Chapitre 6 – Une ethnographie d’autres quartiers fortement exposés
Texte intégral
1Trois zones fortement exposées sont présentées ici de manière beaucoup plus succincte, chacune présentant des particularités qui éclairent la problématique à leur manière.
6.1. San Juan Tembladerani Parte Baja : la zone tragique
6.1.1. Présentation générale, aléas et risques
2La figure 7 montre la délimitation de la zone dans l’espace. Elle correspond au centre de la ladera, tout comme Phajchani, et se trouve au-dessus de la portion de ravin étudiée au chapitre 5.
3Les terrains de cette zone furent parcellisés puis vendus par un des membres d’une famille d’ex-comunarios présente dans la ladera depuis longtemps et qui s’était transmis les terrains de génération en génération, à l’instar de GA (voir chapitre 5) par exemple. Les habitants ont commencé à s’établir depuis au moins 4 décennies, ce qui en fait un quartier assez ancien pour la ladera ouest, de même que Phajchani.
4D’après la carte de constructibilité (GMLP et H. Consejo Municipal, 2004), la zone est située dans un espace inconstructible « sans arrangement possible », ou à « conditions défavorables susceptibles d’être réhabilitées », tout en étant, bien entendu, presque entièrement occupée par des habitations. Les pentes sont de l’ordre de 45 degrés et la zone est coincée entre les gorges de 3 rivières : le Janko Kollo (au-dessus de Las Nieves), le Viscachani et l’Arco Punku. Un nombre impressionnant de maisons se retrouve donc tout au bord de ces précipices (photos 51 à 53).
5D’après la « structure des quartiers » de la municipalité (GMLP et H. Consejo Municipal, 2004), il s’agit – avec Phajchani – d’une des zones les plus exposées aux glissements de terrain, de même qu’aux inondations liées à ces 3 rivières.
6C’est également une des zones les plus pauvres de la ville, dont les chefs de famille sont souvent des migrants aymara de l’Altiplano où des enfants de migrants vivant avec moins de 1 000 Bs, voire moins de 500 Bs par mois (Red Hábitat, 2007). La plupart des maisons sont en pisé, mal ou non équipées en services de base et très sensibles à l’humidité (photo 54), et elles rejettent leurs eaux d’égout selon la technique habituelle (tubes apparents), ce qui aggrave l’érosion.
7Très peu d’infrastructures ont été réalisées dans une zone qui fait figure de grande abandonnée du district alors que c’est l’une de celles qui auraient le plus besoin de l’intervention des pouvoirs publics. Les habitants ont accès à l’eau grâce à la coopérative qu’ils ont fondée. Il existe une école primaire publique, mais pour y accéder les enfants doivent traverser les gorges de la rivière Viscachani, avec les risques que cela comporte (photo 56). Les rivières sont laissées à l’abandon, sans ouvrage de protection à part quelques gabions inutiles sur l’Arco Punku. En conséquence, l’érosion et l’humidification des talus suivent leur cours. L’ouvrage le plus important que l’ex-président de la junta réussit à obtenir fut la construction de deux séries d’escaliers (photos 55) de plusieurs centaines de marches, grâce au POA de voisinage. Malheureusement, 2 ans après l’inauguration de l’ouvrage, ceux-ci présentent des failles, des brèches et des effondrements, ce qui témoigne de leur déplorable qualité et de la négligence des sous-traitants, source de grande vulnérabilité technique. Il est probable que pour permettre de réaliser des escaliers aussi longs avec un budget limité, la junta et les superviseurs n’ont pas été très regardants sur la qualité des mélanges utilisés pour fabriquer le béton.
8En conséquence, la zone fut victime de nombreuses petites catastrophes par le passé. D’abord, la chute de blocs de P’oke. On peut observer l’évolution de l’érosion de ce matériau dans le bas de la zone (juste au-dessus de Las Nieves), où un gros bloc s’est détaché, heureusement sans affecter de maison, mais laissant un « trou » béant dans la roche au-dessous de nombreuses maisons. Ensuite, le ravinement progresse rapidement dans les gorges des 3 rivières, et certains habitants font état d’une perte de la chaussée suite à un glissement de terrain. Une habitante décrivit comment une partie du terrain situé au bas de sa maison est « tombée » par temps de pluie, détruisant le chemin de fortune créé par les habitants, provoquant la chute d’un eucalyptus sur une maison et endommageant le toit et les murs.
9Début janvier 2006, un petit glissement de terrain s’est produit dans une courbe de l’avenue Julio Tellez, au-dessus de la zone, en raison des travaux (mouvements du sol pour la pose de gabions) conjugués à la pluie. Le glissement a détruit les canalisations du forage de la zone, privant les habitants d’eau pendant plusieurs jours.
