Les préjugés masculins dans le processus de développement : généralités
p. 95-104
Note de l’éditeur
Référence : Elson, Diane, “Les préjugés masculins dans le processus de développement : généralités”, in Jeanne Bisilliat et Christine Verschuur, Le genre : un outil nécessaire : Introduction à une problématique, Cahiers Genre et Développement, n°1. Genève, Paris : EFI/AFED, L'Harmattan, 2000, pp. 95-104, DOI : 10.4000/books.iheid.5343 - Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
1(...)
2Il existe une profusion d’évidences pour démontrer les différences de pouvoir entre les femmes et les hommes dans le monde. Soyons claires : les femmes ne sont pas obligatoirement des victimes impuissantes, elles peuvent même exercer un pouvoir sur les hommes, mais elles en ont généralement moins à statut économique et social équivalent. Le risque de violence sexuelle encourue par une femme qui se retrouve seule la nuit sur la place publique est un bon exemple pour illustrer cette affirmation. La femme riche dont la voiture est en panne se retrouve dans la même situation que la femme pauvre qui attend le bus. Elles sont toutes deux dans des situations risquées parce qu’elles ont enfreint une norme de genre, celle selon laquelle “une femme respectable” ne doit pas se trouver seule la nuit sur une place publique. En rompant cette norme, elles peuvent être perçues comme des cibles légitimes, “elles sont consentantes”. Les hommes aussi peuvent se trouver en danger dans la rue, mais l’agression prend une signification bien différente de celle du viol.
3Une approche selon le genre a plus de flexibilité que l’approche femmes et développement. Par exemple, l’accent mis sur les relations de genre tend à faire davantage attention aux manières différentes selon lesquelles les femmes font l’expérience du genre. Bien que la femme riche comme la femme pauvre soient confrontées au même danger de viol si elles sortent toutes seules la nuit, la femme pauvre a plus à attendre d’une amélioration des transports en commun que la femme riche.
4L’asymétrie entre le genre masculin et féminin peut s’exprimer en terme de subordination de genre : les femmes en tant que genre sont subordonnées aux hommes en tant que genre. Mais en parlant ainsi on insiste plus sur les structures que sur les acteurs. On risque de masquer la responsabilité individuelle et de suggérer la présence de forces sociales immuables que nous ne pouvons que reconnaître. On peut même l’utiliser pour justifier le refus d’accorder des chances égales pour les femmes, comme l’a fait la Commission pour l’égalité des chances1 (voir Sears, Roebuck & Co aux Etats Unis. Kessler-Harris, 1987). Les militantes d’associations féministes de base, telles Women’s Aid, (Aide aux femmes) ou Rape Crisis Center (Centre contre le viol) m’ont dit que l’expression subordination de genre était trop académique, trop aseptisée, trop polie. Il est temps d’arrêter de parler ainsi : il faut commencer à parler de préjugé masculin.
Poullain de la Barre naît en 1647 et meurt en 1723 ; il est le premier homme à combattre l’infériorité dans laquelle sont tenues les femmes. Il faut le lire et pour en donner l’envie, juste une petite citation qui est loin de rendre compte de la richesse et du modernisme de sa pensée :
“La plus heureuse pensée qui puisse venir à ceux qui travaillent à acquérir une science solide, après avoir été instruits selon la méthode vulgaire, c’est de douter si on les a bien enseignés, et de vouloir découvrir la vérité par eux-mêmes.
Dans le progrès de leur recherche, il leur arrive nécessairement de remarquer que nous sommes remplis de préjugés, et qu’il faut y renoncer absolument pour avoir des connaissances claires et distinctes.
... De tous les préjugés, on n’en a point remarqué de plus propre à ce dessein que celui que l’on a communément sur l’Inégalité des deux sexes ”.
