Pour un socialisme de la diversité
p. 175-182
Texte intégral
1La lecture du texte de Berthoud et Sabelli m’a donné l’impression qu’une percée se faisait sur le terrain de l’anthropologie économique. Et ceci, malgré une écriture souvent trop abstraite, ce qui devrait poser un problème aux auteurs, car il est clair que ces problèmes ne sont pas seulement d’ordre épistémologique.
2Leurs apports majeurs sont évidemment la logique sociale générale qui empêche l’isolement du secteur économique dans cette perspective utilitaire que le capitalisme s’est efforcé d’imposer depuis deux siècles et que le socialisme n’a pas toujours su réaliser. Et aussi, en prolongement, l’introduction du concept de destruction, comme inséparable de celui de production pour définir une formation sociale.
3L’importance de cet apport me paraît évidente si l’on considère qu’il n’est pas isolé, car il me paraît en pleine convergence avec l’effort de renouvellement théorique que l’on peut constater chez Michel Serres, Serge Moscovici, Jacques Attali, Robert Jaulin ou Yvon Bourdet — pour ne parler que de la France. L’isolement des sciences humaines prend fin et, avec lui, la prétention de soumettre l’homme à une logique qui lui serait extérieure. Nous sommes peut-être à la veille d’une révolution épistémologique.
4Mais s’il en est ainsi, ce n’est pas du fait du jeu gratuit de quelques grands esprits. C’est que la logique mécaniste qui se trouve mise en cause a justifié la pratique de la destruction de l’Autre et de la destruction de la nature dont les conséquences mettent en danger le devenir humain. C’est l’existence du paysan breton ou ganawuri, en tant qu’individu et comme membre d’une communauté de base, qui est condamnée si la logique de mort qui l’exclut est maintenue. Et si elle est rejetée, tout homme, même s’il est membre d’une des grandes sociétés majoritaires, découvre que quand il détruit l’Autre, c’est lui-même qu’il détruit. La dénonciation de l’aliénation n’a pas d’autre sens, car une aliénation a toujours un aspect économique, mais pas seulement. « Economie et culture sont les deux versants indissociables de la vie » (Cheikh Hamidou Kane).
5C’est-à-dire que le langage abstrait de ce combat épistémologique ne doit pas nous cacher qu’il répond à l’exigence immédiate d’hommes qui veulent vivre et à qui on refuse ce droit. C’est dire qu’il ne concerne pas seulement les spécialistes d’une discipline que l’économie classique a bien tort de considérer avec condescendance. Il concerne tous les hommes en lutte dans leur vie quotidienne contre la massification que la logique mécaniste du capitalisme essaie d’étendre à l’univers entier. Il concerne tous ceux qui s’imposent comme devoir un engagement politique dans l’espoir d’empêcher que l’insupportable ne triomphe.
6L’éclairage en retour, dont il est fait référence dans l’essai de Berthoud et Sabelli prend ici son plein sens : le jeu multiple et superposé des logiques communautaires nous rapproche étrangement de ce socialisme de la diversité que nous nous efforçons de définir. Aussi, plutôt que de m’engager dans un commentaire critique, aimerais-je, dans les lignes qui suivent, exposer quelques réflexions sur le cas français, le centralisme de son Etat-Nation, comme conséquence directe de cette logique capitaliste unilatérale et niveleuse.
7« Seule la vérité est révolutionnaire » écrivait Gramsci. A force d’habiletés tactiques et de concessions, à ce qui paraissait être le sens commun, de nombreux socialistes ont souvent perdu le sens de leur combat qui est la désaliénation et la libération de l’homme total, c’est-à-dire non de l’individu au sens abstrait que donne à ce mot la philosophie bourgeoise, mais de la personne dans sa culture. L’économie n’est pas séparable de la culture et Marx a écrit que la fin du socialisme était de rendre à l’homme sa liberté créatrice. Faute de l’avoir compris beaucoup sont tombés dans un économisme et un mécanisme étroits et ont renoncé à mettre en cause les dogmes du nationalisme établi comme superstructurels, donc secondaires. Ainsi s’ouvrait la voie réformiste de la social-démocratie.