10D’autres événements funestes se produisirent encore, comme la chute mortelle de plusieurs personnes dans des précipices.
6.1.2. Les problèmes de gestion de voisinage de la zone
11Les problèmes de gestion de voisinage expliquent pourquoi cette zone a été laissée dans un tel abandon alors que les zones voisines progressaient plutôt rapidement. Ils trouvent leur origine dans la difficulté historique à délimiter la zone, en raison de la séparation d’un petit secteur – le secteur 4 – qui regroupait une portion de la zone actuelle. Le secteur 4 avait fait sécession par rapport à San Juan Tembladerani « Partie basse » et avait même, semble-t-il, bénéficié de POA, se comportant comme une vraie junta de voisinage avec son « comité » de direction, mais sans avoir de personnalité juridique ni de juridiction bien définie. Par ailleurs, San Juan avait son propre président. Ce n’est qu’en 2005 que les 2 zones furent enfin réunifiées. Cette division a affaibli la zone dans les négociations face à la municipalité.
12Il y a plus encore. L’ancien président a abandonné la gestion de la junta sans assurer la relève, ce qui fut à l’origine d’une grande confusion. Après une longue période de vacance du pouvoir, un comité électoral fut nommé, comprenant un directoire censé organiser les élections. Pour combler l’absence de président, quelques habitants réunis nommèrent alors le président du comité électoral nouveau président de la junta. Malheureusement, seule une partie des habitants fut présente et aucun représentant de l’association communautaire du district 5 n’assista à l’événement. En conséquence, l’élection ne fut reconnue ni par le district ni par la FEJUVE, créant une situation de vide politique de jure – mais non de facto – dans la zone. Un conflit entre les représentants de l’association communautaire du district et de la junta mal élue ne tarda pas à éclater, provoquant la mise au ban de toute la zone. En conséquence, celle-ci fut privée de la possibilité de gérer le POA, d’en bénéficier et d’avoir une représentation officielle auprès des autorités jusqu’à ce que les voisins organisent de nouvelles élections transparentes, en présence de représentants du district et/ou de la FEJUVE.
6.1.3. Le programme Barrios de Verdad à San Juan Tembladerani
13Cet important programme d’amélioration des quartiers vise à transformer les quartiers périphériques des villes, à La Paz et ailleurs, avec l’aide de la coopération internationale. Le projet comporte l’empierrage de toutes les rues, la construction de murs de contention, de parcs, de centres de réunion, d’escaliers, de terrains de sport, de drainage des eaux de pluie et d’espaces verts, la régularisation du droit de propriété des habitants, ainsi que tout un programme d’ateliers de formation communautaire qui se termine par la dotation des habitants en modules sanitaires (toilettes et douches). Il s’agit en l’occurrence d’un véritable « jackpot » pour les juntas bénéficiaires, équivalent à plusieurs dizaines de POA. On comprend l’importance de cette manne pour les habitants de San Juan, et pour la réduction de la vulnérabilité à travers ce type de protection sociale.
14Le district 5 sut saisir cette opportunité dès le début et réussit à en faire bénéficier plusieurs quartiers, notamment San Juan Tembladerani. Le quartier était divisé en 3 zones ou juntas : San Juan Tembladerani « Partie finale » jusqu’à El Alto, « Partie haute » et « Partie basse » (au-dessous de l’avenue Julio Tellez). Malheureusement, les 3 zones furent considérées par le programme comme un seul bénéficiaire, ce qui créa des conflits et confusions inévitables entre les trois juntas et le programme. Pire encore, le président de la Partie basse – la zone considérée ici – ne s’est pas intéressé au programme, croyant qu’il s’agissait des promesses habituelles de la part des autorités. Il ne se rendit pas aux réunions organisées par la municipalité, et lorsqu’il organisait lui-même des réunions, peu de voisins se montraient intéressés. Cela rendit possible une appropriation du projet et du budget par les 2 autres présidents de San Juan Tembladerani. Finalement, le président signa un accord où la plus grande partie de l’argent destiné aux 3 zones fut programmée pour les deux autres juntas, ne laissant presque rien à la Partie basse, qui pourtant en avait le plus besoin. La vacance du pouvoir dans cette zone vint encore aggraver la situation. Au moment où le programme entrait en phase d’exécution et où des effets tangibles commençaient à être visibles, les habitants de la Partie basse sortirent de leur léthargie et élurent un nouveau directoire de la manière décrite précédemment, sur lequel ils comptaient pour réclamer la part du budget qui aurait dû revenir à la Partie basse, à savoir, un tiers. Le nouveau président commença alors à agir frénétiquement, convoquant des réunions d’urgence avec les voisins, relayant leurs réclamations auprès de l’unité exécutrice du programme Barrios de Verdad de la municipalité de La Paz, se brouillant avec l’association communautaire et menaçant de bloquer physiquement l’exécution du projet. Pourtant, à ce moment-là les accords étaient déjà signés entre les juntas et la municipalité ; la conception finale du projet était réalisée, négociée et acceptée par les habitants des juntas en amont. Il devenait donc difficile de revenir sur ces arbitrages délicats.
