Chapitre 8 – Le niveau supérieur de la gestion de voisinage : le district
Texte intégral
1Afin de s’approcher au plus près d’une compréhension holistique du problème de la régulation sociale des risques dans la ladera, il est évidemment nécessaire de prendre en compte tous les niveaux d’interactions pertinents sur le terrain. Le niveau du district a-t-il un impact dans la régulation sociale des risques ? Si c’est le cas, est-ce plutôt sur la construction du risque et de la vulnérabilité, la perception du risque, la gestion du risque, ou les trois ? Quelles sont la perception et la gestion des risques et des catastrophes par les acteurs de la gestion de voisinage des districts 4 et 51 ? Y a-t-il des différences entre les districts 4 et 5, et si oui, pourquoi ?
8.1. Rappel sur l’omniprésence des catastrophes dans les districts 4 et 5
2Presque toutes les zones des 2 districts ont subi, tôt ou tard, des catastrophes de proportions diverses, allant des décès collectifs ou pertes de dizaines de maisons jusqu’aux destructions plus petites comme la chute d’un mur ou d’un pan de route. Il est impossible de les recenser toutes, d’abord parce qu’elles passent souvent inaperçues (le centre des urgences municipales n’est pas toujours contacté, ni même le président de la junta), et ensuite parce que les bases de données de la municipalité sur les catastrophes sont largement incomplètes.
3On citera quelques exemples en se basant sur plusieurs sources : des statistiques de l’ONG Red Hábitat, des documents de la municipalité, des coupures de presse, l’observation de terrain, les témoignages oraux des habitants les plus « anciens », etc. Plus de 60 pages d’extraits de transcriptions d’entretiens où des catastrophes sont évoquées ont été produites pour cette étude.
4Les 2 catastrophes récentes les plus importantes en termes d’impact humain et matériel furent sans conteste celle de Cotahuma en 1996 dans le district 5 (50 000 mètres cubes de terre déplacés, une trentaine de morts ; la plupart des corps restèrent prisonniers sous des tonnes de terre et ne furent jamais retrouvés ; ce fut pourtant le second glissement de terrain important au même endroit) et celle de Llojeta en 2003 dans le district 4 (plus d’une centaine de maisons affectées).
5On peut citer également d’autres exemples :
1986 : très gros glissement de terrain depuis Faro Murillo (partie finale de la ladera) jusqu’au bas de la ladera, probablement sur plusieurs kilomètres. Il a remodelé une section de l’avenue Julio Tellez à Bajo Tacagua, à tel point qu’une partie de la planimétrie en est devenue méconnaissable ;
1986 : coulée de boue du Janko Kollo inondant les avenues Buenos Aires et Landaeta jusque très en aval (photos 46) ;
années 1980 : coulées de boue régulières des rivières Viscachani (à San Juan Tembladerani) et Janko Kollo, cette dernière recouvrant régulièrement le terrain de football Bolivar sur l’avenue Buenos Aires à Tembladerani (aujourd’hui « Stade Bolivar ») ;
1999 : glissement de terrain à Kenani Pata. Plus d’une dizaine de maisons furent détruites ;
2001 : glissement de terrain à Alto Tacagua Sector 1. Onze maisons furent détruites et treize familles affectées (photos 66) ;
Août 2003 : glissement de terrain à Las Lomas. Plus d’une dizaine de maisons furent détruites ;
Janvier 2008 : effondrement de terrain à Alpacoma (limite avec le district 4). Une douzaine de maisons furent détruites (nous y revenons dans le chapitre suivant) ;
Phajchani, Las Nieves, Niño Kollo, Tacagua Bajo Norte Calvario, Villa Nuevo Potosi, San Juan, Tembladerani, San Juan Cotahuma, San Juan Tembladerani, Pasankery, Obispo Bosque, Ernesto Torrez, San Martín, etc. : innombrables maisons perdues ;
Avenue Julio Tellez : dégâts chaque année (coulées de boue, effondrement de la chaussée, etc. – photos 67) ;
Ensemble des quartiers : chaque année, dégâts aux infrastructures (destruction de routes, murs de gabions, escaliers, canalisations, terrains de jeu et centres sociaux) et effondrement de dizaines, voire de centaines de murs.
6Les exemples ci-dessous, plus détaillés, sont tirés de l’observation.
7En novembre 2005, à Bajo Llojeta (district 4), avenue Los Sargentos, 3 maisons furent détruites par une inondation-éclair. Elles avaient été construites sur un terrain argileux donnant sur une grande avenue en travaux. En l’absence de canaux de drainage, l’eau de pluie resta en surface sur l’avenue. Il se trouve que l’entreprise Aguas del Illimani installait un système d’égout à cet endroit. Les ouvriers aplanirent l’avenue avec un tracteur et l’eau stagnante fut alors repoussée, s’infiltrant dans le sol et formant une véritable bombe qui détruisit tout sur son passage (photo 68).
8Le 10 février 2006, à Niño Kollo, dans le district 5, les infiltrations d’eau étaient telles qu’on trouvait, à l’intérieur d’une maison, une véritable fontaine d’environ 5 centimètres de large qui affleurait directement depuis un mur intérieur (ce phénomène fut également observé sur le patio d’une maison à San Juan Cotahuma). Chez le voisin, les murs étaient trempés et tombaient en lambeaux (photos 69). A côté, un pan de mur s’était effondré sur le patio d’en dessous. La maison dont le mur s’était effondré appartenait à une femme pauvre qui n’avait pas les papiers de sa maison. Elle n’appela donc pas le centre des urgences municipales. En bas, une partie du talus s’effondra, écrasant une pièce entière.
9D’une manière générale, la plupart des habitants qui ont souffert d’une petite catastrophe ne connaissent pas le numéro des urgences ou sont réticents à l’appeler. La zone de Niño Kollo (« petite montagne » en aymara) porte bien son nom, les maisons y sont collées les unes aux autres, horizontalement et verticalement. Elles sont toutes affectées par les infiltrations d’eau et de l’eau suinte des parois rocheuses ou argileuses de la petite colline qui s’apparente à une véritable éponge. C’est dans cette zone que de nombreux forages ont été faits, alimentant plusieurs quartiers en eau potable grâce à un savant système de canalisations. Un jour, une de ces canalisations se rompit, menaçant de provoquer un effondrement de talus. Personne ne trouva le moyen de prévenir immédiatement les responsables de la coopérative d’eau afin de fermer le robinet, et la fuite dura des heures. Finalement, le président par intérim du district réussit à fermer le robinet, mais le problème n’était pas totalement réglé. Cette gestion déficiente des urgences par les coopératives d’eau est une source de grande vulnérabilité.
