Chapitre 10 – Modélisation
Texte intégral
1Ce chapitre vise à obtenir un modèle de la régulation sociale des risques de catastrophe applicable non seulement au cas de La Paz, mais éventuellement transposable à d’autres contextes de risques urbains. Le niveau de cette analyse est celui du système urbain tout entier. La régulation sociale à ce niveau est le produit de multiples facteurs que l’on trouve non seulement à des niveaux inférieurs, comme celui des foyers, des migrants, des communautés ou même d’unités sociogéographiques spécifiques ayant elles-mêmes leur « mini-régulation » sociale, mais aussi à des niveaux supérieurs, comme le niveau national ou international – par exemple, la position de la Bolivie dans le capitalisme international a des répercussions sur la construction et la gestion du risque à La Paz. Idéalement, les niveaux qu’il faudrait analyser pour obtenir une vision vraiment complète figurent dans le tableau 4. Ce dernier montre la complexité des processus de régulation sociale du risque qu’il est impossible de « couvrir » exhaustivement, à l’image de la réalité. Le modèle que l’on propose est donc (comme tout modèle) une simplification de la réalité, basée sur des éléments de la recherche menée. Pour qu’il soit le plus robuste possible, on reviendra d’abord sur la construction des risques à La Paz, puis on reprendra les éléments de celle-ci et des résultats de terrain afin d’en extraire les parties généralisables et modélisables sous la forme d’un modèle diachronique de la régulation sociale des risques. Pour le tester, on verra s’il est possible de l’appliquer en retour au cas de La Paz.
10.1. Retour sur la construction des risques de catastrophe à La Paz
10.1.1. Conditions de possibilité de l’établissement en zone dangereuse
2La figure 13 schématise les conditions de possibilité d’établissement en zone exposée dans la ladera ouest de La Paz, qui constituent une partie importante de la construction des risques. Toutes les relations du schéma pointent vers le phénomène qui contribue à faire advenir l’exposition entre 1950 et aujourd’hui – une partie des fameuses « conditions d’insécurité » du modèle crunch (Wisner et al., 2004) –, à savoir la parcellisation, la vente et l’achat de terrains pour la construction en zone exposée. Cinq grands facteurs permettent d’expliquer ces conditions de possibilité.
Premièrement, une logique économique et sociale de ségrégation pousse certaines catégories d’habitants (et pas d’autres) à chercher à s’établir en zone exposée aux aléas. Cette ségrégation existe au moins depuis le xvie siècle, et reste présente aujourd’hui.
Deuxièmement, la logique politique, nationale ou locale, joue tantôt le rôle de frein, tantôt celui d’incitation à la parcellisation et à la vente de terrains, ainsi qu’à l’achat par les candidats à l’établissement. On a vu que la révolution de 1952, de même que de nombreux maires parfois qualifiés de populistes, ont encouragé ce phénomène par intérêt politique.
Troisièmement, la logique spatiale imprime sa marque sur ces processus. En effet, la topographie et l’hydrographie particulières de La Paz ont pour conséquence un stock très limité de terrains stables disponibles, qui viennent rapidement à manquer.
Quatrièmement, on a constaté l’importance de la logique de la propriété privée, en tant qu’institution, qui s’impose à la périphérie de La Paz depuis la fin du xixe siècle. Tant que les communautés vivant en zone exposée maintenaient leur logique ancestrale de la possession communautaire (Steppacher, 2008), l’urbanisation des laderas était rendue impossible puisque la parcellisation et la vente étaient interdites, réprouvées et non utiles socialement. Avec la destruction des communautés et l’approfondissement de la domination créole au xixe siècle, les terrains dans les laderas commencèrent à être divisibles et achetables par ceux qui en avaient les moyens.
Cinquièmement, la pression foncière est brusquement décuplée à partir des années 1950, non plus du fait des classes dominantes, mais bien des classes populaires, obéissant à une logique sociale. La cause de la ruée vers la terre réside dans l’acuité du problème du logement urbain. Celui-ci est dû non seulement au manque de terrains stables disponibles, mais également au besoin énorme de propriété immobilière de la part d’une population sans cesse plus importante, composée essentiellement de migrants en provenance de l’Altiplano, mais aussi dans une moindre mesure de Pacéniens exclus du marché formel de l’immobilier. Même si aujourd’hui la croissance naturelle de la ville est plus importante que les migrations, historiquement ce sont ces dernières qui ont fait gonfler la population de la ville.
