Chapitre 7 – Les présidents de junta de voisinage
Texte intégral
1Conformément au schéma « de bas en haut » qui guide notre approche de la régulation sociale des risques, notre intérêt a porté jusqu’ici sur les foyers puis les zones exposés, avant de se tourner vers les niveaux supérieurs du district (chapitre 8), du macrodistrict (chapitre 9) et, enfin, de La Paz (chapitre 10). Les entretiens que nous avons eus avec les présidents de junta, à la charnière entre les foyers et les institutions locales, sont l’objet de ce chapitre de transition. Ils viennent compléter l’observation par des données tant sur les quartiers eux-mêmes que sur les problèmes de perception et de gestion du risque au niveau de zones entières, éclairant les problèmes de la gestion d’habitants au niveau le plus local.
2Plus précisément, il s’agit de présenter, en les regroupant en catégories pertinentes, les résultats de l’analyse statistique des 21 entretiens les plus complets avec les présidents de junta d’habitants : 6 du district 4, qui en comprend 24, et 15 du district 5, qui en comprend 28. Plus de la moitié des présidents du district 5 ont été interrogés, ce qui donne une certaine représentativité de l’ensemble des présidents du district, d’autant plus que l’échantillon est bien réparti géographiquement (centre, partie haute et partie finale de la ladera). Ceux qui ont été interrogés dans le district 4 sont soit des présidents-clés dans le district (comité de vigilance qui a gardé sa casquette de président ou président de l’association communautaire), soit des présidents de zones où le risque de catastrophe est très élevé. Ces entretiens semi-directifs comprenaient des questions essentiellement ouvertes, d’où l’important travail de codage nécessaire en amont pour un traitement quantitatif1.
7.1. Trajectoire et caractéristiques sociodémographiques des présidents de quartier
3Dans leur grande majorité, les présidents enquêtés sont nés et ont toujours vécu à La Paz, et le reste vit en ville depuis au minimum quinze ans. La plupart habitent dans le quartier et dans leur maison actuelle depuis plus de quinze ans, et certains même depuis presque cinquante ans. La longévité dans le quartier semble bel et bien une condition nécessaire pour devenir président de junta.
4Les parcours des présidents montrent qu’ils ne sont pas tous des migrants de la campagne : certains appartiennent aux classes populaires pacéniennes et vivent encore dans la maison familiale construite une ou deux générations plus tôt, ou y sont venus construire leur maison. La moitié des répondants indique ne pas avoir véritablement choisi le quartier mais qu’il s’agit du lieu de vie de leurs parents ou de leur famille proche et qu’ils ont hérité de la maison familiale. Dans d’autres cas, un ami ou un cousin leur a recommandé le quartier, ou ils sont venus par intérêt pour le quartier ou après avoir assisté aux réunions des premiers voisins du quartier.
5La majorité des présidents a occupé plusieurs emplois dans le passé. Un grand nombre a été employé ou ouvrier, le reste se déclinant en artisan, puis paysan ou petit commerçant, et enfin consultant ou auditeur. La proportion de ceux qui furent cadres dans le passé est donc faible. Certains sont obligés de cumuler plusieurs emplois. La proportion de cadres et de professionnels est non négligeable (20 %) et dépasse la moyenne du district 5 (environ 14 %, d’après les statistiques de la municipalité – GMLP 2006), les présidents étant surtout des ouvriers, des artisans, des retraités et des employés subalternes. Une faible proportion, bien en deçà de la moyenne, travaille dans le commerce informel. Ces données tendent à montrer que les présidents ont une position socioprofessionnelle légèrement supérieure à celle de leurs administrés.
6Près de la moitié des présidents de l’échantillon n’ont pas atteint le niveau du baccalauréat, et seuls 14 % ont le niveau d’études donnant droit à un titre professionnel. Même si ce niveau général paraît faible, il est bien supérieur aux moyennes des districts 5 et 4 (GMLP, 2006).
7Enfin, l’échantillon est relativement âgé, surtout comparé à la moyenne d’âge du district ou du pays : 88 % ont plus de 39 ans, et 35 % plus de 59 ans. Il s’agit là d’un autre problème de la participation populaire : le manque de renouvellement des présidents « anciens » par la génération qui correspondrait à leurs enfants (celle des 20 à 40 ans). On peut parler d’une crise générationnelle de la représentation de voisinage.
