Les travailleuses du secteur des fleurs en Colombie
p. 361-374
Note de l’éditeur
Référence : Ferm, Nora. “Les travailleuses du secteur des fleurs en Colombie” in Christine Verschuur, Genre, changements agraires et alimentation, Genève, Cahiers Genre et Développement, n°8, Genève, Paris : EFI/AFED, L'Harmattan, 2012, pp. 361-374, DOI : 10.4000/books.iheid.5292 – Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
Introduction
1En Colombie […], de nombreux emplois accessibles aux femmes ont été créés par la croissance des industries agricoles d’exportation non traditionnelles (NTAE) destinées à la vente de fleurs coupées […]. C’est particulièrement vrai dans les zones rurales où les emplois salariés étaient rares. Cependant, les nombreuses politiques qui ont été mises en œuvre par les gouvernements andins – et qui visaient à promouvoir la croissance du secteur NTAE – n’ont pas été accompagnées de programmes garantissant la sécurité et la qualité de l’emploi. On constate que les réformes récentes du travail mises en place en Colombie […] ont en réalité aggravé les conditions de travail et entraîné une diminution des salaires, tout en assurant aux employeurs de moindres coûts et une plus grande flexibilité du travail.
2Compte tenu des conditions de travail et du caractère saisonnier de l’activité, l’emploi dans ce secteur a un caractère précaire. Les salaires sont insuffisants pour les femmes, en particulier pour les cheffes de famille, et ne suffisent pas à couvrir les dépenses familiales de base. Bien que la majorité des travailleuses […] des roseraies sous serres soient des femmes, ce sont les hommes qui obtiennent des promotions aux postes de supervision – et donc des salaires plus élevés. Même après des années d’expérience, les femmes ne progressent pas dans la hiérarchie à cause des discriminations de genre et du faible niveau d’éducation. Les discriminations liées à la maternité sont également fréquentes : les travailleuses constatent régulièrement qu’elles ne peuvent ni trouver ni conserver un emploi à partir du moment où elles sont enceintes, en dépit des lois nationales qui protègent les femmes durant les congés de maternité. Enfin, ces industries sont connues pour leur utilisation massive de pesticides toxiques, qui provoquent des maladies chez les travailleurs des deux sexes, mais plus particulièrement des problèmes de santé reproductive chez les femmes.
3[…] L’organisation Cactus est une ONG active dans la promotion de conditions de travail décentes pour les travailleuses de l’industrie de la fleur coupée […]. Parmi leurs actions stratégiques, on peut signaler la mise en place d’ateliers et de services d’appui juridique pour les femmes, des analyses sur la législation nationale du travail ainsi que des propositions de réformes. La dernière partie de cet article analysera certaines de ces stratégies, ainsi que les pratiques du gouvernement et des entreprises qui limitent l’efficacité de leur intervention.
4Les informations présentées dans cet article ont été rassemblées en cinq années de travail en collaboration avec la campagne pour le droit des femmes travailleuses du Forum international pour les droits des travailleuses ainsi qu’avec la campagne pour l’égalité dans les fleurs, et lors de nombreuses réunions en Amérique latine avec des syndicats de travailleurs agricoles et des ONG comme Cactus. De 2005 à 2007, j’étais basée à Quito, en Équateur, où j’ai collaboré directement avec des ONG et des syndicats locaux et régionaux afin de promouvoir de meilleures conditions de travail pour les travailleurs du secteur des fleurs. À l’automne 2006, j’ai enregistré des entretiens avec des travailleurs de ce secteur en Colombie et en Équateur. […]
Étude de cas sur l’industrie des fleurs en Colombie
5La production de fleurs coupées destinées à l’exportation a débuté en Colombie en 1965. Un conseiller de l’agence des États-Unis pour le développement international (USAID), chargé de la promotion des exportations, s’est alors rendu en Colombie pour analyser la viabilité de la production de fleurs près de Bogotá, après avoir lu une thèse de doctorat évoquant les conditions idéales existant en Colombie pour la production d’œillets à grande échelle (Farne 1998). Les conditions climatiques de la région sont idéales, la main-d’œuvre y est peu coûteuse, et elle se situe à proximité d’un aéroport international permettant une exportation rapide. La Colombie a immédiatement commencé à exporter des œillets et des chrysanthèmes, l’exportation de roses et de fleurs tropicales a rapidement suivi.