3Certains analystes, cherchant à remonter aux causes de l’urbanisation des laderas, évoquent la croissance économique de la ville qui convertit La Paz en bassin d’emploi. Pour Davis par exemple, le facteur explicatif principal serait celui de l’industrialisation par substitution d’importations, qui s’est développé en Amérique latine à partir des années 1940 (Davis, 2006). Toutefois, les années 1980 marquent à la fois un net déclin économique de La Paz – qui n’est plus en mesure de fournir des emplois stables aux nouveaux arrivants – et un pic dans les migrations. Ainsi, l’exode rural à La Paz n’a pas été significativement influencé par la capacité économique d’absorption de main-d’œuvre de la ville, donc par les processus d’industrialisation. La cause principale de la construction du risque réside ainsi bel et bien dans les migrations elles-mêmes, que même les administrations les plus décidées n’ont pu éviter ni contrôler. A partir du moment où il y a eu exode rural massif vers La Paz, et dans une logique de propriété privée, l’établissement dans les laderas était quasiment inévitable. Il reste donc à expliquer ces migrations rurales-urbaines.
10.1.2. Raisons des migrations rurales-urbaines
4Les principales raisons des migrations sont les facteurs de répulsion des campagnes et, d’autre part, les facteurs d’attraction de la ville (Albó, Sandoval et al., 1981).
Facteurs de répulsion : les difficultés de la vie à la campagne
5Une des raisons qui revient le plus souvent dans les entretiens est celle des conditions naturelles difficiles qui rendent problématique la survie des paysans. Plusieurs fois, ceux-ci évoquent même des phénomènes climatiques extrêmes qui détruisent les récoltes :
A la campagne il faut regarder le ciel, parce que c’est de la montagne, de la plaine, donc il y a beaucoup de gelées et de grêles aussi. […] Donc le gel fait tout perdre, de même que la grêle. Il n’y a pas d’eau, il ne pleut pas non plus, c’est sec. (Habitant de Phajchani)
Je te parlais […] de l’année 82, 83, il y avait des sécheresses, desquelles moi aussi je viens – cette date – c’est-à-dire qu’à cette époque on a été presque trois ans en sécheresse. Donc il n’y avait pas de récolte ni rien dans les villages, […] alors ils ont opté pour venir en ville. […] Quand je vais à mon village, je vois des gens de 50, 55 [ans] et plus […]. Il n’y a pas de jeunes, beaucoup sont venus de ce côté-ci. (Président de San Juan Tembladerani)
Au village il n’y a pas d’eau. […] Quand il ne pleut pas, ça s’assèche. […] Il n’y en a ni pour les animaux, ni pour les gens. […] Depuis mai, juin, juillet, août jusqu’à septembre il faut souffrir. En novembre seulement il commence à pleuvoir et il y a un peu d’eau. Et parfois il n’est pas possible de vivre à la campagne. […] C’est pour ça que plus que tout nous nous sommes occupés à venir ici. (Habitant de Phajchani)
6Ensuite, les habitants expliquent que dans leur village d’origine, la production agricole est insuffisante :
Ils migrent de presque tous les côtés, mais plus de l’Altiplano, où ils n’ont pas beaucoup de production. Par exemple [la province] Pacajes, une partie de Charaña, dans l’Altiplano, est vide, il n’y a pas d’habitants. Ils […] abandonnent [leurs champs] parce qu’il n’y a pas de production ; du côté du lac, ils s’en vont. (Habitant de Villa Nuevo Potosi)
7Ce témoignage confirme la prédominance des provinces situées autour du lac dans les provinces d’origine des migrants.
