Chapitre III. La formation communautaire : valeur critique de la marginalité
p. 137-161
Texte intégral
1Nous n’avons pas ici la prétention de fournir une clef d’interprétation ni du mode de production communautaire et encore moins de la formation communautaire tant la multiplicité de ses manifestations à travers toute l’Afrique et ailleurs imposerait d’abord un long et minutieux travail de comparaison.
2A ce stade de notre réflexion, tout en recourant à une comparaison restreinte entre nos deux études sur le terrain (Dagari du Ghana et Ganawuri du Nigeria), nous nous contentons de dégager quelques éléments ou aspects, premiers jalons pour une théorie cohérente du mode de production communautaire et de ses variations concrètes que sont les formations communautaires.
3Jusqu’ici nous sommes restés à un niveau relativement élevé d’abstraction. De la logique sociale générale, qui posait pour nous les conditions de base en vue de construire notre objet de connaissance, en passant par l’échange symbolique, qui nous apparaissait un peu comme le noyau irréductible du mode de production communautaire, pour terminer avec la valeur signe, premier processus d’une différenciation, saisie comme inégalitaire, nous avons suivi le chemin cognitif ébauché par Marx, dans l’Introduction de 1857 en tentant « de s’élever de l’abstrait au concret [qui] n’est pour la pensée que la manière de s’approprier le concret, de le reproduire en tant que concret pensé » (Marx 1965 : 255). Cependant s’arrêter à la valeur signe, c’est ne pas sortir de l’abstrait. Pour satisfaire à l’exigence d’une connaissance toujours plus riche, il convient donc d’aborder maintenant la formation communautaire, ultime stade de notre démarche.
4En première approximation, la formation communautaire se caractérise par un degré accru d’hétérogénéité sociale, dont il faut rendre compte théoriquement, ce que nous ferons plus loin en introduisant le concept de forme de production et en le combinant avec celui de mode de production communautaire. Une telle combinaison devrait nous amener en fin de compte à insérer notre objet de réflexion dans l’historicité.
5En effet, le concept de mode de production communautaire, dans sa relative abstraction, ne permet pas d’aborder les formes d’insertion dans le procès historique. Ce concept permet en quelque sorte d’interpréter le noyau de la formation communautaire, c’est dire qu’on ne peut y intégrer les aspects importants de la complexité sociale. Or les formations communautaires, telles que nous pouvons les identifier en Afrique — et sans doute ailleurs, bien que nous n’ayons pas encore poussé nos investigations dans cette direction — n’ont d’existence réelle qu’au sein d’ensembles socio-historiquement déterminés, actualisés d’abord par une relation très complexe entre la guerre et de multiples formes d’échange. Enfin les formations communautaires vont être marquées par le choc colonial, véritable phase de transition qui se prolonge aujourd’hui par les tentatives plus ou moins forcées d’intégration à l’intérieur de totalités nationales engagées dans la voie du capitalisme ou plus rarement d’un socialisme, dont nous n’avons pas ici à définir la véritable nature.
1. Essai de repérage : la vision « spéculaire » de l’Etat
6Avant même d’aborder les différents points que nous venons d’énumérer brièvement, il semble indispensable d’opérer un rapide repérage de ce type de formation telle qu’elle est définie dans la littérature anthropologique essentiellement.
7Le choix d’un nombre restreint d’auteurs, représentatifs des tendances les mieux attestées en anthropologie dans ce domaine, devrait nous suffire pour dégager les contours de cet objet de connaissance que nous nommons formation communautaire et qui se retrouve dans de multiples publications sous des étiquettes diverses.
8Qu’il s’agisse des nombreuses contributions de l’anthropologie sociale britannique, ou de celles beaucoup moins fréquentes de plusieurs anthropologues américains et français, le repérage de la formation communautaire présente un ensemble convergent de définitions.
9A parcourir plusieurs auteurs (voir, par exemple, Balandier 1967 ; Beattie 1964 ; Fortes and Evans-Pritchard 1940 ; Goody 1971 ; Middleton and Tait 1958 ; Sahlins 1968 ; Thomas 1972), on peut relever une suite d’étiquettes qui connotent toutes le même objet de connaissance, et qui se retrouvent souvent comme synonymes dans la même publication : société sans état, acéphale, segmentaire, non centralisée, lignagère (ou la combinaison « lignagère segmentaire »), anarchique, tribale. A ce repérage spécifiquement anthropologique correspond la traduction marxiste de « société sans classes » — donc « sans état », avec cependant les exceptions comme par exemple celle de Rey qui voit déjà dans les « sociétés lignagères » des « sociétés de classe » (voir, par exemple, 1971 : 210).
10A la base de ce consensus, en dépit de variations terminologiques, on retrouve celui qui passe pour le fondateur de l’anthropologie sociale, c’est-à-dire L.H. Morgan. Commentant son ouvrage Ancient Society, Marx, dans ses « Cahiers ethnologiques », nous apprend que « là où les institutions gentilices dominent — et avant la constitution de la société politique — on trouve des peuples ou des nations dans des sociétés gentilices et rien au-delà. L’état n’existait pas » (voir Krader 1972 : 144).
11L’ensemble des anthropologues précités vont en fait dans le même sens quand ils tentent de mieux définir le contenu qui se cache derrière des dénominations telles que société sans état, acéphale, etc... Ainsi ils situent tous, sans exception, leur réflexion dans ce qu’il est convenu d’appeler le domaine du politique. En d’autres termes, la dimension discriminante entre formes de société — et donc les critères de définition de ces formes — est essentiellement de nature politique.
