Chapitre V. Délimitation de la zone économique exclusive : l’article 74 de la Convention de 1982 sur le droit de la mer
p. 223-227
Texte intégral
1L’article 74, chiffre premier, de la Convention de 1982 sur le droit de droit de la mer stipule :
« La délimitation de la zone économique exclusive entre Etats dont les côtes sont adjacentes ou se font face est effectuée par voie d’accord conformément au droit international, tel qu’il est visé à l’article 38 du Statut de la Cour internationale de Justice, de façon à aboutir à une solution équitable. »
2Ce texte est identique à la formule Koh examinée déjà à propos de l’article 83, chiffre premier ; son évolution, elle aussi, fut la même. Cela est dû au fait que, tout au long des travaux de la Conférence, les Etats ont considéré la délimitation du plateau continental et de la zone économique comme formant un problème unique ; ce n’est que très rarement que des projets d’articles concernaient uniquement la zone économique exclusive.494 C’est pourquoi nous nous bornons à renvoyer, sur ce point, à ce qui a été dit à propos de la délimitation du plateau continental.495 Le texte actuel de l’article 74, chiffre premier, pose cependant certains problèmes propres à la zone économique. L’article 74, tout comme l’article 83, renvoie au droit conventionnel et coutumier en matière de délimitation. Une double question se pose : quels sont ces droits conventionnel et coutumier ? Pour ce qui est du droit conventionnel, il est quasi inexistant en ce moment, puisque, contrairement à ce qui se passe pour le plateau continental, il n’existe que très peu de textes conventionnels sur la délimitation de la zone économique.
3Sur le plan du droit coutumier, il n’existe pas davantage de règles relatives à la délimitation de la zone économique exclusive. Alors que l’on pourrait soutenir que le concept même de la zone économique a acquis, ou est sur le point d’acquérir, une nature coutumière, sur la base de la pratique et de l’opinio juris y relative, il n’y a pas encore de règles coutumières concernant la délimitation de cette zone. En effet, jusqu’à la fin de 1981, deux groupes d’Etats se sont opposés au sein de la Conférence pour faire prévaloir des règles favorables à leurs intérêts. Il est donc difficile de parler d’opinio juris qui se serait formée au sein de la Conférence par le biais de la négociation.
4Quant à la pratique des Etats en matière de délimitation de la zone économique exclusive, une quinzaine seulement d’accords bilatéraux ont été conclus à ce jour. Cinq parmi ces accords disposent que la limite de la zone économique est une ligne médiane ou d’équidistance496 ; deux font référence aux principes équitables497 et un prévoit que la délimitation doit se faire « en conformité avec le droit international ».498 Dans quatre autres accords bilatéraux, les Parties se bornent à fixer les coordonnées de la limite, sans préciser quelle est la méthode utilisée pour déterminer le tracé de la ligne.499 Dans l’Accord conclu entre l’Islande et la Norvège en 1980, les deux Etats ont prévu d’accorder à l’Islande une zone économique de 200 milles, ignorant ainsi Jan Mayen.500 Enfin, dans l’Accord de 1978 entre l’Australie et la Papouasie-Nouvelle Guinée, examiné plus haut à propos de la délimitation du plateau continental, les Parties ont convenu, en ce qui concerne la zone de pêche, d’une limite passant entre les îles australiennes très proches de la côte guinéenne ; la ligne de délimitation de la zone de pêche s’infléchit donc de sorte à former une boucle autour des îles en question (Boigu, Dauan, Saibai, etc.). Cette solution a été choisie pour permettre aux habitants de ces îles, dont la survie matérielle et culturelle est étroitement liée aux activités traditionnelles de pêche dans les eaux avoisinantes, de continuer à mener les activités qu’ils menaient avant la conclusion du Traité.501 Il s’agit là d’un exemple où la limite du plateau continental et celle de la zone économique n’est pas la même. Alors que pour le tracé de la première, les îles ont été ignorées et constituent des enclaves, pour le tracé de la seconde, sur la base des considérations d’équité, elles ont été prises pleinement en considération.
