Les paysannes de la Vía Campesina et la souveraineté alimentaire
p. 443-453
Note de l’éditeur
Référence : Desmarais, Annette Aurélie. “Les paysannes de la Vía Campesina et la souveraineté alimentaire” in Christine Verschuur, Genre, changements agraires et alimentation, Genève, Cahiers Genre et Développement, n°8, Genève, Paris : EFI/AFED, L'Harmattan, 2012, pp. 443-453, DOI : 10.4000/books.iheid.5306 – Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Note de l’auteur
Cette recherche a été rendue possible grâce au soutien du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, et du département de géographie du l’université de Calgary.
Texte intégral
1Cet article analyse la lutte que mènent les femmes des zones rurales contre la mondialisation de l’agriculture, en étudiant la participation de ces femmes au mouvement paysan transnational de la Vía Campesina. Je vais dans un premier temps étudier la signification du concept de « durabilité » tel qu’il est employé dans les processus dominants de formulation des politiques en matière d’agriculture, d’alimentation et de développement rural. J’analyserai ensuite le concept de « souveraineté alimentaire » développé par la Vía Campesina comme alternative au modèle agricole néolibéral, pour terminer par une discussion sur les stratégies mises en place par les paysannes pour instaurer une égalité de genre au sein de ce mouvement.
D’une agriculture locale à une agriculture globale
2Les concepts, même les plus révolutionnaires, sont souvent mal interprétés, mal utilisés et usurpés par les détenteurs du pouvoir. Le concept de « développement durable », par exemple, désignait à l’origine une transition consciente d’une agriculture très consommatrice en intrants vers des pratiques agricoles profondément respectueuses de l’écologie. Il s’agissait de favoriser la production locale destinée à la consommation locale. Pour cela, il était nécessaire d’adopter des pratiques respectueuses de l’environnement, comme – entre autres – une gestion intégrée des pesticides, une production à petite échelle nécessitant peu d’intrants ou des intrants biologiques, ou encore la polyculture. Ce terme a pourtant aujourd’hui acquis un sens nouveau.
3De nombreuses institutions internationales telles que la Banque mondiale, le Fonds international pour le développement agricole, la Commission des Nations unies pour le développement durable, et le Forum mondial pour la recherche agricole, classent désormais les préoccupations environnementales sous la bannière de l’« agriculture durable ». Mais ce « virage vert » du discours sur le développement rural s’est paradoxalement produit dans un contexte d’adhésion pleine et entière à l’idéologie du libre-échange. La notion de durabilité dans l’agriculture a été revisitée par les gouvernements nationaux ainsi que par de multiples institutions internationales pour finir par être considérée comme un modèle d’intégration au marché global.
4Ceci a conduit, dans la continuité des Programmes d’ajustement structurel (PAS) mis en place dans les années 1980, à la signature de nombreux accords de libre-échange bilatéraux et régionaux, et à la création, en 1995, de l’Organisation mondiale du commerce. Tous les accords conclus mettaient l’accent sur la nécessité d’augmenter la production destinée à l’exportation, d’éliminer les tarifs douaniers, d’ouvrir les frontières, ainsi que sur le besoin d’augmenter les échanges mondiaux de produits agricoles et alimentaires. Sous cet angle, « l’agriculture durable » repose sur les piliers de la dérégulation, de la privatisation, de l’industrialisation, de la libéralisation et de la mondialisation.
5Le mouvement paysan agricole transnational de la Vía Campesina se situe en opposition de ce modèle d’agriculture néolibérale mondialisé (Desmarais 2002 ; 2003a ; 2003b). La Vía Campesina a été créée en 1993, au moment du cycle de l’Uruguay Round du GATT (l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce), précisément lors de la phase précédant la signature – parmi une vingtaine d’autres – des accords de l’OMC (Organisation mondiale du commerce) sur l’agriculture et sur les ADPIC (Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce). Ce mouvement regroupe des organisations de paysans, des agriculteurs petits et moyens, des femmes des zones rurales, des travailleurs agricoles et des communautés agraires indigènes venant des Amériques, d’Asie, d’Europe et d’Afrique. La Vía Campesina compte actuellement 97 organisations agricoles qui représentent des millions de familles d’agriculteurs dans 43 pays.