7.2. Caractéristiques et autoperception du mandat
8Parmi les présidents de l’échantillon, 57 % exercent depuis plus de deux ans (soit la durée d’un mandat) et 33 % depuis plus de quatre ans, certains étant même dans leur troisième ou quatrième mandat successif. Les présidents sont donc plutôt expérimentés et jouissent d’une certaine stabilité. En théorie, le mandat de président est de deux ans et celui-ci doit ensuite convoquer des élections. C’est loin d’être toujours le cas et certains présidents dépassent largement cette période.
9Les trois quarts des interrogés affirment avoir exercé une autre charge par le passé. Il existe en effet une véritable « carrière » (Becker, 1963) du président de junta : si ceux-ci sont parfois propulsés par les habitants eux-mêmes vers la charge de président, nombreux sont ceux qui ont débuté en tant que membre du directoire (secrétaire, vice-président, dirigeant de la coopérative d’eau ou autres), avant de devenir président. La direction de quartier, comme tout autre poste de gestion, nécessite des compétences que l’individu acquiert peu à peu. Le caractère formateur de cet office apporte beaucoup à ceux qui l’exercent, notamment en termes de capital social, culturel et symbolique.
10En ce qui concerne les motivations des présidents, 50 % de l’effectif justifient le mandat en termes de manque d’ouvrages, de progrès ou d’améliorations de la zone, 35 % constatent l’incurie des juntas antérieures et l’absence de ligne directrice et se proposent d’y remédier, et 15 % seraient président pour régler des conflits dans la zone. Trente pour-cent des présidents affirment trouver des bénéfices symboliques (prestige, fierté) et culturels (amélioration de leurs connaissances et de leur formation) à leur fonction ; pour 65 %, il s’agit surtout de faire bénéficier la communauté d’ouvrages et d’améliorations ; un seul a répondu qu’il s’agit juste d’une perte de temps et d’argent. Aucun bénéfice matériel n’est évoqué puisque les présidents sont des bénévoles qui travaillent ad honorem, comme ils se plaisent à le signaler. La plupart mentionnent clairement qu’ils doivent même contribuer financièrement à cette activité et qu’il s’agit d’un coût important, parfois difficile à supporter. Non seulement ils ne touchent pas de salaire pour un travail très exigeant, mais en plus aucun budget n’est prévu pour leurs transports, leur alimentation ou leurs fournitures (à l’exception des comités de vigilance, qui disposent d’un petit budget pour ces frais). Il s’agit d’un gros investissement en termes de temps, d’une charge économique mais aussi d’un manque à gagner important qui les détourne partiellement de leur fonction sociale principale : nourrir leur famille. C’est ce qui explique qu’un des présidents ne voie que des inconvénients à sa charge. Cela est exacerbé par le fait que les habitants ont du mal à évaluer et reconnaître le travail patient et acharné de certains présidents en faveur de leur quartier. En réalité, il s’agit d’un échange entre capital économique et temporel et capital social, culturel et symbolique, ce qui n’est pas forcément un mauvais calcul à long terme, même si le capital symbolique est parfois absent ou devient franchement défavorable. D’une part, les habitants sont impitoyables envers ceux qui n’ont rien fait ou ont fait du tort à la communauté (comme des malversations ou autres délits) ; d’autre part, les critiques et les rumeurs, très communes et pas toujours justifiées, témoignent d’un fossé entre les présidents et leurs administrés ou, pour le moins, d’une méconnaissance de l’investissement et des efforts nécessaires à la charge de dirigeant. Ce n’est que lorsqu’un habitant devient président ou membre du directoire qu’il en prend conscience, et nombreux sont les membres du directoire des juntas (au départ, au moins une douzaine de voisins sont élus) qui abandonnent en cours de route, laissant le président assumer les responsabilités presque seul ou entouré d’un groupe restreint.
7.3. Les activités et les ouvrages programmés des juntas
11Le système de la participation populaire permet de réaliser un grand nombre d’activités ; d’autres sont choisies par les présidents, en fonction des préoccupations de leurs administrés. Au moment de l’enquête, les juntas étaient ainsi engagées dans de multiples activités, comprenant principalement, par ordre décroissant d’importance, l’asphaltage ou l’empierrage des rues, la construction de centres sociaux, de terrains de sport, d’ouvrages de protection (murs de contention), de canalisations et d’égouts, des transformations d’urbanisme (cadastre, rues), des efforts pour obtenir des services divers (gaz, police, transport) et, enfin, des activités dans le cadre du programme Barrios de Verdad.