15Cependant, face à la pression du nouveau directoire de la Partie basse, le directeur du programme organisa une inspection dans cette zone. Il apparaît qu’il ne s’était jamais rendu personnellement dans le quartier et découvrit le terrain avec une énorme stupéfaction. Il ne s’attendait visiblement pas à une zone aussi dégradée et fut dès lors convaincu de l’urgence de réaffecter un peu d’argent à cette zone afin de faire construire quelques ouvrages, comme un pont permettant aux écoliers de se rendre à l’école en sécurité. En réunion de crise, le directeur et les responsables essayèrent, dans une précipitation et une urgence apparentes, de prélever de l’argent sur les ouvrages des deux juntas du dessus au profit de la Partie basse, largement lésée : seuls 30 000 dollars avaient été programmés pour celle-ci, sur un total de plus de 600 000 dollars pour les 3 zones. Finalement, les responsables du projet s’accordèrent pour récupérer 30 000 dollars supplémentaires en comprimant les coûts dans les 2 zones situées en amont, ce qui porterait à 60 000 dollars (un dixième du total) le montant destiné à la Partie basse. Il s’agirait de retouches ponctuelles, prélevant un peu d’argent du budget de telle rue ici, de telle autre là-bas, réduisant tout ce qui pouvait l’être pour le réaffecter en urgence. Cependant, les 2 présidents des juntas en amont s’opposèrent aux retouches et jouèrent sur la non-reconnaissance légale du président de la Partie basse. Celui-ci recourut alors à la stratégie du pire : il refusa les modules sanitaires proposés et exigea que des ouvrages soient d’abord exécutés. Cette stratégie à la Pyrrhus était l’un des seuls moyens de pression dont il disposait. Il exigeait notamment la construction d’un centre de réunion, comme dans les autres juntas. Finalement, les retouches au projet furent réalisées et la zone bénéficia de quelques ouvrages : un mirador avec balustrade, deux petits ponts et quelques autres améliorations mineures. Elle ne bénéficia par contre d’aucune protection réelle contre l’érosion et les inondations. Décrédibilisé auprès de tous, le président de la zone ne réussit pas à rétablir la légitimité de la junta ni à obtenir des ouvrages fondamentaux dans le cadre de ce programme.
16De l’autre côté, l’association communautaire et le comité de vigilance ne se mobilisèrent pas pour trouver une solution à un problème pourtant relativement facile à régler : il aurait suffi d’exercer une pression suffisante et de négocier pour convaincre les habitants de la zone d’organiser de nouvelles élections légales et officielles en présence d’observateurs. Ils laissèrent la situation se dégrader pendant des mois, voire des années (sans doute plus de deux ans), abandonnant la zone à son triste sort lié à la vacance du pouvoir. Le programme Barrios de Verdad porte également une bonne part de responsabilité dans cette situation puisqu’il a d’abord réuni les 3 zones en une seule, rendant le conflit possible, puis a laissé programmer une distribution inéquitable. Or, la Partie basse était aussi – et de loin – la plus sinistrée, la plus pauvre, la plus abandonnée… et la plus exposée aux aléas physiques. Cependant, c’est la vulnérabilité organisationnelle – manque d’organisation sociale des habitants et de leurs représentants – qui fut la clé du maintien des autres types de vulnérabilité de la zone, alors qu’il existait une possibilité inouïe de protection sociale.
17Finalement, le 28 janvier 2007, le programme inaugura les ouvrages réalisés dans les 3 zones, en présence du maire de La Paz, de représentants régionaux, du bailleur de fonds international, etc. Le changement apparent dans les 2 zones du dessus était radical : rues empierrées, escaliers avec drainage de l’eau (mais comportant beaucoup de failles techniques : l’eau coulait beaucoup trop vite dans les drains, le drainage de la Partie haute s’arrêtait brutalement, et l’eau s’évacuait sans contrôle), terrains de jeu impressionnants, centres sociaux avec garderie, asphaltage de l’avenue principale 8 de Mayo, comportant des peintures murales faites par les habitants. En revanche, la cérémonie d’inauguration évita soigneusement la Partie basse : lorsque le cortège s’approcha de l’avenue Julio Tellez qui sépare les zones, un attroupement hostile des habitants de la zone lésée, regroupés sur l’avenue, lui lança invectives et récriminations ; l’incident diplomatique fut évité par un habile détour improvisé du cortège. Les habitants furieux brûlèrent un drapeau et allumèrent des feux sur l’avenue, frustrés d’être marginalisés de la sorte, maintenus dans une situation de pauvreté alors qu’il s’agissait d’un des quartiers les plus anciens de la ladera. Comble de l’injustice, les trois San Juan allaient être officiellement proclamés Barrio de Verdad (« un vrai quartier »), comme si la Partie basse avait bénéficié de la transformation à l’égal des 2 autres. Elle ne pourrait donc plus postuler au concours et – mesure décidée par le maire avec l’accord des comités de vigilance de La Paz – les juntas ainsi bénéficiaires seraient privées de POA pendant cinq ans afin d’affecter davantage aux autres zones.
