Les slovaques et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes : à la recherche d’une solution
p. 83-102
Texte intégral
Introduction
1Selon l’historien britannique Robert Seton-Watson, qui fut un des premiers Européens à étudier la situation des Slovaques en Hongrie1, “la renaissance d’efforts littéraires et de sentiments nationaux en Hongrie [au début du dix-neuvième siècle], n’était pas le monopole d’une race particulière, mais un phénomène généralisé qui se fit sentir tout aussi bien chez les Croates, les Serbes et les Slovaques que chez les Magyars”2. Cependant, un siècle plus tard, au lendemain de la Grande Guerre, lorsque la carte de l’Europe fut refaite à Versailles, ce n’est pas à toutes les nations se trouvant sous la tutelle habsbourgeoise que l’on donnait la possibilité de jouir du droit à l’auto-détermination. Parmi les nations auxquelles on nia ce droit, figurent les Slovaques.
2Cette décision avait été prise, entre autres, en fonction de l’évolution nationale des peuples d’Europe centrale tout au long du siècle précédent. Ses conséquences se font encore sentir aujourd’hui car la question du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est restée à l’ordre du jour international. Avec la fin de l’expérience totalitaire dans ce qui était l’Europe de l’Est, certaines de ces nations, dont les Slovaques, exigent maintenant le privilège d’exercer ce droit.
Le droit à l’auto-détermination
3Quelles options les Slovaques peuvent-ils envisager ? L’exercice du droit à l’auto-détermination ne peut se faire sans tenir compte à la fois de la réalité internationale contemporaine et de l’expérience historique. En 1918, lorsque fut créée la nouvelle Europe centrale, ces deux facteurs avaient joué leur rôle dans l’édification de ces nouveaux États. Si, au début du xixe siècle, les Slovaques se trouvaient au même point de départ que les autres nations de la région, leur évolution jusqu’à la veille de la paix de Versailles ne favorisait guère leur accès à l’indépendance étatique. Cela tient d’abord au fait qu’un accord sur une langue littéraire slovaque commune n’a été conclu qu’au milieu du siècle et rendait difficile, voire impossible la mise en œuvre d’une politique nationale susceptible de créer les bases idéologiques et sociales d’une indépendance éventuelle. En ce sens, les Magyars, par exemple, possédaient un avantage certain, car, comme l’écrit Seton-Watson, “ne jouissant aucunement d’un bon démarrage, [ils] dépassèrent [toutefois] très rapidement les autres”3 grâce à leurs écrivains et leurs hommes politiques. Ensuite, la magyarisation, cette politique d’assimilation de Budapest sapait les énergies politiques, économiques et sociales des Slovaques. Tous leurs efforts étaient consacrés à la survie nationale, lutte que Seton-Watson décrivit à l’époque où la magyarisation battait son plein4.
4Ensuite, la réalité internationale en 1918, même si elle s’appuyait sur le principe de l’auto-détermination, modifiait celui-ci en fonction d’exigences géo-stratégiques et des intérêts des grandes puissances européennes. C’est ainsi que la création d’un seul État réunissant deux nations slaves, les Tchèques et des Slovaques et une poignée de minorités nationales, notamment des Allemands et des Hongrois, paraissait préférable à l’apparition de deux, peut-être trois petits États, dont la viabilité ne semblait pas certaine à l’époque. De plus, pour la France, qui cherchait à assurer sa sécurité, la création de ce qui allait devenir la Tchéco-Slovaquie était garante, comme l’écrit Ernest Denis, d’un frein au “péril germanique”5.
5Contrairement aux Slovaques, les Tchèques possédaient des droits historiques, condition suffisante mais pas nécessaire pour former un État. Ils disposaient aussi d’une classe moyenne et d’une couche bureaucratique ; ils jouissaient de l’appui des grandes puissances, et leurs arguments contre l’indépendance raciale, linguistique et historique des Slovaques et en faveur de leur incorporation dans le nouvel État étaient acceptés sans réserve6. De plus, l’évolution nationale slovaque au dix-neuvième siècle avait été telle qu’aucun homme politique slovaque n’était en mesure de contredire de façon convaincante les arguments avancés par les Tchèques et leurs amis européens. L’historien anglais A.J.P. Taylor a raison d’écrire que “Masaryk connaissait peu les Slovaques ; les autres les connaissaient encore moins. C’était sa force en traitant avec les leaders alliés”7. C’est ainsi qu’est née la Tchéco-Slovaquie8.
6Quelle est la réalité internationale plus de soixante-dix ans après Versailles et quelle a été l’expérience historique tant de l’État créé par le Traité de Saint-Germain que des Slovaques ? Comment ces deux facteurs influencent-ils les options que les Slovaques peuvent envisager dans leur désir d’exercer le droit à disposer d’eux-mêmes ?
Deux thèmes
7Il n’y a pas lieu de faire ici l’histoire de la République tchécoslovaque, ni celle des Slovaques ; ces deux sujets font l’objet de plusieurs études9. Cependant, pour comprendre la réalité contemporaine, il faut souligner les deux thèmes qui, depuis le début, ont régi la vie politique de cet État : d’abord la gestion par la nation démographiquement majoritaire, les Tchèques, des relations avec la nation démographiquement minoritaire, les Slovaques, et les minorités nationales, notamment les Allemands, (de 1918 à 1945) ; ensuite la politique de modernisation poursuivie par l’élite politique. Ces deux thèmes sont intimement liés et les effets de la dynamique propre à chacun et à leur interaction ont fini par remettre en cause l’existence et la viabilité de cet État multinational, successeur en petit de l’Empire des Habsbourg.
a) Les relations tchèques-slovaques
8Avec la création de la Tchéco-Slovaquie, les Tchèques devaient surtout assurer la gestion de leurs relations avec deux groupes principaux, les Allemands et les Slovaques. Les relations entre les Tchèques et les Allemands ne seront réglées de façon définitive qu’au lendemain de la Deuxième guerre mondiale. En 1920, les Allemands, avec 3,123,568 ressortissants, étaient le deuxième groupe national de Tchécoslovaquie, alors que les Tchèques comptaient 6,818,995 nationaux10. Au cours des deux décennies de l’entre-deux guerres, les relations entre ces deux groupes ne s’étaient pas vraiment stabilisées et l’arrivée des nationaux-socialistes au pouvoir en Allemagne en 1933 n’a fait que les exacerber. Lorsque la Tchécoslovaquie fut abandonnée à son sort par les puissances occidentales à Munich en septembre 1938, le drame qui s’ensuivit, avec l’établissement par le Troisième Reich du Protectorat de Bohême-Moravie en mars 1939, eut pour résultat le renversement de la relation tchéco-allemande. La victoire contre l’Allemagne en 1945 redonna le pouvoir aux Tchèques et ceux-ci décidèrent de mettre un terme à ces relations difficiles par une politique d’expulsion. Ainsi, 2,921,000 d’Allemands quittèrent la Tchécoslovaquie au cours de la décennie qui suivit la guerre 11.