8Un autre facteur, lié au précédent et qui revient souvent, est l’existence du minifundio :
Parce que le terrain qu’ils ont est pour la mère et le père, les enfants grandissent et n’ont plus d’espace pour semer. C’est-à-dire qu’avant, le semis qu’ils faisaient suffisait, mais comme le fils a grandi et s’est marié, et qu’il a ses enfants, ses petits-enfants, c’est comme ça et […] c’est pour ce motif qu’ils sont venus en ville. (Président de Phajchani)
9Ensuite, certains évoquent l’état insuffisant des techniques agricoles, le manque de tracteur et l’abandon de l’Etat. Enfin, certains témoignages évoquent le style de vie sous-développé de la campagne, par contraste avec celui de la ville :
Moi j’ai migré parce qu’il n’y a pas d’éducation. Un, il n’y a pas de source de travail ; deux, il n’y a pas d’amélioration de la maison ; trois, il y a beaucoup de choses […]. Par exemple, pour te dire, il y a une maison et là il y a son feu pour cuisiner. [Des choses de] ce genre, nous vivons encore à cette époque. Donc la fumée va jusqu’au sol, il n’y a pas d’hygiène. Il n’y a pas d’électricité, il n’y a pas de communication. (Habitant de Niño Kollo)
Facteurs d’attraction de la ville pour les paysans
10Les raisons qui font que les campagnes n’offrent plus les conditions satisfaisantes minimales pour que ses forces vives décident d’y faire leur vie ont pour corollaires des facteurs d’attraction envers la ville et la vie qu’elle offre.
11D’abord, de nombreux témoignages montrent que les jeunes hommes sont attirés en ville par le service militaire, puis qu’ils essayent d’y rester. D’autres raisons sont strictement familiales : le migrant suit la migration d’un parent ou rejoint des membres de la famille. Troisièmement, la volonté affichée de poursuivre des études revient souvent, même si elle ne se concrétise pas forcément pour eux-mêmes (les ex-migrants ont un niveau d’étude assez faible dans l’ensemble) mais plutôt pour leurs enfants. Quatrièmement, le prix bon marché des terrains dans la ladera facilite leur accès et joue donc comme facteur d’attraction. Cinquièmement, le style de vie urbain reste un facteur d’attraction puissant pour les ruraux qui souhaitent sortir de leur condition. Sixièmement, l’accès à une citoyenneté moderne et entière, beaucoup plus problématique en milieu rural, est aussi un attracteur puissant. Enfin, les opportunités de travail sont également évoquées.
12Toutes ces raisons rejoignent complètement celles qu’Albó, Sandoval et Greaves ont mises en évidence au début des années 1980 (Albó, Sandoval et al., 1981). Un motif de répulsion supplémentaire apparaît dans leur étude : les problèmes familiaux ou sociaux dans le village d’origine aboutissant à la perte des terres.
10.1.3. Interprétation du phénomène migratoire pacénien
13L’origine des flux migratoires réside dans l’état déplorable dans lequel se sont retrouvées les campagnes dans la seconde moitié du xxe siècle. Ce facteur vaut par lui-même, et pas nécessairement par rapport aux facteurs d’attraction de la ville. En effet, ceux-ci ne restent valides qu’aussi longtemps que le contraste est fort, voire radical, entre milieu rural et milieu urbain. La problématique urbaine en Europe et en Amérique latine est différente en raison de ce facteur. En Europe, la métropolisation passa par la suburbanisation, puis la périurbanisation et enfin la « rurbanisation, cet exode rural inversé de citadins fuyant les nuisances de la ville tout en trouvant le confort recherché à l’extérieur. En Bolivie, cette étape est loin d’être franchie puisque les campagnes ne sont pas “développées”. Le manque d’infrastructures routières, de santé et d’éducation, la misère matérielle, etc., contribuent à faire des campagnes un repoussoir pour les citadins mais aussi pour les paysans eux-mêmes. L’existence d’un réseau d’axes routiers principaux couplé au prix modique des transports terrestres est un facteur de facilitation des migrations » (Demoraes, 1998).
14Comment expliquer cette dégradation des conditions de vie des campagnes autour de La Paz, et ce maintien d’un fossé avec la ville ? Eliminons d’abord un facteur : les catastrophes et la difficulté des conditions naturelles. Elles ne sont en effet que le symptôme du fait que les paysans n’ont plus les moyens de vivre dans leurs écosystèmes, ce qui montre une nette augmentation de leur vulnérabilité et qui reste à expliquer. Des facteurs internes et externes au pays peuvent fournir des explications. Une analyse complète sortirait bien entendu du cadre de cette étude. On se contentera d’évoquer quelques éléments importants que, dès lors, l’on considérera comme des « causes-racines » de l’exposition aux aléas à La Paz.