10En novembre 2006, à Alto Pasankery Sur, dans le district 4, une maison fut frappée par un glissement de terrain à 6 heures du matin (photos 70). La propriétaire, mère de 7 enfants, réussit à sauver les 4 enfants qui avaient été purement et simplement enterrés, en les extrayant du sol à mains nues. Ils s’en sortirent miraculeusement avec des contusions et une fracture du pied. La propriétaire affirma que le glissement était dû aux travaux réalisés en amont, contrairement à ce que soutenait la municipalité. Deux autres maisons furent affectées dans une moindre mesure. (Sources : journal La Prensa, 27 janvier 2006 ; observation et entretien avec la victime.)
11A Bajo Llojeta (photo 71) et à San Juan Cotahuma, les deux centres sociaux qui venaient d’être construits présentèrent des fissures majeures compromettant la sécurité des bâtiments, avant même d’être inaugurés.
12A San Juan Cotahuma, le terrain de football construit au-dessus de la rivière Arco Punku (à la limite avec San Juan Tembladerani) s’effondra brutalement juste après son inauguration (photo 72).
13Enfin, à Alto Pasankery Sur, le nouveau terrain de sport construit par le programme national Pro Pais présenta des fissures et déformations structurelles importantes quelques mois après son inauguration. Une chaussée nouvellement empierrée s’effondra également en plusieurs endroits (photos 73).
8.2. La gestion du risque au niveau du district
8.2.1. La gestion du risque par l’Association communautaire du district 5
14Le directoire de l’Association communautaire du district 5 se réunit informellement de manière régulière. Il convoque également des assemblées plénières, dont 13 ont été suivies en 2005 et 2006. Examinons d’abord la récurrence du thème des risques et des catastrophes dans les réunions du district 5 entre mai 2005 et juin 2006.
15Au cours de la session du 30 juin 2005, le conseiller municipal Hernan Paredes, présent exceptionnellement, mentionna brièvement les manières de contrôler le risque grâce au reboisement. Il évoqua une possibilité de projet-pilote dans le macrodistrict. Cependant, le thème ne fut pas repris une seule fois par les présidents dans la discussion. Le 5 janvier 2006, on évoqua rapidement l’existence d’un petit glissement de terrain à Faro Murillo ainsi que le risque à San Juan Cotahuma. Le 18 janvier 2006, le problème des infiltrations d’eau fut – un peu – discuté.
16Ainsi, sur 13 assemblées plénières (dont 4 en saison des pluies), le risque et les catastrophes furent évoqués brièvement et directement trois fois lors de 2 réunions, et indirectement à une occasion. Sur plus de trente heures de réunion, on débattit de ces thèmes pendant quelques minutes seulement, sans chercher à les approfondir ni à se préoccuper de les résoudre.
17Le rapport de gestion du président de l’association fait état des réunions et des activités tenues entre 2002 et 2005 : 29 réunions ordinaires de l’association, 4 réunions extraordinaires et 3 réunions d’urgence furent tenues, soit 36 assemblées. Une assemblée extraordinaire eut lieu pendant la saison des pluies à cause des problèmes liés à celles-ci. Malheureusement, aucun détail n’est fourni. Pour le président de l’association, les problèmes les plus importants de son mandat furent résolus de manière satisfaisante. Il s’agit essentiellement des problèmes liés aux loteadors et au droit de propriété, à Tupac Amaru, Kenani Pata, Central Alto Tacagua et San Juan Tembladerani Final. Seul le problème de San Juan Tembladerani Parte Baja resterait en suspens d’après son rapport. On constate que le problème des catastrophes n’est quasiment pas mentionné, encore moins celui des risques.
18Les actes de l’association entre 1999 et 2004 totalisent 150 pages même s’ils ne semblent pas totalement complets. Sur ces 150 pages, le problème des risques et des catastrophes n’apparaît pas une seule fois comme un point débattu. Seul un président de junta (du district 4 !) évoqua, en passant, la catastrophe du 19 février 2002 et les glissements de terrain, et, une autre fois, la chute du mur de l’école de sa zone, sans que cela soit objet de débat ni d’un traitement particulier. On a vu qu’il s’est pourtant produit des catastrophes importantes au cours de cette période.
19Le 26 juin 2005, une discussion informelle entre présidents révéla une des facettes de leur perception des risques : « Mais [les autorités] ne se rendent pas compte d’où vient l’inondation. D’où vient-elle ? De nos laderas ! Et s’ils ne prennent pas en compte nos laderas, c’est la même chose que rien ! C’est pour ça, mon frère, que vient cette amélioration de quartier [le programme Barrios de Verdad]. »
20Au niveau du district 5, le risque est vu et utilisé plutôt comme une manière supplémentaire d’obtenir de l’aide.
8.2.2. La gestion du risque par l’Association communautaire du district 4
21Les réunions du district 4, suivies entre janvier 2006 et mai 2006, donnent des résultats similaires au district 5. Le 13 février 2006, en présence du maire du macrodistrict, le thème des catastrophes fut abordé. Les présidents se plaignirent des nombreuses catastrophes qui avaient eu lieu les derniers jours. Le maire de macrodistrict répondit qu’il existait plus de 10 000 collecteurs d’eau dans le macrodistrict 1 et que la municipalité n’avait pas la capacité de les nettoyer tous. Il exhorta les présidents à organiser les habitants en « action communale » et à utiliser les POA, non pour la construction de centres sociaux et d’escaliers, mais plutôt pour les collecteurs d’eau, les murs de contention, etc. Il souligna le profond manque de moyens de la mairie de macrodistrict, se défaussant ainsi de la responsabilité des catastrophes.
22Sur quatre assemblées du district 4 (dont 3 en saison des pluies), le risque et les catastrophes n’ont été abordés qu’une seule fois, à l’occasion de nombreuses petites catastrophes. Face aux récriminations des présidents sur la gestion de ces catastrophes, le maire de macrodistrict ne proposa aucune aide.