9Les relations avec les Slovaques étaient d’une toute autre nature. Les Tchèques avaient opté pour une politique d’assimilation, dictée en partie par le principe d’auto-détermination qui régissait la création du nouvel État. En refaisant la carte d’Europe centrale, les puissances alliées avaient basé la création des nouveaux États non seulement sur l’existence de droits historiques reconnus, mais aussi sur la présence d’une nation suffisamment importante démographiquement pour prendre en main la gouverne de l’État. D’après le recensement de 1920, la Tchécoslovaquie avait une population de 13,874,364 habitants, dont les Tchèques ne constituaient cependant que 49 %. En ajoutant les 1,941,942 Slovaques à la population tchèque, les deux nations ensemble rassemblaient 65 % de la population.12 Cet impératif démographique était un argument convaincant pour que les Alliés acceptent la création d’une nation politique “tchécoslovaque” pour gouverner le nouvel État13.
10Cette proposition datait, en fait, du milieu du dix-neuvième siècle ; elle avait trouvé un écho favorable, quoique de courte durée, chez quelques Slovaques14. Or, pendant la Grande guerre, écrit Taylor, “Masaryk reprit l’idée radicale de 1848 en proposant de créer une seule nation “tchécoslovaque” par un acte de volonté”15. L’élite tchèque, avec l’aide de quelques Slovaques, optait ainsi pour le tchécoslovaquisme, processus qui visait l’assimilation des Slovaques. Ce processus fut maintenu implacablement jusqu’en 1938 lorsque la Slovaquie, par un projet de loi approuvé au Parlement tchécoslovaque le 21 novembre, se vit accorder l’autonomie politique. Cette loi marquait aussi la fin de la “nation tchécoslovaque”.
11L’évolution de la situation internationale en Europe centrale après la Conférence de Munich permit au Parlement de Bratislava de déclarer l’indépendance de la Slovaquie le 14 mars 193916 ; 28 États accordèrent la reconnaissance diplomatique de jure et/ou de facto à la République slovaque17. Cependant, le Traité de protection que le gouvernement slovaque dut signer avec l’Allemagne, la rangeant ainsi du coté de l’Axe pendant la guerre, a fait de la Slovaquie un des vaincus ; son sort, décidé par les Alliés, était d’être ré-incorporée à la Tchécoslovaquie à la fin des hostilités.
12Après la guerre, la politique d’assimilation de la Première République céda la place à une politique d’intégration. Les Slovaques étaient reconnus comme nation, mais pour Prague il fallait en même temps empêcher toute volonté, voire toute velléité d’autonomie ou d’indépendance politique. A titre symbolique, la Slovaquie avait droit à un Conseil national ainsi qu’à un Conseil des ministres ; pour le reste la centralisation était de rigueur. Pour les Slovaques, l’arrangement constitutionnel dont ils jouissaient ressemblait trop au tchécoslovaquisme de l’entre-deux guerres. Il n’était pas question d’égalité, même formelle, entre les deux nations. Il fallut encore deux décennies avant que les Slovaques pussent réaliser au moins cet objectif.
13Il fallut l’adoption le 27 octobre 1968 (un demi-siècle après la création de l’État) d’une loi qui transformait la Tchécoslovaquie en un État fédéral, composée de deux républiques socialistes, pour que les Slovaques accédent à l’égalité formelle. Le fédéralisme accrut les compétences des organes nationaux slovaques, mais ne mit pas pour autant fin à la politique d’intégration. Bien au contraire, selon un auteur marxiste :
“Ce n’est évidemment qu’une question de temps pour que se développent, dans des circonstances nouvelles et des plus favorables, basées sur l’histoire récente de nos relations mutuelles, les conditions préalables qui mèneront à l’accélération du développement total et du rapprochement des Tchèques et des Slovaques et des nationalités dans la république et à l’aboutissement d’une telle synthèse que la notion d’un “peuple tchécoslovaque” sera le symbole d’une nouvelle unité qualitative de tous les citoyens de la CSSR18.”
14Voilà où en étaient les relations entre les deux nations quand le régime communiste fut renversé, en novembre 1989.
b) La politique de modernisation
15Depuis sa création, le Gouvernement tchécoslovaque poursuivait une politique de modernisation qui dépendait d’ailleurs beaucoup de l’état des relations entre les deux nations. Celà dit, la Slovaquie était aussi perçue comme un élément économique faible, essentiellement agricole et producteur de matières premières qui étaient ensuite envoyées dans les Pays tchèques pour devenir des produits manufacturés destinés à l’exportation. L’industrie slovaque non-extractive éprouvait beaucoup de difficulté à faire la concurrence à l’industrie tchèque, que favorisait la politique économique du gouvernement de Prague. Dans la période entre les deux guerres, surtout pendant la grande crise, c’est l’industrie et l’économie slovaques qui furent les plus atteintes19.
16Sous le régime communiste, la structure économique d’avant guerre fut maintenue dans l’ensemble, même si, dans sa politique économique, le Parti communiste mit l’accent sur le développement industriel slovaque20. L’écart entre les Pays tchèques et la Slovaquie était ainsi quelque peu comblé ; pourtant, la Slovaquie était victime en même temps de l’incompétence administrative et économique du régime et de sa destruction de l’environnement. Comme ce fut le cas dans d’autres pays de l’Est, la politique de modernisation des Communistes se solda par un constat d’échec et l’abandon de l’économie centralisée au profit d’une économie du marché. Les relations économiques entre les deux nations allaient aussi devenir l’objet d’un âpre débat surtout face aux perspectives de restructuration.
Deux réalités
17Avec la chute du communisme en novembre 1989, un important débat débutait en Slovaquie sur l’avenir de la nation et sur ses relations avec ses voisins, notamment avec les Tchèques. Deux réalités, qu’on pourrait appeler des variables, influencent tout particulièrement le débat : les conséquences de l’expérience des relations tchèco-slovaques et la direction politique que prennent les nations et les États d’Europe occidentale, membres de la Communauté économique européenne (CEE).
18Aux yeux des Slovaques, les relations tchèco-slovaques n’ont pas été bien gérées par les dirigeants de Prague. Bien au contraire, il semble que l’actif soit du côté des Slovaques. Selon Jaroslav Hontan :
“La politique slovaque dans “l’État commun” est caractérisée depuis plus de soixante-dix ans principalement par sa discipline et son obéissance qui, sous prétexte d’“une situation difficile en ce moment”, de “la patience”, d’“intérêts communs” ou d’autres slogans tchèques, fait exactement ce qui convient aux hommes politiques tchèques et non ce dont a besoin la nation slovaque21”.