12Elle porte sur le « contrôle social », le « maintien de l’ordre social ». La dimension économique, exprimée en terme de mode de production — en n’oubliant pas que pour nous tout mode de production est simultanément un mode de destruction — est donc totalement étrangère à ces différentes contributions d’anthropologie, dans lesquelles, en général, les rapports sociaux de production-destruction sont ou bien réifiés et ramenés à un vague univers de choses ou réduits à un simple procès technologique. Rejeté comme « facteur exogène » (voir Fortes 1969 : 215), l’« économique » ainsi mutilé n’a plus guère sa place dans l’interprétation des sociétés communautaires. De Morgan à maints anthropologues sociaux actuels il y a une parfaite continuité dans la place privilégiée accordée au « politique » et au « parental » comme l’atteste l’ouvrage de Fortes Kinship and the Social Order. The Legacy of Lewis Henry Morgan (1969). Une telle bipartition se retrouve d’ailleurs dans plusieurs études monographiques dont on peut citer ici deux exemples particulièrement connus. Ainsi, tant Evans-Pritchard avec les Nuer du Soudan, que Fortes, avec les Tallensi du Ghana, ont publié séparément leurs résultats sur les institutions politiques et sur la parenté (centrée sur ego et non plus sur l’ancêtre) (voir Evans-Pritchard 1940, 1951 et Fortes 1945, 1949). De même, alors que la contribution de l’anthropologie britannique à l’Afrique a été marquée par deux ouvrages dont l’importance reste grande, en dépit de leur date de publication relativement ancienne, mais dont les titres révèlent encore une fois cette véritable fixation sur le politique et le parental (voir Fortes et Evans-Pritchard 1940 et Radcliffe-Brown et Forde 1950), il n’y aucun livre équivalent qui traiterait d’African Economic Systems. La cohérence d’une telle position est clairement exprimée par Evans-Pritchard : « On ne peut pas traiter des relations économiques pour elles-mêmes, car elles font partie de relations sociales directes d’un genre général » (1940 : 90).
13L’économique n’est donc traité au mieux que comme un sous-produit d’autres relations, essentiellement celles de la parenté au sens large. Plus rigoureusement encore l’anthropologie fonctionnaliste saisit le rapport entre politique et économique comme celui de la cause à l’effet. Un des meilleurs théoriciens du fonctionnalisme affirme ainsi la dominance du politique : « Les relations sociales sont régies par des règles et des normes » (Fortes 1969 : 87), ou prétend encore que l’activité des aînés « repose sur un statut moral et rituel » (1969 : 88), et que « nulle part au monde l’homme économique qu’il soit capitaliste, marchand, artisan, pêcheur, paysan, entrepreneur, ou propriétaire de plantation, ou esclave, consommateur de biens et services, etc., ne peut remplir ses fonctions économiques s’il est dépourvu d’un statut politico-jural dans la communauté » (1969 : 229).
14En bref, l’anthropologie fonctionnaliste prétend rendre compte de la « structure sociale » comprenant ces deux rubriques traditionnelles que sont la parenté et l’organisation sociale. Or cette dernière expression est synonyme de politique. Une telle réalité sociale comprend les deux domaines socio-parental et socio-politique ; elle n’accorde aucune existence conceptuelle à l’« économique ».
15Mais plus qu’un désaccord sur l’importance relative de la catégorie du « politique » comme lieu par excellence pour la nature des sociétés communautaires, il s’agit d’abord de s’interroger sur le contenu même que donne l’anthropologie fonctionnaliste au terme de « politique ». On verra alors que notre souci n’est pas tant de rejeter de notre grille le politique que de mettre en question cette image réifiée d’un politique, certes inhérent à toute réalité sociale, mais perçu en termes de règles ou de normes. Les fonctionnalistes n’échappent guère à la centration conceptuelle exercée par la notion de l’état. Soucieux de dégager un ensemble normatif, ils tentent alors de repérer des unités significatives, qu’ils nomment par exemple « communautés jurales » (voir Middleton and Tait 1958 : 9 et al). De telles entités sociales sont régies par « une obligation morale et en fin de compte des moyens pour régler les conflits pacifiquement » (1958 : 9). Le politique est donc essentiellement un univers de réglementation des pratiques sociales.
16Cette préférence pour le politique en tant que codification au lieu d’un politique en train de se faire dans et par la pratique sociale est un choix particulièrement malheureux compte tenu de la nature de la formation communautaire traditionnellement repérée par l’absence de l’institution étatique. Cette insistance à vouloir définir un mode d’organisation sociale par des critères qui lui sont étrangers traduit une certaine impuissance du fonctionnalisme, prisonnier de la logique capitaliste qui lui sert en fin de compte à définir les sociétés autres11.
17Dans cette optique, l’anthropologue s’efforce de retrouver dans les sociétés communautaires l’équivalent d’une constitution d’un état capitaliste. Or, même dans les sociétés occidentales, une telle démarche, fondée sur le normatif, ne permettrait guère d’appréhender la réalité des rapports sociaux.
18Qu’il soit bien compris que nous n’avons pas la prétention de rejeter comme inutile l’acquis fonctionnaliste, bien au contraire, car nous y puisons des suggestions fructueuses, mais nous persistons à croire qu’il se trompe de point de départ, en privilégiant la « dimension jurale » (voir Fortes 1969 : 60), définie « comme dénotant certains aspects ou éléments de droit et de devoir, de privilège et de responsabilité, formulés dans les règles qui régissent les relations sociales » (Fortes 1969 : 89), aux dépens de ce que nous croyons être premier, c’est-à-dire la pratique sociale et plus rigoureusement cette partie de la pratique sociale médiatisée par des choses — dialectique production-destruction.
19Bien que cette réflexion théorique reste encore lâche et lacunaire, nous sommes portés à penser que le rigoureux découpage entre économique et politique — qui ne peut guère se faire que par référence au double modèle marchand et étatique — sans être vraiment à rejeter, n’est peut-être pas la voie la plus fructueuse pour une interprétation des formations communautaires. En référence à l’échange symbolique, dirons-nous qu’il est économique, politique, ou même idéologique (au sens de rapports sociaux idéologiques). Dans l’état actuel de nos connaissances nous serions tentés d’affirmer qu’une telle interrogation n’est guère pertinente.
20Si la logique capitaliste pousse la spécialisation institutionnelle jusqu’à imprégner tous les rapports sociaux, saisis selon le mode de l’extrême morcellement des rôles depuis le producteur hyperspécialisé au strict consommateur-spectateur, sommes-nous alors autorisés, sous peine d’ethnocentrisme, à soumettre les autres à une dissection comparable en vue d’isoler la triple dimension économique, politique et idéologique ? Il importe de se souvenir que la réalité communautaire, au contraire de notre propre sociabilité, se présente comme une totalité institutionnelle polysémique et polyfonctionnelle. Le doute ici a en tout cas l’avantage de nous obliger à une mise en question plus radicale de notre propre société et de ses rapports avec les autres.