23Les préoccupations des 2 districts d’étude sont ainsi relativement éloignées du risque.
8.2.3. Les niveaux supérieur (la FEJUVE) et inférieur (les juntas)
La Fédération des juntas de voisinage (FEJUVE)
24Sur 6 réunions de la FEJUVE suivies entre mai et juin 2005 (quinze à vingt heures de réunions environ), aucune n’évoqua le problème des risques et des catastrophes. Il est vrai qu’elles avaient lieu en dehors de la saison des pluies. Aucune trace de requête de la FEJUVE aux autorités à propos des risques n’a été récoltée. De toute manière, les thèmes abordés par la FEJUVE lui sont suggérés par les juntas elles-mêmes.
Les juntas de voisinage
25Plusieurs réunions de juntas d’habitants évoquèrent le problème des risques et des catastrophes au cours de notre terrain.
La zone X (district 4) est une zone très exposée et son président a lui-même été victime de l’effondrement d’un mur de sa maison ; en entretien, cependant, il nia l’existence des risques. Toutefois, la réunion de la junta du 5 juin 2005 mentionna un travail que la Croix-Rouge bolivienne avait proposé aux habitants : la réalisation d’une carte des risques et d’un mur de contention.
A Phajchani, lors de la réunion du 24 juillet 2005, on discuta de l’effondrement prochain de deux maisons situées sur la rue Inca Roca, ainsi que du problème de la canalisation de la rivière. En décembre, une réunion informelle déjà évoquée à l’occasion des risques occasionnés par l’irrigation d’un champ de pommes de terre dans le ravin de la rivière Phajchani traita directement du problème des risques et des catastrophes. On a vu également l’insistance des juntas passées auprès de la municipalité pour obtenir la gestion des risques.
A Kenani Pata, le directoire envoya une lettre, cosignée par l’association communautaire (qui comprenait l’enquêteur, nommé « secrétaire des risques et des catastrophes »), au maire du macrodistrict. Elle mérite d’être citée :
Par la présente, nous sollicitons votre digne autorité afin qu’elle apporte une solution au problème des infiltrations d’eaux souterraines qui mettent continuellement en risque la montagne Cotahuma, le ravin Kenani Pata et San Juan Cotahuma. Les galeries filtrantes existantes dans le secteur n’ont reçu jusqu’à présent aucun type d’entretien ; de nombreuses se sont éboulées et d’autres qui sont obstruées affectent de grande manière la population établie autour de ces galeries, endommageant aussi l’infrastructure existante, comme les canaux, les drains et l’asphalte de l’avenue Julio Tellez. La zone de Kenani Pata a des affleurements dans la partie basse et de nombreux voisin(e)s en profitent pour la consommation domestique et le lavage du linge, formant plusieurs groupes de voisins qui profitent de ces eaux souterraines. C’est pourquoi nous sollicitons l’élaboration d’un projet qui apporte une solution à ces eaux souterraines pour pouvoir stabiliser ces laderas et prendre en compte la nécessité croissante d’eau pour les quartiers de peu de ressources qui n’ont pas accès à l’eau potable fournie par le service public. (Lettre de la junta de Kenani Pata au maire du macrodistrict, 13 juin 2006)
A San Juan Tembladerani Parte Baja, on évoqua en assemblée de la junta les risques de glissements de terrain liés aux 3 rivières de la zone. Le président de la junta et son directoire, conscients des risques encourus par le voisinage, annoncèrent qu’ils essayaient d’obtenir la canalisation des rivières en envoyant des lettres à la municipalité (saison des pluies 2006-2007).
A San Juan Tembladerani Final, une assemblée de junta évoqua les risques liés aux pluies et aux travaux qui dévient les eaux pluviales. Deux ou trois maisons furent inondées, menaçant de s’effondrer (saison des pluies 2006-2007).
26Ainsi, au niveau le plus bas de la gestion d’habitants, les risques sont évoqués et, parfois, on s’en préoccupe. Ce n’est plus le cas, ou beaucoup moins, dès que l’on passe aux niveaux d’administration supérieurs.
8.2.4. Une omerta sur le risque ?
27Si le risque peut être évoqué au niveau des habitants et des juntas, il l’est beaucoup moins au niveau du district. C’était également le cas jusqu’à une époque récente du côté de la municipalité. Les fiches de contrôle technique de la programmation des ouvrages du POA 2006 pour le district 5, par exemple, incluent des critères de viabilité sous forme de questions appliquées à chacun des ouvrages, comme « Le terrain en question est-il stable ? », « Présente-t-il des infiltrations ou d’autres restrictions ? » ou « Est-ce un espace de risque environnemental de degré important ? ».
28Les réponses à ces trois questions sont cependant toujours, respectivement, oui/non/non. Chaque fiche est pourtant signée par le superviseur de la municipalité pour le district ainsi que par le maire de macrodistrict. Il faut comprendre que si l’une de ces questions recevait une réponse opposée, toute la programmation de l’ouvrage serait compromise. Le mensonge sur le degré de risque est donc dans ce cas une nécessité sociale satisfaite par la municipalité. Il est également politique, comme en témoignent certains discours du maire à propos du contrôle du risque qui serait désormais effectif grâce aux mesures prises sous son mandat. Ce discours est relayé par certains présidents, notamment ceux qui souhaitent préserver le plus l’image du district.
29Finalement, même si la palette des perceptions et des discours sur le risque est relativement large de la part des habitants comme des présidents de junta, tout se passe comme s’il existait un accord tacite pour ne rendre public ni le risque, ni même les petites catastrophes. On préfère gérer cela discrètement, entre juntas ou association communautaire/comité de vigilance et municipalité, ou parfois même seulement entre habitants affectés et juntas. A titre de comparaison, on pourrait presque l’assimiler à une omerta2.
8.3. La gestion d’autres problèmes au niveau du district
30Le niveau du district est important moins pour la gestion des risques en soi que pour la diminution de la vulnérabilité, notamment à travers l’obtention d’importants ouvrages d’amélioration des quartiers.