19La politique tchèque a trouvé sa justification dans la théorie du “tchécoslovaquisme” que, selon Dusan Kovac, “la nation tchèque dans sa totalité était préparée historiquement à accepter. La nation slovaque récusait cette théorie même s’il y avait des Tchécoslovaques slovaques”22. Comme nous l’avons vu plus haut, elle est apparue au moment de la création de l’État tchéco-slovaque.”
20Pendant la période communiste, même s’il y avait reconnaissance de l’existence d’une nation slovaque, la politique du tchécoslovaquisme était néanmoins poursuivie au point où, selon Vladimir Repka, “avec le marteau communiste, ils réussirent là où ils avaient échoué entre les deux guerres - c’est-à-dire à changer notre essence nationale. A l’aide de prisons communistes, la tchécoslovaquisation de deux générations slovaques élimina jusqu’à un certain degré la dignité non seulement nationale mais aussi humaine chez les Slovaques”23.
21D’une importance égale du point de vue slovaque est le fait que du coté tchèque, il y a refus de reconnaître que les besoins de la nation slovaque ne s’accommodent pas de la théorie du tchécoslovaquisme. Au printemps 1990, aux arguments de l’écrivain tchèque Ludvik Vaculik sur l’importance d’être tchécoslovaque24, l’écrivain slovaque Vladimir Minac répondait :
“Vaculik écrit que “c’est un devoir honnête que d’être tchécoslovaque”. Cependant, ce que vous trouvez derrière un Tchécoslovaque, c’est un pur Tchèque mal couvert qui, de façon curieuse, a fait sien le pays des Slovaques ; et s’il ne l’a pas encore fait, alors il veut le faire. Mais un Slovaque ne veut pas être un Tchécoslovaque, il ne veut pas être caché derrière une façade étrangère, il veut être lui-même, indépendant et égal. Est-ce si difficile à comprendre ?25”.
22Les conséquences de cette évaluation des relations tchècoslovaques est la mise en valeur du concept de la souveraineté de la nation slovaque. Il existe deux mots en slovaque qui signifient souveraineté : zvrchovanost et suverenita. Le premier se réfère au droit de la nation de disposer d’elle-même, c’est-à-dire de choisir elle-même son avenir, y compris une entente avec une autre nation pour partager un État commun, alors que le deuxième est le concept en droit international public qui a trait aux droits et privilèges d’un État indépendant26. Pour beaucoup de Slovaques la question est de voir comment la zvrchovanost peut être réalisée sans nécessairement revendiquer la suverenita. Pour d’autres, il s’agit de fusionner les deux termes. Plusieurs options sont proposées de part et d’autre, comme nous allons voir.
23La seconde réalité est l’intégration politique dans laquelle se sont lancés les États d’Europe occidentale. La création de la CEE en 1957 avait été mal reçue par les régimes communistes qui étaient convaincus que seul leur modèle d’intégration économique socialiste avait des chances de réussir. L’organisme qu’ils avaient créé, le Conseil d’assistance mutuelle économique (COMECON), visait aussi l’intégration politique, mais des problèmes tant politiques qu’économiques rendaient peu probable la réalisation d’un tel objectif27. Là où le COMECON échouait, la CEE réussissait ; avec la chute des régimes communistes, le COMECON était une des premières organisations de l’ex-bloc socialiste à être dissoute. Sans tarder, plusieurs États d’Europe centrale faisaient des ouvertures aux différentes organisations occidentales afin de pouvoir assainir leurs économies et participer à l’expérience politique de la CEE28.
24Puisque l’unification de l’Europe est un processus encore incomplet et qui pour l’instant ne touche que les pays membres de la CEE, la perspective que l’Europe centrale y participe relève davantage d’un objectif lointain que d’une politique réalisable, même à moyen terme. A cela s’ajoute la question de savoir comment se ferait une éventuelle adhésion. En Slovaquie, c’est surtout cette question qui est au centre du débat, plus qu’une interrogation sur l’objectif ultime qui pour sa part est un acte de foi plus que toute autre chose. Il est ainsi important de tenir compte de ce processus et de comprendre qu’il peut poser des problèmes. Comme le souligne le Président du mouvement Matica slovenska, Jozef Markus : “La Slovaquie se dirige vers la création de sa souveraineté d’État à un moment où beaucoup de nations européennes ont ce processus derrière elles. C’est la raison pour laquelle nous voyons une certaine résistance, souvent liée aussi aux craintes des grandes puissances et de [l’utilisation de la] puissance résultant de leurs propres péchés et des problèmes du pouvoir”29. En d’autres termes, la question est de savoir à qui donnerait-on en Europe centrale le droit d’adhérer à une Europe unie : aux nations ou aux États ? Selon un récent ouvrage français, c’est à partir des États existants que devrait se faire l’intégration européenne30.
25Le débat slovaque sur l’avenir de la nation est ainsi hypothéqué par le legs du passé et les perspectives incertaines de l’avenir. Il a lieu, de plus, à l’ombre de discussions constitutionnelles entre les Conseils nationaux tchèque et slovaque et le Gouvernement tchécoslovaque. Quatre rencontres ont été organisées, d’abord à Trencianské Teplice le 10 août 1990, ensuite à Lany le 10 mai 1991, puis à Budmerice le 31 mai 1991 et enfin à Kromeriz le 17 juin 1991. Avant la conférence de Lany il y avait des réunions à Vykary avec le Président de la République tchéco-slovaque, Vaclav Havel, les 4 et 12 février et le 4 mars 1991.
26A la suite des discussions à Kromeriz, il fut décidé qu’une commission fédérale préparerait un traité juridique entre les deux républiques nationales qui pourrait être révisé par les Conseils nationaux et qui serait par la suite signé par eux pour être renvoyé ensuite au Parlement fédéral pour approbation. Le traité définirait le partage des compétences et serait la base pour une nouvelle constitution. Celle-ci serait ratifiée ensuite par les Conseils nationaux. Un Conseil fédéral serait aussi créé pour contrôler la législation fédérale. Il était prévu que cet exercice se terminerait avant la fin de 1991.
27Afin d’accélérer le processus et peut-être aussi influencer sa résolution, Havel déclarait au Parlement fédéral le 24 septembre :
“Nous n’avons que deux alternatives : notre première alternative est de construire rapidement un État démocratique commun basé sur le principe fédéral. Cela veut dire un État qui existe à partir de la volonté souveraine des républiques qui l’ont créé ensemble et pour elles-mêmes et qui lui délèguent certains pouvoirs.... La deuxième alternative est de se séparer de façon légale et civilisée et de créer deux États indépendants qui chercheront ensuite les formes d’une coopération politique et économique. En ce qui me concerne, il n’y a pas de troisième alternative”.31
28Le discours de Havel n’eut pas les résultats escomptés. Les pourparlers entre le CNS et le Conseil national tchèque (CNT) le 12 novembre à Papiernicky échouaient. Pour sa part, Havel proposait le jour même un projet de loi pour un référendum sur l’avenir du pays. Du coté slovaque, les travaux sur le projet constitutionnel continuaient et le 27 et 28 décembre le texte slovaque était rendu public. Quant au CNT, malgré l’entente de Kromeriz, il ne proposait aucun projet constitutionnel.