21On retrouve ce doute, d’une autre façon bien sûr, exprimé par certains anthropologues fonctionnalistes. Alors que les auteurs de Tribes without Rulers affirment que « cet ouvrage traite du maintien de l’ordre social dans certaines sociétés en Afrique qui n’ont aucune autorité politique centralisée » (Middleton and Tait 1958 : 1), Evans-Pritchard, dans sa préface, énonce avec plus de nuance que « le sujet traité ici peut être vu surtout comme les relations réciproques entre des groupes de descendance et des groupes politiques et locaux ; entre des lignages et des clans et des communautés politiques et locales » (1958 : xi ; souligné par nous). Ailleurs encore, Middleton et Tait concèdent que « le pouvoir et l’autorité de gouvernement peuvent être significatifs dans des relations qui sont complexes (many-sided) et non pas purement politiques » (1958 : 2).
22Réticents à vouloir nous engager dans un travail de découpage et de mise en rapport hiérarchique des fonctions sociales (économique, politique et idéologique), jugé peu adéquat à la réalité synthétique du mode d’organisation communautaire, nous nous méfions de la radicalité analytique des théoriciens du « mode de production lignager », tout en ne cédant pas à la tentation empiriste qui réduit l’« économique » et le « politique » à leur apparence institutionnelle telle que nous la percevons dans notre société.
23Par analogie, on pourrait donc dire que de tels rapports sociaux — marqués de façon dominante par l’échange symbolique dans les formations communautaires — constituent en quelque sorte l’infrastructure, d’où se dégage une logique sociale spécifique.
2. La formation communautaire
a) Complexité interne
24Le premier repérage opéré jusqu’ici ne répond nullement à cette question banale mais essentielle : qu’est-ce qu’une formation sociale dite communautaire ?
25La réponse à une telle question ne peut être que partielle, voire même provisoire tant le niveau de complexité et de difficulté est grand. Ici encore les tentatives de définition portent toutes sur le solide terrain des formations étatiques (voir, par exemple, Godelier 1973 (a)), présentant l’énorme avantage de pouvoir se réfugier dans une utile synonymie entre Etat, société et formation sociale. Rien de comparable pour une formation communautaire réputée « sans Etat ». Le terme même de société ici aussi perd toute valeur de discrimination et le plus souvent sert de substitut au terme d’ethnie. On parlera ainsi indifféremment de l’ethnie ou de la société tiv, gouro, nuer, etc.
26Si rien n’est jamais donné en clair dans la science sociale, à moins de se complaire dans un mode de connaissance résolument empiriste, jamais une telle affirmation ne nous aura paru aussi valable pour l’interprétation des formations communautaires.
27Aussi, en accord avec tout ce que nous avons exposé jusqu’ici nous allons esquisser le concept de formation communautaire en prenant comme point de départ la pratique sociale qui se noue dans l’ensemble du procès matériel.
28Dans une première approximation, deux éléments semblent constitutifs de toute formation communautaire. Nous les nommons : mode de production communautaire et forme(s) de production. En fait l’analyse du mode de production communautaire, engagée encore très partiellement dans le chapitre II, ne va guère être développée davantage ici. En d’autres termes, avant de s’imposer une minutieuse analyse — à faire en partie, en dépit des tentatives propres à la théorie du mode de production lignager — du mode de production communautaire dans l’ensemble de ses différents moments, il importe ici de revenir très brièvement à la logique communautaire, ce courant sous-jacent à la totalité des rapports sociaux, constitutifs d’un mode de production, et qui donne à ce mode sa cohérence et son homogénéité. Cette logique constitue le noyau ou la partie centrale de la formation communautaire autour de laquelle s’articulent nécessairement des éléments subordonnés, fondés sur une logique de la différence en tant qu’inégalité affirmée, et que nous nommons formes de production. Par sa dominance même, elle définit l’ensemble de la formation, qui est donc par principe marquée par une hétérogénéité irréductible, illustrée par l’extrême diversité empirique des formations sociales qualifiées de communautaires.
29La logique communautaire, se repère dans les multiples actualisations de l’échange symbolique, dont l’ambivalence n’exclut pas le signe, porteur d’inégalité, mais empêche également son développement en le maintenant dans certaines limites.
30Quelle est la nature sociale de ces inégalités inhérentes à l’échange symbolique ? Elles sont essentiellement une interprétation culturelle de différences biologiques. L’âge et le sexe sont alors les deux critères propres à ordonner les individus. Des classes d’âge — de fait ou institutionnalisées — hiérarchisent les hommes entre eux ; deux classes sexuelles placent hommes et femmes dans deux univers plus ou moins distincts. Or, le lien d’articulation par excellence de ces classes — âge et sexe — est fourni par la circulation matrimoniale mettant en communication, sur la base du principe de réciprocité, un ensemble de groupes sociaux. Il y aurait lieu évidemment de s’interroger plus avant sur les degrés variables de cette forme d’inégalité enracinée clans l’animalité. On pourrait par exemple reprendre pour la développer l’intéressante suggestion de Balandier qui distingue entre une séniorité relative et une séniorité absolue (voir, par exemple, 1974 : 74-75).
31Le passage conceptuel du centre de la formation communautaire — régi par la logique communautaire — à sa périphérie se définit donc par une ou plusieurs formes de production. En dépit de leur indéniable diversité, celles-ci reposent non plus sur la seule dimension biologique, dans son double aspect sexuel et « générationnel », mais sur des écarts définis, de façon ultime, par une dimension matérielle ou idéelle. La nature comme le degré de cette inégalité sont donnés dans leur limite extrême par la compatibilité du mode de production communautaire et d’au moins une forme de production. Au-delà d’un certain seuil d’inégalité, la logique perd son caractère dominant et la formation dans son ensemble glisse alors vers un mode tributaire d’organisation sociale. Dans l’état actuel des recherches, aller plus loin dans la manière d’établir ces différents seuils internes à la formation communautaire et le passage du mode communautaire au mode tributaire relèverait de la pure spéculation. De toute manière l’intérêt du découpage conceptuel entre noyau ou centre et forme périphérique est de pouvoir prendre en considération le dynamisme propre à ce type de société, trop souvent escamoté, comme le relève par exemple Balandier au sujet de la classification ou des typologies des sociétés « lignagères » (voir 1967 : 87-91).
