“Mots échoués sans contexte”
p. 69-76
Note de l’éditeur
Référence : Bisilliat, Jeanne, "Mots échoués sans contexte" in Jeanne Bisilliat et Christine Verschuur, Le genre : un outil nécessaire : Introduction à une problématique, Cahiers Genre et Développement, n°1. Genève, Paris : EFI/AFED, L'Harmattan, 2000, pp. 69-76, DOI : 10.4000/books.iheid.5335. Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
1“Les pauvres sont aussi silencieux que les choses” écrivait Raineres Maria Rilke (Rilke, 1982) mais les femmes furent plus pauvres que les pauvres puisqu’il y a peu de temps encore elles étaient ignorées, invisibles dans l’ensemble des discours, études, théories, projets et réflexions sur le développement. C’est pour combler le fossé entre leurs contributions sociales, culturelles et particulièrement économiques et l’ignorance confinant à l’aveuglement dans laquelle les institutions les tenaient, qu’une décennie des femmes, 1975-1985, fut organisée par les Nations unies.
2De nombreux bilans de cette décennie ont été dressés (Bisilliat, 1987) depuis 1985 dans des perspectives et avec des orientations différentes. Il n’est pas question, ici, d’en écrire un nouveau. Il m’apparaît plus important – à partir des dynamiques sociales qui se forgent depuis cinq ans environ, au cœur desquelles se trouvent les femmes – d’interroger le savoir établi et d’esquisser des questions sur le futur des sciences sociales dont le présent porte en soi, déjà, quelques traces repérables.
3Même si les femmes, de par leurs différences de classe, de race, de culture, d’âge, ne constituent pas pour l’analyse une catégorie homogène, elles peuvent être l’objet d’études pertinentes capables d’approfondir la compréhension de la structure d’un ensemble. L’un des succès de cette décennie fut de réussir à canaliser l’intérêt des chercheuses en sciences sociales. C’est ainsi que peu à peu, et encore de manière fragmentaire, une connaissance de ce que l’on pourrait appeler l’envers des sociétés s’est élaborée. Les femmes ne sont plus seulement des filles, des épouses, des mères, c’est-à-dire des prolongements abstraits de pères et d’époux. Elles ont commencé à conquérir une identité et ont cessé d’être retranchées dans la sphère de la reproduction, traitées si souvent en chiffres par les démographes ou en objet d’échange par les spécialistes des systèmes de parenté.
4On doit néanmoins relever que les études faites sur les femmes ont trop souvent été conduites à l’intérieur du schéma analytique fonctionnaliste - même lorsque le fonctionnalisme a été plus ou moins récusé. Cela veut dire qu’on a examiné, de plus en plus finement il est vrai, les femmes dans ce qu’il était convenu d’appeler leurs rôles et que cet examen a fourni des éléments fondamentaux à la connaissance des sociétés. Mais, ce faisant, les femmes ont continué à être rejetées hors de la sphère de la hiérarchie des intérêts globaux et leurs revendications, de plus en plus vives, ont seulement été reconnues, théoriquement, comme des déviances temporaires. On a continué implicitement à croire et à renforcer la croyance, que les problèmes étaient inscrits dans les femmes et non pas dans les inégalités inhérentes à toute société, entre les hommes et les femmes.
5La récente critique de cette notion de rôle qui se met en place, est donc fructueuse puisqu’elle permet de mieux comprendre l’importance - théorique elle aussi - de la relation de genre. Le genre, terme utilisé par les chercheuses anglo-saxonnes s’est imposé désormais dans le vocabulaire de la recherche. Il désigne, pour dire les choses rapidement, le sexe socialement construit et socialement agissant. Parler de relations de genre permet d’éviter le piège de la dénomination réductrice “femme et développement” utilisée depuis dix ans pour désigner la place des femmes dans les recherches et les projets de développement. Elle permet encore plus d’élargir le champ d’investigation à la multiplicité des rapports, convergences, oppositions socio-culturelles, économiques, tels qu’ils sont vécus entre les hommes et les femmes.