29Le projet slovaque offre à la nation quatre options : 1) l’actuel système fédéral ; 2) un État commun avec la république tchèque sur la base d’un traité qui reconnaîtrait la souveraineté de la République slovaque avec sa propre assemblée législative dont le présidium ferait figure de chef d’État ; 3) un État commun où la Slovaquie aurait son propre Président et dont le partage des pouvoirs avec la République tchèque se ferait à partir d’un traité ; et 4) une confédération ou toute autre forme d’union avec d’autres États européens, y compris la République tchèque.
30Alors que les Slovaques examinaient ces options, Havel échouait le 21 janvier 1992 dans sa tentative de faire accepter par le Parlement fédéral un projet de loi qui lui aurait donné le droit d’imposer un référendum avant les élections de juin. Son propre projet constitutionnel était rejeté le 28 janvier. Le 4 février, des représentants du CNT et du CNS se réunissaient à Milovy et huit jours plus tard ils se mettaient d’accord sur un texte, connu sous le nom de Propositions constitutionnelles de Milovy. Ce texte était toutefois rejeté par le CNS le 25 février.
31Ce rejet bloquait en fait toute possibilité d’une résolution constitutionnelle avant les élections du 5 juin. En outre, cette impasse avait pour conséquence d’intensifier le débat en Slovaquie grâce à la campagne électorale. Même si le projet constitutionnel slovaque proposait quatre options, trois seulement rendaient possible la réalisation du droit à l’auto-détermination : une union tchéco-slovaque renouvelée ; l’indépendance ; ou la Slovaquie dans une Europe intégrée. Le résultat des élections, comme nous allons le voir plus loin, indique laquelle l’emportait.
Une union tchéco-slovaque renouvelée
32Depuis la création de la République tchéco-slovaque, certains Slovaques ont toujours été convaincus du besoin d’une union entre les deux nations slaves qui forment l’État commun. Des partis politiques représentés au CNS à partir des élections des 9-10 juin 1990, le mouvement Public contre la violence (Verejnost proti nasiliu, VPN), favorise cette option32. Ce parti remporta le plus grand nombre de sièges, mais se scinda en deux lorsque son chef, Vladimir Meciar, forma son propre parti, le Mouvement pour une Slovaquie démocratique (Hnutie za demokratické Slo-vensko, HZDS). Cette option est aussi celle que favorisent les Gouvernements fédéral et tchèque et le peuple tchèque.
33Son point de départ est la Constitution fédérale de 1968. Certes, il est suggéré qu’elle soit modifiée ; deux variantes sont proposées. La première cherche à protéger l’unité des deux nations et surtout la souveraineté de l’État. Ce dernier point est fondamental, car comme le dit Jiri Dienstbier, Ministre des Affaires étrangères, “ce qui est dans les compétences de la fédération, en tant que sujet de droit international, est indivisible”33. Quant à Vaclav Havel, il déclarait dans son premier discours sur la question constitutionnelle qu’il fallait sauvegarder la souveraineté de l’État surtout parce qu’il existait un “peuple fédéral”. Il donnait comme exemple similaire l’expérience américaine.
34Cette option pose certains problèmes. D’abord, elle rappelle trop le tchécoslovaquisme des années vingt et trente. Elle reste aussi liée à l’expérience fédérale communiste que les Slovaques préfèreraient oublier comme l’écrit Bohuslav Findo : “La pseudo-fédération des vingt dernières années, après avoir réalisé les ambitions personnelles du pouvoir de Gustav Husak, se lia au programme d’[Antonin] Novotny de poursuite d’une politique d’assimilation envers les Slovaques. Celle-ci était basée sur les méthodes et les objectifs du Mémorandum sur la Slovaquie”34. Le deuxième problème est rattaché à la notion avancée par Havel de l’existence d’un “peuple fédéral”. Dans une lettre ouverte à Havel, Jozef Prokes dit :
“Votre référence à la Constitution américaine a laissé la forte impression que vous souhaitez continuer avec l’idéologie du tchécoslovaquisme, c’est-à-dire une seule nation dans cet État et il semble que vos propos au sujet d’un peuple fédéral le confirment. Jusqu’à maintenant, ceci n’a apporté rien de bon dans les relations entre Tchèques et Slovaques35”.
35Il n’est pas erroné de conclure que cette option ne semble pas être très populaire en Slovaquie. Selon un sondage fait en août 1991, seulement 11 % des sondés dans la République slovaque favorisaient un État unitaire alors que dans la République tchèque, le pourcentage s’élève à 42 p. 10036.
36La deuxième variante, tout en gardant intacte la souveraineté de l’État commun, met l’accent sur une redéfinition des relations entre les trois niveaux de gouvernement. Alexander Dubcek est partisan de cette solution qui selon lui serait “une alliance de deux républiques, nations et citoyens égaux en droits, qui permettrait le développement de l’identité des nations, développerait l’intégrité étatique de la république et créerait les conditions pour que la CSFR et ses républiques soient prêtes à entrer avec dignité dans une Europe intégrée”37. Ce qui est important pour Dubcek c’est surtout l’intégrité étatique et c’est ce point qui fait de lui un fédéraliste. Il s’oppose à une confédération simplement parce qu’elle mènerait à la “destruction de l’intégrité étatique commune tchéco-slovaque”38. Selon le sondage d’août 1991, cette solution est favorisée par 34 % des personnes interrogées dans la République slovaque et 28 % dans la République tchèque39.
37Si le sondage reflète réellement l’opinion publique slovaque, cette option, dans ses deux variantes, intéresse près de la moitié de la population. En fait, la situation n’est pas aussi claire que cela. Il faut reconnaître que la variante que représente Dubcek s’éloigne sensiblement de celle favorisée par Havel, notamment dans la distribution des compétences et dans l’importance qu’elle accorde aux républiques. Il semble en fait y avoir de la confusion sans doute due au fait, comme le suggère Jozef Moravcik, que “la discussion actuelle et la présentation des points de vue des représentants politiques des deux républiques nous assurent que de chaque côté on comprend que la fédération veut dire quelque chose de différent”40. Ceci est important ; beaucoup de ceux qui acceptent cette deuxième variante en Slovaquie le font à cause du concept de zvrchovanost qu’ils croient voir réalisé. Or, ce concept est la pierre angulaire de la seconde option, celle de l’indépendance.