6La Colombie est aujourd’hui le plus gros exportateur de fleurs coupées vers les États-Unis (US/LEAP et ILRF 2007). Les importations de fleurs colombiennes vers les États-Unis sont exemptes de droits de douane dans le cadre de l’ATPA (Accord de commerce entre les pays andins et les États-Unis). L’industrie colombienne de la fleur emploie plus de 110 000 travailleurs (Ascolflores 2007). Environ 65 % d’entre eux sont des femmes, en partie parce que leurs employeurs pensent qu’elles sont plus habiles dans le maniement délicat des fleurs, en particulier durant la phase d’emballage (Pérez-Pla 2006). Parmi ces travailleuses, beaucoup sont des mères célibataires (Goodman 2007).
Les conditions de travail
Les contrats et les horaires de travail
7En raison du caractère saisonnier de la production et parce que les tâches changent en fonction des étapes de la production, les horaires de travail sont irréguliers. […] Les travailleuses ont tendance à être plus souvent employées sur la base de contrats à court terme que les travailleurs, et elles n’ont que peu ou pas de possibilités d’avancement au-delà de leur premier poste de travail. « Les superviseurs sont toujours des hommes. Ceux qui reçoivent des formations sont des hommes. Les hommes travaillent généralement toute l’année, mais nous les femmes, nous travaillons seulement de façon saisonnière » (quatrième réunion de travail avec les travailleuses d’Ica, le 26 juin 2004, cité dans Calisaya et Flores 2006, 42). Parmi les femmes qui ont utilisé les services du centre d’assistance juridique de l’organisation Cactus, aucune n’avait reçu d’avantages ou de bonus, aucune n’avait eu de promotion. Toutes avaient pourtant travaillé pendant cinq à dix ans pour la même entreprise (Paez Sepulveda 2006).
8Bien que les fleurs coupées soient produites tout au long de l’année dans les serres colombiennes, la demande augmente de manière significative sur les marchés internationaux lors des fêtes ou de jours fériés comme la Saint Valentin ou la Fête des mères. Durant ces périodes de pointe, les employés doivent souvent travailler jusqu’à 80 heures par semaine (US/LEAP et ILRF 2007). De plus, bien que la production soit constante et que les travailleurs aient tendance à rester dans la même entreprise durant de nombreuses années, leurs contrats sont souvent des contrats à court terme. Cela permet en effet aux employeurs d’éviter de payer les dépenses liées à la couverture sociale, ainsi que d’autres avantages sociaux, et ceci en toute légalité. Les employeurs ont récemment commencé à utiliser une autre tactique : ils engagent les travailleurs par le biais d’une des nombreuses « coopératives », des organisations qui ont abandonné la forme et les fonctions d’une coopérative, et se comportent de fait comme des agences de sous-traitance. Les entreprises soutiennent que les travailleuses engagées de cette manière n’ont pas droit aux avantages sociaux accordés par la loi du travail colombienne : elles ont en effet un statut d’« associées » et non d’« employées ». Les travailleuses engagées par le biais de ces contrats de sous-traitance ne sont pas non plus autorisées à se syndiquer (Cendales Pardo 2005).
Les salaires
9[…] Les travailleuses du secteur des fleurs gagnent en Colombie environ 200 dollars par mois, mais le salaire qu’elles rapportent chez elles représente en réalité moins que cela, une fois soustraites les cotisations à la sécurité sociale et les autres déductions. Louer un petit appartement à proximité des plantations de fleurs coûte plus de la moitié du salaire mensuel. Souvent, elles ne peuvent louer qu’une unique chambre pour elles et leurs enfants, dans un appartement partagé avec d’autres familles (entretiens avec l’auteure, novembre 2006).