6.1.4. Spécificité de la vulnérabilité organisationnelle
18Cette zone souffre de l’abandon des pouvoirs publics depuis des décennies et d’une énorme vulnérabilité (socio-économique, physique, etc.) ; ses habitants sont en lutte pour la survie au quotidien. Elle a laissé passer une opportunité majeure de protection sociale de la part de la municipalité, qui aurait pu avoir une incidence énorme sur la gestion des risques. Le facteur principal de cette incurie réside dans la vulnérabilité organisationnelle elle-même – l’incapacité des habitants à s’organiser et à faire émerger des représentants actifs et légitimes – même si en même temps l’association communautaire du district, le comité de vigilance et la municipalité ont laissé cette situation perdurer.
6.2. San Martín : l’impossible légalisation
19La zone de San Martín, dans le district 4, s’étend de part et d’autre de l’avenue Buenos Aires (photo 57). Elle est voisine des zones de Las Lomas, Tiwiña Tres Marías et Alto Pasankery Sur, dans le même district. San-Martín-le-bas, situé au-dessous de l’avenue, fait partie du « Grand Jardin de la révolution nationale », un des rares espaces de récréation de La Paz.
6.2.1. Les risques et les personnes exposées dans la partie haute de la zone
20D’après la carte de constructibilité, la partie haute se trouve en zone exposée en raison de la « pente », et la partie basse en raison de « glissements de terrain imminents » (GMLP et H. Consejo Municipal, 2004). Cependant, tout montre que le risque est également lié à des failles géologiques, même dans la partie haute, aux eaux d’égout, aux eaux souterraines et à l’érosion d’un espace à la topographie très accidentée. En 1986, les habitants de la partie haute furent victimes d’un gros glissement de terrain qui emporta la plupart des maisons jusqu’en bas. Ils vécurent plusieurs mois dans des tentes avant de retourner à l’emplacement de leurs anciennes maisons. La municipalité de l’époque leur proposa un relogement à El Alto mais ils refusèrent. D’après un voisin, la municipalité fit aplanir au tracteur, permettant la réoccupation des lots, après quoi elle approuva la planimétrie pour une partie du secteur. C’est pourquoi les habitants de la portion non régularisée de la zone haute se battent encore aujourd’hui pour l’obtenir.
6.2.2. Le processus foncier
21Autrefois, les terrains faisaient partie d’une hacienda appartenant au colonel Vargas Bozo. Celui-ci les céda à l’un de ses ex-colonos, Fausto Carvajal (ou au père de celui-ci, on ne sait pas exactement), peut-être à la suite de la réforme agraire. Cependant, la vente fut enregistrée en 1975. Fausto s’empressa alors de les parcelliser pour les revendre. Il semblerait que ce loteador ne se soit pas contenté de vendre les terrains qui lui appartenaient mais que, comme souvent, il en commercialisa bien d’autres encore, situés sur des propriétés municipales, dans des espaces d’équipements ou des espaces verts, ce qui lui valut un litige pénal avec la municipalité qui durait encore à la fin de la période de terrain (2008). A San Martín, c’est lui qui vendit tous les terrains, inscrits plus ou moins régulièrement au bureau des Derechos Reales. Un rapport non publié laisse même entendre qu’une partie des documents seraient des faux. Dans tous les cas, les terrains furent vendus aux nouveaux arrivants, qui purent fonder la junta de San Martín en 1982. Plus récemment, des habitants achetèrent dans la partie basse, qui était pourtant réservée en tant que terrain de jeu des habitants du dessus, ce qui ne manqua pas de créer un conflit avec ceux-ci. Les habitants du bas fondèrent une junta parallèle mais non reconnue, accentuant le conflit entre les 2 secteurs.
6.2.3. Risque et régularisation de la partie basse de la zone
22La partie basse de San Martín est encore plus impressionnante que celle du haut : les cheminées de fée sont tellement prononcées qu’elles donnent une esthétique particulière au paysage (photo 58). On raconte que le peintre Arturo Borda s’inspira de San Martín pour certains de ses tableaux.