L’indépendance
38En mars, juin et septembre 1991, Matica slovenska organisait à Bratislava et Martin des manifestations publiques dont le but était de demander au CNS de proclamer la zvrchovanost de la nation slovaque. Celui-ci a refusé jusqu’à maintenant, peut-être parce qu’après la première manifestation Havel condamnait une telle déclaration en y voyant une tentative de faire l’indépendance par des moyens non-constitutionnels41. Néanmoins, selon Jergus Ferko : “Il est généralement correct de suggérer que deux-tiers de la population de la Slovaquie sont en faveur de la souveraineté”42. C’est cette conviction qui fait de l’option d’indépendance une option viable. Elle connaît aussi deux variantes.
39La première variante veut ni plus ni moins ce qu’ont la plupart des nations européennes, c’est à dire l’indépendance étatique. Selon Igor Uhrik, “dans la conception occidentale, une nation est un État. Si nous renversons cette proposition, un groupe de gens, une “nation” qui n’a pas son propre État, n’est pas une nation. Selon la perception occidentale, les Slovènes sont en train de devenir une nation ; les Slovaques n’étaient pas une nation dans les quarante-cinq dernières années et s’ils restent dans la fédération, ils ne la deviendront pas non plus”43. Il s’agit donc de fusionner zvrchovanost et suverenita.
40Le parti qui articule cette variante est le Parti national slovaque (Slovenska narodna strana, SNS) qui, à la surprise de tout le monde, arriva troisième aux élections de juin 1990, ayant été formé que quelques semaines auparavant. Dans le sondage d’août 1991, 16 p. 100 des répondants en Slovaquie favorisaient cette variante, alors que 8 p. 100 seulement dans la République tchèque l’envisagent comme solution pour la nation tchèque44.
41La deuxième variante réunit le désir de réaliser la zvrchovanost de la nation tout en trouvant un modus vivendi avec les Tchèques. La solution visée est la création d’une confédération. C’est Meciar, qui était Premier Ministre de Slovaquie de juin 1990 à avril 1991, et son parti, le HZDS, qui la proposent parce qu’elle “signifie la création de deux entités étatiques qui possèdent la souveraineté internationale... [de plus] un Marché commun serait maintenu, les relations humaines créées jusqu’alors seraient sauvegardées et respectées et des organes communs seraient crées qui auraient des compétences dans des dimensions communes”45. Cette solution est aussi celle prônée par Matica slovenska. Selon son Président, Markus, c’est une solution qui n’est pas sans précédent :
“La création de deux États indépendants qui collaborent étroitement, dont les frontières mutuelles seront des frontières de l’“avenir”, c’est-à-dire des frontières sans passeports et contrôles de douane, cette idée ne me semble pas du tout extrême, mais plutôt une possibilité rationnelle pour un ordre constitutionnel futur.... Ce n’est pas une utopie, car un tel modèle de relations existe depuis un certain temps entre la Belgique et le Luxembourg et il y a des relations similaires entre les États du Nord de l’Europe46”.
42Le sondage mentionné ci-dessus indique qu’en République slovaque 23 % des répondants sont favorables à une confédération alors que seulement 3 % l’envisagent dans les Pays tchèques. Le même sondage propose aussi la solution de républiques associées, solution qui n’est pas définie mais qui semble se situer entre un État fédéral et une confédération ; seulement 9 % l’approuvent en Slovaquie contre 17 % dans la République tchèque47.
43Si ceux qui conçoivent la fédération comme exprimant la zvrchovanost de la nation slovaque, alors le sondage indique que 82 % des répondants appuient un arrangement constitutionnel, qui reconnaît et met en avant le droit des Slovaques à disposer d’eux-mêmes. C’est dans l’exercice de ce droit, au même titre que d’autres nations européennes, mais sur un autre plan que se situe la troisième option, celle de l’intégration de la Slovaquie, en tant que sujet indépendant, dans une Europe intégrée.
Dans une Europe intégrée
44Peu de temps après la chute du régime communiste, Jan Carnogursky, Premier Ministre adjoint de Tchécoslovaquie déclarait : “L’Europe se dirige vers l’intégration. Quand elle sera réalité un jour, nous [les Slovaques] aimerions en faire partie à titre de sujet indépendant”48. Après les élections de juin 1990, Carnogursky quittait la scène fédérale pour devenir Premier Ministre adjoint de Slovaquie. Son parti, le Mouvement chrétien-démocrate (Krestanské demokratické hnutie, KDH) avait remporté la deuxième place aux élections. Depuis avril 1991, à la suite du renversement de Meciar, Carnogursky est Premier Ministre. Ses déclarations et son comportement lors des négociations constitutionnelles indiquent qu’il attache toujours une importance primordiale à cet objectif. Il a une vision très précise du processus d’entrée de la Slovaquie dans une Europe intégrée.
45Carnogursky croit que cette entrée ne peut se faire que par l’intermédiaire de la Tchéco-Slovaquie. Son analyse se fonde sur une vision régionale plutôt que nationale. Il redoute surtout les conséquences pour l’Europe entière s’il y avait instabilité en Europe centrale. Pour lui, la Slovaquie ne doit pas être une source d’instabilité. Dans une entrevue accordée à l’hebdomadaire Literarny tyzdennik où il présente ses vues, il suggère ceci :
“Le moyen le plus simple de mettre la Slovaquie dans la conscience de l’Europe est de créer un système législatif sur lequel on peut compter, en commençant avec la protection des investissements étrangers et en terminant avec un ordre juridique démocratique, y compris celui du parlement. La Slovaquie doit aussi entrer dans la société des nations européennes comme sujet juridique sur lequel tous peuvent se fier.... [Elle] doit atteindre cette sorte de statut non pas en démembrant la Tchéco-Slovaquie, mais en la transformant en une société des nations ouverte pour entrer plus tard, égale en droits et équivalente en statut, dans la plus large société européenne49”.
46Le comportement de Carnogursky dans les discussions constitutionnelles des derniers mois n’indique pas quel arrangement il favorise dans les relations entre les Républiques tchèque et slovaque et le gouvernement fédéral. Son souci, souvent répété, est de ne pas provoquer les Tchèques qu’il considère comme les “alliés stratégiques naturels” des Slovaques50. Le KDH s’est toutefois scindé en deux le 4 mars et ceux qui l’ont quitté pour former le Mouvement chrétien-démocrate slovaque (Slovenské krestanské demokratické hnutie, SKDH) ont pris position pour une solution qui semble se situer entre le SNS et le HZDS.
47Le désaccord avec Carnogursky de ceux qui partagent sa vision européenne se situe dans leur définition du processus d’entrée dans une Europe intégrée. La question fondamentale est de savoir quel statut juridique la Slovaquie doit avoir pour réaliser cet objectif. C’est ainsi que les discussions constitutionnelles sont d’une importance primordiale, comme l’indique Peter Mihok :
“il est inévitable dans la préparation et l’acceptation de la constitution de la République slovaque que nous nous posions une question fondamentale, à savoir si la Slovaquie veut rester, même à l’avenir, une région européenne, du point de vue du droit international au même niveau qu’un wojewodztwo polonais, une république soviétique, une zsupa hongroise, un Land allemand, une région française ou un duché anglais, ou si elle veut devenir un sujet de droit international51”.