10Pour 39 % des femmes travaillant dans le secteur des fleurs, ce salaire constitue la seule source de revenu pour subvenir aux dépenses du foyer (Chaparro 2004). Une travailleuse des fleurs, mère célibataire, explique : « Je dois tout prendre en charge moi-même, payer le loyer, acheter la nourriture au marché, et financer la garde de mon fils » (entretien avec l’auteure, le 12 novembre 2006). Le manque de stabilité professionnelle a des conséquences particulièrement graves pour les mères célibataires qui sont seules à prendre en charge les besoins familiaux de base, et dont les salaires sont insuffisants pour leur permettre d’épargner et de faire face aux périodes de chômage.
Santé et sécurité
11Les problèmes de santé, comme les éruptions cutanées, les problèmes de vue et les problèmes respiratoires, les problèmes de dos, les problèmes de santé reproductive, ainsi que le syndrome du canal carpien sont courants et résultent de l’exposition aux pesticides, des longues heures de travail, ainsi que des tâches répétitives. Ils sont de plus exacerbés par le fait que les employeurs ne fournissent pas les équipements de protection adéquats. Dans les régions de production de fleurs en Colombie, des médecins ont dénombré jusqu’à cinq cas d’intoxication aiguë par jour (VIDEA 2002). […] Les femmes souffrent de problèmes de santé spécifiques, qui résultent de l’exposition aux pesticides : une étude réalisée par l’Institut national de santé colombien révèle un taux important de fausses couches, de naissances prématurées, ainsi que de malformations congénitales parmi les enfants des femmes travaillant dans le secteur des fleurs (Cox 2002).
12Les compagnies colombiennes du secteur des fleurs déduisent souvent les cotisations à la sécurité sociale du salaire des travailleuses, mais n’envoient pas ces sommes au système de sécurité sociale qui fournit une couverture sanitaire et paie les retraites. Souvent, cela n’est découvert que lorsqu’une travailleuse prend sa retraite, souffre d’une maladie ou a un accident ; elle découvre alors qu’elle n’a pas accès aux services qu’elle espérait (Paez Sepulveda 2004).
13Les entreprises de floriculture refusent par ailleurs régulièrement de faire diagnostiquer correctement et de traiter leurs travailleuses. Le fait qu’il n’existe pas d’autres perspectives d’emploi pour les femmes dans la région fait que mêmes celles qui souffrent de maladies professionnelles se battent pour garder leurs emplois, bien que leur santé se détériore de jour en jour. Esperanza, une Colombienne qui a travaillé dans l’industrie des fleurs durant 19 ans et qui a développé un cas aigu de syndrome du canal carpien il y a quelques années, décrit ainsi son expérience : « Certaines plantations emploient des médecins qui s’occupent des maladies professionnelles mais ils ne font que des examens annuels. Il y a deux raisons à cela : ils cherchent d’abord à savoir comment se porte la travailleuse et, lorsqu’il faut réduire le personnel, ils peuvent licencier celles qui sont malades. Je travaillais dans cette plantation depuis quatre ans quand mes mains ont commencé à s’engourdir. Je travaillais de 6 heures du matin jusqu’à 5 ou 6 heures du soir, en utilisant des sécateurs toute la journée. La douleur est montée jusqu’à mon épaule. J’ai subi une opération chirurgicale du côté droit à trois reprises. Je sens que je vais perdre ce doigt. J’arrive difficilement à le plier ou à le bouger. Je vais au travail à 6 heures du matin, et dès 8 heures 30, mes mains me font tellement mal que je ne peux pas supporter la douleur » (Entretien avec l’auteure, le 12 novembre 2006).