32Le degré de compatibilité ou d’incompatibilité entre le mode de production communautaire, en tant que noyau, et une ou plusieurs formes de production, fondées sur l’asymétrie des rapports sociaux, permet donc de décider de l’appartenance ou non d’une société à l’univers communautaire ou tributaire. Une telle interprétation peut surtout donner un éclairage nouveau au problème des « sociétés à chefferie » si difficiles à situer dans les tentatives de classification des systèmes politiques (voir, par exemple, Balandier 1967 : 153). Perçues par beaucoup d’anthropologues comme une sorte de société tampon entre « tribu acéphale » et « société étatique », oubliées par d’autres qui ramènent alors leur typologie à une opposition binaire « sans Etat » — « avec Etat » ou plus rarement incluses à part entière dans la catégorie de « société tribale », vues ainsi comme l’extrême d’un continuum dont l’autre serait la tribu segmentaire proprement dite (voir Sahlins 1968 : 20-27), les « sociétés à chefferie » ne manquent pas de poser des problèmes embarrassants à une anthropologie soucieuse de ne pas se confiner seulement dans le synchronique.
33Notre propre approche qui, par l’existence des formes de production, accepte des variations significatives dans les limites de la formation communautaire, permettrait alors d’éviter cette facilité empiriste, qui consiste à placer le long d’une échelle évolutive un type de société défini par ses traits les plus visibles, en ne préjugeant pas ainsi à l’avance de la nature sociale des chefferies. Dès lors, parmi les sociétés identifiées comme chefferies, il deviendrait plausible que certaines d’entre elles au moins puissent s’insérer dans les formations communautaires. Il suffirait qu’à la suite d’une solide réflexion théorique, un mode « cheffal » particulier se présente dans son fondement matériel — c’est-à-dire comme forme de production — comme une variation significative propre à la formation communautaire, en relation de compatibilité et de subordination par rapport au noyau. On le voit, le problème de la chefferie reste posé, mais il y aurait là une approche théorique plus satisfaisante que l’empirisme habituel pour tendre vers une meilleure intelligibilité des chefferies.
34Par exemple, la conceptualisation d’une prétendue chefferie permettrait de comprendre pourquoi les forces productives ne se développent pas nécessairement dans une telle formation (c’est-à-dire, division technique et sociale accrue du travail). La dominance de la logique communautaire imposerait une forme de production-destruction conforme à l’échange symbolique, empêchant ainsi une véritable « libération » de la production-accumulation et de l’accaparement et d’une destruction en tant que valeur signe. La vraie chefferie — sur la voie étatique — serait donc la formation qui non seulement admettrait la présence de procès d’accumulation-accaparement de la richesse, mais lui accorderait une place dominante. Nous entrerions alors dans l’univers des formations tributaires (voir par exemple, Amin 1973 : 9-48).
35De toute façon, toute anthropologie préoccupée davantage par la dynamique de la pratique sociale que par le monde figé des structures ne voit guère de pertinence à opposer d’une façon statique des formes de sociabilité — par exemple, communautaire tributaire ; la coupure radicale ne relève pas de son discours. A la limite, on pourrait admettre qu’il y a une impossibilité théorique d’affirmer le moment du passage effectif d’une forme à l’autre.
36Si certaines formes institutionnelles de chefferie peuvent correspondre, sous l’angle des rapports matériels, à une forme de production constitutive d’une formation communautaire, elles n’en sont bien sûr pas les seules possibles. Ici aussi une analyse fouillée de plusieurs formations communautaires permettrait seule de dégager un ensemble possible de formes de production spécifiques.
37Cependant une forme de production possible reste bien attestée dans plusieurs formations communautaires. Plusieurs anthropologues, dans l’étude d’ethnies qu’ils n’hésitent pas à rattacher à l’ensemble des formations communautaires, révèlent la présence d’une forme d’esclavage. Ainsi l’expression d’« esclavage lignager » (Rey 1975 (a) : 509) pose bien la nature différentielle de cette forme communautaire d’asservissement, que nous ne pouvons en aucun cas confondre avec un quelconque « mode de production esclavagiste ». Selon Rey (voir 1975 (a) : 521) le terme même d’esclave semble garder toute sa signification dans une formation communautaire dans une fonction de « bien de prestige ». Cette fonction est interne à la circulation et à sa destruction possible mais ce même esclave, s’il vient à être réinséré dans la production immédiate, en tant que membre permanent au sein d’une unité de production, glisse, conformément à la dominance de la logique communautaire, d’un statut d’esclave à celui de cadet social. On pourrait admettre alors que l’« esclavage lignager » ne fonde pas réellement une forme de production spécifique. C’est bien la position de Rey quand il affirme à propos des ethnies congolaises punu, tsangui et kuni : « il n’existe pas dans les sociétés lignagères considérées de production esclavagiste » (1975 (a) : 524). Le problème reste néanmoins posé. On peut surtout s’interroger sur la pertinence d’une coupure aussi radicale entre les moments de la production d’une part, de la circulation et de la destruction d’autre part, dans le cycle de l’« esclavage lignager ».
38Ce n’est pas le lieu ici de faire l’inventaire des formes possibles de production propres aux formations communautaires. Cependant, pour clore les remarques sur ce point, mentionnons encore une forme de production telle qu’elle est succinctement esquissée par Bonnafé dans son étude sur les Kukuya du Congo-Brazzaville. Pour cet auteur, la « formation sociale kukuya » peut s’identifier à « l’articulation d’un mode de production communautaire lignager et d’un mode de production seigneurial » (1975 : 553). Ailleurs Bonnafé affirme que « ce mode de production seigneurial, tributaire, se surimpose à l’organisation lignagère » (1975 : 544). On est donc autorisé à voir dans un tel mode de production une simple forme de production, puisque tous les « seigneurs » appartiennent au « système lignager » (voir Bonnafé 1975 : 553).
39Sur la base de ces quelques remarques, on perçoit déjà l’effet contraignant du système communautaire pour le développement de l’inégalité au sein de formes de production particulières. Par là même nous renonçons à parler de mode de production même subordonné au profit de forme de production, car l’action diffuse de la logique communautaire entraîne une altération telle du mode de production en situation périphérique qu’il n’en présente plus les caractéristiques fondamentales. Le propre d’une forme de production est de prendre appui sur le système communautaire tant au niveau des forces productives que des rapports de production.