6Par leur appartenance à la Vía Campesina, les organisations agricoles progressistes s’engagent à résister de manière collective à la mondialisation de l’agriculture, à faire entendre la voix de ceux qui produisent la nourriture à l’échelle mondiale, et à ce que leurs intérêts soient pris en compte lors des négociations futures. Fait très important, pour la Vía Campesina, la résistance passe par le développement d’alternatives viables.
La souveraineté alimentaire : une alternative à l’agriculture néolibérale
7Pour la Vía Campesina, l’alimentation est un droit humain essentiel, et « tous les peuples et États doivent avoir le droit de définir leurs propres politiques agricoles et alimentaires », « afin de garantir la sécurité alimentaire nationale ainsi que le bien-être des populations rurales » (Vía Campesina 2000c ; 2000d). C’est de cette manière que la Vía Campesina définit la souveraineté alimentaire. Selon ses termes (Vía Campesina 1996a), la souveraineté alimentaire signifie que les peuples ont le « droit de produire leur propre nourriture sur leur propre territoire » de façon à préserver l’environnement et les valeurs culturelles des peuples. La souveraineté alimentaire suppose de garantir les droits des paysans, des petits producteurs agricoles et des femmes des zones rurales à bénéficier des ressources qui leur sont nécessaires pour produire de la nourriture. Cela signifie qu’ils doivent avoir un meilleur accès aux ressources foncières, davantage de contrôle sur les terres, les semences, le crédit et les marchés (Vía Campesina 2000c). Une véritable réforme agraire est nécessaire pour garantir la souveraineté alimentaire, et il doit s’agir d’une réforme de fond.
8De plus, la souveraineté alimentaire n’est possible que si le système alimentaire est démocratiquement contrôlé, et qu’est reconnu le fait que « l’héritage culturel et les ressources génétiques appartiennent à l’humanité tout entière ». Cela signifie que toutes les formes de vie, y compris les plantes et les animaux, doivent être protégées contre toute tentative de brevetage. Cela signifie également que les marchés doivent être régulés par des pratiques telles que la gestion de l’offre et l’organisation des marchés.
9La souveraineté alimentaire est centrée sur la production alimentaire et sur ceux qui travaillent la terre. Ce concept va donc au-delà de celui de sécurité alimentaire, qui cherche à garantir la production de la quantité nécessaire de nourriture et un accès aux aliments pour tous. La souveraineté alimentaire se préoccupe, quant à elle, du type de nourriture produite, des lieux, des méthodes et des échelles de production. L’argument avancé par la Vía Campesina est que la sécurité alimentaire ne peut pas être atteinte sans souveraineté alimentaire.
10Le concept de souveraineté alimentaire constitue donc clairement une alternative radicale à la vision de l’OMC en matière d’agriculture. Les principes directeurs de l’OMC sont le « droit à exporter » et le « droit à importer » de la nourriture à tout prix, considérés comme le meilleur moyen d’assurer la sécurité alimentaire. Le concept de souveraineté alimentaire, lui, met l’accent sur la production locale destinée à la consommation locale. La Vía Campesina n’est pas opposée au commerce des produits agricoles. Cependant, comme elle le souligne, « la nourriture est en premier lieu et avant tout une source de nutrition, et seulement en second lieu un objet de commerce ». La nourriture étant un droit humain essentiel, « seuls les excédents devraient être commercialisés ». De plus, le commerce international « doit servir les intérêts de la société », plutôt que de remplir les poches sans fond des entreprises transnationales de l’agrobusiness. La souveraineté alimentaire n’est tout simplement pas possible dans le cadre de l’OMC.
L’engagement des femmes des zones rurales au sein de Vía Campesina
11Ce n’est véritablement qu’après la Deuxième Conférence internationale de la Vía Campesina – qui s’est tenue à Tlaxcala au Mexique en 1996 – que le mouvement a commencé à prendre en compte les problématiques de genre d’une manière concertée et systématique. Cela n’est probablement pas surprenant puisque les huit représentants signataires de la Déclaration de Managua (qui a été l’antichambre de la Vía Campesina) étaient tous des hommes, de même que l’ensemble des coordinateurs régionaux élus lors de la première conférence internationale du mouvement. Les femmes des zones rurales ont un accès très restreint aux ressources politiques et économiques, et elles continuent à être exclues des postes de décision. Les hommes dominent toujours largement la sphère où sont élaborées les décisions de politique agricole, que ce soit dans les organisations agricoles ou au-delà.