Maternité
14Les compagnies d’agro-exportations font tout leur possible pour ne pas employer de femmes enceintes, alors que la loi colombienne stipule que ces dernières ont droit à être placées de manière temporaire à des postes moins risqués, ainsi qu’à des congés maternités payés. Lorsque les entreprises constatent que des travailleuses sont enceintes, celles-ci sont en général immédiatement licenciées (Calisaya et Flores 2006 ; entretiens avec l’auteure 2003-2006). C’est également devenu une pratique courante des employeurs que de demander aux employées qui postulent de présenter un test de grossesse ou d’apporter une preuve de stérilisation. […] Sur un échantillon d’environ 1 400 travailleuses des fleurs en Colombie, l’organisation Cactus a constaté que 85 % d’entre elles s’étaient soumises à un test de grossesse comme condition préalable à l’embauche.
Les syndicats
15Le droit de s’organiser est clairement prévu par les conventions 11 et 87 de l’Organisation internationale du travail, conventions qui ont été ratifiées par la Colombie […]. Néanmoins, les travailleurs du secteur des fleurs […] qui essayent de se syndiquer pour défendre leurs droits et négocier leurs conditions de travail avec les employeurs sont confrontés à des représailles immédiates. Les travailleuses qui ont créé ou rejoints des syndicats ont été licenciées, mises sur liste noire et menacées de violence physique ou de mort. […] Une travailleuse de l’industrie des fleurs colombienne raconte : « Le mois dernier, le directeur a renvoyé deux femmes avec lesquelles je travaillais, en disant qu’elles étaient membres de syndicats et qu’elles ne pouvaient par conséquent pas continuer à travailler pour l’entreprise ; il les a averties qu’elles ne trouveraient pas non plus de travail dans une autre entreprise » (entretien avec l’auteure, le 12 novembre 2006). […]
Le droit du travail colombien
16Les changements récents dans le droit du travail colombien, matérialisés par la loi 789 de décembre 2002, ont été présentés comme une tentative de « mettre en œuvre des mesures pour soutenir l’emploi et améliorer la protection sociale ».
17En réalité, cette réforme n’a fait qu’alourdir le fardeau des travailleuses et détériorer la protection des femmes dans le secteur de la fleur coupée ainsi que dans d’autres industries. Les amendes payées par les employeurs en cas de licenciement abusif ont été réduites. De plus, les règles régissant les horaires de travail et le paiement des heures supplémentaires ont été modifiées, ce qui a particulièrement touché les travailleurs du secteur floral qui font un nombre démesuré d’heures supplémentaires durant les périodes de pointe comme les semaines qui précèdent la Saint Valentin. Auparavant, le travail effectué après six heures du soir était considéré comme un travail de nuit, et donc mieux rémunéré, en particulier s’il s’agissait « d’heures supplémentaires » qui s’ajoutaient donc à l’emploi du temps habituel. Mais la loi 789 a modifié le code du travail de telle sorte que les horaires de nuit ne commencent qu’à partir de dix heures du soir. En outre, la nouvelle législation a réduit la compensation financière pour le travail effectué les dimanches et jours fériés, la faisant passer de 100 % à seulement 75 % du salaire normal.
18Les initiateurs de la réforme de la loi du travail affirmaient que le fait de réduire les coûts pour les employeurs leur permettrait d’engager davantage, et par conséquent d’augmenter le nombre d’emplois disponibles. Le chômage a effectivement légèrement diminué, mais il est difficile de savoir dans quelle mesure cette baisse est attribuable à la réforme car les études réalisées en Colombie ne se sont pas penchées sur les effets des nouvelles règles en matière d’horaires de travail sur la création d’emplois. L’Observatoire du marché du travail et de la sécurité sociale (OMTSS) de l’Université Externado de Colombie a estimé que seuls 1,7 % des emplois récemment créés seraient imputables à la réforme de la loi du travail (Chaparro 2004). Dans la pratique, les changements ont amélioré la flexibilité et diminué les coûts pour les employeurs, tout en augmentant le nombre d’heures supplémentaires obligatoires. […]
19Certains membres du gouvernement colombien ont commencé à reconnaître la validité de la critique généralisée des effets de cette loi du travail sur la classe ouvrière. Le nouveau vice-ministre du travail, Andres Fernando Palacio Chaverra, a affirmé que de nouvelles modifications de la loi étaient en cours d’examen, en raison des doutes existants sur la pertinence et l’utilité de certaines des dispositions de la loi de 2002 – y compris l’allongement de la journée de travail (El País 2007). Cependant, Ricardo Zamudio, de l’organisation Cactus, soutient que l’abrogation de la réforme de 2002 reviendrait simplement à choisir « le moindre de deux maux » sans toutefois permettre d’initier les changements structurels nécessaires à la promotion de conditions de travail décentes pour la main-d’œuvre du secteur des fleurs (Zamudio 2007).