23Tout un lotissement est coincé entre deux formations de ce type (photos 59 et 60), sur des pentes très prononcées (figure 12). Du côté sud, l’érosion est très forte, creusant de véritables précipices.
24Il existe également de nombreux affleurements d’eau souterraine qui forment de véritables mares (photo 61).
25La carte de constructibilité signale une zone « géologiquement instable et de risque imminent », non apte aux établissements humains (GMLP et H. Consejo Municipal, 2004). A la suite des demandes de la junta de facto de ce secteur, le programme de régularisation du droit de propriété PRUR-ARCO, piloté par la municipalité, considéra la régularisation, étudiant dans le détail et avec grand sérieux tous les aspects physiques et légaux. Le rapport géotechnique montra que sur 15 prélèvements de sol, 10 indiquèrent une qualité « mauvaise » pour la construction, caractérisée par du remblai artificiel et même des ordures. D’autre part, les habitations n’avaient pas de système d’égout, les processus érosifs étaient extrêmes, et les eaux souterraines non drainées en provenance d’El Alto déstabilisaient fortement les pentes. Tout cela était aggravé par les précipitations sur des sols hautement perméables. Enfin, l’ensemble du secteur est affecté depuis les années 1960 par des séries de glissements de terrain, avec de nombreuses réactivations dans les années 1980-1990, certains détruisant des maisons. La dernière réactivation, datant de mars 2004, était due à une faille géologique ayant provoqué l’effondrement de grandes quantités de terre et l’évacuation de 5 maisons.
26Devant cette instabilité maximale, il était hors de question de considérer la régularisation d’établissements humains dans ce secteur. Le cas fut donc classé par le programme municipal sous le label « irrecevable » (“improcedente”), ce qui est relativement exceptionnel. En effet, la plupart des zones étudiées par le programme furent régularisées malgré les risques. La municipalité a appliqué une politique hautement pragmatique, régularisant – par nécessité – des établissements humains à risque mais largement consolidés, et refusant d’en régulariser d’autres lorsque le niveau de risque était trop extrême.
27Pourtant, certains continuent encore aujourd’hui de construire et de s’installer à cet endroit (photos 62). Un habitant en train de construire une extension de sa maison déclara se préoccuper « un peu » du risque lorsqu’il pleut, évacuer l’eau, mais en même temps affirma ne pas avoir peur de vivre à cet emplacement. Pourtant, sa maison était située juste sous une falaise. Il avait cherché un endroit suffisamment abordable financièrement pour s’y installer, s’était promené dans les environs et avait découvert ce lieu. Il avait alors acheté le terrain et la petite maison en pisé qui s’y trouvait déjà pour la somme de 2000 dollars.
28Si la catastrophe à venir à San-Martín-le-bas sera bien entendu déclenchée par les aléas naturels extrêmes, ceux-ci auront été aggravés par l’urbanisation de la zone, rendue possible par la volonté inébranlable des habitants de s’y établir.
6.3. Tupac Amaru : l’interminable conflit
29La zone de Tupac Amaru se trouve tout en haut de la ladera, dans la partie « finale » qui jouxte le quartier de Ciudad Satellite d’El Alto. Elle est également limitrophe de San Juan Tembladerani Final, San Juan Cotahuma et Kenani Pata, tous dans le district 5. Elle compte 1 330 habitants et 248 familles1.
30Cette zone fortement exposée aux aléas physiques est intéressante parce qu’elle est particulièrement conflictuelle et que son histoire est différente des autres. Alors que Phajchani, Las Nieves, San Juan Tembladerani Parte Baja et San Martín étaient situés dans la partie centrale et basse de la ladera, Tupac Amaru se trouve dans la partie finale.
6.3.1. Aléas et vulnérabilités dans la zone
31L’étude de Red Hábitat (2007) décrit des risques de glissements de terrain élevés en raison des nombreux aléas et vulnérabilités : les pentes de la zone sont supérieures à 45 degrés ; il existe des failles géologiques dans le bas de la zone ; les eaux souterraines sont présentes presque partout et les sols, bien que relativement solides, sont susceptibles de s’éroder fortement pendant la saison des pluies, ce qui est aggravé par l’absence de végétation et la déforestation. A cela s’ajoute le risque lié au rayonnement solaire extrêmement fort dû à l’altitude et à l’absence de protection végétale.
32D’après Red Hábitat, les habitants ont des salaires extrêmement bas, souvent moins de 450 Bs par mois. Ils ont généralement émigré de l’Altiplano et leur niveau éducatif est plutôt faible. Les maisons sont précaires (photo 63) et le drainage des eaux de pluie fait défaut, tandis que la plupart des habitations sont connectées à un système d’égout.
33Les rues sont en mauvais état, glissantes et en forte pente (photos 64).