8.3.1. Une meilleure qualité d’écoute de la part des services municipaux
31L’association communautaire et le comité de vigilance ont tendance à être mieux écoutés et davantage pris en compte par la municipalité que les juntas agissant seules. Lorsqu’une démarche avec la municipalité tarde trop, la junta fait souvent appel à l’association et au comité pour tenter de débloquer le dossier. Les archives montrent également que le district 5 a réussi, il y a quelques années, à se coordonner avec le district 4 pour faire expulser la directrice de l’unité du développement humain de la mairie de macrodistrict, déclarée incompétente et sourde aux demandes des juntas. Sous la pression des deux associations communautaires, le maire accepta de démettre la fonctionnaire et de la remplacer. Le maire du macrodistrict de Cotahuma ne tarda pas à changer, lui aussi.
32Finalement, le district 5 obtint l’élection à la tête de la FEJUVE d’un de ses présidents, Torribio Hinojosa, ce qui ne s’était jamais produit auparavant. Il s’agissait, semble-t-il, d’une élection très disputée.
33Ce sont là des indices du capital politique des acteurs de la gestion de voisinage au niveau du district 5.
8.3.2. L’obtention de gros ouvrages et de programmes d’amélioration des quartiers
34Les acteurs du district ont obtenu de nombreuses améliorations concrètes en dehors de l’argent qui leur était destiné d’office à travers le système de la participation populaire. C’est surtout le cas dans le district 5, où beaucoup d’ouvrages furent réalisés : construction de 3 écoles, dont un « collège industriel » professionnalisant pour les lycéens ; aménagement d’un pont et d’un belvédère touristique (Jach’a Kollo), comprenant une voie d’accès asphaltée ; asphaltage de l’avenue Julio Tellez, avec l’aide des quatre districts de Cotahuma, qui chacun cédèrent une partie de leur budget. Surtout, de nombreuses zones des parties haute et finale de la ladera furent traitées par le programme Barrios de Verdad pour des sommes oscillant entre 600 000 et 800 000 dollars par zone, montants jamais atteints auparavant dans ces quartiers. Le programme, conçu au départ pour quelques zones, s’est étendu après la catastrophe de février 2002 et sous l’impulsion du maire Juan del Granado, qui instaura ensuite la règle du concours de sélection. Cependant, le choix initial des zones ne s’effectua pas immédiatement par concours mais plutôt en fonction de critères techniques et aussi du choix du maire. Après recoupements, on peut affirmer que lorsque l’Association communautaire et le Comité de vigilance du district 5 apprirent l’existence de ce programme, ils mobilisèrent immédiatement leurs réseaux, notamment un député, afin d’obtenir qu’après l’expérience pilote menée dans 5 zones (dont une appartenait déjà au district 5), la première phase du projet ait lieu essentiellement dans ce district. Finalement, sur les 12 zones de la première phase du programme, 8 zones du district 5 en bénéficièrent. En tout, une dizaine de zones du district bénéficièrent ou bénéficient encore de cette amélioration substantielle. De l’autre côté, une zone du district 4 avait bénéficié du projet pilote, puis seulement 2 furent sélectionnées au cours des 3 premières phases du programme.
35Les présidents de junta les plus « anciens » reconnaissent tous que le titulaire du comité de vigilance, CC, a joué un rôle crucial dans ce succès. Lui-même rappelle souvent qu’il a beaucoup lutté pour cela, mobilisant des présidents et des habitants dubitatifs, jouant sur ses relations avec le député et même avec le maire.
8.4. Les différences entre les 2 districts
36Si le district 5 apparaît puissant, capable d’obtenir des succès politiques et une aide substantielle, le district 4 semble en crise interne permanente, divisé et incapable de s’exprimer d’une seule voix face aux autorités. En conséquence, peu d’investissements y furent réalisés en dehors de l’argent de la participation populaire. Lors d’une assemblée de l’Association communautaire du district 4, le 6 mars 2006, un président regretta que le district se soit séparé en quatre factions politiques pour les dernières élections municipales. Par ailleurs, les assemblées sont souvent le théâtre d’affrontements entre présidents, ou d’attaques contre le président de l’association communautaire et du comité de vigilance. Trois groupes antagonistes semblent s’être constitués autour de 3 présidents. Certaines zones se sont réorganisées en quartiers, comme Pasankery, dont les 7 juntas pratiquent l’entraide et des réunions séparées, et peut-être Llojeta. Ce district est passablement divisé et cherche encore un moyen de se rassembler autour d’objectifs et de valeurs communs. Il s’en trouve largement affaibli face à la municipalité, ce qui se reflète dans le peu d’aide obtenue.
37Mais comment expliquer de telles différences entre les 2 districts ?
8.4.1 Le capital politique du dirigeant
38Une partie de la vulnérabilité d’une zone, d’un quartier ou d’un district dépend des dirigeants de voisinage et de leur capacité à obtenir de l’aide, à faire pression sur la municipalité, à cultiver de bonnes relations avec ceux qui comptent, etc. Le dirigeant est en partie à l’origine du capital politique de sa zone. A l’inverse, le capital politique accumulé par une unité administrative de voisinage peut renforcer celui de son ou ses dirigeants. Cela est valable pour les juntas comme pour le district. Certaines zones ont obtenu davantage en une décennie que d’autres en trente ou quarante ans grâce à l’activité de leur président.
39Dans le district 5 et même dans le district 4, les présidents s’accordent à reconnaître le rôle prépondérant du titulaire du comité de vigilance, CC, dans la naissance et le maintien de la force politique du district 5. Le capital politique du dirigeant semble déterminer une partie de sa marge de manœuvre. Celle-ci s’inscrit bien entendu dans des structures sociales et institutionnelles (un champ social) qui définissent l’étendue possible de cette marge de liberté.
Eléments non significatifs
40Pour tenter de décomposer le capital politique, il faut d’abord évacuer une série de prénotions néfastes, dont notamment celle qui attribue à la personnalité du dirigeant un déterminant majeur de son action et de sa capacité. Selon un président du district 4, qui dévoile une opinion plutôt partagée, il y aurait quatre types de présidents de junta : ceux qui se préoccupent vraiment de l’intérêt du voisinage, ceux qui cherchent leur intérêt personnel, ceux qui cherchent à faire de la politique et ceux qui ne font rien. Outre les recoupements entre les catégories, ce genre de sociologie spontanée ne permet pas de comprendre ce qui structure le capital politique du dirigeant et qui est une forme de capital symbolique.