48Mihok ajoute que pour que la Slovaquie devienne un sujet de droit international, il faut qu’elle reconnaisse que “la souveraineté est la condition inévitable pour atteindre le statut de sujet international à part entière. Il n’est pas possible du point de vue du droit international de diviser la souveraineté en des parties internes et internationales”52. Logiquement, cela veut dire l’indépendance étatique qui seule assurerait cette entrée parce que, comme l’écrit Emil Komarik, “seuls les États sont acceptés en Europe et si nous n’y entrons pas en tant qu’État, nous aurons le même statut juridique que les Tziganes”53. Dans cette logique, il semble clair que des deux premières options, il faudrait que la seconde, celle de l’indépendance, dans l’une ou l’autre variante soit d’abord réalisée avant de pouvoir entrer en Europe.
49Beaucoup expriment aussi des doutes sur l’importance qu’il faut attacher à l’opinion européenne. Ils y voient plutôt une tactique pour convaincre les Slovaques qu’ils doivent se contenter de l’ordre constitutionnel actuel et surtout ne pas chercher à déclarer leur souveraineté, c’est à dire ni la zvrchovanost, ni la suverenita. Selon Julius Barti,
“Nous menacer avec ce que va dire l’Europe et ce que vont dire les autres est de la démagogie grossière et son but est de faire taire les Slovaques pour qu’ils restent tranquilles avec leurs revendications et qu’ils attendent. S’ils sont gentils à l’avenir, peut-être accédera-t-on à leurs requêtes. En d’autres termes, ils s’attendent à ce que nous sacrifions davantage que les autres sur l’autel de la patrie et, de surcroît, que nous ayons honte de nous-mêmes54”.
50L’entrée dans une Europe intégrée est en fait moins précise, car elle ne dépend pas uniquement d’eux et pour l’instant la moins certaine des trois options que les Slovaques peuvent envisager. Mais c’est aussi la plus importante. Elle signale au monde que les Slovaques veulent être membres à part entière de la société européenne, en n’étant subordonnés à aucune autre nation, et elle indique aussi implicitement les paramètres de leurs relations avec les Tchèques.
51Les élections du 5 juin donnaient au parti de Meciar, le HZDS, 74 sièges sur 150 et lui permettaient de former le gouvernement. En deuxième position était la Gauche démocratique slovaque (Slovenska democraticka lavica ou SDL) avec 29 sièges, le KDH en troisième avec 18, suivi du SNS avec 15, les partis hongrois avec 12 et 2 indépendants. Meciar, fort de sa victoire électorale, proposait la transformation de l’État en une confédération de deux républiques souveraines. Cette option était toutefois inacceptable à Vaclav Klaus, chef du Parti démocratique civique qui avait remporté les élections dans les Pays tchèques. De cette tension entre deux points de vue opposés, les Slovaques allaient tirer la seule conclusion qui s’imposait.
52Le refus des députés slovaques au parlement fédéral de réélire Havel à la Présidence était le premier signal concret que l’État fédéral créé en 1968 en était à ses derniers jours. En l’absence d’une entente sur une solution confédérale, il était clair que l’État commun lui aussi arrivait à terme. Le premier geste dans cette direction était posé le 17 juillet lorsque 113 députés du CNS votaient la souveraineté de la Slovaquie. Meciar et Klaus se rencontraient à Bratislava les 22 et 23 juillet pour s’entendre sur la dissolution de l’État le 1er janvier 1993. D’ici là, le parlement fédéral et des représentants des deux républiques allaient négocier les termes de la dissolution. Quant à Havel, plutôt que de se présenter au deuxième tour des élections présidentielles, il démissionnait le 26 juillet. Puis le 1er septembre, le CNS adoptait une nouvelle constitution et un nouveau drapeau slovaques. La voie de l’indépendance était libre.
53La rapidité de cette évolution des événements après les élections de juin indique que le premier objectif de Meciar, déclarer la zvrchovanost avec l’espoir de retenir une association étroite avec la République tchèque, s’était heurté non seulement à une opposition ponctuelle tchèque, mais surtout à cette conception d’un État commun qui avait été définie et entretenue par la nation tchèque depuis 1918 et contre laquelle les Slovaques avaient toujours lutté. C’est ainsi que la nation slovaque mettait fin à la distinction politique entre zvrchovanost et suverenita, distinction qu’aucun dictionnaire slovaque ne reconnaît d’ailleurs puisque les deux mots veulent dire la même chose.
En guide de conclusion
54Depuis le xixe siècle, les Slovaques sont à la recherche de la formule politique qui leur permettrait de jouir du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Au vingtième siècle, cependant, cette formule devait s’accorder d’une réalité qui leur avait été imposée et avec laquelle ils allaient devoir compter dans la recherche d’une solution. Selon Imrich Minar :
“Si l’on doit vivre avec les Tchèques dans une alliance fédérale ou confédérale, ou l’un à coté de l’autre en tant qu’États indépendants - ceci peut être sujet de discussion ; ce qui ne peut être discuté c’est l’inévitabilité de trouver un modus vivendi fonctionnel de coexistence et de coopération avec eux55”.
55Pendant plus de deux ans, et demi, depuis la chute du communisme en novembre 1989 jusqu’au lendemain des élections de juin 1992, comme le débat slovaque l’indique, il y avait un souci et un désir de la part de la population et de la majorité des partis politiques slovaques de trouver un modus vivendi avec les Tchèques dans un État commun. Pour d’aucuns, la recherche de la bonne solution permettait aussi de relever un autre défi. Selon Ivan Simko, militant du KDH :
“Nous avons une occasion unique pour reformuler nos relations mutuelles de telle façon que dans l’État commun, nous créions un modèle pour une association de nations, une image de l’intégration européenne.... Notre conception de la Tchéco-Slovaquie est celle d’une intégration des nations qualitativement nouvelle, où personne ne dispute plus l’identité de qui que ce soit, de la même façon qu’on essaye de le faire en Europe occidentale. Nous pouvons faire ici un pas en avant [par rapport aux autres] et montrer au monde que cela peut fonctionner56.
56Beaucoup de Slovaques se demandaient si les Tchèques avaient une perception similaire, s’ils reconnaissaient que l’avenir ne peut plus se bâtir sur une idéologie désuète et sur le legs du passé57 ? Or pendant toute la période du débat slovaque, la presse et les médias tchèques affichaient de l’incompréhension, parfois même de l’hostilité envers les Slovaques. L’élection de Klaus confirmait le refus de la nation tchèque de considérer tout changement au statu quo fédéral, de relever quelque défi que se soit. Le revers de la médaille du coté slovaque était la cuisante défaite administrée à Carnogursky et au KDH.