34La gestion des risques est quasi inexistante, que ce soit au niveau des foyers, de la junta ou de la municipalité.
6.3.2. Tentative de reconstitution d’une histoire courte mais mouvementée
35Seule l’approche historique permet de comprendre l’état actuel de la zone. Celle-ci est en proie à un conflit qui dure quasiment depuis sa fondation et qui est une source majeure de vulnérabilité, notamment face à la possibilité de protection substantielle représentée par le programme Barrios de Verdad. Il a été extrêmement difficile d’en faire la reconstitution étant donné l’absence de sources écrites, mais aussi l’obstacle que constitue la partialisation de chacun dans le conflit, l’enchevêtrement inextricable des nombreux événements, des rebondissements et des logiques à l’œuvre dans le passé, et l’impossibilité d’obtenir un récit cohérent et complet. Beaucoup d’efforts, de croisements de témoignages, de photos, de documents et d’autres sources furent nécessaires pour tenter de dénouer l’écheveau, dont voici les résultats. Il est malheureusement possible que le récit contienne des erreurs.
Contexte de l’établissement des voisins
36Au début des années 1980, la zone était encore inhabitée et occupée par une plantation de jeunes eucalyptus. Ceux-ci avaient été plantés par la municipalité avec l’aide de l’agence de coopération allemande GTZ quelques années auparavant. A l’époque, la colonisation de la plus grande partie de la ladera ouest s’arrêtait encore un peu plus bas, dans ce qu’on appelle localement la « Partie haute » (“Parte Alta”), le reste étant occupé par ce couvert végétal. En revanche, le quartier de Ciudad Satellite à El Alto, juste au-dessus, était déjà totalement urbanisé. La frange presque plane située sur le rebord consistait en un parc-belvédère arborisé dont profitaient les habitants d’El Alto et les promeneurs. A côté, ce qui ne s’appelait pas encore Tupac Amaru faisait figure d’espace vert très pentu, impropre à l’établissement humain.
37En 1985, 25 à 30 habitants autodénommés « les locataires » fondèrent une association en vue d’acheter les terrains. Ils contactèrent le propriétaire, GB (cousin de GA), qui les leur vendit. L’association se transforma alors en « association des adjudicataires » et renomma cette partie d’Alto Tacagua “Tupac Amaru”, héros inca du xvie siècle qui avait résisté aux colonisateurs espagnols et dont l’acharnement à obtenir gain de cause semble animer encore aujourd’hui les habitants de cette zone. L’association était dirigée par SA, futur vice-président de la junta fondée en 1987, TA, futur président de la junta, UA, VA et WA. Ainsi, une trentaine d’actes de vente (“testimonios”) furent remis aux membres de l’association qui avaient effectué un paiement. En 1986, les futurs habitants envahirent le terrain, coupèrent les eucalyptus et en six mois environ construisirent des maisons sur leurs nouvelles parcelles. Ils furent suivis peu à peu par d’autres habitants en quête d’un logement, grossissant les rangs de l’association.
38SA, fondé de pouvoir (“apoderado”) désigné par les habitants, collecta l’argent au nom de l’association (200 à 300 dollars par foyer en fonction de la surface de la parcelle) et remit aux voisins des « minutes » prouvant la transaction. Son rôle était d’assainir ces minutes, autrement dit de les rendre totalement légales auprès des autorités, et de récupérer le reste de l’argent qui manquait pour terminer de payer ce que l’association devait encore au propriétaire. En effet, les habitants avaient la possibilité de payer en plusieurs fois après un premier apport de 50 dollars.
39Entre-temps, ceux-ci commencèrent à transformer l’espace afin de le rendre plus habitable. Au départ, ils s’approvisionnaient en eau en ramenant des bidons depuis Villa Tejada (El Alto) ou depuis en bas, et partageaient un seul compteur d’électricité. Ils pratiquaient « l’action communale » pour ouvrir des chemins et des voies d’accès, comme l’avenue 8 de Mayo (qui vient d’être asphaltée). Finalement, au bout de quelques années de lutte auprès des autorités, ils obtinrent l’électricité, l’éclairage public et l’installation d’un système de distribution d’eau et d’égout officiel.
Premières difficultés légales et apparition des conflits
40Il apparut très rapidement que le propriétaire, GB, était en réalité en litige avec la municipalité à propos de son droit de propriété, que les deux revendiquaient de plein droit. La municipalité avait fait planter des arbres sur les espaces revendiqués par GB, mais aussi sur ceux de GA et d’autres propriétaires, afin de les transformer en espaces verts municipaux. D’après l’ex-président de la junta, il y aurait eu en réalité accord entre la municipalité et GB afin de se partager les terrains, de les arboriser puis d’exploiter le bois d’eucalyptus. Cependant, le litige entre les deux s’activa ou se réactiva à la suite de l’établissement des habitants.