41D’autres éléments qui pourraient a priori entrer en jeu ne semblent pas significatifs dans la composition de ce capital politique. Il s’agit des autres capitaux généraux de l’analyse bourdieusienne. Le capital économique d’abord. Si l’on se fie aux présidents dominants dans le district 5, leur capital économique est plutôt faible. A l’inverse, le Comité de vigilance du district 4, de classe moyenne, exerce une autorité charismatique faible, tout comme un président de Llojeta qui est médecin, alors que le président du district 4 vient, comme celui du district 5, de classe populaire.
42Le capital culturel ensuite. Dans le district 5, un seul président a atteint le niveau universitaire de la licence, et c’est justement celui qui se plaint d’être le plus marginalisé dans le district. A l’inverse, les dirigeants dominants n’ont pas le baccalauréat. Dans le district 4, 3 présidents ont atteint le niveau de « professionnel » : un architecte, un auditeur et un médecin. Le comité de vigilance en fait partie, ainsi que 2 présidents plutôt marginalisés dans l’association. Ce critère n’est donc pas significatif dans le capital politique.
43Le rôle du capital social, enfin, est difficile à évaluer. En effet, il est délicat de savoir s’il constitue une cause ou une conséquence du succès du dirigeant de voisinage. La seconde hypothèse semble prévaloir, étant donné que les voisins, lorsqu’ils accèdent pour la première fois à la présidence d’une junta, ne connaissent généralement pas bien les mécanismes de la participation populaire et les réseaux existants en dehors de leur zone. Ce n’est que peu à peu qu’ils gagneront en capital social.
Le clientélisme politique ?
44De nombreux observateurs de la vie politique bolivienne en général, et municipale en particulier, ont pointé du doigt le clientélisme – voire la corruption – qui constituerait un mode d’interaction habituel dans les relations politiques (Klitgaard, Maclean-Abaroa et al., 2001). Pour Blanes (1999b), le système de la participation populaire a institutionnalisé la domination de l’administration municipale sur la planification du développement local, orientant les acteurs de voisinage vers l’exécutif municipal (conseil municipal et maire) sans véritablement diminuer le clientélisme. Il faut toutefois noter qu’il écrivait peu de temps après le début de l’implantation du système de la participation populaire, et à un moment d’instabilité politique majeure. Ce système n’était alors pas aussi institutionnalisé qu’aujourd’hui.
45Pour Urquizo, les organisations territoriales de base (OTB, à savoir les juntas) ne sont pas capables de démocratiser la gestion municipale ni de penser la ville dans son ensemble. Leur capacité de proposition, mais aussi de contrôle social et de concertation, est restreinte. Pire encore,
elles changent l’organisation de voisinage en plateformes de promotion politique qui tendent à consolider les tendances autoritaires et d’exclusion en relation aux autres secteurs de la société. Les dirigeants de voisinage s’approprient les obligations municipales au sujet des services de base et les convertissent en bannière de conquête, aspirant à se convertir en « seigneurs de guerre » qui poussent au clientélisme politique. (Urquizo, 2006b, 106 ; notre trad.)
46On peut se demander à quel point le clientélisme politique et la capacité à l’instrumentaliser de la part des dirigeants de voisinage constituent encore un facteur majeur de leur capital politique (à travers les faveurs octroyées par l’exécutif municipal). Dans le district 5, effectivement, une partie des habitants et de leurs dirigeants tendent à soutenir le parti du maire (Movimiento Sin Miedo, MSM), et une autre le parti du président (Movimiento al Socialismo, MAS), les 2 étant alliés nationaux. Cette division politique semble commune dans les laderas de La Paz, au point d’avoir créé une scission de la FEJUVE entre les 2 tendances, où des membres de l’association du district 5 jouèrent un rôle important (La Prensa, 14 août 2007). Cependant, ni le comité de vigilance, ni son suppléant (le président de Phajchani) ne sont affiliés à ces 2 partis, ce qui ne les a pas empêchés d’obtenir des améliorations substantielles et d’exercer une influence importante au sein de la direction de voisinage. A l’inverse, de nombreux présidents de zone des 2 districts ont appelé, lors des élections municipales, à voter pour le parti au pouvoir, et n’ont pas obtenu davantage d’ouvrages ou de capital politique.
47Ainsi, si l’affiliation partisane a pu à un moment donné constituer un élément important, elle ne semble plus déterminante en tant que telle, peut-être en raison de l’institutionnalisation du système de la participation populaire.
48Le clientélisme politique s’exerce plutôt d’une autre manière, plus subtile. D’abord, l’exécutif municipal cherche, avec une redoutable efficacité, à obtenir le contrôle des contestataires potentiels ou avérés comme la FEJUVE La Paz, les comités de vigilance et les associations communautaires, ou encore d’autres leaders de voisinage, quelles que soient leurs affiliations partisanes. A titre d’exemple, la représentante d’une association d’habitants en lutte contre une déchetterie hautement toxique avait réussi à attirer l’attention, à entrer en conflit violent avec le maire et à obtenir gain de cause. Quelques mois plus tard, le maire la contacta et lui proposa d’occuper une charge très importante.
49Ensuite, quantité d’exemples ont été collectés qui montrent les échanges entre juntas et partis politiques : des promesses de vote contre de petits dons. Le critère majeur que les habitants utilisent pour évaluer le dirigeant de leur junta est la réalisation d’ouvrages. Le lien entre relations partisanes et capital politique en est renforcé.
50Ainsi, le clientélisme politique peut jouer un rôle dans le capital politique des dirigeants, mais pas toujours sous la forme directe d’adhésion à un parti. Il ne s’agit pas non plus du seul critère entrant en jeu dans le capital politique.
Degré de proximité du dirigeant avec les autorités
51Plus que le clientélisme, le degré de proximité avec les autorités à la tête d’administrations capables de fournir des ouvrages semble entrer en jeu. Les dirigeants qui savent établir cette proximité, voire cette connivence ambiguë (située généralement entre des épisodes de rejet et de rapprochement) avec les autorités municipales sont ceux qui tendent à être les mieux considérés, puisque ce sont eux qui ont accès aux informations, réseaux et personnes-clés en mesure de prendre en compte leurs demandes, et finalement aux financements qui leur confèrent une légitimité auprès des habitants.