12Les femmes qui se sont réunies lors de la conférence de Tlaxcala ont lutté durant des années au sein de leurs communautés et organisations pour que les problématiques de genre soient prises en compte dans les débats sur les politiques agricoles. Pour la plupart d’entre elles, il s’agissait d’une lutte de longue durée, aux niveaux local, national et régional. À Tlaxcala, c’est à un niveau international qu’elles ont pu exposer leurs revendications, ce qui a poussé la Vía Campesina à mettre en œuvre des actions concrètes allant dans cette direction.
13À la suite d’un débat long et tendu, des mesures concrètes visant à atteindre l’égalité de genre ont été élaborées. Le débat a essentiellement porté sur les mécanismes qui permettraient de garantir une plus grande participation et une plus forte représentation des femmes. Certaines d’entre elles ont préconisé une stratégie de discrimination positive, qui aurait permis aux femmes de bénéficier automatiquement de deux sièges à la Commission de coordination internationale (ICC). D’autres ont soutenu que la participation effective des femmes à ce niveau ne pourrait découler que de leur capacité de leadership et de leur rôle au sein de leurs propres pays et régions. Un accord a finalement été trouvé lors de la conférence de Tlaxcala : il a été décidé qu’un « comité spécial » allait être créé au sein de la Vía Campesina, et que ce comité allait travailler spécifiquement sur la question de l’intégration des femmes et sur les problématiques de genre (1996b, 41). Par ailleurs, la seule femme membre de la nouvelle ICC élue – Nettie Wiebe, présidente du Syndicat national des agriculteurs (National Farmers Union, NFU-Canada) et coordinatrice régionale de la Vía Campesina pour l’Amérique du Nord – a été nommée à la tête du comité spécial pour les femmes.
14Pour la majorité des femmes, la formation d’un comité spécial ayant pour but de s’occuper exclusivement des femmes n’était pas un objectif en soi (Groupe de travail des femmes de la Vía Campesina). De nombreuses leaders avaient fait l’expérience directe et pleinement conscience des nombreuses limites de l’existence de représentantes et/ou de secrétariats de femmes au sein d’organisations mixtes. Ces structures ont rarement permis de leur garantir un statut d’égales ; les femmes ont souvent été subordonnées, ou ont joué un rôle secondaire dans des organisations dominées par les hommes. Elles ont néanmoins considéré cette stratégie comme un moyen important, un processus, qui pourrait permettre d’intégrer les femmes – ainsi que leurs préoccupations, leurs revendications et leurs intérêts – dans la Vía Campesina, de faciliter l’analyse et l’action collective des femmes (en tant que femmes), et de remettre potentiellement en question la domination des hommes dans les organisations rurales et au sein même de la Vía Campesina (Groupe de travail des femmes de la Vía Campesina). Par nature, ce comité pouvait donner aux femmes un espace significatif leur permettant de s’organiser, dans le but ultime d’atteindre une égalité de genre au sein de la Vía Campesina. […]
15Les femmes ont travaillé avec enthousiasme à mieux définir la position de la Vía Campesina sur la souveraineté alimentaire, en préparation du Sommet alimentaire mondial (qui s’est tenu à Rome en 1996). Elles ont revu en détail le projet de déclaration et mis l’accent sur un certain nombre de problèmes additionnels. Elles ont par exemple défendu l’idée que le cœur de la souveraineté alimentaire devrait être le « droit [des populations rurales] à produire leur propre nourriture sur leur propre territoire » (Groupe de travail des femmes de Vía Campesina n° 6). Si le projet de déclaration reconnaissait la nécessité des pratiques agricoles durables pour garantir la préservation de l’environnement, ce sont les femmes qui y ont ajouté la dimension supplémentaire de la santé humaine. Pour les femmes – considérées comme les premières responsables du bien-être de leurs familles –, un changement était nécessaire pour que la souveraineté alimentaire puisse être garantie. Il s’agissait de favoriser la production biologique, ou du moins de réduire l’utilisation des engrais chimiques dangereux pour la santé, et de mettre immédiatement fin aux exportations de produits agro-chimiques interdits. Finalement, étant donné le fait qu’elles avaient un accès inégal aux ressources productives (par rapport aux hommes), les femmes ont insisté sur le fait que la souveraineté alimentaire ne pouvait être atteinte que grâce à une participation accrue des femmes à l’élaboration des programmes de développement rural. Toutes ces préoccupations ont finalement été intégrées à la position définitive de la Vía Campesina sur la souveraineté alimentaire.