Facteurs internes à la Bolivie
15La croissance démographique générale touche le monde rural (Demoraes, 1998), la Bolivie étant en pleine transition démographique au cours de la seconde moitié du xxe siècle. Par ailleurs, les politiques de développement négligent généralement les campagnes. C’est le cas autour de La Paz : on se retrouve dans une situation absurde où la ville de La Paz se fournit avec des produits agricoles en provenance d’autres départements et même de l’étranger, plutôt que d’investir dans une politique de développement agricole local, comme le relève un rapport de la municipalité de La Paz :
La ville ne prend pas l’initiative, ne commande pas, n’exige pas de politiques de développement pour sa région immédiate. Les inégalités entre la province Murillo [celle de la ville de La Paz] et les autres se révèlent dans tous les indicateurs sociaux et économiques. […] La Paz importe des produits agricoles du nord du Chili, du sud du Pérou, de Cochabamba et Santa Cruz. Ce fait corrobore l’abandon de l’agriculture pacénienne. (GMLP, 2002, 11)
16Le même rapport préconise une politique rurale active de La Paz basée sur la communalisation, le support aux communautés et aux savoirs traditionnels alliés à la modernisation, le développement de systèmes de commercialisation dans les villes secondaires, l’aide à la création d’un système de développement rural autogéré, et le crédit. Pour résoudre une bonne partie des problèmes de la ville, celle-ci devrait paradoxalement être un moteur du développement de son département.
17Mais la municipalité de La Paz n’est pas la seule responsable des politiques de développement qui se font au détriment des campagnes andines. Au niveau national, l’effet de minifundio de la réforme agraire de 1953, puis l’abandon de celle-ci dans la pratique, ont eu pour conséquence la parcellisation extrême des terrains dans les Andes, et la reconstitution de latifundios dans les basses terres, notamment pendant la dictature de Banzer, voire avant : dès 1952, l’essentiel des flux d’investissement nationaux se dirigent vers Santa Cruz (Cuadros Bustos, 2003).
18Enfin, l’ajustement structurel et la stratégie du choc économique qu’il contient sont en partie responsables du pic de migration ouvrier (« relocalisés » des mines fermées du jour au lendemain) et paysan à partir de l’année 1985 :
La nouvelle politique économique et les catastrophes naturelles (sécheresse et inondations) présentent une relation de cause à effet avec le phénomène d’urbanisation accéléré qui se vit surtout dans les villes de l’axe [les trois plus grandes villes de Bolivie]. De grandes masses paysannes et d’ouvriers chômeurs (relocalisés) émigrent vers les villes, dans le cas de l’Altiplano vers El Alto. Entre 1985 et 1999 cette ville enregistre un taux de croissance annuel supérieur à 9 %. (GMLP, 2002, 8)
19En d’autres termes, il est fait ici un lien causal entre l’urbanisation des années 1980 et le néolibéralisme bolivien.
Facteurs externes : position de la Bolivie dans l’ordre international
20L’ajustement structurel peut tout aussi bien être considéré comme un facteur extérieur puisqu’il fut imposé par les organisations internationales à un pays exsangue (Klein, 2008). On a ici affaire au sous-développement de la Bolivie en général, qui dépasse largement le cadre de cette étude. Le fait que, depuis la colonisation, la Bolivie est un pays producteur de matières premières qui dépend des fluctuations des marchés extérieurs et des politiques de pays beaucoup plus puissants que lui, conjugué avec une absence notable d’industrialisation significative, n’y est bien sûr pas étranger. Profitant à une portion très réduite de la population, ce système n’a pu se maintenir qu’à travers la domination sociale et politique extrême à l’intérieur du pays.
21Ce qui précède permet d’expliquer ce qui a rendu possible l’exposition au risque de catastrophe à La Paz, mais n’explique pas l’incapacité à gérer cette exposition de manière efficace.