6Je voudrais donc ici, au-delà des débats d’école, proposer deux types d’explications et d’analyses qui, chacun, permet de rendre compte de manière plus ou moins complète du refus, encore très fort, que les sciences sociales appliquées au développement opposent à la nécessité de considérer les femmes, à tous les niveaux de la société, comme des partenaires égaux.
7Pour cela, j’ai choisi d’appliquer au domaine qui m’occupe un certain nombre de réflexions et de notions rencontrées dans deux livres, celui d’A. Fage ; celui de G. Bateson (Fage, 1986 ; Bateson, 1984). Livres largement éloignés, en apparence, mais dont les pensées stimulantes autorisent à reposer les mêmes questions - n’est-ce pas l’un des objectifs de la recherche ? - dans des contextes qui les placent dans un ordre stochastique où la pensée, par définition, se donne le droit à l’évolution et à l’absence provisoire du déterminisme. J’ai également choisi, délibérément, d’utiliser cette pensée stimulante en accordant beaucoup d’importance aux citations, car elles nous interrogent tous, de façon globale, sur nos pratiques dans nos disciplines des sciences sociales.
“Tout ce qui est sensible et émotionnel est sous surveillance”
8Quand on examine cette décennie, l’expression de Le Goff parlant des “mots échoués sans contexte” (Le Goff, 1987) semble être particulièrement appropriée. Des connaissances ont été acquises, souvent chiffrées, apparaissant dans les statistiques internationales et nationales, un champ du savoir s’est constitué, de plus en plus élaboré et pourtant, cet ensemble de connaissances aussi nouvelles qu’importantes est resté isolé, non intégré au savoir, ni aux politiques ni aux pratiques. Il apparaît, au contraire, comme un sous-ensemble dont personne à quelque niveau que ce soit, excepté les femmes, ne sait que faire : à quoi le relier, comment, pourquoi, quelle est sa justification, sa cohérence ?
La peur de l’indifférenciation sexuelle
C’est dans un pamphlet antiféminisme – L’Homme-Femme – que surgit pour la première fois, en 1872, l’adjectif féministe, sous la plume d’Alexandre Dumas fils. Emprunté au vocabulaire médical, il désignait la féminisation pathologique du sujet masculin. Significativement, le romancier le détourna de son sens pour prendre la défense de la différence sexuelle, menacée par le processus égalitaire qui viriliserait les femmes.
La peur de l’indifférenciation sexuelle apparaît bien comme un des moteurs de l’Histoire. Elle s’engouffre dans tous les débats que suscite le féminisme, qu’il s’agisse de l’instruction, du travail, de la citoyenneté ou des évolutions du costume féminin. L’opposition parlementaire au vote des femmes que beaucoup de pays ont connu est souvent fondée sur le rejet du ‘ féminisme’, c’est-à-dire cette confusion des sexes qui tend non plus à l’équivalence des conditions, mais à leur identité.
Si l’on pense aux débats qui ont précédé, en France, le vote de la loi sur la parité en 1999, on ne peut qu’être frappé de la justesse de ce qui précède.
9Ces mots échoués sans contexte sont les mots écrits sur les femmes, mais ils sont aussi les mots des femmes du ou des tiers mondes, qu’elles vivent à la campagne ou à la ville, mariées ou seules, avec ou sans enfants. Elles aussi parlent, ont toujours parlé. Leurs paroles sont, elles aussi, le reflet du réel. Néanmoins, l’anthropologue et le sociologue dans leur soif de comprendre n’ont pas pensé/cherché à intégrer cette parole qui n’était pas masculine et qui ne portait pas ouvertement sur une structuration du social.
