Structures agraires et sous-développement en Afrique et en Amérique latine
p. 33-38
Note de l’éditeur
Référence : Stavenhagen, Rodolfo. “Structures agraires et sous-développement en Afrique et en Amérique latine” in Christine Verschuur, Genre, changements agraires et alimentation, Genève, Cahiers Genre et Développement, n°8, Genève, Paris : EFI/AFED, L'Harmattan, 2012, pp. 33-38, DOI : 10.4000/books.iheid.5241 – Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
1Durant l’époque coloniale, le capitalisme a pénétré le secteur agricole traditionnel. Vers le milieu du XXe siècle, à l’échelle mondiale il était devenu évident qu’une grave crise agricole se produisait dans la plupart des pays du Tiers monde. Beaucoup de pays sous-développés qui étaient des exportateurs traditionnels de produits primaires vers les pays industrialisés furent confrontés à la fois à une baisse de la production des denrées alimentaires et à une hausse démographique. Des prédictions néo-malthusiennes néfastes de famines à venir se répandirent en divers endroits, et des efforts groupés commencèrent à être fournis à tous les niveaux pour accroître la production agricole et la productivité dans les pays sous-développés. On croyait d’une manière générale que cette situation était imputable à l’agriculture arriérée de subsistance de ces pays et qu’il était nécessaire de la transformer en une agriculture commerciale moderne hautement mécanisée pour pouvoir atteindre le niveau de développement désiré.
2La tâche principale de nombreux programmes d’assistance internationale fut alors de faire du paysan traditionnel un agriculteur entreprenant tourné vers le marché.
3Peu nombreux ont été ceux qui ont montré que la « crise » n’était pas tellement due à l’agriculture de subsistance, mais plutôt aux mauvaises adaptations structurelles résultant de la croissance incontrôlée du secteur d’exportation primaire selon des systèmes capitalistes dont l’existence était devenue un obstacle au développement équilibré d’une agriculture destinée surtout à satisfaire la demande extérieure croissante de denrées alimentaires et d’autres produits.
4Les efforts fournis en vue d’accroître rapidement la production agricole globale ont inévitablement abouti à une accentuation de la « modernisation » et des facteurs de production de toute sorte ont été acheminés à un rythme croissant dans les secteurs les plus susceptibles de répondre rapidement et de façon efficace. Ce processus s’est accéléré au cours des quelques dernières années à la suite de la dite « révolution verte » dont les effets à la fois (positifs et négatifs) ont été surtout ressentis en Asie du Sud-Est.
5En Amérique latine, l’obstacle politique et social représenté par le système de la hacienda commençait à gêner les dirigeants politiques dès les premières secousses provoquées par la Révolution cubaine qui avait eu des répercussions à travers le continent. En même temps, l’inquiétude générale quant aux faibles résultats du secteur agricole amena de nombreux spécialistes à se pencher de plus près sur la structure agraire de l’Amérique latine. Des mouvements en faveur d’une réforme agraire se répandirent. Dans les classes inférieures, les paysans réclamaient des terres et l’abolition des systèmes d’exploitation oppressifs ; et dans les classes au-dessus, les techniciens et étudiants, spécialistes des questions agraires, suggéraient que les principaux obstacles au développement agricole devaient être recherchés dans les dispositions institutionnelles qui régissaient les systèmes de tenure foncière et les rapports de production des terres (CIDA 1965-66). La réforme agraire ne s’était pas toutefois répandue à travers l’Amérique latine, comme on s’y attendait au début des années 1960 parce que surtout, l’oligarchie agraire et ses alliés nationaux et internationaux étaient suffisamment puissants pour la bloquer à différents niveaux. Vers la fin des années 1960, il était devenu manifeste que la réforme agraire était essentiellement politique. Pour les paysans et leurs alliés, la réforme agraire était une réclamation politique et c’est pour cette même raison que les classes dirigeantes y étaient opposées. Il est devenu clair maintenant que la crise économique de l’agriculture (faibles taux de croissance) ne peut être résolue par la bourgeoisie que dans le cadre de la structure agraire actuelle et aux dépens des paysans.
6C’est pourtant ce qui est en train de se passer dans la plupart des pays latino-américains. La modernisation de l’agriculture (englobant l’introduction des techniques, la mécanisation, l’introduction des variétés à haut rendement et autres facteurs de production améliorés, les services de vulgarisation agricole, etc.) est en train de se poursuivre plus ou moins rapidement dans différents pays, mais (et c’est là le point important) a tendance à ne profiter qu’à un petit groupe d’agriculteurs privilégiés qui contribuent de plus en plus à l’accélération de la croissance globale et déterminent la plus grosse part du revenu agricole. Ceci est en train de se produire également dans les pays qui ont déjà entrepris une réforme agraire comme le Mexique où le développement agricole au cours des trois dernières décennies a été extrêmement polarisé. Dans ce processus, la majorité des petits propriétaires et ceux qui ont bénéficié de la réforme agraire dans ce pays ont été relégués à une position marginale.
