Introduction
p. 1-4
Texte intégral
Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer
Pascal
1S’armer ou désarmer ? Le dilemme est vieux comme le monde. Il prend naissance dans une aspiration éternellement inassouvie de l’homme à la sécurité, au pouvoir, au prestige et en définitive, à la détention d’une faculté de punir. Tout au long de l’histoire, la décision en faveur ou en défaveur de la possession et de l’usage des armes fut dépendante des circonstances et des lieux. Dans l’immense majorité des cas, elle se solda par un « oui » à l’avantage de l’armement. Ainsi le désarmement est-il resté un enfant bâtard de la politique. Il ne fut pratiquement jamais la conséquence d’une abstention volontaire ou d’un consentement général. Quand il se réalisa, il fut le résultat d’une contrainte exercée par le vainqueur sur son ennemi vaincu.
2L’apparition des armes de destruction massive, en particulier des armes nucléaires, a profondément transformé les attitudes à l’égard de l’armement et du désarmement. Le contrôle et éventuellement l’abolition de ces armes est devenu l’une des premières préoccupations de l’humanité, ceci indépendamment des circonstances ou de la localisation géographique. Aujourd’hui l’inquiétude est universelle. D’autre part, il devient peu à peu évident aux yeux de tous que l’armement et le désarmement ne sont pas deux termes d’une opposition irréductible, mais doivent faire l’objet d’un examen et d’une négociation commune. De plus, il est largement admis que le désarmement doit être le fruit d’un accord général librement consenti.
3Au-delà de cette constatation, l’unanimité cesse. Le débat, du moins dans le monde occidental, est marqué par une polarisation extrême et devient souvent un dialogue de sourds, où les émotions prennent le dessus. D’un côté on trouve ceux qui, afin d’accroître la sécurité, exigent des armes nucléaires plus perfectionnées et plus nombreuses ; de l’autre ceux qui, au nom de la paix, demandent la réduction ou la suppression de ces armes. On se traite mutuellement de « fauteur de guerre », ou de « pro-communiste », de « faucon nucléaire » ou de « colombe pacifiste ».
4La querelle intra-occidentale trouve son prolongement dans les récriminations mutuelles entre l’Est et l’Ouest, entre les Etats-Unis et l’Union Soviétique, et sur un mode différent, entre les pays en voie de développement et les nations industrialisées. Chacun recherche, sinon la sécurité, du moins le responsable du manque de sécurité, tout en restant convaincu que l’accroissement excessif des armements ou l’échec du désarmement n’est imputable qu’à son adversaire.
5Les deux superpuissances produisent foison de statistiques impressionnantes en s’accusant de viser la supériorité stratégique ou de saboter le contrôle des armements nucléaires. Le Tiers-Monde suspecte les Etats industrialisés du Nord de conserver la « paix nucléaire » chez eux tout en se déchargeant de leurs querelles et de leurs guerres sur le dos du Sud. C’est pourquoi de nombreux pays en voie de développement refusent de remettre en cause leur propre armement conventionnel (souvent substantiel) tant que les superpuissances n’auront accompli aucun progrès en matière de désarmement nucléaire.
6Dans ce débat confus et polarisé entre des options extrêmes, lourd de suspicions et de récriminations — on peut alors se demander s’il y a encore lieu de parler de « débat » — ceux qui recherchent une position intermédiaire ont peine à faire entendre leur voix. Les partisans de cette troisième approche considèrent l’armement et le désarmement comme des questions extrêmement complexes, auxquelles on ne peut donner des réponses simples et toute faites. Pour eux, l’armement et le désarmement ne sont pas nécessairement contradictoires, mais se complètent plus souvent qu’on ne le pense. Ils sont d’avis qu’une limitation des armements nucléaires peut et doit aller de pair avec une limitation des armements conventionnels et que — c’est là leur postulat le plus fondamental — ni l’armement ni le désarmement ne peut être un but en soi, mais que, s’ils sont bien compris et correctement utilisés, ils doivent concourrir à l’objectif commun d’empêcher la guerre et de préserver la paix. Se contenter d’exiger davantage d’armements sans avoir une idée claire de ce que cela signifie pour la sécurité internationale est aussi insensé que de réclamer le désarmement sans s’être assuré qu’il mènera à un monde plus pacifique.