10Ce que A. Fage écrit sur la description historique où “ce qui est sensible et émotionnel est sous surveillance”1 s’applique, certes, à toutes sciences sociales. “Emotion, le mot est dit, presque tabou pour qui étudie les faits sociaux”. Or quoi de plus “sensible”, de plus “émotionnel” que la femme si on l’envisage, comme le veut la coutume, dans les représentations culturelles qui affectent de la définir, et cela dans toutes les cultures ? L’enfantement, par exemple, entouré de pleurs, de bruit et de cris est un langage inarticulé. Comme si le fait d’enfanter - réalité qu’elle est seule à connaître - la privait du sens que ceux qui regardent, dans et hors de leur propre société, essayent de fabriquer. Dans le bricolage du sens social, ce ne sont pas les mots des femmes qui sont incorporés ou accolés aux mots des hommes, mais la femme telle qu’elle est vue, pensée, décrite par l’homme. Il suffit de songer aux grands mythes de terreur qui fondent la différence, la dualité homme-femme, de celui du vagin denté à ceux de l’engloutissement, de la séduction, c’est-à-dire du désordre premier imposé au monde. Mythes qui se sont infiltrés dans le quotidien des mots, des gestes, des attitudes, des fonctions, et dont la prégnance, même en 1987, est encore immense.
11L’homme fait l’histoire mais, comme me disait un vieux Songhay du Niger, “la femme est un grand trou”. Dans ce grand trou gisent beaucoup de paroles sur lesquelles personne ne veut se pencher.
12La femme ne parle pas, elle bavarde. La femme enfante. Elle pleure si son enfant meurt, est malade ou a faim, elle pleure aussi si son mari meurt, est malade ou a faim. Les pleurs – leur symbole, leur métaphore – n’ont bien évidemment pas le droit d’appartenir à l’histoire. Une fois pour toutes, dans le monde entier, toutes les formes du pouvoir ont immergé la femme dans cet univers du sensible et de l’émotionnel qui justifie leur éviction. Et les sables mouvants de la culture l’ont ensevelie jusqu’au point où sa bouche est close.
13Pour se détacher de cette dichotomie complaisante et revenir à l’étude des sociétés, ne faudrait-il pas admettre que “l’émotion est un des murs de soutènement sur lequel se fonde l’acte de comprendre, de chercher… C’est par la brèche qu’elle ouvre entre soi et l’objet regardé que s’introduit l’interrogation… L’émotion ouvre une attitude opératoire et non passive qui capte les mots pour les prendre non comme des résultats de recherche mais comme des instruments d’appréhension du social et de la pensée. L’émotion est agissante”. Ce que je voudrais souligner ici est un phénomène de double renforcement et, par conséquent, de double éviction. Ce sont des femmes chercheuses – et ceci, bien sûr, n’est pas un hasard – qui ont travaillé sérieusement sur les femmes : double émotion qui les proscrit, les unes et les autres, encore plus du domaine scientifique ou politique défini – volonté illusoire de l’émotion égotiste – comme étant objectif, interdit de toute pulsion ou de tout sentiment. Et pourtant ces femmes qui ont travaillé avec les femmes ont recueilli leurs paroles : la littérature orale féminine, le savoir médical féminin par exemple, existent. La parole quotidienne, si riche d’enseignements sur tous les espaces sociaux existe également objectivement (Bisilliat, 1983) et constitue, dorénavant, le début de nouvelles archives permettant de “retrouver des morceaux du réel” mais encore plus de leur assigner une place dans notre savoir.
14Si nous considérons les mots des femmes recueillis par les femmes comme des archives – même si, ici, le mot “archive” ne peut avoir le sens que lui accordent les historiens européens – nous pouvons faite nôtre ce que dit A. Fage de l’archive lorsqu’elle la qualifie comme une irruption. “Irruption de piètres figurants car l’émotion se place sur le modeste, le petit… pour lire le sens”.