7Dans leurs efforts en vue de « faire progresser l’agriculture » dans son ensemble (c’est-à-dire d’augmenter la production globale, et l’offre de produits agricoles et d’améliorer la balance des paiements des pays intéressés en augmentant les exportations de produits agricoles ou du moins en diminuant la dépendance de ces pays à l’égard des importations de tels produits), les partisans de la modernisation ont volontairement soutenu les grandes propriétés aux dépens des petites propriétés et de l’économie paysanne. Le résultat de cette politique sera, dans quelques années, désastreux pour la majorité de la population paysanne. […]
8Ces politiques sont mises en œuvre par l’intermédiaire de programmes à double orientation :
des programmes en vue de renforcer le secteur des grandes propriétés par l’apport massif de facteurs de production plus « modernes » dans l’agriculture et d’améliorer ainsi les faibles résultats de ce secteur, combinés à des mesures dites d’incitation économique destinées à faire appel à davantage d’efforts de la part de l’élite terrienne ;
des programmes marginaux ou truqués « d’amélioration de la tenure foncière destinés à « rendre la paysannerie heureuse » (Feder 1971, 279-280).
9Il en résulte la marginalisation croissante de la paysannerie et l’apparition d’un vaste sous-prolétariat jusqu’ici inconnu et qui est en train d’être exclu de l’agriculture sans pouvoir être incorporé dans les activités productives des secteurs non agricoles du fait des caractéristiques du processus d’industrialisation dans le système du capitalisme sous-développé, dépendant et périphérique.
10Dans ce contexte, les réformes agraires qui se contentent de redistribuer des micro-lopins (mini-propriété) de terres aux petits propriétaires (comme c’était le cas au Mexique et en Bolivie) ne seront que des mesures servant de bouche-trou. À vrai dire, la redistribution des terres en faveur de la paysannerie augmente les possibilités d’emploi et la production agricole étant donné l’efficacité du système des grandes propriétés (latifundia) (OIT 1971 ; Feder 1971). Mais c’est précisément la crainte de la réforme agraire et la perte de leur pouvoir politique et économique qui a poussé l’élite terrienne à moderniser ses activités au cours des dernières années. Grâce à une production à plus forte utilisation de capital, à l’accès facile au crédit bon marché et au contrôle des systèmes de commercialisation, l’élite terrienne a pu améliorer sa situation tout comme, pour des raisons politiques, elle a commencé à tolérer certaines formes de réforme de la tenure foncière. Le problème reste maintenant de savoir dans quelle mesure ces tendances pourront se réaliser, sur le plan politique, en Amérique latine au cours des années à venir.
11En Afrique, les tendances apparues durant la période coloniale pour renforcer le capitalisme agraire persistent même après l’indépendance. L’accent placé, dans certains pays, sur une ou deux cultures commerciales destinées à l’exportation, a créé pour l’agriculture, des problèmes qui ne sont pas faciles à résoudre. Premièrement, beaucoup de pays normalement capables de développer la production de denrées alimentaires, doivent les importer. Deuxièmement, la détérioration des termes du commerce a porté préjudice au secteur des exportations et par conséquent à l’ensemble de l’économie nationale. Troisièmement, le développement du secteur des exportations de cultures commerciales a favorisé une classe de plus en plus puissante de capitalistes ruraux appelés « Kulaks » engagée dans les activités d’importation et d’exportation, associée à la bureaucratie gouvernementale, et dépendant directement ou indirectement des sociétés étrangères (c’est-à-dire les gouvernements) pour leur appui économique et politique (Amin 1971 ; Dumont 1971).
12Il semble peu probable, cependant, que ce développement puisse conduire à une structure agraire identique à celle de l’Amérique latine. […]
13En Afrique, le développement agricole semble plus susceptible de rester en liaison (et ceci de plus en plus) avec les plans régionaux de développement et les projets de peuplement ou de colonisation sous le contrôle du gouvernement. D’énormes investissements seront affectés (avec l’assistance technique, par conséquent le contrôle international) dans un certain nombre de régions (office du Niger par exemple), de nouvelles terres seront ouvertes à la culture, les réseaux fluviaux seront contrôlés, des travaux d’irrigation seront entrepris, une nouvelle technologie sera employée, des variétés à hauts rendements seront introduites (par exemple le riz, le blé, le maïs), un crédit contrôlé sera accordé, etc. Ceci contribuera à l’accroissement de la production globale de la productivité dans un délai relativement court. Les agriculteurs venant des régions prises comme objectifs ou d’autres régions recevront des terres sous différentes formes de dispositions agraires contrôlées et réaliseront, on l’espère, des rendements plus élevés dans un temps très court.