41Pour l’association, la situation était grave : tout l’établissement humain était brutalement remis en cause. Les habitants n’avaient, semble-t-il, pas anticipé ce problème avant de venir. C’est ainsi que vers 1988, la municipalité décida d’agir avec fermeté. Elle envoya des fonctionnaires (peut-être des policiers) armés de pelles et de pioches pour détruire les maisons des habitants et retirer les toits en tôle ou plastique ondulé, au motif qu’il s’agissait d’invasion d’un espace forestier municipal. Ils étaient accompagnés par des habitants de Ciudad Satellite, très en colère. Ceux-ci leur reprochaient de s’établir dans une zone accidentée et exposée aux aléas, ainsi que de dégrader un espace forestier et un parc, créant un risque de glissement de terrain pour tous.
42Les habitants ne restèrent pas inactifs. Ils organisèrent des tours de garde la nuit pour protéger leurs habitations contre la municipalité et leurs voisins d’El Alto.
43La municipalité arrêta les leaders de l’association (également leaders de la junta) et les livra au procureur. Ils payèrent une caution puis s’enfuirent. SA, en particulier, s’enfuit à Cochabamba avec l’argent des habitants. WA prit la relève de l’association, accompagné de XA, nouveau fondé de pouvoir nommé par les habitants pour aller défendre l’association au procès à Sucre.
44Les habitants se retrouvèrent sans leader de junta et totalement désorientés. La municipalité les enjoignit à se reloger et leur proposa un logement à Viacha (municipalité située sur l’Altiplano, après El Alto), ce qu’ils refusèrent. C’est alors que YA émergea comme nouveau dirigeant de la junta. Il accusa les fondés de pouvoir d’escroquerie, au prétexte que ceux-ci auraient géré des milliers de dollars. En réponse, les intéressés affirmaient les avoir versés intégralement à GB. YA soupçonnait que l’association avait touché bien plus que la somme due à GB. L’opacité de la gestion des fondés de pouvoir avait créé une situation très délicate.
45YA négocia avec la municipalité et, grâce au maire Julio Mantilla, obtint la planimétrie en 1993, suivie de plusieurs ouvrages. Il proposa aux voisins de régulariser leur droit de propriété directement auprès de la municipalité et non plus via l’association. Une partie des voisins acceptèrent, au grand dam de l’association, et vers le milieu des années 1990 nommèrent YA fondé de pouvoir, ce qui divisa le quartier en deux factions rivales : ceux qui restèrent auprès de l’association, autour de WA puis XA, et ceux qui suivirent YA et payèrent une seconde fois pour la régularisation de leur terrain. La division du quartier était également géographique : les voisins du dessus étaient plutôt avec YA et ceux du dessous avec l’association. Ainsi, le président-fondé de pouvoir fit des démarches auprès de la municipalité afin de régulariser le droit de propriété d’une partie des voisins du quartier, alors que dans l’autre camp un procès à rebondissements mettait aux prises la municipalité et l’association, représentée par les fondés de pouvoir WA et XA, entre 1993 et 1997. Il se termina en dernière instance dans la ville de Sucre par une sentence en faveur de l’association et en défaveur de la municipalité de La Paz. Cependant, une énorme confusion s’était instaurée à plusieurs niveaux (différences de statut entre chacune des parcelles ainsi qu’entre des portions de la zone), aggravée par les soupçons d’illégalité des régularisations opérées par certains maires de l’époque. Des soupçons pesaient également sur le président de la junta lui-même, devenu l’ennemi à abattre de l’association. En conséquence, un violent conflit secoua la zone. Le président de l’association communautaire du district 5 en fit les frais : il tenta de jouer les médiateurs, mais finit par être molesté physiquement lui-même.
6.3.3. Barrios de Verdad et la poursuite du conflit
Nouveau contexte et problèmes de supervision
46En 2003, YA restait l’inamovible président de la junta, mais l’association, après son triomphe légal à Sucre, était loin d’avoir abandonné la lutte. L’imbroglio et le conflit continuaient. En effet, certains voisins avaient payé leurs parcelles et leur régularisation à deux, voire trois fondés de pouvoir et déboursé en tout jusqu’à 1 500 dollars alors que le prix de départ ne dépassait pas les 300 dollars ; à l’inverse, d’autres habitants n’avaient presque rien payé et jouissaient de leurs parcelles.