15Dans cette optique, on peut affirmer sans risque de se tromper que l’irruption des femmes, grâce aux femmes, dans le savoir masculin, ne pouvait être que rejetée, refusée, refoulée dans le purgatoire des ombres puisque le phénomène de cette double expression ne pouvait, et ne peut encore trouver sa place dans le discours rationnel et scientifique sur la société. C’est pourtant sur cet “ajustement fait d’actes, de mots, de cris, moteur de la réflexion historique” que nous devrions sérieusement travailler. Nous le savons depuis longtemps, “le sens se livre difficilement car contenu au cœur du système politique et policier… et les comportements imbriqués et formulés par le pouvoir ne sont pas forcément la réalité mais montrent des ajustements particuliers avec des formes de coercition ou des normes imposées ou intériorisées”.
16La technique du recueil de l’histoire de vie, qui s’est développée particulièrement à partir des femmes – pensons à l’un des premiers grands livres, Baba de Karo – inaugure, me semble-t-il, la constitution d’archives sur les femmes. Et ce n’est pas encore un hasard, cette rencontre entre la femme et le déroulement des humbles fils d’une vie. Car, en vérité, que peut dire une femme, chez laquelle l’intériorisation des valeurs culturelles qui la place rigoureusement hors de la parole publique fait l’objet d’un processus d’apprentissage continu, sinon sa propre vie ? Mais si l’on peut lire ce récit comme une description, on doit pouvoir également essayer d’y décrypter le sens contenu au cœur de l’espace ouvert du politique dont elle est exclue et ces formes d’ajustement qu’elle ne cesse de traquer pour vivre avec dignité. “Et c’est aussi les vies infimes, les existences démunies et tragiques qui forment le sable fin de l’histoire”. Nous ne pouvons donc raisonnablement travailler sur ces séries d’ajustements si nous en excluons les femmes qui, aussi bien que les hommes, et avec eux, les créent, les transforment, les expriment.
17Je voudrais souligner une contradiction significative à laquelle les chercheuses femmes sont souvent confrontées. Chaque fois que l’on s’efforce d’inclure les femmes dans une réflexion abstraite, les chercheurs montrent leur insatisfaction devant cette absence “de larmes et de sang”. Si l’on écrit sur les femmes, on doit le faire de manière émotionnelle. Ainsi, chacun peut continuer à dire que cela n’a pas de sens. Mai si l’on écrit sans donner directement l’émotion, comme il n’existe pas de place discursive pour un féminin objectif, ce que l’on écrit est également rejeté dans l’ordre des phantasmes du féminin. Ce phénomène relève du poncif, au sens cartographique du terme2.
18Pour l’instant, contentons-nous de nous demander comment cerner, au plus juste possible, la téléologie de notre propre discipline : en incluant les deux parties de la réalité – les hommes et les femmes – ou en continuant d’en exclure une au nom d’un principe qui relève surtout de l’émotionnel et du subjectif.
“Deux descriptions valent mieux qu’une”3 ou les relations de genre
19Il faut ici que le lecteur accepte les deux présupposés suivants comme hypothèse de réflexion :
L’émotion est constituante de la raison.
Continuer à admettre que le fait de parler des femmes, face aux hommes, ne soit ni intéressant ni scientifique, suppose que l’on définisse beaucoup plus rigoureusement ce qui est “intéressant” ou “scientifique”. Même si l’évolution de la culture semble obéir à la loi de Gresham selon laquelle les idées simplifiées à l’extrême supplantent les plus complexes, cela n’élimine, en aucun cas, la complexité. L’introduction de la vision “féminine” brouille, obscurcit, sans aucun doute l’apparente clarté du discours fournie jusqu’alors par les travaux scientifiques, mais cette complexité nouvelle devrait constituer plus un défi qu’un prétexte à renoncement.