14À part les problèmes inhérents à ces efforts de planification régionale (bureaucratisation, corruption et autres facteurs évitables et inévitables), il semble certain que ces projets ne peuvent absorber qu’une faible proportion de la population rurale des pays intéressés. En outre, en dépit des mesures spéciales destinées à garantir à tous les participants l’accès aux terres et aux ressources, il semble qu’un processus de différenciation socio-économique accélérée se déroule dans les régions couvertes par ces programmes. Cela signifie qu’une minorité d’entrepreneurs bien nantis sera en mesure de faire des progrès rapides, alors qu’une classe de paysans appauvris sera de plus en plus dépendante et endettée vis-à-vis d’elle. Ces programmes de développement profiteraient essentiellement à une classe de grands propriétaires ou de propriétaires terriens moyens engagée dans le développement du capitalisme commercial (voir Dumont 1971 pour une appréciation concernant l’Office du Niger).
15À l’autre extrême, la grande masse de la population rurale continuera à être associée à l’économie de subsistance et à servir de réserve de main-d’œuvre aux secteurs agricoles modernes et secteurs non agricoles de l’économie. Beaucoup parmi ces travailleurs ruraux continueront à émigrer vers les villes du fait en partie des pressions démographiques croissantes sur les terres et de la fragmentation progressive des terres familiales dans beaucoup de régions (voir par exemple Huth 1969, pour une étude du Nigeria oriental). Ainsi la paysannerie africaine est en train de subir un processus de marginalisation identique à celui qui, dans des conditions historiques différentes, est en train de se dérouler en Amérique latine.
16Tant que la majorité des pays des deux continents, liés par des circonstances historiques (le commerce triangulaire de l’époque coloniale, basé sur l’esclavage), maintiendront une stratégie de développement capitaliste, il est probable que les grands problèmes des populations rurales ne seront pas résolus, mais s’aggraveront au contraire. En effet une telle stratégie équivaut à une « croissance sans développement » ou à un « développement extra-verti », (Amin 1970), c’est-à-dire qu’elle est destinée à accroître le taux de croissance globale et la production en renforçant le secteur des exportations et, au mieux, en développant une certaine forme d’industrialisation de substitution à l’importation. Cette stratégie, comme l’ont également démontré l’expérience latino-américaine et certains cas en Afrique (Côte d’Ivoire et Zaïre par exemple) profite à une petite classe dirigeante en expansion ainsi qu’à une classe moyenne de bureaucrates dépendante d’elle mais exclut la grande masse de la population. Ce développement polarisé renferme toutes les caractéristiques d’une situation coloniale interne (Stavenhagen 1972). Tant que la majorité de la population des pays africains comme des pays latino-américains sera engagée dans l’agriculture et la vie rurale en général, ce sera la paysannerie (et ses rejetons formant les masses marginales des villes) qui supportera le plus le poids de cette stratégie du développement. […]
Source du chapitre : Structures agraires et sous-développement en Afrique et en Amérique latine. L’Homme et la société. N° 33-34 : 37-53. 1974. Texte original sur https://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1974_num_33_1_1541
Bibliographie
Amin, S. 1970. L’accumulation à l’échelle mondiale. Paris : Éditions Anthropos.
–––. 1971. Le développement du capitalisme en Côte d’Ivoire. Dakar : IDEP/Reproduction/209.
CIDA (Inter-American Committee for Agricultural Development). 1965-66. Tenencia de la tierra y desarrollo socio-economico del sector agricola. Washington : Pan American Union.
Dumont, R. 1971. Notes sur les implications sociales de la révolution verte en quelques pays d’Afrique. Genève : Institut de Recherche des Nations Unies pour le Développement Social.
Feder, E. 1971. The rape of the peasantry, Latin America’s landholding system. New York : Anchor Books.
Huth, W. P. 1969. Traditional institutions and land tenure as related to agricultural development among the Ibo of Eastern Nigeria. Research Paper N° 36. Land Tenure Center. Madison, Wisconsin : University of Wisconsin.
International Labour Office (ILO), 1971. Agrarian reform and employment. Geneva : International Labour Office.
Stavenhagen, R. 1969. Les classes sociales dans les sociétés agraires. Paris : Éditions Anthropos.
––– 1973. Sept thèses erronées sur l’Amérique latine ou comment décoloniser les sciences humaines. Paris : Éditions Anthropos.
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Genre, changements agraires et alimentation
Ce livre est cité par
- (2021) Quotidien politique. DOI: 10.3917/dec.pruvo.2021.01.0367
Genre, changements agraires et alimentation
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