16Le fait d’organiser des réunions de femmes immédiatement avant les rencontres internationales et/ou avant les rencontres de la Vía Campesina a favorisé une plus grande participation et une meilleure représentation des femmes. La Commission des femmes de la Vía Campesina a par exemple co-organisé l’Atelier de femmes rurales sur la sécurité alimentaire juste avant le Sommet mondial de l’alimentation en 1996 ; trois ans plus tard, la Commission des femmes s’est réunie avant les événements de Seattle (lors de la conférence de l’OMC). Les femmes ont ainsi représenté respectivement 34,5 % et 37,5 % des délégués présents aux conférences de Rome et de Seattle. […]
17L’égalité de genre ne se mesure évidemment pas seulement par le nombre de femmes déléguées. L’assemblée des femmes latino-américaines a préparé les femmes leaders à contribuer activement à l’élaboration des politiques et des activités de sensibilisation durant le congrès de la CLOC (Coordinadora Latinoamericana de Organizaciones del Campo). C’est avec enthousiasme qu’elles ont participé aux discussions des groupes de travail sur la réforme agraire, l’agriculture durable, les peuples indigènes et afro-américains, l’environnement et les ressources nationales, les droits humains, la culture et l’éducation, les travailleurs ruraux, et les questions d’organisation. Les femmes ont bénéficié d’une réelle visibilité, puisqu’elles se sont jointes aux hommes à la table d’honneur pour présenter des rapports résumant les sessions du groupe de travail et ont aisément pris le micro pour exprimer leurs opinions sur de nombreux sujets. Les prises de position de l’assemblée des femmes ont donc influencé les résultats du congrès de la CLOC en ajoutant la perspective de genre aux analyses de classe et d’ethnicité (Leon 1997). […]
18Les femmes ont discuté les documents préparatoires aux prises de position de la Vía Campesina – sur la souveraineté alimentaire et le commerce, le genre, la réforme agraire, les droits humains et la solidarité, l’agriculture alternative, la biodiversité et les ressources génétiques. Mais elles ont également analysé les résultats atteints en termes d’égalité de genre dans les zones rurales, ainsi que les obstacles auxquels elles doivent faire face dans ce domaine. […]
Conclusion
19On ne peut sous-estimer l’importance du travail réalisé par la Commission de femmes depuis sa mise en place en 1996. Lors de la Troisième Conférence internationale de la commission – quatre petites années seulement après la création de la Commission des femmes –, les femmes avaient conquis un espace considérable au sein de la Vía Campesina. Elles étaient désormais plus visibles, et elles participaient activement à l’élaboration des décisions ainsi qu’aux activités du mouvement. Le fait de placer les questions de genre en première ligne, au cœur de l’ordre du jour de la Vía Campesina, a permis de contraindre les régions et leurs organisations à se demander comment prendre en compte les problématiques de genre et à s’interroger sur les mesures nécessaires pour agir efficacement dans une perspective de genre. Les dirigeants de la Vía Campesina sont désormais plus attentifs au choix de leurs représentantes et représentants dans les forums internationaux – avec des degrés variables de succès et d’échec. Un survol des documents de la Vía Campesina démontre qu’il y a sans aucun doute eu un changement en comparaison avec la période précédente, au cours de laquelle les femmes et les questions de genre étaient à peine mentionnées. Les prises de position récentes du mouvement reflètent, à des degrés divers, une analyse de genre plus approfondie.
20Cela ne signifie pas que le travail réalisé par la Commission des femmes (en particulier) et par la Vía Campesina (dans l’ensemble) ait été simple. […] Il reste beaucoup à faire. Comme l’a souligné la première assemblée internationale des femmes, si les femmes ont réalisé des avancées considérables pour la création de nouveaux espaces, il n’en reste pas moins que l’accès inégal des femmes aux ressources productives, politiques et sociales, ainsi que leur manque de contrôle sur celles-ci, restent toujours, au quotidien, des obstacles importants à une participation et à une représentation égales au sein de la Vía Campesina. Le succès de la Vía Campesina repose, à bien des égards, sur les efforts persistants et concertés des organisations locales et nationales qui œuvrent pour l’égalité de genre.