Poullain de la Barre, “De l’Egalité des Sexes”, Corpus des Oeuvres de Philosophie en Langue Française, Fayard 1984 (première parution en 1673, suivie de nombreuses autres)
Le préjugé masculin
5(...) Par préjugé masculin, j’entends un préjugé qui agit en faveur des hommes en tant que genre et contre les femmes en tant que genre. Non que les hommes soient tous contre les femmes. Quelques hommes ont substantiellement contribué à diagnostiquer et comprendre ce préjugé des hommes et se sont battus pour en venir à bout, alors que certaines femmes ne comprennent pas grand chose à la manière dont s’exerce le préjugé masculin et de ce fait aident à le perpétuer. Cependant, dans l’ensemble, les femmes, plus que les hommes, sont davantage portées à reconnaître la signification du préjugé masculin et désireuses de le combattre. Mais cela est dû à l’expérience différente des hommes et des femmes, et non à des différences fondamentales dans la féminité ou la masculinité.
6Qu’est-ce qu’un préjugé ? C’est une asymétrie non fondée ou injustifiée. Il n’est pas difficile de démontrer l’asymétrie de genre dans les résultats du processus de développement, dans l’expérience vécue des femmes et des hommes de par le monde ; mais ce qui importe c’est de mesurer le fondement injuste d’une telle asymétrie. Nous n’essayerons pas ici de passer en revue l’énorme quantité de textes décrivant l’asymétrie de genre dans les pays en développement. Brydon et Chant fournissent un survol utile des textes et des résumés des principales caractéristiques des relations de genre dans la plupart des régions du Tiers Monde (1989). On peut trouver des compilations de témoignages et des statistiques dans les publications des Nations unies, provenant des organismes comme le Bureau international du travail et le Département des affaires internationales économiques et sociales. Mais la question de l’interprétation demeure. Jusqu’à quel point les asymétries représentent-elles les préjugés masculins, les différences et les complémentarités entre les hommes et les femmes ?
Les préjugés masculins influencent-ils les résultats de développement ?
7Il faut avant tout définir les repères à partir desquels on doit évaluer le rôle des préjugés dans les résultats de développement. Qu’est-ce qui est à mettre au compte d’une absence de préjugé ? Traitement égal pour des personnes égales ? Mais égal de quelle façon ? Des gens différents dans des situations différentes ont des besoins différents et des talents différents. L’absence de préjugé n’implique ni la standardisation ni la suppression des différences. (...)
8Sen prétend que l’identité familiale peut exercer une influence si forte sur la perception des femmes indiennes rurales qu’elles se trouvent dans l’impossibilité de penser à leurs propres préférences et à leur bien être. Elles ne pensent au contraire qu’à l’intérêt de leur famille (Sen, 1987). C’est un thème que l’on retrouve dans plusieurs textes féministes traitant de la conscience des femmes dans les pays industrialisés. Une partie du problème lié au préjugé masculin vient de ce qu’il empêche les femmes d’acquérir des notions précises sur ce qu’elles désirent. Les femmes font passer leurs propres intérêts après ceux des hommes et des enfants. Au lieu de mesurer le préjugé à partir des dons et des préférences, il vaudrait mieux le mesurer à partir des droits et des capacités (Sen, 1984, ch. 13). L’égalité des droits est devenu un cri de ralliement pour beaucoup de mouvements de femmes, et dans de nombreux pays, les femmes ont acquis une dose substantielle d’égalité juridique. Mais même dans les pays où l’égalité des droits est inscrite dans la Constitution, les femmes rencontrent d’énormes difficultés pour la faire respecter. Ainsi l’accent mis sur les droits doit être complété par l’accent mis sur les possibilités socialement conférées. Pratiquement qu’est-ce que les femmes sont capables de faire ? Sont-elles capables d’être bien nourries, de jouir d’une bonne santé et de vivre longtemps, de lire et écrire, de participer librement à la vie publique, d’avoir un peu de temps à elles, d’avoir de la dignité et l’estime de soi ? Jusqu’à quel point peut-on comparer les possibilités dont jouissent les femmes à celles des hommes ? (...)