40En bref, il faut relever l’effet « irradiant » de la logique communautaire propre à insérer tout développement des formes de production, donc de l’inégalité, dans des limites étroites. Dans les formations communautaires, la nature de la production-destruction est une articulation à dominante échange symbolique - valeur signe ; la richesse matérielle doit aussi en fin de compte se reconvertir en richesse sociale et symbolique, c’est-à-dire consommée dans une pratique sociale par nature « participationniste », communicative et transparente. En clair, l’exigence d’une telle logique commande la générosité chez le riche. Par contraste, dans une formation tributaire, le riche, libéré des contraintes de l’échange symbolique et de sa pratique sociale spécifique, peut s’engager dans un processus d’accumulation-accaparement, donc prendre sans vraiment rendre.
41En résumé, la finalité de la logique communautaire est de tendre vers une certaine forme d’égalité. Par opposition, on pourrait affirmer que la logique marchande du capitalisme avancé, par essence, tend vers le développement de l’inégalité.
b) Dynamique et fluidité
42Nous avons présenté très analytiquement la formation communautaire dans sa double dimension noyau-forme périphérique, mais nous n’avons rien dit sur sa composition sociale et sur la nature de la communication entre unités constitutives de cette formation. Esquissons-en d’abord quelques remarques sur la nature ou l’identification de ses formes sociales concrètes constitutives. Même si les groupes de descendance, tels les lignages, semblent être les communautés partielles par excellence de la formation communautaire (voir la théorie du mode de production lignager), ils n’en sont pas — et de loin — les seuls.
43Un ensemble variable d’unités en tant que communautés partielles constituent en principe toute formation communautaire. Les unités les plus aisément repérables sont bien sûr celles dont les caractéristiques essentielles sont la permanence et l’existence institutionnelle. Notons, outre le lignage, le clan — en tant que groupe « institué » ou en « corps » (en anglais corporate group) et non pas en tant que simple catégorie sociale — le groupe domestique (famille étendue, etc.), la classe d’âge (par exemple, dans plusieurs ethnies de l’Afrique de l’Est), le village (voir par exemple, Winter 1958 : 139) ou encore le groupe exogamique ne s’identifiant pas rigoureusement à un groupe de descendance (voir par exemple, Muller 1973 : 450).
44De telles unités ne sont pas les seules en jeu. Notre insistance sur la pratique sociale nous amène à repérer des groupes temporaires et informels et marqués par un degré variable de récurrence. L’entraide dans le travail agricole ou certaines pratiques destructives (fêtes, rituels, etc.) par exemple, peuvent donner lieu à une solidarité qui ne s’inscrit plus rigoureusement dans les limites d’unités sociales permanentes (voir par exemple, relations entre alliés, amis et parenté matrilatérale dans une ethnie patrilinéaire).
45Par ailleurs la reconnaissance institutionnelle d’un certain nombre d’unités ne suppose pas automatiquement l’actualisation de telles unités dans des pratiques sociales effectives et quotidiennement répétées tout au long du cycle annuel. Il y aurait lieu ici de prendre très sérieusement en compte la nature différentielle du milieu écologique et notamment l’opposition savane-forêt. En savane, par exemple, l’alternance saison des pluies-saison sèche pénètre toute l’organisation sociale des ethnies communautaires et commande une diversification des unités sociales en jeu.
46La formule MOH/D se réalise, selon de multiples combinaisons entre ces quatre variables, dans des unités sociales concrètes dont nous venons d’ébaucher quelques formes. De façon simplifiée — et donc partiellement fausse — nous pourrions dire que l’ensemble MOH se concrétise dans des unités de production et D dans des unités de destruction. L’inconvénient d’une telle simplification est de nous faire tomber dans l’écueil d’une vision atomistique où le secteur productif ne serait pas contaminé de l’intérieur par le mode de destruction. Une telle arithmétique du surplus résulterait alors d’une soustraction a postériori du type : production moins consommation de subsistance égale surplus.
47L’échange symbolique, s’il qualifie l’essence même de la logique communautaire, ne s’actualise pas par la médiation d’un excédent matériel ; au contraire il est directement présent dans les pratiques productives. Ainsi soumise aux effets de cette destruction spécifique qu’est l’échange symbolique, toute unité de production, dans une formation communautaire, ne peut être que la combinaison des trois variables MOH marquées qualitativement par la nature sociale de la destruction. L’échange symbolique n’est donc pas un épiphénomène par rapport à la production ; ou encore il ne se circonscrit pas seulement à des pratiques cérémonielles, même si ces dernières présentent l’avantage d’un repérage facile. De plus, si l’empreinte de l’échange symbolique se retrouve non seulement dans le rapport entre les hommes, mais aussi entre ces derniers et la nature, il devient évident que même au sein du groupe domestique l’échange symbolique produit déjà ses effets. Les implications méthodologiques d’une telle affirmation, vérifiées sur le terrain, sont loin d’être négligeables. L’ethnographe, devenu méfiant d’une apparente banalité du quotidien, porterait alors son attention sur des phénomènes qu’une pratique d’observation plus empiriste tendrait à délaisser au profit des institutions immédiatement révélatrices du mode de destruction par exemple.
48Bien sûr, il ne s’agit pas de passer d’un réductionnisme à l’autre, car l’échange symbolique se réalise avec des degrés variables de plénitude. Parmi les unités de production, celles qui reposent sur l’entraide des groupes domestiques sont le lieu d’une intense pratique symbolique. Si de telles unités regroupent un nombre souvent élevé de participants, bien qu’en principe inférieur à celui des pures unités de destruction — telles qu’elles apparaissent par exemple dans des fêtes et des cérémonies — elles compensent cependant cette infériorité par leur plus grande fréquence et leur fluidité — donc changeantes et par conséquent difficilement saisissables — mettant ainsi en contact un nombre plus élevé de personnes qu’il pourrait sembler à première approximation.