12La plupart des présidents réalisent 2 ou 3 de ces activités. Presque tous affirment avoir amélioré les rues ou construit des places ou des escaliers, et la moitié avoir réalisé un parc, un terrain de sport ou un centre social. Plus d’un tiers des présidents du district 5 sont impliqués dans la préparation du programme Barrios de Verdad, ce qui démontre la forte capacité d’organisation et de mobilisation de ce district face aux autorités municipales. Le pourcentage des présidents n’ayant indiqué qu’une activité correspond exactement au pourcentage des réponses concernant la préparation et l’exécution de Barrios de Verdad, qui est par définition un programme d’activités multiples.
13Ce qui est plus surprenant, c’est que 40 % des répondants déclarent avoir mené des activités de protection contre les aléas naturels (si l’on y inclut les égouts), sous forme de murs, de canalisations de rivières, de ponts ou de barres de protection. C’est une proportion plus élevée que celle à laquelle on aurait pu s’attendre, d’autant plus qu’il ne s’agit que du travail du président interrogé. Bien entendu, la gestion du risque constitue parfois une conséquence secondaire d’ouvrages dont l’intention première est différente, comme dans le cas des égouts. Ces résultats montrent que la gestion du risque, même si elle n’est pas nécessairement conceptualisée comme telle ou qu’elle peut apparaître comme la conséquence secondaire bénéfique d’ouvrages pensés à d’autres fins, apparaît bien dans la gestion des juntas sous des formes diverses.
7.4. Coordination et organisation à l’intérieur et à l’extérieur de la zone
7.4.1. Organisation interne à la zone
14Selon 53 % des répondants, plus de la moitié des habitants assistent aux réunions ; 37 % évoquent une assistance de très peu ou peu d’habitants, et 10 % d’environ la moitié des habitants. L’essentiel des juntas arriverait donc à convoquer une bonne proportion de leurs habitants, ce qui paraît un peu exagéré par rapport aux observations empiriques. Cependant, le croisement avec les raisons de l’assistance ou la non-assistance des voisins révèle ce qui les attire ou pas. Une large palette de motifs est invoquée, dont le plus fréquemment cité est l’intérêt direct et matériel à participer ; en d’autres termes, les présidents expliquent que si les habitants ne participent pas, c’est qu’ils n’y trouvent plus d’intérêt direct et matériel, en particulier s’ils ont déjà accès aux services de base ou si leur rue est empierrée ou asphaltée. Ils sont alors « servis », selon l’expression consacrée. L’observation confirme cette explication : au niveau de la ville de La Paz, les juntas les plus actives se situent dans les zones où les besoins sont importants, tandis que dans les quartiers privilégiés du centre et de la zone sud, elles sont pratiquement inactives et la plupart des habitants n’ont pas idée des activités de leur junta. L’engagement collectif dans la ladera ouest fut beaucoup plus marqué au début, lorsque tout restait à faire.
15Le même phénomène de décroissance de l’engagement collectif se retrouve lors des catastrophes : pendant le début de la phase d’urgence, on assiste souvent à des manifestations de solidarité et d’entraide collective intenses qui s’évanouissent par la suite, lorsque les nécessités sont moindres (Revet, 2007).
16D’autres motifs intéressants sont invoqués, comme le manque de disponibilités des habitants qui ont peu de temps libre et tendent à sortir tôt et à rentrer tard chez eux, ou encore la mauvaise image des dirigeants de quartier, ce qui confirme les problèmes d’autorité charismatique ou de capital symbolique évoqués précédemment. L’absence de sanctions est également citée. Les coopératives d’eau sont souvent les organisations de quartier les plus actives, d’abord parce que l’eau est un élément vital, mais aussi parce qu’elles instaurent souvent un système de sanctions des absents. Cette façon d’imposer des sanctions aux absents est conforme à la culture rurale aymara, où la participation communautaire est obligatoire. Les présidents rêvent parfois de ce modèle : ils évoquent le modèle des organisations d’El Alto (syndicats, juntas, etc.) dans lesquelles des punitions physiques ou économiques sanctionnent ceux qui ne participent pas, ce qui explique en partie leur extraordinaire force de mobilisation.