9Les femmes subissent-elles des contraintes inconnues des hommes ? Si les femmes ont moins de possibilités, que ces dernières sont plus limitées que celles des hommes, les résultats des opérations de développement souffriront du préjugé masculin. A court terme, les contraintes imposées aux femmes jouent en faveur des hommes, comme dans les négociations à l’intérieur du ménage. Le préjugé masculin existe même si les femmes se montrent aussi satisfaites de leur sort que les hommes. Comme le remarque Sen :
10“L’histoire nous révèle que de profondes inégalités se perpétuent précisément en se faisant des alliés de ceux qui sont démunis. Celui qui est opprimé en vient à accepter la légitimité de l’ordre inégal et devient un complice implicite. On peut sérieusement se tromper en prenant l’absence de protestation et de contestation contre les inégalités comme l’évidence d’une absence d’inégalité.” (Sen, 1987 ; p. 3)
11L’argumentation de Sen se montre pertinente dans toutes les manifestations d’inégalité ; en soulignant le préjugé masculin, je ne prétends pas affirmer que c’est la seule forme importante de parti pris. Les préjugés de classe, régionaux, urbains, raciaux et ethniques sont tous importants et les différentes sortes de préjugés s’imbriquent les unes aux autres, constituant les facettes différenciées mais non séparées de toute situation vécue chez un individu. Ainsi toutes les femmes ne se trouvent pas confrontées avec la même intensité aux mêmes préjugés. Et elles peuvent profiter des avantages d’autres types de préjugés, ou bien partager les mêmes privations avec les hommes appartenant à la même classe, région, ou ethnie.
12Ce qui est peut être unique dans le préjugé masculin, c’est que celles qui en subissent les méfaits vivent quotidiennement une relation personnelle et intime avec ceux qui en tirent avantage. Sen (1985, 1987) a décrit les relations entre femmes et hommes vivant ensemble dans le ménage en termes de conflits et de coopération. Les femmes et les hommes peuvent profiter d’une coopération grâce à des arrangements mutuels dans la vie de tous les jours, pourvu qu’ils augmentent les moyens du ménage. Mais la répartition des fruits de la coopération est source de conflits. Les femmes sont désavantagées dans les négociations de répartition parce que leur position de faiblesse a tendance à empirer. (...)
13Ainsi le préjugé masculin constitue un obstacle dans l’accomplissement de certains objectifs de développement comme celui de l’augmentation du rendement. Alors, pourquoi tant d’hommes montrent-ils si peu d’enthousiasme pour supprimer les préjugés masculins ? C’est peut-être parce que les désavantages liés au renoncement du pouvoir masculin sont plus immédiatement visibles, tandis que la distribution des gains est incertaine et que la période de transition peut se révéler pénible. Si la productivité des femmes augmente parce que le préjugé masculin dans l’allocation de ressources diminue, le rendement global peut augmenter, tout comme le pouvoir de marchandage des femmes. Le gâteau peut grossir, mais la part des hommes risque de se réduire. (...)
Comment les raisons profondes des préjugés masculins influencent les résultats du développement
14(...) Le préjugé masculin dans les comportements et les actions du quotidien peut provenir de prévention et de discrimination conscientes, mais tel n’est pas toujours le cas. Le parti pris peut être profondément enfoui dans l’inconscient (perception et habitudes), être le résultat d’oublis, de présupposés erronés ou d’un manque de questionnement. Par exemple, l’apport des femmes dans le revenu familial tend à être négligé parce que leur travail est souvent gratuit ou sous la forme de services répétitifs et non de produits susceptibles d’être comptabilisés ensemble comme un signe manifeste de la contribution apportée. En conséquence, les femmes seront considérées moins méritantes que les hommes quand viendra l’heure de la répartition dans le ménage. (Sen, 1987). Un tel préjugé inconscient n’est ni intouchable, ni immuable. On peut amener les gens à le reconnaître grâce à l’éducation, au travail dans des groupes de conscientisation, à la politisation, au changement social. (...)