Inséparables : le rôle crucial des femmes dans la sécurité alimentaire
Marilee Karl
Les contraintes pesant sur les femmes dans la production agricole
Les petits exploitants, qu’ils soient des hommes ou des femmes, doivent faire face à de nombreuses contraintes pesant sur leur production agricole. Mais les agricultrices doivent faire face à des contraintes supplémentaires et/ou plus lourdes qui les exposent à de graves difficultés pour assurer leur sécurité alimentaire. Ces contraintes incluent :
• Le présupposé qui veut que les agriculteurs soient des hommes. Même si la réalité prouve le contraire, de nombreux programmes de développement et décideurs présument encore que les agriculteurs sont principalement des hommes. Par conséquent, les politiques, les programmes et les projets accordent une attention insuffisante aux besoins et aux points de vue des agricultrices.
• L’orientation des politiques et des programmes de développement vers la production de cultures de rente et d’exportation plutôt que vers la production de cultures vivrières. Le modèle de développement prédominant, qui met l’accent sur les cultures de rente pour l’exportation, est néfaste pour la production alimentaire visant à couvrir la consommation des ménages, de la communauté et du pays, ainsi que pour la sécurité alimentaire. Outre le fait que les salaires sont bas et que les conditions de travail sont de l’ordre de l’exploitation pour les hommes, mais encore davantage pour les femmes, l’augmentation des revenus ne compense que rarement la perte que représente l’abandon des cultures vivrières et n’améliore pas l’accès à la nourriture.
• Les législations discriminatoires. Les agricultrices sont confrontées à des lois discriminatoires concernant les droits à la terre, la réforme agraire et l’appartenance aux coopératives. Elles ont peu bénéficié des programmes de la réforme agraire qui ont le plus souvent limité l’accès aux titres de propriété et aux coopératives aux seuls hommes ou aux hommes chefs de ménages. Privées d’un accès sûr à la terre et de la possibilité d’être membres des coopératives, les femmes ne peuvent fournir les garanties nécessaires pour obtenir des prêts et accéder aux ressources agricoles.
• Un accès limité aux ressources agricoles. Outre les difficultés d’accès au crédit, à la terre et aux coopératives et associations agricoles, les femmes ont des possibilités d’accès plus limitées que celles des hommes aux autres intrants agricoles, ainsi qu’aux activités de vulgarisation et de formation qui sont principalement destinées aux hommes et ignorent les besoins des agricultrices. Quand ce n’est pas la législation qui limite les droits fonciers des femmes et leur appartenance aux coopératives, c’est souvent la tradition qui s’en charge.
• Les errements de la recherche agricole. L’accent mis sur les cultures de rente et sur les agriculteurs de sexe masculin a orienté la recherche agricole vers les cultures gérées par les hommes, au détriment de celles dont les femmes sont responsables.
• La dégradation de l’environnement. Elle a augmenté la charge de travail des femmes qui doivent marcher de plus en plus loin pour s’approvisionner en bois de chauffage et en eau. Avec la disparition des forêts, les femmes ont en outre perdu une source qui leur fournissait de nombreuses denrées alimentaires, de plantes médicinales et d’autres produits utilisés au sein du ménage. Sans énergie pour cuisiner, la sécurité alimentaire est compromise.
• La globalisation et la libéralisation des échanges. La globalisation a contribué à minimiser et à dégrader encore davantage la reconnaissance et la valorisation des rôles clefs que jouent les femmes dans la sécurité alimentaire. La libéralisation des échanges exclut les femmes des processus de production. Cette situation a conduit les organismes de développement à s’interroger sur la manière de « faire participer les femmes au développement des échanges » (Shiva 1995). Il y a vingt ans, lorsque l’appel à associer les femmes aux processus de développement a été lancé, beaucoup de femmes y ont répondu par une critique en disant qu’elles n’avaient aucun désir de faire partie d’un modèle de développement dominé par les hommes qui ne bénéficiait en rien aux hommes pauvres et aux femmes. La question n’était alors pas de s’impliquer dans un modèle défaillant mais de changer ce modèle. Aujourd’hui encore, les femmes ne souhaitent pas être associées à un modèle d’échanges qui fera plus de mal que de bien. Elles veulent changer ce modèle. Shiva affirme :
L’analyse de la globalisation dans une perspective de genre… ne peut se limiter à évaluer son impact sur les femmes. Elle doit prendre en compte le biais patriarcal des paradigmes ou des modèles, des processus, des programmes et des projets des structures économiques globales. Elle doit aussi prendre en considération le fait que les préoccupations, les priorités et les perceptions des femmes sont absentes des processus de définition de l’économie, mais aussi de l’élaboration et de la mise en application des solutions aux problèmes économiques. (Shiva 1995)
Les autres facteurs macro-économiques déterminants de la sécurité alimentaire
La sécurité alimentaire dépend de beaucoup d’autres macro-facteurs et tendances connexes que l’on doit garder à l’esprit pour analyser les rôles que jouent les femmes dans la sécurité alimentaire.