10.2. Proposition de modèle général de régulation sociale des risques
22La figure 14 rassemble les éléments vus ci-dessus dans une proposition de modèle de régulation sociale des risques de catastrophe dans une société donnée. Elle s’applique aux risques comprenant un ou plusieurs aléas naturels ou socionaturels1 dans une unité sociogéographique donnée (un pays, une ville, voire même une unité plus petite si elle fait sens, comme par exemple une portion des gorges de la rivière Janko Kollo). Elle synthétise, comme prévu, la conjonction diachronique et synchronique de 3 éléments : la construction des risques concernés (comprenant celle des aléas et de la vulnérabilité), la perception des risques et la gestion des risques.
23Cinq « étapes » contribuent à la produire.
24D’abord, il faut des conditions de possibilité de l’exposition. Celles-ci comprennent les conditions institutionnelles et politiques favorables à la mise en exposition ou occupation, par les enjeux, d’espaces soumis aux aléas concernés. Ces conditions de possibilité rencontrent des besoins sociaux impossibles à satisfaire autrement, ainsi que des espaces exposés vacants. Cela permet à ceux qui seront à l’origine de la mise en exposition de formuler un projet comprenant l’exposition aux aléas.
25Une fois ce projet rendu possible et formulé vient la deuxième étape : la concrétisation de la production du risque. Celle-ci comprend bien sûr des processus propres à l’aléa, avec une influence humaine en cas d’aléa socionaturel par exemple, ainsi qu’une stratégie de perception des risques par les acteurs en présence : la perception des aléas et de la vulnérabilité des enjeux se fait en fonction de leurs intérêts à façonner ou à avoir cette perception. Pour ceux qui envisagent de s’exposer ou d’exposer des enjeux, il est important que leurs perceptions du risque ne soient pas en contradiction avec ce projet. Une fois que tous ces éléments sont réunis, des acteurs mettent en exposition des enjeux (cela peut être eux-mêmes, ou des populations, des bâtiments publics, des bâtiments privés, des réseaux, des éléments naturels de valeur, etc.). Ces enjeux sont vulnérables non seulement parce qu’ils sont exposés, mais aussi parce qu’ils sont incapables de prévenir et d’atténuer les aléas et catastrophes, de s’y préparer, d’y faire face et de se remettre de leur impact.
26Tous ces éléments contribuent à l’existence effective des risques concernés. La production des risques est alors réalisée – mais elle n’est pas terminée, se trouvant en perpétuelle évolution à travers les étapes 1 à 5. L’étape suivante est l’intégration des risques dans les processus sociaux. Elle comprend la manière dont les risques sont gérés et dont ils commencent ou continuent à être perçus par tous les acteurs concernés. Ils deviennent alors un fait social qui agit sur la société, avec des conséquences sur son fonctionnement, sur certains secteurs d’activité ou sur certaines populations, et qui est à son tour influencé par elle (notamment par la gestion des risques). Cette manière dont la société incorpore les risques est à l’origine de l’évolution (ou de la coévolution en cas d’aléa socionaturel) des aléas et de la vulnérabilité, par exemple, vers la diminution ou l’augmentation des risques. Ceci définit un mode de régulation sociale des risques spécifique. Ce mode n’est pas non plus immuable : il évolue, notamment en fonction des étapes 4 et 5, mais aussi des conditions de production du risque (étapes 1 à 3) qui se maintiennent ou non : les conditions favorables à l’exposition sont-elles toujours réunies ? Les conditions de production effective du risque (ou de maintien du risque) sont-elles toujours les mêmes ? C’est ainsi que la régulation sociale des risques repasse constamment à travers les étapes 1 à 5 et se voit influencée par les processus sociaux et par ceux de l’aléa. Ses modalités se modifient, ou, lorsque le changement dépasse un certain seuil, elle passe à un nouveau mode.
10.3. Application du modèle à la régulation sociale des risques de catastrophe à La Paz
27L’encadré 2 présente l’application du modèle au cas de la ville de La Paz.
Encadré 2 – Modèle de la régulation sociale des risques de catastrophes à La Paz
1. Conditions de possibilité de l’exposition
1.1. Conditions institutionnelles et politiques favorables :
– Logique de la propriété privée ;
– Régime juridique défavorable à la propriété publique ;
– Logique politique permettant la parcellisation et la vente de terrains en zone exposée.