17Les fêtes et événements sociaux en général jouent un rôle très important dans la ladera parce qu’ils renforcent la cohésion sociale et permettent de réaffirmer l’existence d’une communauté d’habitants (la zone, la junta ou le quartier) grâce à la célébration de dates ou d’actes fondateurs. Ainsi, l’anniversaire de la zone est de loin l’événement social le plus cité par les présidents, suivi de la fête du saint, comme par exemple la fête de Tacagua le 3 mai, déjà évoquée au chapitre 4. Ces événements peuvent être communs à une seule zone ou à un quartier entier.
7.4.2. Instances de coordination à l’extérieur de la zone
18La plupart des zones d’étude ont reçu une aide, même minime, en dehors des POA de voisinage. Ce résultat est remarquable puisqu’il montre que les zones étudiées, bien que périphériques et pauvres, bénéficient de l’aide d’une série d’organisations nationales (municipalité, gouvernement, ONG) et internationales (ambassades, Croix-Rouge, etc.). Lorsque les présidents évoquent « l’abandon » de leur zone, il s’agit souvent d’une réalité, mais aussi d’une stratégie visant à obtenir de l’aide en jouant sur ce référentiel.
19Soixante-huit pour-cent des présidents se plaignent de l’absence de réponse rapide de la municipalité ; seuls 32 % pensent que la municipalité coopère bien et sans problème majeur.
20Parmi ceux qui mentionnent d’autres organisations d’aide au quartier, on trouve d’abord Red Hábitat, une organisation non gouvernementale spécialisée dans la gestion des risques et qui fait essentiellement de la formation aux habitants, puis la Croix-Rouge, qui pratique le même genre d’activités. Les 2 organisations d’aide les plus citées en dehors de la municipalité sont donc des ONG actives dans la gestion des risques. Sur le terrain, on constate effectivement que les juntas du district 5 furent choisies par ces deux organisations probablement pour les mêmes raisons que pour cette étude : présence de très forts aléas naturels et conditions socio-économiques difficiles.
21La plupart des présidents entretiennent des relations plutôt bonnes avec le maire de macrodistrict, la municipalité, le comité de vigilance, l’association communautaire, les autres juntas et les autres districts ; ils ont peu de relations directes avec les partis politiques et des relations plutôt distantes avec la FEJUVE. Le taux des présidents mécontents du maire de macrodistrict (29 %) et de la municipalité (35 %) reste élevé ; il ne dépasse pas les 20 % lorsqu’il s’agit de l’association communautaire, des autres juntas ou des autres districts, très probablement parce qu’il s’agit d’organisations considérées comme des pairs (les juntas et leur regroupement en association communautaire). La FEJUVE (regroupement des juntas et des associations communautaires), elle, constitue déjà un « niveau » jugé lointain, probablement victime de la bureaucratisation inhérente à toute représentation. Quant au comité de vigilance, il apparaît occuper ici une position intermédiaire : 23 % des présidents en sont insatisfaits (et plus 12 % jugent leur relation moyenne ou distante), soit un taux entre celui concernant le maire de macrodistrict (29 %) et celui concernant l’association communautaire (17 %). Cela révèle son statut ambigu, entre la connivence avec les présidents, issus de la même base sociale, et la collaboration avec la municipalité grâce à un statut spécifique et privilégié dans le système de la participation populaire.
22Ces chiffres révèlent également que la collaboration ou la distance entre les présidents de junta et les différentes organisations sont accompagnées par un effet de distance sociologique : dans le champ des organisations de développement local, plus l’on s’éloigne du mode d’interaction directe utilisé par les présidents entre eux et que l’on se rapproche d’organisations institutionnalisées, plus les présidents se disent mécontents de leur relation.
7.5. Les juntas et leurs habitants
7.5.1. Histoire des juntas et des zones correspondantes
23Si certains secteurs de la ladera ouest sont très anciens (une junta date même d’avant 1940), 70 % des juntas étudiées furent fondées après 1970, dont la moitié entre 1970 et 1985 et l’autre entre 1985 et 1995, période qui correspond justement au pic des migrations en provenance des campagnes à La Paz.
24Parmi les présidents de junta interrogés, 47 % évoquent des établissements d’habitants (qui bien sûr précèdent toujours la constitution des juntas) au cours des trente dernières années, c’est-à-dire depuis le milieu des années 1970 ; 29 % des juntas auraient des habitants depuis trente à cinquante ans (années 1950 à 1970), et 24 % depuis plus de cinquante ans (années 1950 ou plus tôt). Le tableau 3 présente la comparaison avec les pourcentages précédents.