57Par la force des choses, les Slovaques ont été amenés à opter à nouveau pour l’indépendance étatique qui entrera en vigueur le 1er janvier 1993, à réaliser de cette façon le droit que possèdent la plupart des nations d’Europe de disposer d’elles-mêmes. Toutefois, dans le débat slovaque il y avait aussi l’option européenne, aussi imprécise qu’elle était. Si, dans un avenir rapproché, il y a peu de chances qu’elle soit réalisée, elle figure néanmoins comme prodrôme d’une solution au droit de toutes les nations de disposer d’elles-mêmes à l’ère de l’économie mondiale et des communications instanées. En fait, ce désir d’une solution européenne, tout comme l’échec de trouver une entente entre Tchèques et Slovaques dans un État commun, offrent plusieurs enseignements qui devraient intéresser tous les Européens sans exception, nonobstant le sort qui est réservé au Traité de Maastricht.
Notes de bas de page
1 Son premier ouvrage, sous le nom de plume de Scotus Viator, est Racial Problems in Hungary (London : Archibald Constable & Co., 1908).
2 R. W. Seton-Watson, A History of Czechs and Slovaks (Hamden, CT: Archon Books, 1965), p. 258. Le mot race ici veut dire nation.
3 Ibid.
4 Voir Seton-Watson, Racial Problems, op. cit. En plus de Seton-Watson, il y avait un journaliste norvégien qui s’intéressait au destin des Slovaques en Hongrie. Voir J. R. Michal, Björnsterne Björnson a Slovaci (Bratislava : Vydavatelstvo Slovenskej Akademie Vied, 1970).
5 Ernest Denis, La question d’Autriche - les Slovaques ! (Paris : Delagrave, 1917), p. 276.
6 Par exemple dans un mémorandum au Foreign Office en 1915, Tomas G. Masaryk, leader du mouvement tchèque, déclarait que “les Slovaques sont des Bohémiens malgré le fait qu’ils utilisent leur dialecte comme langue littéraire. Les Slovaques luttent aussi pour l'indépendance et acceptent le programme d’union avec la Bohème”. Voir R. W. Seton-Watson, Masaryk in England (Cambridge: At the University Press, 1943), p. 125. En France, Ernest Denis argumentait que le tchèque et le slovaque sont “deux branches d’une même langue” et que l’histoire des Slovaques est “du moins le reflet comme le prolongement de l’histoire tchèque”. Denis, op. cit., pp. 99-100.
7 A.J.P. Taylor, The Habsburg Monarchy 1809-1918 (Harmondsworth: Penguin Books, 1967), p. 258.
8 Il y a deux orthographes pour le nom du pays : Tchéco-Slovaquie, orthographe utilisée sur tous les documents internationaux lors de la création du nouvel État, aussi utilisée pendant la période octobre 1938 - mars 1939 et permise depuis avril 1990 en Slovaquie ; et Tchécoslovaquie, ortographe imposée en 1920 (il était interdit par la loi d’utiliser la première) et qui reste en vigueur non seulement dans les Pays tchèques mais aussi à l’étranger.
9 Parmi les ouvrages généraux en langues occidentales, voir Jörg K. Hoensch, Geschichte der Tschechoslowakischen Republik 1918 bis 1965 (Stuttgart : W. Kohlhammer Verlag, 1966) ; Kurt Glaser, Czecho-Slovakia. A Critical History, (Caldwell, ID: The Caxton Printers Ltd., 1961) ; Josef Korbel, Twentieth-Century Czechoslovakia (New York : Columbia University Press, 1977) ; Joseph M. Kirschbaum, Slo-vakia. Nation at the Crossroads of Central Europe, (New York: Robert Speller and Sons, 1960) ; Victor S. Mamatey and Radomir Luza, A History of the Czechoslovak Republic 1918-1948 (Princeton: Princeton University Press, 1973) ; Joseph A. Mikus, Slovakia: A Political History 1918-1950 (Milwaukee: Marquette University Press, 1963); Pierre Bonnoure, Histoire de la Tchécoslovaquie (Paris: Presses Universitaires de France, 1968), pp. 81-125; Stanislav J. Kirschbaum, Slovaques et Tchèques (Lausanne: L’Age d’Homme, 1987), pp. 117-146; et Joseph A. Mikus, La Slovaquie dans le drame de l’Europe (Paris : Les îles d’or, 1955).
10 Le recensement de 1920 ne distinguait point entre Tchèques et Slovaques. Alors que le chiffre allemand est celui du recensement, le chiffre tchèque est calculé à partir d’autres données sur la population de la Slovaquie en 1920. Sur les Slovaques voir Owen V. Johnson, Slovakia 1918-1938, Education and the Making of a Nation (Boulder CO: East European Monographs, 1985), p. 79 et sur le recensement de 1920 voir Vaclav L. Benes, “Czechoslovak Democracy and Its Problem 1918-1920”, in: Mamatey and Luza, p. 40.
11 Stanislav J. Kirschbaum, op. cit., p. 131.
12 Ibid.
13 Un député tchèque, assistant à la Conférence de Paris déclarait : “Nous avons reçu un mandant international pour créer une nation tchécoslovaque avec l’entrée des Slovaques dans la nation politique tchèque. La nation politique tchécoslovaque est désormais le principe et l’existence non seulement de notre politique, mais celle de l’Europe et du monde entier”. Cité dans Ferdinand Peroutka, Budovani statu (Praha : F. Borovy, 1933-36), vol. I, p. 213.
14 Sur cette question, voir Peter Brock, The Slovak National Awakening: An Essay in the Intellectual History of East Central Europe (Toronto: University of Toronto Press, 1976).
15 Taylor, p. 258.
16 Sur les événements qui menèrent à la déclaration d’indépendance de la Slovaquie, voir Frantisek Vnuk, “Slovakia’s Six Eventful Months October 1938 - March 1939”, Slovak Studies, IV, 1964, pp. 7-164.
17 Sur la question de la reconnaissance de la République slovaque, voir Stanislav J. Kirschbaum, “The Slovak Republic, Britain, France and the Principle of Self-determination”, Slovak Studies, XXIII, 1983, pp. 149-170. Voir aussi Stephan Parak, Die Schweiz und der Slowakische Staat (Bern : Peter Lang (Europäische Hochschulschriften III/339, 1987).
18 Jaroslav Chovanec, The Czechoslovak Socialist Federation (Bratislava : Pravda, 1976), p. 80.
19 Victor S. Mamatey, “The Development of Czechoslovak Democracy, 1920-1938” in Victor S. Mamatey and Radomir Luza, eds., A History of the Czechoslovak Republic 1918-1948 (Princeton: Princeton University Press, 1973), pp. 142-145.