Les stratégies des ONG
20De nombreuses femmes travaillant dans le secteur […] des fleurs n’ont pas d’expérience préalable de l’emploi salarié. Certaines ont migré depuis d’autres régions du pays pour chercher du travail et parce qu’elles ne disposaient pas d’un réseau local de soutien. Ces femmes n’ont souvent pas connaissance leurs droits, même dans les domaines où la législation nationale sur le travail garantit largement leur protection. Elles manquent également des ressources et de l’expérience nécessaire pour demander à ce que ces droits soient respectés. La plupart commencent à travailler dans le secteur agroindustriel « sans expérience du travail salarié, sans avoir jamais travaillé dans un contexte où leurs droits étaient reconnus ou sans avoir jamais participé à un processus d’acquisition de droits nouveaux. Il leur est donc difficile de réclamer l’application des droits déjà obtenus et prévus par la loi, comme ceux liés à la maternité » (Calisaya et Flores 2006, 35). Des organisations comme […] Cactus travaillent dans ce contexte en organisant des campagnes d’information, d’éducation et de sensibilisation, et en proposant un service d’assistance juridique, dans le but de promouvoir des conditions de travail plus sûres et plus justes pour les femmes actives dans l’agroindustrie. […]
Permettre un accès aux recours juridiques
21Depuis plusieurs années, l’organisation Cactus a mis en place un centre d’assistance juridique pour les travailleuses du secteur des fleurs à Tocancipá, une petite ville entourée de plantations de fleurs, près de la capitale. Ce centre diffuse des informations sur ses services gratuits chaque semaine sur son programme de radio local. Depuis 2000, il a traité les cas de plus de 500 travailleurs du secteur floral venant de dizaines d’entreprises différentes. Parmi eux, 70 % environ étaient des femmes, et un quart d’entre elles étaient des mères célibataires (Paez Sepulveda 2004 ; 2006).
22Les plaintes reçues par le centre d’assistance juridique concernent, pour la plupart, le non-paiement ou le paiement en retard des salaires, des licenciements injustifiés, ou le non paiement des heures supplémentaires ou des cotisations à la sécurité sociale par les employeurs. Les travailleurs viennent également chercher des informations de base sur les droits du travail selon la loi colombienne (Paez Sepulveda 2004 ; 2006).
23Près de 20 % des travailleurs ayant eu recours au centre avaient été licenciés sans motif légal relatif à leur comportement ou à leurs qualifications. Certains avaient été licenciés pour avoir refusé de faire des heures supplémentaires, alors que la loi stipule que les heures supplémentaires doivent être effectuées sur une base volontaire. D’autres avaient été licenciés à cause de maladies professionnelles, qui réduisaient leur productivité au travail. Certaines femmes avaient été licenciées pour cause de grossesse (Paez Sepulveda 2004 ; 2006).
24Les recherches montrent que ce travail d’assistance juridique est devenu, pour les avocats de Cactus, un véritable parcours du combattant, à cause de l’intransigeance des employeurs, des retards dans les procédures judiciaires, et du manque de ressources attribuées aux agences gouvernementales chargées de faire respecter les lois du travail et les décisions de justice. Dans 60 % des cas de plaintes déposés par Cactus auprès les tribunaux du travail, les employeurs ne se sont pas présentés aux audiences, et l’organisation a dû payer un tuteur ad-litem, ou un avocat désigné afin de les représenter. Même dans les cas où les décisions de justice ont été rendues en faveur du travailleur, l’employeur a, souvent, purement et simplement refusé de se conformer au jugement de la Cour. Dans d’autres cas, les inspecteurs du travail ont dû intervenir en tant que médiateurs, ce qui n’a abouti qu’à la résolution de 30 % des plaintes en faveur des travailleurs (ce que l’ont peut attribuer en partie au fait que les employeurs ne se sont pas présentés aux audiences). En général, les procédures légales sont très lentes, il fait patienter de deux à sept ans pour qu’une plainte soit étudiée par les tribunaux du travail (Paez Sepulveda 2007).