25Les établissements peuvent donc précéder de beaucoup la fondation des juntas, dont la plupart se sont constituées au cours des trente dernières années. Deux facteurs au moins expliquent ce « décalage ». D’abord, la fondation d’une junta nécessite un minimum de familles ; or, avant les années 1970, les établissements humains dans la ladera étaient très progressifs. Elle nécessite ensuite une reconnaissance officielle, la « planimétrie », avec ses procédures spécifiques comme l’affiliation à la Fédération des juntas de voisinage (FEJUVE), ce qui ne va nullement de soi et constitue un objet de lutte pouvant prendre un certain temps.
7.5.2. Problèmes cadastraux et juridiques
26Seule une junta sur les 21 étudiées ne disposerait pas de la planimétrie, cette reconnaissance officielle par les autorités municipales de l’urbanisation de la zone grâce au plan cadastral avec ses « lignes et niveaux », ses plans d’occupation du sol, etc. La planimétrie est un élément fondamental pour les habitants, qui leur permet de sortir véritablement de la clandestinité ou de l’illégalité et de bénéficier en toute légalité de services publics et d’améliorations. Le fait que 20 juntas sur 21 en disposent témoigne du degré de consolidation de ces quartiers.
27Quant à la date d’obtention de la planimétrie, 28 % des juntas l’ont obtenue depuis moins d’une quinzaine d’années, 50 % il y a quinze à vingt-cinq ans (1980 à 1990), 17 % il y a vingt-cinq à cinquante ans (1955 à 1980), et un seul répondant vit dans un quartier sans planimétrie. Un peu moins d’un tiers des juntas sont de consolidation récente (depuis les années 1990) et la moitié a obtenu la planimétrie dans les années 1980. Cela correspond à la vague de légalisations accordées par la municipalité de La Paz, souvent de manière contestable2. On imagine comment les juntas ont profité de ce moment favorable de la municipalité pour obtenir leur reconnaissance (pour plus de détails, se référer au chapitre 2).
28Les explications fournies par les présidents sur les raisons des régularisations de leur zone sont relativement complètes. Elles évoquent un schéma bien connu qui s’est reproduit dans toutes les grandes villes d’Amérique latine. D’abord, l’installation rapide et massive d’habitants dans les quartiers périphériques crée une importante nécessité sociale, celle de survivre, puis de vivre le mieux possible. S’ensuit naturellement une pression des habitants sur les autorités municipales, qui ne peuvent y rester insensibles et finissent presque toujours par appliquer des politiques sociales plus ou moins cohérentes à destination de ces quartiers, dont le couronnement est la reconnaissance légale et la dotation de services, d’améliorations et autres. Par leurs réponses, les présidents montrent leur parfaite connaissance de ce processus.
29D’après les présidents, les terrains appartenaient essentiellement à des propriétaires particuliers dont les noms ont une consonance indigène ou espagnole. Les terrains appartiennent désormais aux habitants eux-mêmes.
7.5.3. Problèmes et nécessités du quartier
30Les problèmes du quartier qui semblent le plus préoccuper les présidents de junta sont avant tout de nature socio-économique, bien loin devant les risques de catastrophe, les services et infrastructures, les rues et l’urbanisme. Les causes des problèmes évoquées par les présidents sont assez diverses et dépendent du type de problèmes. Si la municipalité et le manque d’altruisme des voisins reviennent souvent dans les explications, les présidents restent relativement mesurés et évoquent de multiples autres causes ; une bonne proportion d’entre eux n’attribue pas de responsabilité et affirme que les problèmes sont en cours de résolution. D’une manière générale, on observe une relation difficile des présidents avec leurs habitants, et une relation ambiguë d’attraction/répulsion avec les autorités municipales.
31Selon les présidents, les problèmes principaux de leur junta sont des problèmes sociaux (délinquance ou problèmes intrafamiliaux), l’organisation de Barrios de Verdad dans la zone, l’amélioration des rues, la construction de terrains de sport ou d’un centre social, l’urbanisme (ouverture de rues, plans cadastraux, régularisation de la propriété foncière), la gestion du risque de catastrophe et les systèmes d’égout, et, enfin, la gestion ou l’obtention de services divers (ordures, éclairage, gaz, eau, électricité). L’amélioration des rues et la construction de terrains de sport ou d’un centre social, on l’a vu plus haut, figurent au premier plan des priorités majeures du moment des juntas. Cependant, la gestion du risque et les égouts occupent une place importante : un tiers des présidents mentionnent des éléments qui leur sont liés.