49De toute façon, l’avantage méthodologique de repérer la dynamique de l’échange symbolique, là où on s’y attend le moins, ruine la vision atomistique d’un mode de destruction parfaitement isolable et repérable au niveau institutionnel. Cette imprégnation destructive de la totalité sociale ne vaut bien sûr pas seulement pour les formations communautaires ; elle est universelle pour autant que l’on se souvienne de cette différence essentielle qui consiste à toujours spécifier le mode de destruction.
50Une fois relevée la complexité des unités sociales propres à une formation communautaire, nous avons à nous interroger, par delà le mode de communication entre ces communautés partielles, sur les limites mêmes de la formation communautaire.
51De véritables seuils de communication devraient permettre de décider du passage d’une formation communautaire particulière à une autre. Cependant, la définition de tels seuils reste une tâche difficile à mener, car ils ne peuvent pas se confondre a priori avec les frontières ethniques. L’ethnie n’est donc plus une unité significative première.
52La formation communautaire spécifique se construit sur la base d’un ensemble de rapports sociaux, régis par une logique propre appréhendée dans de multiples activités, les plus importantes étant celles qui se nouent autour des choses.
53Circulation des travailleurs dans l’entraide, circulation des richesses dans des activités cérémonielles et circulation matrimoniale sont les lieux privilégiés pour cerner les contours d’une formation communautaire.
54L’impossibilité de circonscrire avec précision une formation communautaire — à moins de ne pas dépasser le donné ethnique relève moins d’une carence théorique que de la réalité même d’un tel mode de sociabilité. De plus, l’accent « matérialiste » de notre approche nous amène à privilégier, dans la définition de la formation sociale, les activités plutôt que les représentations collectives, et les normes ou encore certains critères tels la langue, le territoire, le nom, ce que Marx qualifie de « communauté en soi » en l’opposant à la « communauté de fait » ou « communauté réelle », qui n’existe que dans le « rassemblement réel pour des buts communs » (in Godelier 1970 : 193).
55Un véritable enchevêtrement de communautés partielles — permanentes ou non, formelles ou non — constitue cette communauté élargie qu’est une formation communautaire, marquée par une intensité communicative spécifique, mais variable dans le temps et dans l’espace. Nous pouvons donc parler de la nature mouvante de la formation communautaire qui reste soumise aux aléas historiques qui lui confèrent une certaine fluidité. Le passé connu des ethnies communautaires africaines, si lacunaire soit-il, confirme leur hétérogénéité et leur constante remise en cause (voir, par exemple, Middleton and Tait 1958 : 9 et Smith 1969).
56L’interdépendance dans laquelle se trouvent les communautés partielles constitutives d’une formation communautaire n’élimine pas, selon la logique même de l’ambivalence, les rapports conflictuels, définis chez les auteurs anglophones comme feuds. Cependant cette violence ou « guerre du dedans » selon la traduction proposée par Balandier, « est réglementée à un haut degré ; elle n’intervient que dans la mesure où elle contraint rapidement à une compensation, à la réduction d’un antagonisme porteur de menaces graves en raison de son intensité » (Balandier 1974 : 204 ; voir aussi Middleton and Tait 1958 : 19-22).
57Ces quelques remarques permettent alors de mieux saisir pourquoi, au niveau de la simple reconnaissance de la formation communautaire déjà, nous éprouvons tant de difficulté à l’appréhender, par rapport à une formation sociale de nature étatique. On comprend mieux aussi pourquoi chaque fois qu’un auteur ne se contente pas simplement d’utiliser l’expression formation sociale comme synonyme de société, mais tente d’en construire le concept, il ne manque pas de s’appuyer sur des sociétés centralisées. Il devient enfin évident pourquoi, dans l’étude des sociétés « acéphales » ou « sans état », le donné ethnique s’impose avec une telle force chez les chercheurs, de la collecte de données à leur interprétation. Certes toutes les recherches sur le terrain ont été entreprises après la prise en charge coloniale, c’est-à-dire à une phase historique cruciale où les ethnies communautaires, dans leur ensemble, sont devenues des minorités ethniques et furent alors à même de se forger peu à peu une identité qu’elles n’avaient guère auparavant. De même la création de chefs administratifs à la tête d’ethnies, souvent quasi ex nihilo par le colonialisme anglais, qui fonctionnaient autrefois selon un principe de décentralisation, n’allait guère faciliter la tâche des chercheurs.
58Dans notre souci de définir des communautés réelles — et non pas simplement formelles, ou « en soi », selon l’expression de Marx — nous pouvons avancer l’hypothèse qu’une ethnie peut se composer d’un ensemble de formations communautaires imbriquées les unes dans les autres.
59Une telle hypothèse se vérifie par exemple chez les Tallensi du nord du Ghana : « Des frontières imprécises délimitent approximativement les Tallensi comme un ensemble de communautés parlant un seul dialecte et ayant plus de variations culturelles en commun et plus de liens sociaux l’une envers l’autre que n’importe laquelle avec des « tribus » voisines » (Fortes 1940 : 240). Malgré cette grande fluidité, quelques critères permettent une première mise en ordre. Ainsi, en raison même de leur nature, les forces productives exercent une contrainte sur la dimension même de la formation communautaire. L’extension territoriale et démographique est nécessairement maintenue dans des limites et constitue le premier indice de repérage. Selon ses caractéristiques une ethnie, dans son ensemble peut ou non constituer une seule formation communautaire. Des critères écologiques deviennent des facteurs nécessaires bien qu’insuffisants pour affirmer l’existence d’une formation communautaire. Attribuer une valeur discriminante à la pratique sociale, dans ses multiples manifestations, impose la prise en considération d’un facteur limitatif que serait le temps de déplacement, par exemple. Une dispersion trop accusée des communautés partielles ne permet plus de définir une unité complexe significative. En deçà d’un certain seuil de répétitivité, nous ne pouvons plus vraiment parler de pratique sociale et les contraintes structurales ne sont pas suffisantes pour garantir une véritable cohésion.
60En conclusion, le couple « formation » et « communautaire » doit nous permettre d’appréhender des réalités en elles-mêmes contradictoires — tout au moins en apparence — étant à la fois ouvertes et fermées, dépendantes et autonomes, dynamiques et statiques. Le concept de « formation » se rapporte à des ensembles qui ne sont pas nécessairement cohérents et constitués par des éléments qui ne sont pas toujours dans un rapport de causalité réciproque. Il fait référence — au contraire de forme, structure et système — à des entités en train de se former et de se transformer. Les termes communauté ou communautaire supposent au contraire, une fermeture sémantique ; ils ne peuvent que signifier une spécificité irréductible.