15Mais que le préjugé masculin soit conscient ou inconscient dans l’esprit ou dans l’action, il se trouve souvent étayé par les structures économiques et sociales qui font apparaître ces pratiques comme rationnelles, même aux yeux de celles qui s’en trouvent désavantagées. Ainsi les mères peuvent estimer parfaitement rationnel de donner plus à manger à leurs fils qu’à leurs filles, lorsque la nourriture est rare et lorsque les fils sont considérés comme ayant plus d’importance socialement et matériellement. Et là où la survie future de la famille repose essentiellement sur la survie des fils jusqu’à l’âge adulte, il peut alors sembler tout à fait rationnel de privilégier leurs besoins et de négliger ceux des filles. Les économistes néoclassiques estiment qu’un tel comportement prouve que leurs modèles harmonieux “d’utilité solidaire” du ménage sont corrects (Rosenzweig, 1986) ; alors qu’on pourrait aussi bien l’expliquer en terme de modèle de conflits de coopération. (...)
16Souvent dans le raisonnement théorique le préjugé masculin n’est pas immédiatement visible, parce qu’il se présente sous des formes apparemment neutres selon le genre. Au lieu de parler de femmes et d’hommes, de fils et de filles, on utilise des concepts abstraits comme l’économie, le secteur formel, le secteur informel, la force de travail, le ménage. Ou bien l’argument est développé en termes de catégories socioéconomiques qui, à première vue, incluent les femmes et les hommes, comme ceux de “paysan” et de “travailleur”. Il faut une analyse plus fine pour comprendre que ce vocabulaire soit disant neutre est en fait imprégné de préjugé masculin et présente une vision du monde qui masque et légitime en même temps une asymétrie de genre sans fondement et selon laquelle le fait d’être un homme est normal alors que celui d’être une femme constitue une déviation par rapport à cette normalité. (...)
17Examinons ceci de plus près avec la catégorie “paysan”. Bien qu’elle semble neutre, selon le genre, son utilisation implique que les paysans sont des hommes ; il en découle donc que les décisions importantes et la gestion de la ferme sont imputées aux hommes, tandis que les femmes servent de main d’œuvre non payée pour aider leur mari. Si cela peut se vérifier dans certaines régions et certains types d’agriculture, nous disposons de données suffisantes dans les études de cas pour savoir qu’il n’en n’est pas de même partout. Dans plusieurs pays d’Afrique sub-saharienne un grand nombre de femmes sont responsables de leurs cultures. (...)
18Hors d’Afrique, les femmes sont plutôt en charge des travaux après la récolte, tels que le traitement, le stockage, la commercialisation, que des cultures vivrières ; ou bien elles sont responsables de l’élevage ou de l’horticulture. Mais quelles que soient les différences dans les diverses activités entreprises, il reste que nombre de femmes ont des responsabilités de gestion dans l’agriculture.
19L’image des agriculteurs en tant qu’homme désavantage les agricultrices et entrave les tentatives destinées à améliorer leur productivité. Lorsque l’on suppose implicitement que les agriculteurs sont des hommes, il n’est pas surprenant que les nouvelles technologies et intrants agricoles aillent majoritairement aux hommes ; de nombreux exemples prouvent que c’est ce qui s’est passé dans les pays en développement durant les trois dernières décades. En dépit des tentatives de chercheurs soucieux de rendre les femmes rurales “visibles” aux yeux des décideurs dans les années 70, la plupart des projets ruraux destinés aux femmes, jusqu’au début des années 80, sont centrés sur le bien être et l’économie domestique. Nombre de gouvernements négligent de collecter des statistiques complètes, fiables et non entachées de parti pris sur la contribution des femmes à la production agricole. Mais nous savons, grâce à des études faites dans les villages que, lorsque les ressources sont réorientées vers les femmes, la productivité et l’efficacité agricoles augmentent. (Jiggins, 1997 ; Sdaudt, 1987). (...)