1.2. Besoins sociaux :
– Besoin de propriété immobilière dans un contexte de ségrégation sociale ;
– Problème social du logement urbain.
1.3. Espaces exposés vacants :
– Topographie particulière de La Paz : manque de terrains stables ;
– Seuls les terrains fortement exposés restent vacants.
En conséquence : formulation du projet comprenant l’exposition aux aléas.
2. Concrétisation de la production du risque
2.1. Processus propres à l’aléa, avec ou sans influence humaine :
– Coproduction nature-société de l’aléa :
x processus naturels d’érosion et d’instabilité des sols ;
x facteurs humains renforçant ces processus naturels : urbanisation, transformation de l’espace, modification de la couverture végétale, du cycle de l’eau, etc.
2.2. Stratégie de perception des risques par les acteurs en présence :
– Adaptation des perceptions des personnes exposées aux objectifs (s’établir et vivre là) ;
– Adaptation des perceptions de la municipalité sur le risque à ses objectifs politiques.
2.3. Mise en exposition d’enjeux :
– Achat, invasions ou dotations de terrains en zone exposée (laderas) ;
– Construction de bâtiments privés et publics en zone exposée (laderas) ou maintien du bâti existant ;
– Transformation de l’espace pour le rendre apte à la survie.
2.4. Facteurs de vulnérabilité (hors exposition) :
– Incapacité des enjeux à faire face : faible degré d’autoprotection et de protection sociale des foyers, des communautés et des infrastructures ;
– Existence de facteurs de résilience des foyers et des communautés : mesures et capacités d’autoprotection ; protection sociale de la communauté ; protection sociale de la municipalité et de l’Etat. Cependant, ils ne suffisent pas à compenser les facteurs de vulnérabilité.
3. Existence des risques de catastrophe
4. Intégration de ces risques dans les processus sociaux : ils deviennent fait social :
– Gestion du risque et des catastrophes : absence de politique complète et cohérente à La Paz ; politique pragmatique de régularisation, consolidation et amélioration progressive des établissements humains et de mitigation de l’aléa ;
– Les risques de catastrophe jouent un rôle social important car ils facilitent la survie de milliers de familles pauvres en rendant possible leur établissement sur des terrains à bas prix. Ils permettent donc une forme de cohésion sociale. Un consensus tacite autour de stratégies de non-visibilisation des risques apparaît. Les risques deviennent ainsi un des facteurs majeurs de la régulation sociale générale à La Paz : leur existence fait maintenant partie intégrante du système urbain et de son fonctionnement.
5. Coévolution des aléas et de la vulnérabilité :
– Les aléas continuent d’évoluer en fonction de processus socionaturels : processus naturels ; atténuation de l’aléa (canalisation des rivières, murs de contention, terrassement, drainage, etc.) ; facteurs humains qui aggravent l’aléa (déforestation, poids, asphaltage, déstabilisation des talus, déchets solides et liquides, etc.) ; exposition accrue (nouvelles constructions) ;
– En conséquence, l’exposition elle-même évolue : il y a d’un côté baisse de l’exposition à certains aléas (coulées de boue) et, de l’autre, persistance ou augmentation de l’exposition à d’autres aléas (inondations, glissements de terrain) ;
– Evolution de la vulnérabilité : conséquence de ce qui précède, la vulnérabilité augmente dans certaines zones et persiste ou diminue dans d’autres. Toutefois, on constate le maintien d’un haut niveau général de vulnérabilité et de risque.
28Un mode spécifique de régulation sociale des risques de catastrophe est créé à La Paz. Il évolue à son tour, repassant par les étapes 1 à 5.
29Pour suivre le parallèle avec les théories économiques de la régulation évoqué en introduction, on appellera régime d’accumulation du risque les phases (1 à 3) de production du risque ; par mode de régulation du risque, on se référera aux institutions, pratiques et processus qui assurent ce régime d’accumulation.