5Il est évident que cette pratique conventionnelle n’est ni uniforme ni constante, de sorte qu’on ne saurait en tirer des conclusions sur le plan du droit coutumier.
6Il n’existe pas non plus, en la matière, une jurisprudence qui aurait contribué à la formation d’une règle coutumière. Quel est dès lors l’état du droit international concernant la délimitation de la zone économique exclusive ?
7En premier lieu, l’article 74 règle la délimitation de la zone économique dans le seul cadre de la nouvelle Convention ; cela étant, sa valeur est purement conventionnelle. Il liera donc seuls les Etats qui deviendront Parties à la Convention. Ceux-ci seront appelés à conclure des accords pour aboutir à une délimitation équitable, accords dont le contenu doit correspondre aux règles du droit international. A l’heure actuelle, cette condition n’a aucune portée pratique puisque, nous l’avons vu, il n’existe pas de règles du droit des gens relatives à la délimitation de la zone économique exclusive. L’unique condition qui doit ainsi être observée est celle qui prescrit que le contenu de ces accords doit être équitable. On pourrait soutenir que, en pratique, cette condition n’en est pas une, en faisant valoir que le seul fait de la conclusion d’un accord signifie que celui-ci est acceptable pour les Parties, et, partant, équitable. D’autre part, ce qui a été dit au sujet de l’article 83, chiffre premier, concernant la délimitation du plateau continental, vaut aussi pour le chiffre premier de l’article 74 : obliger les Etats de conclure des accords va à l’encontre de leur liberté conventionnelle.
8Une autre question surgit : celle de savoir si, en raison du contenu identique des chiffres premiers des articles 74 et 83, les limites du plateau continental et de la zone économique exclusive entre deux Etats doivent nécessairement coïncider.502 On doit répondre à cette question par la négative.
9Il se peut, en premier lieu, que deux Etats dont les côtes se font face doivent délimiter leur plateau continental dépassant la limite des 200 milles, alors que leurs zones économiques exclusives sont séparées l’une de l’autre par une bande de haute mer, de sorte que seul le plateau continental doit être délimité entre les deux Etats. Cela signifie que la délimitation du plateau continental ne coïncidera pas avec les limites des zones économiques exclusives des.
10Un deuxième type de situations qui peuvent se présenter est celui d’Etats dont les côtes sont adjacentes ou se font face et sont séparées par une distance inférieure à 400 milles. Il est vrai que la règle régissant la délimitation du plateau continental et celle de la zone économique exclusive est la même et qu’elle prescrit que, dans les deux cas, la délimitation doit être équitable. Etant donné la nature différente des deux espaces, toutefois, une délimitation qui paraît équitable pour l’un ne le sera pas nécessairement pour l’autre. Supposons, par exemple, que les ressources naturelles du sol et du sous-sol de la mer soient irrégulièrement réparties dans la zone de délimitation, alors que le contraire serait vrai pour les stocks de poissons. Dans un tel cas, une limite autre que la ligne d’équidistance pourrait s’imposer pour le plateau continental, alors qu’une ligne équidistante se révèlerait parfaitement équitable pour la délimitation des zones économiques exclusives.503 Des problèmes délicats de juridiction pourraient se poser, alors, concernant les îles artificielles, installations et ouvrages, construits par l’Etat A, dont le plateau continental s’étend au-delà de la ligne d’équidistance, sous des eaux qui font partie de la zone économique de l’Etat B.504
11Que la délimitation de la zone économique exclusive puisse différer de celle du plateau continental est d’ailleurs démontré en l’affaire de l’Ile de Jan Mayen. Alors que les Etats intéressés, l’Islande et la Norvège, s’étaient mis conventionnellement d’accord sur la délimitation de leurs zones économiques dans cette région, ils soumirent la question de la délimitation du plateau continental à une Commission de conciliation. Celle-ci, on l’a vu, n’a pas suggéré une délimitation identique à celle admise pour les zones économiques exclusives, mais a recommandé une zone d’exploitation commune, dont une partie est située dans la zone économique attribuée à l’Islande par l’Accord de 1980. Cette solution a été fondée sur la distribution irrégulière des ressources en hydrocarbures de la région.505 Un autre cas où la limite du plateau continental est différente de celle de la zone économique est fourni par l’Accord conclu en 1978 par l’Australie et la Papouasie-Nouvelle Guinée, que nous avons examiné plus haut. Dans cet Accord, les îles australiennes et celles appartenant à la Papouasie-Nouvelle Guinée ont été ignorées lors du tracé de la limite du plateau continental entre les deux Etats. La limite de la zone économique, en revanche, prend en pleine considération les îles australiennes sises à proximité des côtes guinéennes, cela sur la base de considérations équitables, notamment la dépendance des habitants de ces îles de la pêche.506
Notes de bas de page
494 Voir les deux uniques projets qui traitent séparément de la zone économique exclusive : le projet de dix-huit Etats africains, projet par ailleurs qui n’a pas été uniquement consacré à la délimitation, Troisième Conférence, Documents, vol. iii, doc. A/CONF.62/C.2/L.82, p. 278 ; et le projet de la Grèce concernant la délimitation de la zone économique où il était stipulé que celle-ci doit être effectuée par une ligne médiane, tracée à partir des lignes de base continentales ou insulaires ; document A/CONF.62/C.2/L.32, ibid., p. 245.