32On constate aux réponses multiples que les problèmes prioritaires des juntas sont généralement nombreux. Il en va de même des nécessités du quartier, sur lesquelles 53 % des présidents donnent plusieurs réponses (2 à 5). Les éléments qui font le plus défaut sont les services, les aires de récréation, les centres de loisirs et la sécurité (lutte contre les vols et agressions), suivis par l’amélioration des rues, des accès au quartier et de l’urbanisme – autant de préoccupations plutôt classiques pour les juntas de la ladera ouest. Seuls 13 % citent la protection des rivières ou du sol, ou l’accès à l’eau, aux égouts et aux toilettes, ce qui donne une idée de l’ordre des priorités dans l’imaginaire des présidents lorsqu’on parle de « nécessités ». Ainsi, une faible proportion des présidents évoque la gestion des risques sous sa forme d’ouvrages de protection, ou des éléments qui lui sont liés comme les égouts et le captage des eaux souterraines. En revanche, un tiers des répondants mentionnent l’éducation et la formation, ou le besoin de sortir de la pauvreté, ce qui montre qu’un lien est fait entre la situation sociale dans le quartier et ces problèmes de développement.
33Pour que ces nécessités soient prises en charge, il faudrait – d’après les présidents – travailler avec la municipalité, ce qui révèle non seulement le degré d’institutionnalisation de celle-ci même dans les quartiers périphériques, mais aussi une convergence entre juntas et municipalité, les deux types d’acteurs étant d’accord de considérer cette dernière comme le pourvoyeur central de solutions. Peu de présidents évoquent l’Etat, et aucune autre organisation n’est mentionnée, hormis les juntas elles-mêmes, qui ont effectivement été pendant longtemps le pôle organisateur principal de ces quartiers, précisément avant que la municipalité n’y intervienne massivement.
34En ce qui concerne l’accès aux services, les zones étudiées seraient dotées d’un système de collecte des déchets, d’un système d’égout très rudimentaire, d’un centre social, d’un terrain de sport, de voies d’accès pour les véhicules, de rues empierrées et de rues asphaltées. Par contre, elles ne disposeraient pas de drainage des eaux de pluie ni, souvent, d’un centre de santé, d’un marché, de parcs ou d’espaces verts, d’une école, d’une ligue sportive ou d’une association folklorique. Les réponses des présidents dressent un assez bon portrait des quartiers d’étude et reflètent partiellement les priorités des habitants (centre social pour se réunir, terrain de football pour les jeunes), mais aussi les difficultés d’obtenir des infrastructures coûteuses comme le drainage des eaux de pluie, l’accès complet au réseau officiel d’eau et d’assainissement, une école ou un centre de santé.
35Quant aux problèmes touchant les maisons du quartier, la majorité des présidents répondent qu’il s’agit avant tout de problèmes d’humidité et d’infiltrations d’eau. La mauvaise qualité des constructions et le fait qu’elles sont susceptibles de s’effondrer ne sont mentionnés que par un quart des répondants environ, suivis par l’illégalité des droits de propriété et les fissures. On observe tout de même que la plupart des réponses sont liées, directement ou indirectement, aux aléas naturels, ce qui les singularise par rapport aux problèmes évoqués précédemment. Lorsqu’on en arrive au niveau concret des maisons, le risque apparaît indirectement mais de manière forte, tandis que lorsqu’on évoque la junta, la zone ou le quartier, peu de réponses concernent les aléas et le risque.
7.6. Perception du risque par les présidents enquêtés
36Vingt-quatre pour-cent des présidents interrogés indiquent qu’il n’y a aucun problème de risque dans leur zone ; plus de la moitié évoque les problèmes géophysiques et les effondrements de maisons, et presque la moitié les problèmes liés à l’eau (rivières, problèmes d’égout, infiltrations, inondations, etc.). Seuls deux interrogés parlent de la fragilité des maisons. Même s’ils n’aiment pas parler du risque ou qu’ils le considèrent comme secondaire par rapport à d’autres préoccupations, la plupart des présidents sont conscients de son existence.