25Malgré ces obstacles, les avocats de Cactus ont réussi à gagner de nombreuses batailles importantes. Ces victoires ont permis de réaffirmer les droits des travailleuses, et même de susciter certains changements dans les pratiques des entreprises.
26L’exemple suivant illustre mon propos. Une maladie nerveuse a été diagnostiquée chez une travailleuse des fleurs, qui souffrait d’importantes douleurs physiques, d’engourdissements et d’une perte de sensation et de force dans ses membres. Le département de toxicologie de l’Université nationale a établi que la cause de sa maladie était une exposition aux neurotoxines utilisées dans la plantation de fleurs dans laquelle elle travaillait. Cactus a défendu son cas et gagné son procès et, en février 2005, le tribunal municipal a pris la décision de lui faire subir les examens nécessaires auprès de son établissement de santé de rattachement (EPS) pour déterminer le traitement médical adéquat. Entre 2004 et 2005, quatre femmes qui considéraient qu’elles avaient été licenciées abusivement par des entreprises florales pour cause de grossesse ont eu recours aux services d’assistance du centre d’assistance juridique de Cactus. Les deux femmes qui ont par la suite décidé de porter plainte ont gagné leur procès – l’une a récupéré son travail, et l’autre a bénéficié d’un congé de maternité payé.
27Finalement, en 2006, Cactus a obtenu une décision judicaire qui constituera sans doute un précédent important pour les droits des travailleuses du secteur des fleurs engagées par l’intermédiaire des prétendues « coopératives », et de celles qui sont licenciées pour cause de problèmes physiologiques causés par des accidents ou des maladies liés à leur travail. Cette année-là, Cactus a représenté Hilda Fresneda, une travailleuse du secteur des fleurs qui avait été licenciée par une « coopérative » à la suite d’un accident de travail à la période de pointe de la Saint Valentin 2005. Elle avait par conséquent perdu son affiliation à son institution de santé de rattachement (EPS). Cactus a prouvé qu’Hilda avait été licenciée à cause de sa maladie professionnelle, et la Cour a ordonné à l’EPS de lui fournir des soins médicaux immédiats. La Cour constitutionnelle a également jugé que la « coopérative » se comportait comme une entreprise de sous-traitance, et lui a ordonné de la réintégrer. Omaira Paez Sepulveda, avocate de Cactus, explique : « Une telle décision de la Cour constitutionnelle constitue un outil déterminant pour intervenir en cas d’atteinte aux droits des travailleurs. Cette décision permet de garantir des droits humains qui n’étaient auparavant pas reconnus ».
28Madame Paez Sepulveda affirme que, « outre l’obtention de réparations pour les individus dont les droits ont été violés, je pense que nous avons un impact important sur certaines entreprises qui portent systématiquement atteinte aux droits du travail. Dans l’étude réalisée par le centre auprès de ses clients au cours du mois de mai, les travailleuses nous ont dit que les plaintes déposées avec l’assistance de Cactus avaient permis de transformer les pratiques de deux des entreprises dans lesquelles elles travaillaient » (2007).