10.4. Hypothèse sur le mode de régulation sociale des risques de catastrophe à La Paz
30Ce qui a été observé dans les quartiers d’étude est d’une certaine façon généralisable à l’ensemble de la régulation sociale des risques à La Paz. L’hypothèse suivante est proposée : la régulation sociale qui suit le schéma précédent tendrait à passer d’un mode à un autre (figure 15). Le premier est ce que l’on appellera la régulation populaire (des risques de catastrophe). Dans cette configuration, les « bases populaires » jouent un rôle majeur dans la construction et dans la gestion des risques. On constate une adaptation performative des perceptions des personnes exposées à leurs objectifs et besoins sociaux. La valeur dominante est la piraterie, autrement dit le détournement de services et d’institutions (propriété, services de base, organisation du lotissement, etc.) à des degrés divers de légalité et d’illégalité. L’autoprotection et l’auto-organisation sont les sources principales de résilience. Ce système évolue peu à peu et tend à perdre en cohérence, notamment en raison de ses limites (l’extrême vulnérabilité de populations nécessaires au fonctionnement de la ville et à la capacité de nuisance potentielle importante). Il se voit attiré vers un nouvel état qui finit par se stabiliser, créant un nouveau mode de régulation : la régulation publique (des risques de catastrophe). Dans cette configuration, les autorités jouent un rôle majeur dans la construction et la gestion des risques. Les perceptions s’adaptent maintenant aux normes en vigueur. La valeur dominante est la planification, et la protection sociale extérieure à la communauté devient une source principale de résilience.
31Aujourd’hui, La Paz se situerait dans une période de transition entre les 2 modes de régulation. Suivant le schéma de Gunderson et Holling, un système, quel qu’il soit, passe d’abord par une étape de consolidation, devenant de plus en plus résilient, attiré par des forces d’attraction centrifuges. Peu à peu, des attracteurs centripètes lui font perdre de la cohérence jusqu’au seuil où il se réorganise totalement autour de nouveaux attracteurs qui lui donnent une apparence de stabilité (Gunderson et Holling, 2002).
32A La Paz, l’ancien mode populaire de régulation est en voie d’éclatement et a montré ses limites. Sa fonction sociale est remplie : avoir permis l’établissement de centaines de milliers de personnes dans des endroits qui leur permettent de survivre en milieu urbain, d’accéder à certains services et à une citoyenneté urbaine, tout en servant de main-d’œuvre bon marché dans l’économie locale. Par contre, ses problèmes se maintiennent ou s’aggravent. La catastrophe du 19 février 2002 en a mis un certain nombre en évidence, accélérant la transition. Il devient donc nécessaire d’intégrer plus formellement les communautés exposées dans le système urbain. Les pouvoirs publics se font alors de plus en plus présents, jusqu’à devenir une source potentielle majeure de résilience pour les communautés bénéficiaires de leur protection sociale. Dans cette période de transition, les habitants et regroupements d’habitants dont le capital politique est le plus fort sont ceux qui en bénéficient le plus, parvenant à réduire de nombreux facteurs de vulnérabilité. La planification a encore du mal à s’imposer mais elle tend à prendre de plus en plus d’importance. Les lotissements acquièrent une légalité de plus en plus grande et les habitants se voient obligés de se conformer davantage aux plans directeurs, cédant par exemple des espaces de leurs habitations à la municipalité pour se mettre en conformité avec les « lignes et niveaux ». Ce sont les dirigeants de voisinage eux-mêmes qui deviennent les plus zélés promoteurs de ce nouveau respect des normes municipales. Ainsi, même si l’on n’est pas encore tout à fait dans la régulation publique des risques à La Paz, on n’est plus tout à fait non plus dans la régulation populaire et on s’oriente de manière visible de l’une vers l’autre. Ce changement de mode a des conséquences importantes sur la vulnérabilité des populations, la perception des risques, leur gestion, et donc sur l’évolution des risques. Ceux-ci ne disparaîtront probablement pas de sitôt, mais pourront être atténués par une gestion publique éclairée.
Notes de bas de page
1 Voire technologiques – ce serait à tester. Le modèle tend à ne considérer qu’un seul type d’aléa, chaque type de risque (« naturel », socio-économique, technologique, sociopolitique, etc.) ayant probablement une régulation sociale spécifique.
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