37Soixante-seize pour-cent des présidents se disent préoccupés par le risque et exactement la même proportion affirme qu’il s’est déjà produit des catastrophes dans leur zone. On peut faire l’hypothèse d’une corrélation entre la préoccupation des présidents face au risque de catastrophe et le fait que leurs zones ont déjà expérimenté des catastrophes, à plus forte raison s’il y a eu effondrement de maisons. Soixante-sept pour-cent affirment justement que des maisons s’y sont déjà effondrées.
38Lorsqu’on leur demande s’ils pensent que leurs zones seront affectées par une catastrophe naturelle, la proportion de présidents qui ont des réponses tranchées n’est pas très grande : la plupart pensent qu’il s’agit d’une possibilité, sans être sûrs. Il faut cependant noter que les degrés de certitude varient. Il est remarquable que seuls 35 % des présidents excluent totalement la possibilité d’une catastrophe et que seuls 20 % sont sûrs qu’une catastrophe va se produire. Cela montre l’ambiguïté de ce sujet mais aussi le manque de connaissances et de certitudes qui lui sont liées.
39A propos des raisons de la future affectation ou non-affectation de la zone par une catastrophe, plus d’un quart des présidents évoquent les facteurs responsables de l’aléa, tandis que moins d’un cinquième évoque ces mêmes facteurs comme protecteurs. Plus intéressantes encore sont les réponses qui pointent les responsabilités humaines dans la création du risque, telles que le comportement des voisins et de la municipalité, même si moins d’un président sur cinq les émet.
40Enfin, une proportion non négligeable évoque l’absence de risque grâce aux mesures prises par les autorités. Il y a convergence entre les explications de la municipalité et celle de certains présidents.
41Il est donc difficile de faire sortir un profil type de perception des risques par les présidents ; certains évoquent un aléa réel, d’autres un aléa imaginaire, d’autres encore pointent les responsabilités humaines dans la création du risque, ou l’absence de risque grâce aux mesures de protection.
42Quant aux catastrophes, plus de la moitié des répondants en attribuent la faute aux voisins eux-mêmes : leur comportement serait inadéquat pour les éviter. Il s’agit d’une perception très répandue chez les habitants, qui témoigne d’un « paradigme de la sécurité » (Ewald, 1996) ancré dans la « responsabilité », domaine de la prévoyance individuelle. Un peu moins de la moitié évoquent cependant la municipalité, s’inscrivant ainsi dans le paradigme du « dispositif de la solidarité », domaine de la prévention. D’autres évoquent de grandes forces extérieures comme Dieu et la Nature. Finalement, peu de présidents n’attribuent aucune responsabilité humaine aux urgences et aux catastrophes.
7.7. Gestion du risque par les présidents enquêtés
43Alors que 16 présidents affirment se préoccuper du risque, seuls 9 disent avoir sollicité les autorités pour ce problème. Parmi ces derniers, 4 présidents souhaitaient obtenir la canalisation des rivières. Le reste des demandes est plus éclectique : une aide du Poste des urgences ; la cessation des ventes illégales de terrains, ce qui montre une conscience de la relation entre problèmes fonciers et catastrophes ; un relevé des zones exposées et l’inclusion explicite du thème du risque dans le Plan de développement municipal (PDM), ce qui est digne d’admiration ; enfin, une aide pour un système d’égout et la stabilisation du sol. Cependant, il s’agit respectivement de 4 et 5 présidents sur les 21, soit 43 % des présidents interrogés, qui solliciteraient effectivement des mesures de prévention, d’atténuation ou de réponse, donc une proportion assez faible. Cinquante-cinq pour-cent des présidents ne solliciteraient rien de la municipalité, et les quelques présidents qui demandent explicitement des ouvrages de protection spécifiques contre les risques ne les obtiendraient pas.
44Près de la moitié des présidents affirme ne pas avoir cherché d’informations sur le risque, ce qui est révélateur de leurs priorités. L’autre moitié a essayé d’obtenir des informations, essentiellement auprès de la Croix-Rouge et de l’ONG Red Hábitat, qui ont organisé des ateliers de formation sur le risque et les premiers secours dans ces quartiers, mais aussi auprès de la municipalité ou d’autres sources. Seuls 4 présidents sur les 21 interrogés ici ont fait une démarche active et résolue de recherche d’information sur les risques.