20Les ménages sont en quelque sorte des organisations de mise en commun et de partage, mais ce serait faire preuve de préjugé masculin que de supposer que cette mise en commun et ce partage s’effectuent sans problème. Les preuves sont nombreuses qui montrent que les femmes partagent leur revenu notamment avec leurs enfants, alors que les hommes préfèrent se réserver selon leur bon vouloir une partie de leur revenu pour leur dépenses personnelles. La théorisation, sans esprit critique des formes existantes de vie familiale, empêche de créer une réelle réciprocité. Venir à bout du préjugé masculin n’entraîne pas la désintégration de la mise en commun et du partage des ressources entre les femmes et les hommes. Il signifie au contraire la mise en commun et le partage ainsi que la désintégration des asymétries injustes dues aux relations de genre dans les rapports familiaux.
21Lorsqu’une neutralité supposée de genre dissimule le préjugé masculin, elle sert à occulter la distribution des coûts et bénéfices du développement entre les femmes et les hommes. Cela sert également à masquer les obstacles provoqués par les asymétries relevant du genre, en gênant la réalisation de nombreux objectifs dans les politiques de développement. Pour surmonter ce handicap (...) il faut, en premier lieu, une conceptualisation qui tienne compte du genre. Sinon le préjugé masculin demeurera même si les femmes sont apparemment présentes.
22Le préjugé masculin dans les politiques de développement est encouragé par celui que l’on retrouve dans les comportements, les pratiques et l’analyse, le tout renforcé par celui qui prévaut en politique. Jusqu’à la fin des années 70, les femmes étaient largement invisibles aux yeux des décideurs ; on peut résumer leur façon de voir selon un vieux proverbe russe : “Je pensais voir deux personnes avancer sur la route, mais ce n’était qu’un homme avec sa femme.” Les femmes n’étaient considérées que comme dépendantes des hommes. Les objectifs de développement étaient décomposés sur la base du ménage et l’on présumait que les ressources ciblées vers les hommes bénéficieraient également aux femmes et aux enfants vivant sous leur autorité. Pour toutes sortes de raisons, y compris le plaidoyer des experts de “Femmes dans le Développement” ainsi que le démantèlement des systèmes de soutien familial conduisant à la multiplication des femmes chefs de famille vivant dans une extrême pauvreté, les femmes sont devenues visibles aux yeux des décideurs à la fin des années 70. Mais elles n’étaient encore, à cette époque, que les récipiendaires des bénéfices de l’aide plutôt que des productrices et des agents de développement. Nous avons alors assisté à une prolifération de projets en faveur des femmes, qui, n’ayant pas intégré les problèmes de genre dans leur conception, n’ont pas réussi à les rendre financièrement indépendantes. Ce fait a perpétué l’idée que les femmes accaparent indûment les deniers publics (Buvinic, 1986). (...)
23Dans les allées du pouvoir, il y a relativement peu de femmes. L’expérience des bureaux et des ministères de la femme est particulièrement décourageante, car ils ne reçoivent que peu de ressources, s’occupent d’une quantité de problèmes et sont coupés des décideurs économiques (Gordon, 1984). Les objectifs de développement sont définis dans la pratique de façon à avantager les hommes plutôt que les femmes. Par exemple on recherche non pas à avoir plus de produits alimentaires en tant que tels, mais à avoir plus de types de produits alimentaires cultivés sous la direction et le contrôle des hommes (pour les exemples voir Mblinyi, 1988). On ne veut pas augmenter le commerce privé en soi, mais le commerce privé entrepris par les hommes, sur une grande échelle et à forte intensité de capital, au lieu de favoriser le commerce des femmes effectué sur une petite échelle avec un très faible investissement financier. (Pour exemple au Ghana, voir Loxley, 1988). Nous ne voulons pas dire que les décideurs hommes définissent délibérément des objectifs qui bénéficient aux hommes plutôt qu’aux femmes, mais nous pensons plutôt qu’ils ont une certaine tendance à voir les choses à l’instar des politiques d’intérêt général qui, dans la pratique, sont empreintes de préjugé masculin, et à considérer les politiques qui réduisent l’asymétrie de genre comme des politiques biaisées en faveur des femmes. (...)