20 La politique d’industrialisation de la Slovaquie était sur le programmes des Communistes slovaques dès 1937. Voir Viliam Siroky, Industrializacia Slovenska - pevny zaklad vecného bratsva ceského a slovenského naroda (Bratislava : Nakladatelstvo Pravda, 1949), p. 3.
21 Jaroslav Hontan, “Slovenska poslusnost a ceska odplata”, Slovensky narod, 28/1991, 9 juillet 1991.
22 Dusan Kovac, “Korene neporozumenia”, Nové slovo, 5/1991, 31 janvier 1991.
23 Vladimir Repka, “Co ma tesi, trapi, zlosti”, Novy Slovak, 36/1991.
24 Ludvik Vaculik, “Nase slovenska otazka”, Literarni noviny, 5/1990, 3 mai 1990, publié dans Nové slovo 21 /1990, 24 mai 1990.
25 Vladimir Minac, “Nasa cesko-slovenska otazka”, Nové slovo, 21/1990, 24 mai 1990. Un auteur tchèque reconnaît implicitement que les Tchèques éprouvent des difficultés vis-à-vis des Slovaques lorsqu’il écrit : “Avant tout, du coté tchèque nous devons reconnaître que la revendication de base des Slovaques d’être reconnus comme un partenaire égal est fondée”. Zdenek Jicinsky, “Demokraticky vytvarat fungujucu federaciu”, Rudé pravo, 156/1991 cité dans Narodna obroda, 158/1991, 9 juillet 1991.
26 Jozef Markus. “Interview”, Slovensky narod, 30/1991, 18 juillet 1991.
27 Voir Stanislav J. Kirschbaum, “Comecon and Political Integration in Eastern Europe”, in: Roger E. Kanet, (éd.), Soviet Foreign Policy in East-West Relations (New York: Pergamon Press, 1982), pp. 125-143.
28 Voir Stanislav f. Kirschbaum, “Europe de l’Est : ensemble ou chacun tous azimuts ?”, in : Albert Legault, (éd.), Les six mois qui ont ébranlé le monde (Québec : Presses de l’Université du Québec, 1991), pp. 86-87.
29 Jozef Markus, “O Slovensku i Europe”, Slobodny piatok, 30/1991.
30 Dominique Moïsi et Jacques Rupnik, Le nouveau continent. Plaidoyer pour une Europe renaissante (Paris : Callman-Lévy, 1991).
31 Vaclav Havel, “Odporucam demokraticku federaciu”, Narodna obroda, 225/1991, le 25 eptembre 1991.
32 Andrej Javorsky, “Ked chyba vzajomna laska”, Verejnost, 13 août 1991.
33 Jiri Dienstbier, “Federacia musi mat pre narody zmysel”, Narodna obroda, 15 mars 1991.
34 Bohuslav Findo, “Ako to vidim ja”, Slovensky narod, 1 1990. Le Mémorandum sur la Slovaquie était un document préparé par le Parti national-socialiste tchécoslovaque (parti d’Edouard Bénès) qui visait l’assimilation des Slovaques dans les plus brefs délais. Pour une traduction française du document, voir Stanislav J. Kirschbaum, Le stalinisme et la Tehéeoskwaquie, Thèse de Doctorat de Recherches, mention ’études politiques’ (Fondation Nationale des Sciences Politiques, Faculté des Lettres et Sciences Humaines, Université de Paris, 1970), pp. 468-474.
35 Jozef Prokes, “Otvoreny list prezidentovi CSR”, Slovensky narod, 29/ 1990, 24 octobre 1990.
36 Hojda sa stat, hojda...”, Smena, 28 août 1991.
37 Alexander Dubcek, “Na konfederaciu treba partnera”, Narodna obroda, 134/1991, 10 juin 1991.
38 Ibid. Selon un auteur tchèque : “Il est important pour ceux qui parlent d’une confédération de comprendre qu’elle détruit la continuité de l’État tchécoslovaque en tant que sujet” ; Jicinsky, “Demokraticky vytvarat fungujucu federaciu”.
39 “Hojda sa stat, hojda...”.
40 Jozef Moravcik, “Nevyrieseny problem”, Narodna obroda, 20 juin 1991.
41 The Globe and Mail (Toronto), 13 mars 1991.
42 Jergus Ferko, “Zvrchovanost a misa sosovice”, Praca, 222/1991, 21 septembre 1991.
43 Igor Uhrik, “Nasa suverenita”, Slovensky narod, 22/1990, 13 octobre 1990.
44 “Hojda sa stat, hojda...”.
45 Vladimir Meciar, “Kto nositelom suverenity ?”, Narodna obroda, 159/1991, 10 juillet 1991.
46 Markus, “Interview”.
47 “Hojda sa stat, hojda...”. Le sondage distingue entre la République tchèque et Moravie-Silésie ; les chiffres des deux ne pas tellement éloignés les uns des autres à l’exception des réponses sur les États associés : 33 % en Moravie-Silésie contre 17 % en République Tchèque ; et sur l’indépendance : 1 % en Moravie-Silésie contre 8 % en République tchèque.
48 The Globe and Mail, 16 avril 1990.
49 Jan Carnogursky, “Rovnopravni sme, rovnocenni nie”, Literarny tyzdennik, 10/1991.
50 Ibid.
51 Peter Mihok, “Slovensko a svet”, Slovenské namdné noviny, 24/1991, 21 juin 1991.
52 Ibid.
53 Emil Komarik, “Federalne tahanice” Slovensky narod, 29/1990, 1 décembre 1990.
54 Julius Barti, “Su pani Dlouhv, Klaus a Calfa za Slovensky stat ?”, Slovensky narod, 32/1990, 22 décembre 1990.
55 Imrich Minar, “Nevyhnutnost spoluzitia a spoluprace”, Literarny tyzdennik, 22/1991.
56 Ivan Simko, “Koncepcia spoluzitia Cechov a Slovakov”, Narodna obroda, 13/1991, 14 février 1991.
57 Selon Anton Hrnko, membre du Conseil national slovaque, lors des diseussions de Trencianské Teplice en août de 1990, “les représentants tchèques refusèrent, tout comme Masaryk et ses successeurs, de ne discuter rien d’autre que ce qu’ils proposaient”. Anton Hrnko, “Najprv musime sluzit sebe...”, Slovensky narod, 29/1990, 1 décembre 1990.16 Bremeno minulosti. (Le fardeau du passé). HN. 2 mai 1991.
Auteur
Stanislav J. Kirschbaum est professeur de science politique et d’études internationales à l’Université York, Collège Glendon, à Toronto. Il se spécialise dans l’étude des pays et des peuples d’Europe centrale, en particulier des Slovaques. Auteur de plusieurs études dans le domaine, il a publié, entre autres, Slovaques et Tchèques (1987), et East European History (1988).
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