61Ambivalence, contradiction, fluidité, mouvance n’ont donc pas cessé de caractériser notre démarche de la logique sociale générale, à la formation communautaire en passant par l’échange symbolique et la valeur signe.
c) Contexte socio-historique
62Jusqu’ici la formation communautaire a été envisagée surtout dans sa stricte complexité interne. Pour ne pas tomber dans le piège de l’anthropologie traditionnelle, il importe maintenant d’esquisser brièvement quelques déterminations extérieures auxquelles les formations communautaires n’échappaient pas à l’époque précoloniale. L’environnement social d’une formation communautaire particulière ne se ramène pas uniquement à d’autres formations de même nature et de même origine ethnique, mais consiste aussi en des formations tributaires marchandes et guerrières. Les vicissitudes historiques de toutes les formations communautaires sont donc inséparables de la guerre et de l’échange marchand. Ici encore la dimension écologique reste essentielle pour comprendre l’indépendance d’ethnies communautaires (voir, par exemple, le cas du Plateau de Jos au Nigéria), ou au contraire leur soumission à la classe dirigeante d’une formation tributaire.
63Il y aurait lieu aussi de relier commerce à longue distance sillonnant par exemple l’Afrique occidentale du nord au sud et d’ouest en est, et la position géographique des formations communautaires, afin de saisir leur degré d’insertion dans ce trafic international.
64Bien qu’il soit impossible d’en mesurer l’impact réel, un environnement hostile constitue un des facteurs responsables de la cohésion interne d’une formation et même de l’acceptation de l’inégalité.
65Même si le contexte constitue un des aspects importants de l’analyse des formations communautaires de l’Afrique précoloniale, nous ne faisons guère plus que la mentionner, notre objectif étant de dégager des logiques communautaires devenues marginales face à une logique productiviste et consommatrice tentaculaire. Mais, déjà, dans les sociétés capitalistes avancées, cette dominance est contestée, redonnant ainsi une signification accrue à une marginalité devenant modèle possible pour un avenir à construire.
3. Confrontation des logiques sociales
66Comme nous venons de le mentionner en conclusion à ces brèves remarques sur le contexte socio-historique des formations communautaires africaines, il s’agit, pour clore ce chapitre, de s’interroger sur la situation actuelle de ces formations et leur mode d’insertion dans des entités nationales, soumises à un processus d’étatisation et de mercantilisation propres au développement d’un capitalisme périphérique. Il s’agit aussi de voir comment une réflexion sur les formations communautaires permet de s’interroger sur des problèmes cruciaux comme celui du « progrès ». Va-t-on assister à une absorption, donc à une disparition complète du communautaire, se noyant ainsi dans un univers capitaliste uniforme dans ses rapports fondamentaux, en dépit d’un degré variable de développement ? Nul n’est besoin d’insister sur l’inégalité de la lutte.
67Il devient par contre moins banal — face aux théories et aux pratiques du développement — de postuler une véritable incommunicabilité entre les deux logiques. La formation communautaire est donc le lieu pour le chercheur d’une prise de conscience dont le radicalisme n’est guère possible dans d’autres contextes sociaux.
68Que les formations communautaires succombent au point de devenir de simples minorités ethniques constituées surtout de paysans engagés, selon leurs moyens, dans une petite production marchande individualisante, ou qu’elles résistent, en conservant des caractéristiques communautaires — quant à l’organisation du travail par exemple — elles constituent, en règle générale, la périphérie de la périphérie, lieu ultime du « sous-développement » ou encore les pauvres des pauvres.
69Aussi, sur le plan d’une sociologie du développement soucieuse d’utilité, réfléchir sur une telle marginalité devient un luxe académique, dont la gratuité passe pour une véritable insulte face aux exigences logiques du mode de production capitaliste, pour qui la fonctionnalité même de toute destruction est, en fin de compte, de servir à l’élargissement de la production matérielle, donc de l’accumulation monétaire.
70Pour l’anthropologue au contraire, l’insignifiance quantitative de la marginalité communautaire — repérée soit dans certaines minorités ethniques d’Afrique ou d’ailleurs, soit dans des pratiques ponctuelles en milieu industriel avancé — est un critère dénué de toute pertinence. Soucieux d’inscrire sa réflexion dans l’actualité de sa société, la qualité même du marginal pour lui est d’être porteur d’une différence seule susceptible d’éclairer en profondeur les pratiques sociales dominantes. L’anthropologie devient donc discipline critique. Bien que d’autres sciences sociales puissent prétendre viser le même objectif, l’anthropologie en garde l’originalité des moyens.
71Balandier en qualifiant l’anthropologie de « sociologie comparative » et « sociologie qualitative » (voir 1974 : 256-257) a particulièrement bien traduit la spécificité et la radicalité de la démarche en anthropologie. Très explicite, il affirme : « Les sociologues, même s’ils produisent la critique de certains des modes de réalisation de l’ordre industriel avancé, n’en restent pas moins et pour la plupart « liés » à ce dernier. Dans leur grande majorité, il n’ont pas acquis la connaissance directe de formations sociales différentes. Leur image de la société et leurs évaluations restent dominées par une expérience unique, et leurs oppositions idéologiques les conduisent à confronter une modernité se disant encore libérale à une modernité qui s’affirme déjà socialiste. C’est le régime régissant la production qui détermine le lieu principal du débat. La contestation du productivisme... a été exprimée de manière indépendante et marginale » (1974 : 243 ; souligné par nous).
72Tout notre présent essai se veut une prétention à actualiser et développer de tels propos.
73Notre but ultime n’est pas tant une théorie des formations communautaires en tant que telles, qu’une évaluation critique du système capitaliste en le soumettant à la décentration anthropologique. S’interroger sur la signification profonde de l’échange symbolique, comme logique des sociétés qualifiées, selon le mode ethnocentrique, de « primitives », c’est vouloir soumettre sa réflexion à un code étranger à la mentalité productiviste dans laquelle le mode de production capitaliste nous enferme.