De la mécanique sociale à la diversité
8Mais la social-démocratie, comme les interprétations mécanistes et bureaucratiques du marxisme, s’expliquent dans le cadre de la philosophie scientiste du xviiie siècle, qui voulait construire une mécanique sociale à côté de la mécanique céleste de Newton (A. Smith, Ricardo, A. Comte). Elle correspond à une vision du monde marquée par l’équilibre, la réversibilité et la conservation de l’énergie, d’où l’idée meurtrière d’une évolution unilinéaire nécessaire des sociétés humaines. Il en résulte une pratique de la destruction de la nature et de la négation de l’Autre par massification, une civilisation du refus, de la non-communication et de la mort, donc de l’uniformisation, car la mort est toujours semblable à elle-même. De là viennent les trois mythes sur lesquels repose le système capitaliste : celui de l’individualisme, du productivisme et de la consommation.
9Si les socialistes ne se sont pas opposés d’emblée à ces dogmes, c’est qu’ils ont commis l’erreur d’y voir des universaux et non la production théorique d’une société. L’état actuel des sciences physiques, naturelles et humaines nous montre au contraire un monde marqué par le déséquilibre, l’irréversible et la dégradation de l’énergie. La relativité domine la physique comme les sciences sociales, par le biais du structuralisme.
10Contre les distinctions qui sont dues non aux nécessités abstraites du progrès mais à un système mental historiquement déterminé par la montée du capitalisme, les socialistes doivent rechercher une civilisation du respect de l’autre et de la nature, de la communication et de la vie, qui est partout et toujours diverse. Bref, le développement de l’homme dans son milieu, et de la diversité des cultures aux dépens de la massification, deviennent les exigences majeures du socialisme : le projet autogestionnaire n’a pas d’autre sens et c’est la seule alternative possible au capitalisme bureaucratique d’Etat dans un monde dont le caractère fini est désormais évident.
11La revendication de leur identité collective par les minorités nationales niées, qui est un phénomène universel, est donc une revendication positive dans le sens du devenir humain, même si certains mouvements s’enferment dans une problématique nationaliste étroite. Au contraire leur rejet est une répétition de l’idéologie de l’Etat-Nation, c’est-à-dire d’une philosophie archaïque et dépassée qui a permis à la bourgeoisie de massifier le monde et mène l’humanité tout droit à l’entropie.
Les mythes français de l’unité
12Il se trouve que les traditions historiques propres à la France, et notamment sa prétention impériale dès le xiie siècle et son identification à l’universel depuis le xvie, l’ont rendue particulièrement réceptive à la philosophie de la massification, bien que le capitalisme s’y soit développé avec un certain retard et une certaine lenteur. Le mythe de l’Etat-Nation qui est celui de la bourgeoisie, a pris dans ce pays au xviiie siècle sa forme la plus achevée. Dès lors la Société bourgeoise et l’Etat qui l’exprime y ont été, plus qu’ailleurs (plus constamment qu’en Grande-Bretagne, par exemple), porteurs d’une volonté de destruction de l’Autre, notamment dans le domaine linguistique et culturel, qui n’était pas en relation directe avec le système économique. Cette volonté de destruction s’est exprimée non seulement dans l’Hexagone, mais partout à travers le monde où s’est exercé le pouvoir d’Etat de la France. Il fait toujours des ravages dans les régions où sévit encore le système néo-colonial. Les destructions culturelles ayant été beaucoup plus grandes, il est plus difficile à l’Afrique dite francophone qu’aux anciennes colonies anglaises de reconstruire son identité collective. Et la construction d’un socialisme démocratique y est entravé par la conception vicieuse de l’Etat qu’a transmise l’ancienne métropole.