29L’assistance juridique fournie par Cactus est exemplaire, d’abord parce qu’elle aide individuellement les travailleuses qui n’ont ni les ressources ni l’expérience nécessaires pour déposer une plainte, mais aussi parce qu’elle peut, dans certains cas, avoir un impact à un niveau plus général. Les précédents juridiques sont particulièrement importants, tout comme les changements dans les pratiques des entreprises, les 500 personnes qui ont fait appel aux services de Cactus représentant moins d’un pour cent des travailleurs de l’industrie colombienne des fleurs. Si les tribunaux du travail avaient à leur disposition les ressources humaines et financières nécessaires pour agir plus rapidement dans ce genre de situation, et si les employeurs avaient l’obligation de comparaître à toutes les audiences, bien d’autres avancées pourraient être obtenues.
Conclusion
30Malheureusement, les efforts déployés par des organisations comme Cactus […] sont entravés par une absence de volonté politique d’accorder de l’importance à la qualité et la sécurité des emplois dans les entreprises NTAE en Colombie […], le « progrès » étant uniquement évalué sur la base d’indicateurs macro-économiques.
31Selon Omaira Paez Sepulveda, de l’organisation Cactus, « une des raisons qui explique la prépondérance des femmes dans ce secteur est que celles-ci sont vues comme un groupe qui peut facilement se soumettre à des conditions de travail flexibles et précaires, étant donnée leur situation de vulnérabilité socio-économique » (Paez Sepulveda 2004, 8). Les mères célibataires, en particulier, subissent une forte pression qui les pousse à accepter n’importe quel travail puisqu’elles sont seules à subvenir aux besoins de leurs enfants. De plus, comme les travailleuses n’ont accès ni aux formations professionnelles ni aux postes de supervision, elles sont pas en position de négocier une hausse de leurs salaires ni une plus grande stabilité d’emploi. Ne bénéficiant pas de salaires décents, les femmes ne peuvent par conséquent pas garantir à leurs enfants une alimentation de qualité et un accès à l’enseignement supérieur qui permettrait à la famille de sortir de la pauvreté. Les organismes de développement ainsi que les bailleurs de fonds qui défendent les intérêts du secteur NTAE devraient reconnaître que les pratiques actuelles d’embauche et de gestion, dans un contexte où les lois du travail ne sont pas appliquées, sont un terrain favorable pour l’exploitation et la discrimination. […]
32Les gouvernements nationaux doivent également respecter et protéger ouvertement les activités légales des organisations qui cherchent à protéger les droits des travailleurs, hommes et femmes. En Colombie, le président Uribe a accusé les organisations de défense des droits humains d’être des bastions de terroristes, plaçant de la sorte les ONG dans une « situation très précaire », selon Jorge Rojas, directeur du Bureau pour les droits humains et les déplacements forcés (BBC News 2003). Cactus est l’une des ONG colombiennes qui a reçu le plus de menaces ces dernières années (Zamudio 2007). Cela rend la conduite de ses activités de plus en plus difficile et de plus en plus dangereuse.
33L’inefficacité et la longueur des procédures judiciaires posent également problème, en particulier pour les travailleuses qui ont été licenciées et ne peuvent se permettre d’attendre plusieurs années pour avoir droit à une compensation – ainsi que pour les ONG sous-financées qui les représentent. Les tribunaux du travail devraient être structurés de manière à garantir aux travailleuses des ressources légales réelles, au lieu de donner un avantage inéquitable aux employeurs délinquants. Les programmes de développement et les fondations devraient concentrer leurs efforts sur l’appui aux organisations qui tentent de répondre aux besoins des travailleuses.
34Enfin, les travailleuses devraient être autorisées à s’organiser, conformément à la loi, et pouvoir agir collectivement pour défendre leurs droits, au lieu d’être des sujets passifs subissant les caprices de leurs employeurs et les conséquences d’une stratégie de développement boiteuse.
Les femmes et l’agriculture moderne sous contrat1
Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture
L’une des caractéristiques intéressantes des filières agricoles modernes est le développement de l’agriculture sous contrat, faisant appel à des exploitations satellites pour les produits à haute valeur marchande ; les grandes sociétés de transformation des produits agricoles peuvent ainsi chercher à s’assurer un approvisionnement régulier en produits de qualité. Un tel système peut aider les petits agriculteurs ou les petits éleveurs à surmonter les obstacles techniques et à absorber les coûts de transaction nécessaires pour répondre aux exigences toujours plus strictes des consommateurs urbains, sur les marchés intérieurs et internationaux.
