’ils élargissent celui qu’ils possèdent déjà2 ? Dans tous les cas de figure, posée ainsi, la proposition n’est guère attrayante.
Source : El triple role
in : Interes y Justicia
Lima, Ediciones Entre Mujeres, 1992, p. 20-24 (extraits). Traduit de l’espagnol.
Notes de bas de page
1 Moser signale explicitement que son analyse porte en priorité sur les femmes issues des milieux défavorisés des pays en développement, puisque notre attention doit se centrer sur celles qui souffrent des pires conditions.
2 Si les hommes ont réellement un rôle reproductif, celui-ci est si effacé qu’il ne vient à l’esprit d’aucun planificateur de l’envisager dans ses schémas. Toutefois, il est évident que la majorité voire la totalité des hommes contribuent – dans une mesure plus ou moins importante, à l’une ou l’autre étape de leur vie, dans un contexte ou un autre, et pas seulement dans celui de la famille qu’il a lui-même créée – aux tâches domestiques et à l’éducation des jeunes enfants.
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