Capacité à faire pression
52Un autre élément est sans doute la capacité à faire pression sur les autorités, grâce à une puissance de mobilisation potentielle ou avérée et une capacité à savoir se faire entendre, voire à provoquer des scandales. Cette capacité des acteurs de voisinage oblige les autorités à prendre en compte leurs revendications de manière prioritaire dans un contexte où la capacité financière et humaine de ces dernières ne permet pas de traiter tous les dossiers en même temps.
Compétence des dirigeants à comprendre et utiliser les règles du champ
53Un facteur décisif, et qui est une sorte de synthèse des précédents, consiste en la compétence des dirigeants de voisinage à comprendre et à utiliser les règles du champ en vue de gagner du capital symbolique. Comme le confia fièrement un dirigeant du district 5 après quelques verres de bière, si le district avait obtenu plusieurs millions de dollars d’aide (programme Barrios de Verdad, collège industriel, asphaltage de plusieurs voies d’accès principales, etc.), ce n’est nullement de droit, en vertu du système de la participation populaire, mais bien grâce à la ruse des dirigeants de voisinage.
Importance politique de la zone pour les pouvoirs publics
54Finalement, le capital politique d’un dirigeant est lié à celui de l’élément qu’il représente. Pendant longtemps, on considérait que les laderas n’étaient pas des lieux essentiels au fonctionnement optimal de la ville. Cette vision s’est traduite par des préférences budgétaires conduisant à un sous-investissement chronique dans ces espaces. Si la catastrophe de février 2002 affecta essentiellement le centre-ville et la zone sud, et moins les laderas, l’absence de contrôle des eaux dans les laderas a pu constituer un facteur déclenchant ou largement aggravant de cet événement traumatisant, et les investissements y ont ensuite grandi en importance, culminant avec le programme Barrios de Verdad. Ainsi, le risque et la catastrophe peuvent jouer un rôle d’épouvantail capable de donner aux dirigeants une influence stratégique nouvelle dans le développement urbain.
55Le capital politique des dirigeants contribue aux différences entre les districts 4 et 5, mais ne saurait les expliquer seul. Le facteur majeur proposé est celui de l’unité des dirigeants.
8.4.2. Hypothèses sur les conditions de l’unité des dirigeants du district 5
56De nombreux éléments démontrent que le district 5 a réussi à créer puis à maintenir une forme de cohésion interne (unidad, « union » ou « unité »). A partir de là, l’efficacité de l’activité déployée par les leaders de voisinage – nombreuses réunions de travail internes ainsi qu’avec les autorités municipales – s’en trouvait largement renforcée. Les conflits existent comme dans tout groupe humain, mais ils sont résolus collectivement en son sein. Cette unité du district est à la fois une réalité observable et un discours performatif. Le rappel constant de l’unité au cours des réunions informelles vise à sa perpétuation et sert en même temps de discours légitimant l’action des présidents dominants dans le district ; ce faisant, il produit des effets réels sur les comportements : l’adhésion des présidents au discours et à la pratique existants dans le district, et le maintien des effets politiques de l’unité. En effet, il est indéniable que dans le cas du district 5, l’union fait la force (politique). Voici maintenant quelques hypothèses sur les conditions de possibilité et de maintien de l’unité des dirigeants.
Le champ du développement participatif local
57Les activités et le comportement public des dirigeants de voisinage sont très largement déterminés par les institutions. Les lois de participation populaire et l’institutionnalisation de leurs logiques et des acteurs concernés (anciens et nouveaux) ont constitué un véritable système de la participation populaire, qui a redéfini les règles politiques locales, créant un champ social au sens de Bourdieu. On peut le nommer champ du développement participatif local.
58Reprenant l’analyse de Max Weber (2003 [1919]), on distingue 3 types de légitimité, qui fondent 3 types de domination : la domination rationnelle, fondée sur le droit (lois, règlements) ; la domination traditionnelle, basée sur la reconnaissance du caractère légitime de la tradition ; et la domination charismatique, basée sur la reconnaissance des caractères particuliers d’une personne.
59Blanes (1999a, 1999b) a plusieurs fois rappelé que les logiques des nouvelles juntas de voisinage et des comités de vigilance sont très éloignées de celles des communautés indigènes, et qu’un travail d’appropriation de ces nouvelles institutions par les habitants fut nécessaire. Celui-ci s’est toutefois remarquablement bien passé. En d’autres termes, ce qui fonde la légitimité des nouveaux acteurs de voisinage, ce n’est plus essentiellement la tradition communautaire comme dans les communautés aymaras rurales, même si l’on en trouve de nombreux éléments dans les quartiers de la ladera. Il s’agit plutôt de la légitimité rationnelle basée sur l’esprit des lois de participation populaire (la décentralisation et la participation des habitants) et les attributions des acteurs institutionnels (bureaucratie étatique qui distribue le budget ; bureaucratie municipale qui le répartit, mais qui génère aussi des fonds propres de libre disposition ; acteurs de voisinage). C’est pourquoi les présidents de junta se réfèrent souvent explicitement aux lois de 1994 pour critiquer le comportement de la municipalité ou du comité de vigilance par exemple. Le champ du développement participatif local est donc largement structuré par le jeu des acteurs tel qu’il est défini par la loi. En ce qui concerne le niveau qui nous intéresse ici, celui du district, on peut évoquer la possibilité conférée aux associations communautaires et comités de vigilance de sanctionner ceux qui ne se sont pas comportés de la manière attendue (retrait d’une partie de l’argent du POA, exclusion de l’association, comparution au « tribunal d’honneur », etc.). Ces moyens coercitifs des acteurs de voisinage au niveau du district leur donnent un pouvoir important, contrairement à la FEJUVE qui peut exclure mais qui n’a pas d’attribution budgétaire.
60La troisième source de légitimité analysée par Weber est également fortement présente dans le cas étudié ici : la domination charismatique. On l’a vu plusieurs fois, le comité de vigilance exerce une position ambiguë dans le champ, entre la connivence avec les autorités municipales d’un côté, et celle avec les présidents de junta et leurs administrés de l’autre, desquels une partie de sa légitimité émane. C’est ainsi qu’aux réunions de l’association communautaire en présence du maire de macrodistrict, le comité a pu répondre directement aux plaintes des présidents de junta et sembler presque se situer du « côté » du maire. A d’autres moments, il savait se montrer exigeant et faire pression sur les autorités municipales. Les présidents comme la municipalité s’accommodaient apparemment bien de cette ambiguïté dans la position du comité.