13Trop souvent les socialistes ont accepté ces réalités comme des nécessités en considération de l’unité nationale. Mais cette unité, imposée d’en haut « à coup d’épée » et maintenue par la centralisation, n’apparait plus que comme un discours idéologique mort, celui de la mécanique sociale et de l’évolution unilinéaire nécessaire ; celui du capitalisme et de la reproduction élargie. Dès l’instant où les socialistes repoussent les mythes de la bourgeoisie, ils doivent rechercher une autre forme d’unité, venue d’en bas par fédération des spontanéités autogestionnaires : celle des peuples réels affirmant leurs diversités pour mieux agir ensemble. La civilisation de la vie contre celle de la mort, est nécessairement celle du socialisme. L’avènement de celui-ci est retardé par l’opacité des rapports nationaux, qui masquent les rapports de classe.
14La démystification de l’Etat bourgeois entraîne une révolution démystifiante dans la terminologie. L’Etat est une structure de pouvoir qui s’exerce sur un territoire déterminé au profit du groupe qui le contrôle. L’Etat détermine donc la citoyenneté, mais non la nationalité sauf comme masque idéologique. Chaque citoyen n’est pas un individu abstrait en compétition avec les autres comme le voudrait l’idéologie bourgeoise, mais une personne formée par la culture historique dans laquelle elle vit, et constituant avec ceux qui la partagent une nationalité.
15Bien que la bourgeoisie puisse se contenter d’exercer une hégémonie de classe sur la société civile et la société politique, c’est-à-dire l’Etat, les traditions propres à la France font que cette hégémonie se soit confondue avec la domination exclusive de l’une des nationalités composantes sur les autres, dont les bourgeoisies ne pouvaient maintenir leur statut qu’en s’assimilant. Le système s’est ainsi reproduit en faisant appel à l’égoïsme des individus, admis à faire leur salut personnel à condition de trahir leur nationalité, celle-ci étant de plus en plus réduite au niveau des plus humbles travailleurs. Enfoncés dans l’humiliation, ceux-ci ne pouvaient manquer d’intérioriser la négation de leur identité collective et la voie était ouverte au génocide culturel, avec le consentement des intéressés. L’aliénation marque ainsi la conjonction de l’oppression de classe et de l’oppression nationalitaire dont la France est l’exemple le plus parfait, bien que non le seul.
16Or, les socialistes doivent envisager le dépérissement rapide de l’Etat, c’est-à-dire, non pas l’anarchie et le désordre mais la substitution de fédérations de communautés de base autogérées à une structure hiérarchique. Cela suppose bien entendu la lutte contre toutes les aliénations et non seulement l’oppression de classe et l’exploitation économique, qui n’occupent pas un compartiment isolé de la vie sociale.
17L’unité de citoyenneté d’un état socialiste suppose la libre association des diverses nationalités regroupant les communautés de base de son territoire. C’est-à-dire comme l’a bien vu Lénine, que les inégalités de fait des cultures en présence, dues à un phénomène historique d’oppression, doivent être compensées par l’effort de la communauté. Il s’agit, il est vrai, de Lénine mourant, découvrant avec horreur, l’oppression qu’il avait couverte de son nom, dans le feu de l’action.
18De même que l’oppression des nationalités n’était pas indispensable au développement du capitalisme, celui-ci aurait pu se faire sans que le centralisme d’Etat multiplie les effets de son développement inégal. L’exemple de la Suisse et de l’Allemagne fédérale viennent ici rappeler que l’Etat français n’est pas directement déterminé par son système social. Ici encore les socialistes ne peuvent pas lutter contre les oppressions de classe sans s’opposer aux formes particulières qu’elles ont prises dans l’espace français. Le centralisme économique avec les destructions qu’il entraîne, avec la marginalisation des zones périphériques, avec leur mise en dépendance, la perte de l’initiative, le départ des populations, l’exportation des matières premières, est d’ailleurs lié au génocide culturel, expression proposée par l’UNESCO, à laquelle il vaut mieux substituer celle d’ethnocide, diffusée par Robert Jaulin. Les deux phénomènes constituent ce que l’on doit appeler le « colonialisme intérieur », cet adjectif étant certes important pour marquer l’existence d’une démocratie formelle permettant à certains individus de se tirer d’affaire, mais le substantif étant justifié par l’atteinte globale portée à l’existence des communautés, privées du contrôle de leur destin, ce qui est la définition du fait colonial.