• Les programmes touchant l’agriculture, le développement rural et l’économie. La tendance générale à donner la priorité à l’industrie au détriment de l’agriculture s’est modifiée pour mettre à nouveau l’accent sur l’agriculture. Cette nouvelle tendance se conjugue à la libéralisation de l’économie et aux politiques de privatisation. Toutefois, ces programmes ont pour objectif principal de promouvoir une agriculture visant à augmenter les revenus liés aux exportations et à créer des emplois, plutôt que celle qui permettrait d’améliorer l’autosuffisance alimentaire aux niveaux local et national.
• Les politiques commerciales aux niveaux international et national. La tendance est à la déréglementation des échanges, à l’ouverture des économies à la concurrence internationale et à la promotion d’une expansion des exportions.
• La globalisation des industries agroalimentaires. Les groupes agroalimentaires nationaux et transnationaux actifs dans les produits agricoles de base, les pesticides, les ressources phytogénétiques, etc. vont probablement tirer des bénéfices de la libéralisation de l’économie et des échanges. Mais la globalisation de l’industrie agroalimentaire a des conséquences sur les échanges et l’économie. Les pressions qui s’exercent pour augmenter la productivité et l’efficacité, et pour diminuer les coûts, ont un impact sur l’emploi et les salaires des travailleurs des zones rurales, particulièrement sur ceux des travailleurs des plantations. Ceci pourrait avoir des conséquences directes sur la sécurité alimentaire.
• Les programmes d’ajustement structurels (PAS). Les PAS mettent l’accent sur la réduction des dépenses publiques et du soutien des prix par l’État, sur la libéralisation des marchés, sur la réduction et l’élimination des subventions et des contrôles exercés sur la commercialisation et les transports, tout ceci dans le but de créer un macro-environnement plus favorable à la croissance (des grosses entreprises). Les coupes budgétaires opérées dans les services sociaux et les subventions ont un effet négatif sur la sécurité alimentaire des catégories les plus vulnérables de la population. Les PAS sont en train de décomposer le tissu des structures garantissant l’accès à des droits aussi élémentaires que l’eau, la santé et l’éducation. Cela s’ajoute au lourd fardeau que les femmes portent déjà sur leurs épaules.
• Les ressources naturelles et l’environnement. La dégradation de l’environnement, la désertification et la destruction des ressources naturelles se poursuivent, pour des raisons diverses telles que la surexploitation des ressources halieutiques, la destruction des forêts à des fins commerciales, l’intensification et l’industrialisation de l’agriculture, la pollution résultant d’une utilisation excessive des pesticides et des engrais, la destruction de la biodiversité due à la monoculture et à l’utilisation d’un nombre limité de variétés de plantes, le réchauffement climatique, et la conversion de terres agricoles à des usages commerciaux comme le tourisme. Outre la destruction de leur moyens de subsistance, les femmes et les enfants sont recrutés et exploités par l’industrie du tourisme sexuel.
• Les inégalités sociales. La répartition inégale des ressources et les difficultés rencontrées pour y accéder ont créé des disparités en matière de sécurité alimentaire entre les nations, entre les groupes de population, les ménages et les groupes de revenus. Dans le secteur agricole, la tendance est à la concentration de la production alimentaire entre les mains d’un nombre toujours plus réduit de producteurs de cultures intensives au détriment des petits agriculteurs. Dans les priorités des organismes internationaux de développement et des gouvernements de nombreux pays, la réforme agraire a été abandonnée ou n’est plus considérée comme une priorité. Si les hommes sont pauvres, vous pouvez être sûrs que les femmes le sont encore plus.
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Traduit de l’anglais par Aurélie Cailleaud
Traduit de l’anglais. Texte original : The Vía Campesina. Peasant Women on the frontiers of food sovereignty. Canadian Women Studies. XXIII(1) : 140-145. 2004, en ligne sur : https://cws.journals.yorku.ca/index.php/cws/article/view/6372/5560
Bibliographie
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