74De toute évidence l’intelligibilité des formations communautaires n’est que partiellement réalisable, en raison non seulement de notre appartenance à l’univers capitaliste, mais aussi de la disparition des formations communautaires en tant que formations autonomes.
75Nous ne pouvons donc guère éviter de définir la formation communautaire par référence à notre vécu, et par là même nous courons un danger de tomber dans le piège de l’ethnocentrisme. Cependant, cette position n’est en rien comparable à celle de tout un courant anthropologique, repris par les autres sciences de l’homme, qui n’hésite pas à voir dans les autres — ou certains autres — des sociétés primitives, sans histoire, sans État, sans marché, sans écriture bref, un ensemble de caractéristiques qui nous sont propres et que nous ne découvrons pas ailleurs. Par cet évolutionnisme plus ou moins latent on s’interdit toute intelligibilité véritable des autres. Au contraire, désireux de nous écarter autant que possible de cette vision normative et soucieux de fonder la critique de notre société sur des données comparatives, nous refusons l’opposition classique — qui se retrouve aujourd’hui même chez les esprits les plus progressistes — « sauvage-civilisés », parce qu’elle n’est jamais autre chose que la traduction, dans le code capitaliste, de la différence entre les logiques communautaires et la logique capitaliste. Les unes se réalisent dans la perpétuation de l’échange symbolique, l’autre dans la destruction progressive de l’homme. Que cette logique soit tempérée, voire même, dans certaines situations, contrecarrée, n’enlève rien à notre affirmation. Il ne serait pas difficile de dresser une liste d’exemples où la destruction de l’homme est le moyen le plus sûr pour atteindre pleinement la finalité capitaliste, où toute finalité « productiviste », même définie sous une autre étiquette.
76Il y a donc une prétention tout à fait illusoire à vouloir séparer rationalité et irrationalité, nécessité et excès. Tout refus du mode de destruction capitaliste ne pourra pas se satisfaire d’une intervention limitée à quelques gaspillages trop voyants des consommateurs. C’est l’ensemble de la logique capitaliste qu’il faut remettre en question. Mais une telle interrogation est soumise à un préalable étranger à l’idéologie « développementaliste » trop soucieuse de scientificité. Réfléchir sur la finalité des institutions c’est pour beaucoup sortir de la science. « La conception libérale de la science distingue le domaine des fins, qui est laissé à la spéculation des philosophes, et la connaissance des moyens, qui appartient à la science » (Bastide 1971 : 169).
77Une anthropologie critique ne peut donc éluder le problème des finalités sociales. Tout notre discours a tourné autour de ces deux univers logiques communautaire et capitaliste. Leur confrontation — présente en filigrane tout au moins à travers tout l’essai — impose une rapide réflexion sur l’inévitable notion de progrès, véritable mythe perçu comme un passage linéaire de l’état de « primitif » à celui de « civilisé ». La problématique fondée sur l’ambivalence de la production interdit toute conception unidimensionnelle du prétendu progrès. Si le progrès se traduit, dans l’acception la plus courante du terme, par la voie vers la richesse matérielle, il est aussi le progrès de l’inégalité, de la pauvreté, voire même de la misère.
78La logique communautaire interdit l’existence d’une misère à la limite extrême de la survivance physique, à moins d’être partagée par l’ensemble de la formation dans des situations difficiles. L’échange symbolique est générateur de richesse sociale, et assure ainsi une certaine redistribution des biens entre les multiples communautés partielles d’une formation.
79La logique capitaliste au contraire ne peut se maintenir que dans la production d’une différence matérielle. La richesse produit inexorablement la pauvreté ; l’excès la pénurie. Selon son éducation, son appartenance sociale, donc sa position idéologico-politique, le chercheur choisira l’un ou l’autre aspect du progrès : progrès comme accroissement de la richesse matérielle ou progrès comme processus de paupérisation. Ce développement inégal inhérent au mode de production capitaliste, dénoncé dans ses manifestations les plus concrètes par un nombre croissant d’auteurs, nous oblige à adopter un point de vue résolument dialectique dans l’interprétation de ce phénomène mal défini qu’est le progrès, et qui s’exprime d’ailleurs par une série de termes comme modernisation, croissance, développement, évolution, changement, révélant tous le « beau côté » du phénomène, sans parler de cet avatar récent qu’est la « société libérale avancée ».
80Le rejet d’un progrès linéaire marque les forces productives elles-mêmes, facilement ramenées à leur seule dimension quantifiable. Ainsi dans son ouvrage Travail productif et productivité du travail chez Marx, A. Berthoud donne une bonne illustration de la dialectique du quantitatif et du qualitatif telle qu’elle se réalise dans les forces productives. Pour cet auteur, une des caractéristiques « du développement des forces productives dans le mode de production capitaliste est de se présenter dans une disproportion croissante. Ce qui se multiplie, ce sont les relations du travail à la machine, les rapports d’association des forces de travail aux forces naturelles, et non la coopération immédiate des forces de travail et l’union des travailleurs. La productivité du travail s’accroît par maîtrise des forces naturelles, non par développement d’une force de travail collective résultant d’une communauté de travail » (1974 : 121 ; souligné par nous). Cette citation traduit clairement la tendance du capitalisme à un accroissement matériel, donc monétaire, aux dépens d’une plénitude sociale. Même dans la situation actuelle dite de crise, il y a bien inversion de la croissance, donc du quantitatif, mais aucun changement qualitatif.
81Tout prétendu progrès ne peut donc être envisagé qu’à l’intérieur d’un mouvement complexe entre continuité-discontinuité, entre une augmentation quantitative et une rupture qualitative. Rien n’illustre mieux cette position que l’actuel débat entre économie et écologie, entre le quantitatif et le qualitatif, entre deux combinaisons de MOH/D. On le voit, dans une telle optique la nature de la destruction (D) devient une clef essentielle pour le choix de la finalité d’une société.
Notes de bas de page
11 Certaines typologies de l’anthropologie économique dite substantiviste, comme celle fondée sur la présence ou l’absence du marché (voir, par exemple, Dalton et Bohannan 1965), relèvent de la même critique.
Auteurs
Institut d’Etudes du Développement, Genève ; Universités de Lausanne et Genève.
Institut d’Etudes du Développement, Genève.
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