Nécessité et intérêt bien compris
61Un des ciments de la solidarité entre les présidents du district 5 est sans aucun doute la nécessité d’obtenir des avantages matériels pour leurs zones, et l’intérêt bien compris de chacun. C’est ainsi que certaines zones, qui n’avaient pas perçu l’intérêt du programme Barrios de Verdad malgré les efforts du comité de vigilance et du président de l’association communautaire pour vulgariser le projet, ne firent pas le nécessaire et se virent pénalisées par la suite.
62Tant que les présidents comprennent l’intérêt qu’il y a à travailler ensemble et à maintenir la cohésion, et que celle-ci continue de leur apporter des avantages matériels et symboliques, elle peut se maintenir. C’est ainsi que l’asphaltage de l’avenue Julio Tellez, qui aujourd’hui bénéficie à la plupart des habitants du district, n’a pu se réaliser qu’avec le sacrifice d’une partie du budget du POA annuel de chaque zone. D’un autre côté, les zones bénéficiaires du programme Barrios de Verdad s’efforcèrent de rompre le principe de solidarité du district face à la menace de la perte de cinq ans de POA. Mais à chaque fois, le district sut reconstituer l’unité.
63Comme on l’a vu à plusieurs reprises, la nécessité et l’intérêt bien compris sont également au fondement de la solidarité au niveau des habitants eux-mêmes. Ceux-ci s’investissent d’autant moins dans la junta que leur quartier et leur maison sont fournis en services et commodités. C’est ainsi que le système de la participation populaire a largement diminué la pratique de « l’action communale », travail communautaire gratuit.
64Finalement, pour qu’il y ait solidarité et unité, l’intérêt individuel seul ne suffit pas. L’intérêt commun doit être compris comme la condition de l’intérêt individuel. Cette conception est répandue dans les communautés rurales, mais plus difficile, ou moins « mécanique », dans les sociétés fortement différenciées (ici, en milieu urbain). On en revient au fondement des sociétés modernes : la solidarité organique (Durkheim, 2007 [1930]).
Homogénéité sociale interne des districts
65L’homogénéité sociale du district 5 et, à l’inverse, l’hétérogénéité sociale du district 4 semblent les distinguer fortement. On se réfère ici à la relative identité dans la composition sociale des quartiers et de leurs représentants dans le district 5, majoritairement composé de classes populaires aymaras, ouvriers et artisans aux revenus bas et au niveau éducatif relativement faible.
66Le district 4, lui, est beaucoup plus hétérogène : d’un côté, les quartiers pauvres de Pasankery, Las Lomas et Cotahuma-Tembladerani, et de l’autre les zones de classes moyennes de Tembladerani et Llojeta. Cette hétérogénéité est reflétée dans la représentation des habitants : les présidents issus des classes moyennes et moyennes-basses côtoient ceux issus des classes populaires. Dans le district 5, par contre, quasiment tous les présidents sont issus des classes populaires. L’hétérogénéité sociale dans le district 4 s’ajoute à une taille excessive et à des trajectoires historiques différentes des quartiers.
67Ce contraste entre l’hétérogénéité du district 4 et l’homogénéité du district 5 aide peut-être à mieux comprendre les différences de capacité d’organisation constatées entre les 2 districts. Cependant, une observation plus fine dévoile une différenciation sociale plus subtile, même à l’intérieur du district 5.
68D’abord, on définira la portion de la ladera ouest étudiée comme l’espace délimité grosso modo en bas par l’avenue Buenos Aires (on peut y inclure certaines zones situées juste en dessous de l’avenue) et en haut par El Alto, et verticalement par le macrodistrict 1 (Llojeta au sud, Villa Nuevo Potosi et Faro Murillo au nord). On peut la diviser approximativement, suivant les usages, en trois parties, auxquelles on ajoutera une « Partie basse » par commodité, comme suit :
La « Partie basse », située au-dessous et juste au-dessus de l’avenue Buenos Aires ;
La « Partie centrale », située en dessous de l’avenue Julio Tellez ;
La « Partie haute », située au-dessus de l’avenue Julio Tellez ;
La « Partie finale », située juste au-dessous d’El Alto.
69Ces catégories permettent d’observer plus aisément la répartition sociospatiale des habitants dans la ladera ouest. Les quartiers de la partie basse – Bajo Tacagua, Las Nieves, Tembladerani, Llojeta, Bajo Villa Nuevo Potosi – sont plutôt composés de classes populaires en ascension ou de classes moyennes appauvries venant de La Paz même, en conséquence de la croissance interne de la ville. Dans la partie centrale (Phajchani, Niño Kollo, San Juan Tembladerani Parte Baja, Cotahuma, San Martín, etc.), la composition sociale est plus mixte : classes populaires d’ex-migrants de l’Altiplano et classes populaires ou moyennes-basses de La Paz, avec une prépondérance des populations d’origine rurale dans les espaces les plus dangereux (bordure des précipices, etc.). Les parties haute et finale, elles, sont essentiellement composées d’ex-migrants pauvres. Ainsi, la limite socioculturelle serait approximativement délimitée par l’avenue Julio Tellez (à partir de Niño Kollo), avec des différences supplémentaires en fonction de la dangerosité des espaces. San Juan Tembladerani Parte Baja comprend majoritairement des migrants, tout comme les zones les plus dangereuses de Phajchani, le reste de cette zone étant plutôt occupé par des citadins. On peut parler également d’une limite culturelle, étant donné les différences constatées dans l’appropriation de l’espace, l’architecture, etc., entre les ex-migrants, porteurs d’une culture rurale adaptée au contexte urbain, et les citadins. Ces différences sont à l’origine d’un conflit à Tacagua dans les années 1970 : « Il y avait des divergences. Ceux d’en bas […], c’étaient des gens qui avaient un peu plus de vision, qui travaillaient dans des bureaux. […] Et ils méprisaient ceux d’en haut » (ex-membre du directoire de Phajchani).