24Le manque d’allocation indépendante pour les enfants ou pour celles qui s’en occupent nuit aux femmes. Les femmes se retrouvent reléguées dans les soins aux enfants. Il y a des moments dans l’éducation des enfants où les femmes sont physiquement nécessaires – grossesse, accouchement, allaitement – mais après, d’autres tâches pourraient aussi bien être accomplies par les hommes. Cependant si le manque d’allocation indépendante contraint les femmes à la dépendance pendant la période d’éducation des enfants, période particulièrement difficile à combiner avec des occupations rémunérées, elles ont alors toutes les chances de se retrouver enfermées dans la même situation le reste de leur vie. La dépendance, liée à une période du cycle de vie allant de pair avec l’impossibilité d’avoir une position de force, se transmet aux autres périodes. Ceux qui gagnent le premier round lors d’un conflit de coopération renforcent leur futur pouvoir de marchandage. La transmission peut se faire également d’une génération à l’autre, perpétuant l’asymétrie dans le temps. (Sen, 1987). C’est la biologie qui crée le lien initial entre la mère et l’enfant, mais c’est le manque de droit socialement déterminé qui fait que ce lien renforce le préjugé masculin.
Les résistances à l’égalité
Un bon exemple des résistances rencontrées à l’obtention de changements structurels permettant, dans les faits, l’égalité hommes-femmes est fourni par la lutte des féministes françaises pour qu’une loi sur la parité (soutenue par 86 % d’hommes et de femmes) soit votée et inscrite dans la Constitution. Pour la première fois, l’égale souveraineté des citoyens et citoyennes allait être institutionnalisée. Une loi a été effectivement votée, après bien des combats et des déchirements mais c’est une loi tronquée – “parité, je n’écris pas ton nom” titre de l’article de Gisèle Halimi dans le " Monde diplomatique " de septembre 1999 – car le texte dans lequel le mot lui-même ne figure pas, se contente, modestement, si modestement, d’énoncer que “la loi favorise l’accès égal des hommes et des femmes aux mandats électoraux et aux fonctions électives.”
... Favoriser n’a jamais entraîné une quelconque obligation !
La discrimination des femmes au travail
Dans un rapport sur l’égalité professionnelle entre hommes et femmes remis au Premier ministre de la France, Catherine Generis constate que “les discriminations en termes d’embauche, de salaire, d’accès à la formation ou à la promotion n’ont pas disparu”. Les différences de salaire entre hommes et femmes est de 27 %, les femmes représentent 7 % des cadres dirigeants des 5 000 premières entreprises françaises. Les femmes, selon l’auteure du rapport, “sont concentrées sur quelques métiers représentant moins du tiers des emplois” et l’on ne note “pas de progrès dans l’orientation des filles depuis quinze ans”.
Il faut noter que la loi Roudy contre les discriminations, votée en 1983 et jugée encore excellente, n’a pas réussi à changer cette situation de discrimination.
Le Monde, 3 Septembre 1999.
25L’éradication du préjugé masculin n’est pas une simple question de persuasion, d’argument, de changements de point de vue dans les comportements quotidiens, dans les raisonnements théoriques et le processus politique. Elle demande également un changement en profondeur des structures économiques et sociales, et aussi une action collective et non simplement individuelle. Elle exige d’importants changements dans la façon d’intégrer l’éducation des enfants et le travail productif, afin que la maternité devienne un état économiquement autonome. Il est clair que le mariage, pas plus que le marché tel qu’il existe ou les aides de l’Etat ne peuvent le faire.
Source : Diane Elson (ed.)
Male bias in the development process
Manchester, New York, Manchester University Press, 1991, p. 1-15. (extraits). Traduit de l’anglais.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Sears, Roebuck & Co prétendaient qu’ils n’étaient pas coupables de discrimination envers les femmes, mais plutôt que la société structurée selon le genre impliquait que les femmes n’offraient pas leurs services pour certains types de travaux.
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