495 Voir ci-dessus, pp. 213 et ss.
496 II s’agit des accords suivants : Accord du 27 octobre 1977 entre la République de Haïti et la République de Cuba concernant la délimitation des espaces maritimes entre les deux Etats ; Nordquist, Lay, Simmonds, New Directions, vol. viii, pp. 69-75 ; Accord du 18 février 1978 entre la Colombie et Haïti sur les limites maritimes entre les deux Etats ; ibid., pp. 76-77 ; Accord du 13 janvier 1978 entre la République Dominicaine et la Colombie sur la Déclaration des Zones marines et sous-marines et la Coopération maritime entre les deux Etats ; ibid., pp. 78-79 ; Accord du 20 novembre 1976 entre la Colombie et le Panama sur la délimitation des espaces maritimes dans la mer des Caraïbes et l’Océan pacifique ; ibid., pp. 88-89 ; Accord du 2 avril 1980 entre la République française et Maurice concernant la délimitation de la zone économique entre Maurice et la Réunion ; I.B.S., Limits in the Seas, N° 95.
497 Il s’agit de l’Accord du 3 mars 1979 entre la République Dominicaine et le Venezuela sur les limites maritimes entre les deux Etats ; Nordquist, Lay, Simmonds, New Directions, vol. viii, pp. 80-83 et de l’Accord entre Haïti et Cuba, mentionné dans la note précédente et dont l’article 1 dispose que les deux Gouvernements décident, « sur la base du principe de l’équidistance ou de l’équité, suivant le cas, de fixer la ligne de démarcation entre la zone Maritime Economique Exclusive d’Haïti et la Zone Economique de Cuba ». Ibid., p. 72.
498 II s’agit de l’Accord du 28 mars 1978 entre les Etats-Unis et le Venezuela sur la limite maritime entre les deux Etats, ibid., pp. 84-87.
499 II s’agit des accords suivants : Accord du 16 décembre 1977 entre les Etats-Unis et Cuba, ibid., pp. 66-68 ; Accord du 17 mars 1977 entre la Colombie et le Costa-Rica (le seul Etat ayant une mer patrimoniale), ibid., pp. 93-95 ; Accord supplémentaire du 23 mars 1976 entre le Sri-Lanka et l’Inde sur l’extension de la limite entre les deux Etats dans le Golfe de Mannar, ibid., pp. 97-101 ; Accord du 4 juin 1975 entre le Sénégal et la Gambie, ibid., pp. 104-105.
500 Voir ci-dessus, p. 190.
501 Voir ci-dessus, pp. 158-159.
502 Caflisch, op. cit.. p. 99.
503 Loc. cit.
504 Ces problèmes sortent du cadre de cette étude. Pour une analyse, voir Extavour, op. cit., pp. 225-226.
505 Voir ci-dessus, p. 195.
506 Voir ci-dessus, pp. 158-159 et p. 225.

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