Les données disponibles montrent toutefois que, très fréquemment, les agricultrices ne participent pas à ces arrangements modernes d’agriculture sous contrat, parce qu’elles n’ont pas un contrôle garanti sur les terres, la main-d’œuvre familiale et d’autres ressources requises pour assurer un approvisionnement fiable en produits agricoles. Par exemple, les femmes représentent moins de dix pour cent des petits agriculteurs participant au programme d’agriculture sous contrat pour le secteur kényan d’exportation de fruits et de légumes frais (Dolan 2001), et on ne comptait qu’une seule femme au sein de l’échantillon de 59 agriculteurs sénégalais produisant, sous contrat, des haricots verts destinés à l’exportation (Maertens et Swinnen 2009).
Si les hommes contrôlent les contrats, ce sont les femmes qui font l’essentiel du travail sur les parcelles cultivées sous contrat, pour le compte de leur famille. Ainsi, parmi toutes les exploitations produisant, sous contrat, de la canne à sucre en Afrique du Sud, l’agriculteur principal présent sur les parcelles était, dans 70 % des cas, une femme (Porter et Philips-Horward 1997). En Inde, dans le Pendjab, les femmes travaillent plus d’heures que les hommes sur les parcelles produisant des légumes sous contrat, contrôlées par les hommes (Singh 2003). En Chine, dans un grand programme d’agriculture sous contrat auquel participent des milliers d’agriculteurs, les femmes, qui ne signent pas les contrats elles-mêmes, assurent néanmoins le plus gros du travail sous contrat (Eaton et Shepherd 2001).
Les femmes ne reçoivent probablement pas une juste rétribution pour leur travail sur les parcelles cultivées sous contrat, car il s’agit souvent d’un travail familial non rémunéré (Maertens et Swinnen 2009). Les informations sont contradictoires en ce qui concerne l’agriculture sous contrat : pour certains, elle augmenterait les revenus globaux des ménages, alors que pour d’autres, elle créerait des conflits entre cultures de rapport et cultures vivrières. Par exemple, selon Dolan (2001), la croissance des filières d’approvisionnement en produits horticoles à haute valeur marchande a eu des retombées négatives pour les femmes kényanes vivant en milieu rural, parce que les terres et la main-d’œuvre traditionnellement utilisées par les femmes pour cultiver des légumes pour la consommation familiale et la vente sur les marchés locaux ont été accaparées par les hommes pour la production maraîchère sous contrat, destinée à l’exportation. Par ailleurs, Minten, Randrianarison et Swinnen (2009) constatent qu’à Madagascar, la production sous contrat de légumes à haute valeur marchande améliore la productivité des cultures vivrières (riz), par effet de propagation des technologies, d’où un accroissement des aliments disponibles dans les ménages et un raccourcissement de la période de soudure ou « saison de faim », même si des résultats ventilés selon le sexe ne sont pas disponibles. Maertens et Swinnen (2009) ne trouvent aucune trace de conflit entre les hommes et les femmes pour l’utilisation des ressources, dans le secteur d’exportation des haricots verts au Sénégal, parce que les ménages n’allouent qu’une partie de leurs terres et de leur maind’œuvre à ce secteur et les haricots verts sont produits en contre-saison, en dehors de la campagne principale qui produit les cultures vivrières de base et d’autres cultures de subsistance.
Références bibliographiques
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Traduit de l’anglais. Texte original: Non-traditional agricultural export industries : conditions for women workers in Colombia and Peru. Gender and Development. XVI(1) : 13-26. 2008. La version originale peut être consultée sur le site de l’éditeur : http://0-www-tandfonline-com.catalogue.libraries.london.ac.uk/doi/pdf/10.1080/13552070701876078.
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Notes de bas de page
1 Les informations de cette section s’inspirent de Maertens et Swinnen 2009.
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