20Or, il n’y a pas de complexité sans “structure qui relie” et, à mon sens, la relation de genre dont nous avons parlé plus haut, joue ce rôle de structure qui relie. C’est cette structure qui permet de définir la notion de contexte, sans laquelle les mots ou les actes n’ont pas de sens. C’est ainsi que la structure qui relie, ou la relation de genre, permettrait à ces mots de ne plus échouer sans contexte. Cette notion de contexte est à l’œuvre dans tout processus mental, dans toute communication. L’anthropologie a parfois oublié la leçon globalisante de M. Mauss – si proche en cela de G. Bateson – en découpant la réalité sociale en objets déclarés arbitrairement observables : les institutions, l’histoire, la religion, l’économie, la parenté, etc. abordés séparément les uns des autres soit par le même chercheur, soit par des chercheurs successifs sans toujours relier, pour prendre un exemple parmi tant d’autres, la beauté du vêtement aux relations entre les époux ou la complexité d’un système de parenté aux sentiments et à l’amour, quelles que soient leurs formes.
21Toujours selon Bateson, la structure qui relie n’est pas fixe, “elle est une danse d’éléments en interaction continuelle”. Si l’on regarde l’évolution des sociétés africaines, asiatiques ou latino-américaines, on constate un grand nombre de changements dans les relations entre hommes et femmes – impliquant des changements chez les femmes et chez les hommes – qui affectent bien évidemment les individus mais aussi les institutions dans lesquelles ils sont insérés. Cela conduit nécessairement à réfléchir sur les problèmes d’ordre et de désordre en éliminant la notion de complémentarité dont on a abusé en ce qui concerne justement la description des “fonctions” masculines et féminines. Cette complémentarité – repos du chercheur – se fonde sur des bases trops biologiques pour que l’on continue à l’utiliser comme on fait un bouquet avec des roses4.
22Mais aussi, l’usage de cette complémentarité introduit insidieusement l’idée d’une permanence que les faits infirment. Quelques exemples : Les anciens systèmes de régulation de la fécondité s’écroulent et les femmes, dans ce que l’on pourrait appeler un désordre culturel, utilisent au hasard de leurs connaissances et de leurs possibilités économiques pilules, stérilet, stérilisation ou avortement. La mise au travail des femmes les moins favorisées, dans les secteurs les plus disqualifiés pour ne pas dire les plus méconnus de la vie économique, constitue une évolution majeure. Si le secteur informel a fait l’objet, depuis quelques années, d’études sérieuses, on s’est principalement intéressé à l’informel “masculin” plus facilement observable et quantifiable. Mais l’informel “féminin” – un des moteurs importants de la reproduction sociale dans de nombreuses populations pauvres – décourage le chercheur par sa petitesse, son extrême fragmentation, son éparpillement. D’autre part, les mouvements et organisations de femmes, de plus en plus nombreux et actifs, en ville comme à la campagne, particulièrement en Asie et en Amérique latine, témoignent également par la diversité des domaines abordés et les innombrables innovations qui s’y élaborent, de changements profonds des systèmes de droits et de devoirs au sein des relations de genre. Le nombre de femmes seules chefs de famille, assumant l’entière responsabilité économique de l’unité de vie – une sur trois dans les pays en développement – est un indicateur de changements puissants dont on commence à bien connaître les raisons, la principale étant la déresponsabilisation financière de l’époux ou du concubin 5. Les conséquences sont encore largement ignorées, mais l’on peut faire l’hypothèse que le nombre grandissant, lui aussi, d’enfants seuls, abandonnés ou non, vivant en bandes et créant de ce fait leurs propres lois de socialisation, infléchira, dans les dix années qui viennent, beaucoup d’éléments qui, jusqu’à présent, nous sont apparus comme constitutifs des sociétés. Et comment oublier que la moitié de la population des pays en développement est constituée de jeunes de 0 à 25 ans ?