19Sous peine de trahir son idéal et de retomber dans la social-démocratie, tout socialiste doit faire l’effort de considérer ces vérités révolutionnaires, que la reproduction idéologique de l’ordre établi a tout fait pour masquer. Le discours rhétorique de Lavisse sur la nation en est l’exemple. Il faut le démystifier si l’on veut gagner la bataille pour l’hégémonie dans la société civile qui est, selon Gramsci, la condition de la victoire. Ce discours étant, en France particulièrement, axé sur la négation des cultures et des langues des nationalités minoritaires, les socialistes ne doivent pas considérer que les luttes dans ce domaine des Bretons, Basques, Occitans, Alsaciens, Catalans ou Corses sont sympathiques mais accessoires. Elles portent le fer au coeur de l’idéologie et il est significatif que l’« Etat libéral avancé » fera plus facilement des concessions dans le domaine socio-économique que dans celui de la culture et des identités collectives.
20Evidemment si l’on doit aller vers la massification, la destruction de la nature et de l’Autre, l’entropie, la mort collective, autant suivre la voie du capitalisme, c’est la plus efficace. Mais dès l’instant où l’on conçoit l’autogestion selon une philosophie du respect de l’autre et de la nature dans un monde fini, il devient clair que le problème de la minorité est celui de la majorité, car détruire l’Autre, c’est se détruire soi-même.
21Ne peut-on penser que le jour où le socialisme de la diversité triomphera en Europe puis dans le monde, nous nous retrouverons tous au sein de la même internationale pour construire la fédération des communautés autogérées à l’échelle continentale, puis mondiale, comme l’exige le devenir humain ?
22Car ces réflexions sur la France se situent bien entendu dans une problématique mondiale, et je pense notamment à l’Afrique profondément aliénée par les pratiques et les théories que lui a composées le colonialisme. L’idéologie mécaniste y fait des ravages, avec la croissance identifiée au développement, l’Etat que l’on veut sacré car il a la tâche de construire la nation, sans laquelle la production matérielle serait, paraît-il, impossible. On sacralise ainsi des micro Etats qui bloquent la nécessaire unité africaine, empêchent la décolonisation culturelle et, sous prétexte de lutte contre le « tribalisme », s’emploient à détruire les nationalités africaines véritables au profit d’une nation mythique qui n’existe pas et dont personne n’a besoin. Personne, sinon les petits groupes de prépondérants qui ont pris chaque Etat en main et veulent en faire une chasse gardée. Certains de ces Etats se disent socialistes. Il est clair qu’ils ne le sont pas et que le principal résultat de leur action est de paralyser les immenses forces latentes que recèlent les villages d’Afrique. Là est la clef du développement.
23Le vrai socialisme africain naîtra le jour où il se rencontrera avec le socialisme mondial sur une position de refus de la philosophie du capitalisme, c’est-à-dire du mécanisme scientiste issu du xviiie siècle. Cette rencontre ne pourra avoir lieu que sur le projet d’un socialisme non productiviste, d’un socialisme de la différence. Alors seulement le développement des sociétés africaines, rétablies dans leurs identités collectives, en fera les acteurs d’un socialisme mondial d’où la domination du centre et de ses modèles aura été exclue.
24L’espoir est permis. C’est en effet dans cet esprit que Mamadu Dia a constitué à Dakar l’Internationale africaine des forces pour le développement. Celui-ci se fera à partir des communautés de base, dans la perspective de leurs cultures. Ou il ne se fera pas.
***
25Il est clair en tout cas que le socialisme s’enlisera et laissera l’humanité s’enfoncer dans la nuit s’il se contente de répéter le discours mort de la bourgeoisie et du capitalisme. En France cela veut dire qu’il ne doit pas accepter la rhétorique de l’Etat-Nation et qu’il doit lui opposer le message universel de la reconnaissance de l’Autre, de la communication et de la vie, partout et toujours diverse.
Auteur
Université de Paris I.
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