7L’objectif de cet ouvrage est d’expliquer et de développer les trois postulats qui viennent d’être énoncés. Ainsi prend-il une position médiane entre ceux qui affichent une méfiance extrême, voir un rejet catégorique à l’égard de tout ce qui évoque la « maîtrise des armements »
81 et le « désarmement », et ceux qui accusent tout partisan d’un accroissement des armements d’entretenir de sinistres intentions de « rapace » militariste.
9Selon la même logique, ce livre essaie de démontrer que l’armement a depuis longtemps cessé d’être le fait exclusif d’un petit nombre d’Etats. Il est devenu un phénomène mondial et doit être analysé comme tel. Les armes nucléaires et les conséquences catastrophiques de leur usage éventuel doivent sans aucun doute demeurer notre préoccupation première. Mais elles ne doivent pas être notre seule source d’inquiétude ni la seule motivation de notre action.
10Le processus d’armement a des origines multiples. Il intervient à de nombreux niveaux et dans de nombreuses régions. Il est lié à la recherche constante de l’homme pour accroître sa sécurité, à son incapacité fréquente de comprendre les préoccupations de ses voisins en la matière, et à sa tentation récurrente d’imposer sa volonté aux autres. Autrement dit,l’armement, ou plutôt l’accroissement excessif des armements, est un phénomène de dimension mondiale. Il ne demeure étranger qu’à une infime minorité de pays et, à mesure que la militarisation du globe progresse, le nombre des exceptions ira probablement en diminuant.
11La diffusion de la rivalité américano-soviétique transforme en véritables camps militaires des régions auparavant peu ou non armées (comme la Corne de l’Afrique ou l’Amérique Centrale). Des pays en voie de développement (comme le Brésil et l’Inde) ont rejoint les rangs des producteurs et des vendeurs d’armes. Grâce à l’échange, les armes augmentent en nombre et s’améliorent en qualité. Elles sont les premières à stimuler le progrès technologique et à en profiter. La révolution de l’électronique est également en train de bouleverser des systèmes d’armements entiers et, avec eux, les possibilités de conduite de la guerre. La militarisation de l’espace par les Etats-Unis et l’Union Soviétique semble maintenant presque inévitable. Avec elle disparaît la dernière frontière du domaine non conquis par l’homme dans des buts militaires. Après la terre, la mer et l’air, c’est maintenant l’espace extraatmosphérique dont on va user, ou abuser, pour satisfaire sa soif de conquête et y transférer rivalités et conflits.
12Ainsi le ciel ne marque-t-il plus une limite, ni en termes d’espace, ni en termes de performances technologiques, ni en termes financiers. Le volume de l’armement et les coûts de la défense sont effectivement colossaux. On peut sérieusement se demander jusqu’à quand ils seront supportables économiquement. Mais ce qui doit nous inquiéter encore davantage, c’est la dynamique de cette militarisation incessante. Ceci, non seulement parce que son terme et ses conséquences dépassent de beaucoup notre champ de vision, mais surtout parce que le fossé s’élargit de jour en jour entre la vague déferlante de l’accumulation militaire et l’incapacité du système international en charge de son contrôle. L’administration chaotique de notre monde avec ses quelque 170 pays ne fournit aucune certitude que tout ira éternellement pour le mieux. Dans un univers de plus en plus troublé et fragmenté, l’optimisme n’est pas de mise alors qu’une catastrophe majeure ne peut être exclue.
13Il devient de plus en plus difficile de conclure des accords de limitation ou de réduction des armements à la fois efficaces et de portée significative. La technologie échappe à ses maîtres politiques, les gouvernements. La vérification par des moyens purement nationaux devient une impasse à mesure que le nombre des armes augmente, que leur taille diminue et que leur mobilité s’accroît (missiles de croisières embarqués ou lancés d’avions par exemple). La « maîtrise des armements » (« arms control ») telle qu’elle fut pratiquée dans les années 1960 et 1970 est en crise.