45Quant aux solutions envisagées pour atténuer le risque, celles qui reviennent le plus souvent se réfèrent à la gestion de catastropheN. Tanner2011-12-22T11:26:00, puis à la formation des habitants et à la préparation aux catastrophes, ainsi qu’aux murs de protection. Le reste se répartit entre le drainage des eaux de pluie et d’égout, le contrôle des rivières et le renforcement des maisons. 43 % des présidents ont fait des réponses multiples, proposant jusqu’à quatre solutions. Les présidents proposent donc des solutions nombreuses et variées, certaines purement techniques et d’autres plus sociales, et seule une petite proportion pense que le risque est inexistant.
46Presque trois quarts des présidents jugent inopportun le déplacement ou relogement de voisins, car « personne ne voudrait se déplacer », « les habitants sont bien là où ils sont », le risque n’est pas assez important pour justifier une telle mesure, de toute manière on manque de terrains et cela ferait baisser le niveau social des habitants. Ces raisons confirment tant leur perception d’un risque peu élevé que leur stratégie consistant à rester là où ils sont et à y améliorer les conditions de vie. Les conditions qu’offre la ladera ouest, aussi difficiles soient-elles, conviennent à leurs habitants au point qu’ils ne voudraient pas déménager. Seuls quelques présidents estiment que le déplacement est une mesure justifiée par le risque et qui mettrait les habitants en sécurité.
47Par ailleurs, les conditions d’un déplacement d’habitants sont mises en question. Le « modèle » des relogements à El Alto est certainement implicite, où les « bénéficiaires » se retrouvèrent en sécurité mais avec des problèmes de survie plus aigus. Seules des conditions beaucoup plus avantageuses pourraient les convaincre de se reloger ailleurs.
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48Les entretiens avec les présidents de junta de voisinage permettent de tirer quelques conclusions. D’abord, la diversité et l’importance des problèmes auxquels les juntas font face, les instances de coordination interne et externe et les activités entreprises montrent que ce niveau de gestion d’habitants est central dans le traitement des problèmes collectifs des habitants. Il est donc inconcevable d’analyser la vulnérabilité des populations, et a fortiori la régulation sociale du risque, sans considérer les juntas de manière approfondie.
49Ensuite, la gestion des risques ne constitue pas une priorité théorique ou une nécessité pour les quartiers en général, même si peu de présidents nient l’existence de risques. Selon eux, le risque concerne plutôt les maisons, affectées par l’humidité et les infiltrations d’eau. Le risque (lié à l’eau) apparaît donc au niveau des unités d’habitation davantage qu’au niveau de la junta, de la zone ou du quartier.
50La gestion des risques sous sa forme d’ouvrages de protection, ou d’éléments liés comme les égouts et le captage des eaux souterraines, apparaît comme une priorité « virtuelle », une chose souhaitable en théorie. En pratique, toutefois, ils occupent une place importante dans les ouvrages réalisés par les juntas sous des formes diverses. Ainsi, si les présidents ne cherchent généralement pas à en savoir plus sur le risque ni à solliciter les autorités de manière préventive, ils affectent une partie de leurs POA de voisinage à des activités directement ou indirectement liées à sa gestion.
51Pour les présidents, le risque semble être compensé par les conditions de vie dans ces quartiers. A l’instar des habitants, ils ne considèrent généralement pas la gestion des risques comme une priorité indispensable à la vie dans le quartier à court terme. Peu s’y opposent en soi, mais ils la conçoivent plutôt comme un moyen parmi d’autres d’améliorer leurs quartiers. En revanche, dès que la gestion des risques bouleverse les équilibres du quartier, comme les solutions de relogement dans d’autres zones plus sûres, ils sont capables de s’y opposer, à moins que d’excellentes conditions soient proposées aux bénéficiaires. Dans ce contexte, on imagine le peu de pression exercé par ces « organisations territoriales de base » (dénomination officielle) sur les autorités en faveur de la gestion du risque.
Notes de bas de page
1 Ils ont été traités d’abord qualitativement avec le logiciel Atlas/TI, avant d’être codés en variables exploitables par le logiciel SPSS. L’essentiel de l’analyse livrée ici est le résultat de rapports statistiques d’effectifs, c’est-à-dire de statistiques descriptives.
2 Cf. « El dinero de la corrupción se fue y no volvió », La Razón, 17 juillet 2005.
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