23Devant ces cas de changements socio-économiques, on ne peut se contenter de dire que la complémentarité est en train de connaître quelque évolution induisant quelque désordre. Sans aucun doute, d’autres raisons sont à la base de ces changements et il me semblerait plus juste et plus fécond de dire que nous devons déchiffrer la mutation de la structure qui relie et des relations de genre. Il est manifeste que, mises à part les raisons classiques : crise économique, migration, accroissement de la pauvreté, changements des comportements liés à l’urbanisation, d’autres forces – obscures, non encore déchiffrées – sont à l’œuvre dans la mise en place de ce désordre. Et même si ces forces relèvent, en partie, d’un souterrain émotionnel, il faudra nous efforcer de les inclure dans nos analyses. “Le langage ne cesse d’affirmer par la syntaxe du sujet et de l’attribut que les “choses” possèdent des qualités et des propriétés, une manière plus précise de parler serait de souligner que les “choses” sont produites, c’est-à-dire sont vues comme séparées d’autres “choses” et qu’elles sont rendues “réelles” par leurs relations internes et par leur comportement vis-à-vis d’autres choses et vis-à-vis du sujet parlant”.
24Pour s’efforcer de réfléchir sur ces nouvelles réalités, et surtout sur leur ampleur – car la nouveauté est, de fait, dans cette ampleur même – il apparaît clairement que “deux descriptions valent mieux qu’une”. Déontologiquement, il devient de plus en plus nécessaire de savoir “quel est le surcroît de compréhension que la combinaison d’informations apporte… est-ce que l’étude de ce cas particulier dont la compréhension jaillit de la comparaison des sources jette un jour nouveau sur la façon dont l’univers s’articule ?” Pour qu’existent la compréhension, la communication, l’information, il faut “deux entités (réelles ou imaginaires) telles que la différence qui existe entre elles puisse appartenir en propre à leur relation mutuelle”.
25“De tous les exemples, le plus simple mais le plus profond est le fait qu’il faille au moins deux choses pour créer une différence”. Si l’on accepte cette vérité, on ne peut que renforcer vigoureusement le double regard porté sur une société et écouter encore plus attentivement sa double parole. Pour revenir à A. Fage, les paroles des femmes, leurs archives sont “un surgissement d’existence qui offre du surplus de savoir, pour peu qu’on admette que cela vienne transformer les règles apprises d’évolution du social”.
26Si les changements, les évolutions, évoqués plus haut peuvent être appréhendés, ils ne le seront qu’en tenant compte de “l’organisation et de l’interaction de parties multiples” car “sans différentiation des parties, il ne peut y avoir différentiation des événements et des fonctions”. Vision holistique de la recherche, acceptée et reconnue depuis longtemps mais dont les conséquences, sur le plan de l’analyse ne sont pas toujours aisées à assumer.
27Je me suis efforcée dans cet article d’approcher la différence masculin-féminin en tant que différence organisatrice de la société dans son ensemble pour montrer que cette différence qualitative est essentielle à la compréhension des phénomènes sociaux et encore plus à la compréhension des phénomènes sociaux en mutation accélérée. (…)
In : Cahiers des sciences humaines (Orstom, Paris), 1989, vol. 25, n ° 4, p. 511-518 (extraits)
Bibliographie
Bateson (G), 1984. - “La Nature et la Pensée, Seuil
Bisilliat (J.), 1983. - “The Feminine Sphere in the Institutions of the Songhay-Zarma”, in : Male and Female in West Africa, George Allen and Unwin, London
Bisilliat (J.), 1987. - in : “Women in Development Cooperation, Europe’s infinished Business”, edited by Cecilia Andersen, Isa Band, EADI Book Series 6
Fage (A.), 1986. - “La vie fragile, violence, pouvoirs et solidarité à Paris au XVIIIe siècle”, Hachette
Le Goff (J.), 1987. - “Les mentalités, une histoire ambiguë”, Faire l’Histoire, Paris, Gallimard
Notes de bas de page
1 Toutes les citations de cette partie sont de A. Fage
2 “Structure constituée par la répétition régulière d’un élément graphique, d’un symbole ou d’un ensemble de symboles sur une surface délimitée”
3 Toutes les citations de cette partie sont de G. Bateson
4 R. Lizot, dans les “Cercles de Feu”, est l’un des rares anthropologues à avoir clairement fondé son œuvre sur cette double appartenance
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