14Des mesures de désarmement substantielles paraissent plus improbables que jamais. Si l’on veut faire face aux prodigieux changements quantitatifs et qualitatifs de l’armement, la révolution technologique devra être suivie d’une révolution politique. Dans son essence, celle-ci devrait avoir quatre objectifs majeurs : une meilleure compréhension des conséquences multiples et souvent néfastes de la militarisation de la planète ; une extension de la notion de « sécurité » au-delà de l’étroite limite des contextes nationaux ; l’acceptation du fait que ni l’armement, ni le désarmement ne garantiront à eux seuls la sécurité mais qu’ils doivent être complétés par des mesures politiques, économiques, sociales, culturelles et spirituelles ; et finalement, la mise en oeuvre d’efforts plus soutenus pour subordonner les intérêts nationaux à court terme à la préoccupation durable de survie générale.
15Le succès n’est pas à portée de la main. Mais c’est bien là le défi que pose un monde sur-armé. Peut-être n’y a-t-il pas encore motif à s’alarmer. Mais il n’y a certainement aucune raison de faire preuve d’un optimisme béat. Dans un univers où la communication est instantanée, où les mass-media sont universellement présents, et où l’observation par satellite s’améliore de jour en jour, nous ne vivons plus dans l’isolement ou dans l’obscurité. Nous avons la possibilité d’obtenir des informations sur toutes les questions qui ont pour nous un intérêt. L’ignorance n’a pas d’excuse. Les faits sont connus, même s’ils sont devenus plus complexes, ce qui rend indubitablement les solutions plus difficiles. Mais au fur et à mesure que s’améliorent nos moyens de diagnostic, nos efforts pour trouver une thérapie adéquate devraient proportionnellement s’intensifier.
16Le présent ouvrage ne se prétend pas davantage qu’un guide modeste et incomplet dans ces deux directions. Il tente d’aller au-delà des innombrables études sur les dangers de l’armement nucléaire, en incluant une description des nombreuses autres dimensions de l’armement — depuis le commerce des armes jusqu’à la militarisation de l’espace et les armes chimiques — et en explicitant certains ressorts de l’armement ainsi que les moyens susceptibles de l’endiguer. Son intention est d’élucider la notion de « sécurité » et d’analyser les perceptions mutuelles entre Etats, de mettre en évidence les réalisations et les carences de la maîtrise des armements jusqu’à aujourd’hui et les potentialités que nous réserve la technologie moderne en matière d’armes nouvelles. Il peut sembler ambitieux de traiter de tous ces sujets dans un si mince volume. Trop ambitieux diront certains. Bien évidemment il ne sera pas possible d’aborder chaque question sous tous ses angles et certains thèmes extrêmement complexes devront être simplifiés à l’extrême.
17Les nombreux tableaux et schémas viennent en illustration et en complément du texte. Même s’il arrive que tel ou tel chiffre soit dépassé, ils indiquent des tendances qui, elles, ne varient pas. Les statistiques sur un sujet aussi politisé que l’armement doivent être manipulées avec la plus grande précaution. De nombreux pays, en particulier l’Union Soviétique, ne publient que rarement des statistiques militaires. Les méthodes de calcul et d’interprétation des données numériques divergent souvent. Aussi les erreurs, les omissions ou les écarts entre diverses sources sont-ils pratiquement inévitables. Nous avons essayé de les réduire au maximum, tout en gardant conscience de nos limites. En tout état de cause, les chiffres et tableaux présentés sont assez exacts pour mettre en évidence les dimensions et les tendances de la croissance mondiale des armements avec ses multiples ramifications.
18Ce livre est écrit pour tous ceux qui veulent mieux comprendre un phénomène qui est devenu l’un des plus grands défis de notre temps. L’armement et le désarmement ne peuvent être laissés aux mains de quelques spécialistes, ni même des seuls gouvernements. Le simple citoyen, aussi bien que la communauté internationale dans son ensemble, doivent s’y intéresser. Si l’homme souhaite réellement rester maître du processus d’armement et faire de sérieux progrès en matière de désarmement, il devra radicalement changer d’attitude dans ces deux directions.
Notes de bas de page
1 Le terme « arms control » n'a pas d'équivalent qui fasse l'unanimité en français. La formule la plus correcte serait « limitation négociée des armements ». Dans la suite du texte nous utiliserons « maîtrise des armements » ou « limitation des armements ».
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