70Ensuite, des différences importantes de génération existent dans les zones où les ex-migrants semblent majoritaires. En effet, ceux-ci restent encore souvent ancrés culturellement dans le monde rural, parlent l’aymara, retournent parfois au village pour les travaux agricoles ou d’élevage, et ressentent la nécessité d’avoir un patio, un jardin et éventuellement des animaux à la maison. En revanche, leurs enfants nés à La Paz sont beaucoup plus « urbains », comprennent mais ne parlent plus volontiers l’aymara, et pourraient sans doute vivre plus facilement en appartement. Tout cela mériterait bien entendu une recherche en soi, renouvelant les fameuses études pionnières de Xavier Albó et Godofredo Sandoval (Sandoval, Albó et al., 1981-1987).
71Finalement, l’élément le plus important ici n’est pas forcément l’homogénéité d’une zone ou d’un district, mais peut-être davantage la domination culturelle d’un groupe social sur les autres. Le district 5 compte de nombreux Pacéniens d’origine, mais ceux qui le dominent culturellement sont clairement les ex-migrants aymara. A Phajchani, il en va de même. Le district 4, lui, est partagé entre la domination des classes moyennes et moyennes-basses dans certains quartiers, avec plusieurs représentants importants tels que le comité de vigilance, et les ex-migrants comme on en rencontre à Pasankery, Las Lomas, etc., qui envoient à l’association communautaire des représentants à leur image.
Différences dans le développement
72Une hypothèse supplémentaire que l’on peut faire est liée aux différences dans le développement même des quartiers. Elle concerne peut-être davantage le district 4 que le district 5. Une zone comme Tembladerani, par exemple, est totalement intégrée au système urbain, consolidée, asphaltée et dotée de tous les services nécessaires, alors qu’elle constituait encore une zone marginale il y a quelques décennies. A l’inverse, on trouve encore des chemins de terre à Pasankery, des habitants sans accès à l’eau ni toilettes à Las Nieves, etc. Le contraste existe également dans le district 5, mais il est moins net. On peut induire qu’il est beaucoup plus facile de se coordonner entre dirigeants de zones partageant un même niveau de développement parce qu’ils partagent alors des intérêts et des stratégies de développement similaires. En outre, l’hypothèse peut être étendue à l’échelle de la coordination entre districts eux-mêmes ; c’est ce qui expliquerait pourquoi les districts 4 et 5 se réunissent davantage entre eux qu’avec les districts 3 et 6, largement consolidés.
La domination du comité de vigilance et de ses amis
73Enfin, un facteur décisif réside dans la forte domination d’un petit groupe de présidents sur l’ensemble des juntas du district 5, contrairement à ce qui se passe dans le district voisin.
Une domination également à base géographique
74L’observation a montré que la géographie joue un rôle dans la détermination de ce groupe dominant de présidents de junta : beaucoup – dont le comité de vigilance lui-même – venaient du quartier de Villa Nuevo Potosi, accompagnés de quelques présidents venant de Tacagua. A l’inverse, Faro Murillo, les San Juan, Kenani Pata, Tupac Amaru, etc., semblaient plutôt à l’écart du groupe principal.
L’imposition douce des décisions
75Le comité de vigilance et ceux qui le suivent de près ont la capacité d’imposer leurs décisions parce qu’ils ont la majorité des appuis. Cette domination repose sur une adhésion de la majorité des présidents du district, mais aussi sur un système de punitions symboliques de ceux qui dévient trop du consensus tacite sur lequel repose la domination, et conséquemment l’unité du district.
76Comme toute domination, même démocratique, est un système d’inclusion/exclusion, une minorité de présidents s’estiment exclus de la gestion du district.
L’importance des réunions informelles
77Beaucoup de décisions se prennent dans les réunions informelles autour du comité de vigilance, davantage que dans les assemblées formelles. Dès lors on comprend l’importance de la socialisation pour les présidents du district. Certains dirigeants qui préfèrent s’en tenir aux relations légales et formelles s’en plaignent.
L’autorité charismatique de CC
78Le fondement de la domination « hégémonique » (d’après un des leaders du district) sur le district repose en partie sur l’autorité charismatique du titulaire du comité de vigilance, CC. Cette autorité est faite du mélange de la capacité à diriger fermement mais sans tomber dans l’autoritarisme, à se faire entendre et à susciter l’enthousiasme, et de succès effectifs. Les relations personnelles avec ceux qui comptent ont beaucoup joué dans le succès de CC. Elles furent établies peu à peu depuis qu’il est à la tête de sa junta.
79En juillet 2008, CC a été décoré par la municipalité de La Paz de la médaille « Prócer Pedro Domingo Murillo dans le grade d’honneur civique », qui récompense « l’honneur et la contribution au développement quotidien et historique de la municipalité pacénienne, se constituant en exemple et motivation pour les générations futures3. »
* * *
80Les organisations de voisinage issues du niveau du district ne se préoccupaient pas particulièrement de la gestion des risques de catastrophe. Seules les juntas d’habitants semblent s’en préoccuper à mesure que les problèmes deviennent visibles. Par ailleurs, une grande partie de la protection sociale accordée aux habitants par les autorités est obtenue grâce au capital politique des organisations de voisinages issues du district, et ce capital est lui-même déterminé par de nombreux facteurs structurels et conjoncturels. Ainsi cette question du capital politique, qui peut paraître éloignée des risques et des catastrophes, est néanmoins cruciale étant donné que la protection sociale acquise grâce aux dirigeants de voisinage rassemblés au sein du district joue un rôle important dans la réduction de nombreuses vulnérabilités et dans la capacité à faire face aux catastrophes dans les quartiers d’étude.
81Toutefois, pour obtenir une vision complète de ce qui permet cette protection sociale, il faut encore « sauter » à un niveau supérieur et se placer du point de vue des logiques de ceux qui la fournissent, les autorités municipales.
Notes de bas de page
1 La même question sera traitée à propos des acteurs de la gestion municipale dans le prochain chapitre.
2 Il semblerait que depuis quelques mois, cette situation soit en pleine évolution pour des raisons qui seraient très intéressantes à étudier (probablement liées à l’occurrence récente de catastrophes importantes et répétées). La nouvelle administration municipale élue en 2010 semble communiquer plus ouvertement sur le risque et va probablement voter une nouvelle ordonnance municipale ambitieuse sur le sujet.
3 Source : SIM/GMLP, http://www.lapaz.bo.
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