47Le programme Barrios de Verdad, qui arrive dans ce contexte, comprend une série d’ouvrages : escaliers, empierrage, drainage des eaux de pluie, terrain de sport, centre social, espaces et parcs ainsi que dotation de 154 modules sanitaires, pour un budget total de 5 739 038 Bs, soit plus de 700 000 dollars. Un accord fut signé entre XA et toutes les organisations locales en présence (junta, association communautaire, comité de vigilance et municipalité), qui interdisait d’intervenir dans le projet et d’y faire obstacle pour revendiquer un droit de propriété. L’accord fut signé par XA à condition que YA renonce à la présidence de la junta, ce que ce dernier fut contraint d’accepter. Le projet fut approuvé par les bailleurs de fonds et son exécution commença en 2005.
48La réunion de la junta du 10 juin 2005 élut un nouveau directoire à main levée, mais cela ne suffit pas à apaiser les tensions. Le 1er juillet 2005, une dispute éclata entre des voisins devenus ouvriers pour le projet et travaillant à la construction d’un escalier, et un groupe d’habitants qui leur reprochaient la mauvaise qualité de l’ouvrage. Des insultes fusèrent et l’affrontement physique fut évité de justesse. Cette anecdote a son importance, étant donné l’état de l’exécution des ouvrages. Dans les zones adjacentes (Kenani Pata et Alto Tacagua Sector 1), les travaux programmés par Barrios de Verdad avaient été effectués vite et bien. A Tupac Amaru, par contre, la supervision était catastrophique et la moitié des murs de contention qui devaient protéger le quartier contre les aléas physiques avaient été simplement oubliés. Parmi ceux qui furent réalisés, on trouvait de tout petits murets, ou des murs moins hauts que prévu, rendant les rues beaucoup plus étroites que dans le projet initial et sans protection adéquate. Les escaliers étaient déjà fissurés par manque de « dilatateurs », un dispositif technique simple les protégeant contre les températures extrêmes. Par ailleurs, l’eau s’écoulait trop vite dans des canaux de drainage inadaptés à de fortes pentes, menaçant de détruire l’ouvrage rapidement en saison des pluies.
49La différence dans la qualité des ouvrages de protection contre les catastrophes est peut-être attribuable à la piètre supervision des travaux dans ce quartier, le superviseur ayant tendance à rester dans son bureau, contrairement à la responsable de Kenani Pata, qui était constamment sur le terrain, assurant une bien meilleure qualité des ouvrages. On constate ici, comme dans de nombreuses autres zones, que la vulnérabilité technique peut avoir un poids énorme dans la vulnérabilité globale et qu’elle est liée à des facteurs contingents qui seraient a priori plutôt faciles à annuler, en assurant d’excellents contrôles et supervisions des ouvrages dans un contexte où la main-d’œuvre n’est pas toujours aussi qualifiée qu’il le faudrait. On le sait, ce facteur qui peut sembler anodin est à l’origine d’énormes catastrophes, comme dans les zones sismiques turques (Özerdem, 1999).
50Les habitants réunis en assemblée de junta évoquèrent ces problèmes d’exécution et de supervision des ouvrages. Ils se rendaient bien compte de la piètre qualité des ouvrages réalisés par le sous-traitant qui, à son tour, les accusait de ne pas respecter la « ligne et niveau ». Certains suggérèrent de renvoyer le superviseur. Malheureusement, le mal était déjà fait pour une partie des ouvrages.
51On constate à travers cet exemple que l’implication de la communauté dans les ouvrages peut avoir deux résultats opposés : d’un côté, les habitants devenus ouvriers n’ont pas intérêt à s’opposer à leur employeur ; de l’autre, les organisations d’habitants peuvent faire pression pour obtenir une meilleure supervision.
Cristallisation du conflit et dénouement
52Le projet comprenait également un sous-programme destiné à régulariser le droit de propriété au cas par cas, avec un budget de 66 dollars par habitant. Face à un écheveau légal inouï, les avocats du programme préconisèrent plusieurs solutions, dont l’usucapion pour les habitants qui ne pourraient pas produire les documents légaux nécessaires. L’association des adjudicataires se sentit lésée puisqu’elle allait perdre définitivement la propriété du sol, malgré la sentence du pouvoir judiciaire à son avantage. Elle s’opposa au procédé, continuant à réclamer des créances à certains voisins pour qui il était hors de question de verser à nouveau de l’argent. Malgré l’accord mentionné plus haut, XA réclama auprès du Fonds national de développement régional (FNDR), organisation nationale en charge du suivi et du contrôle du projet. Le FNDR prit l’affaire très au sérieux et gela les ouvrages, envisageant d’affecter les fonds à une autre zone. Le 27 novembre 2005, le président de la junta de voisinage convoqua une réunion d’urgence et informa des habitants médusés que si le FNDR ne recevait pas, le lendemain, une révocation de la représentation des trois fondés de pouvoir, XA en tête, alors le projet s’arrêterait et tout serait perdu. Les personnes présentes furent estomaquées par la possibilité de cette perte effroyable. Si, dans le bas de la zone, les travaux avaient bien avancé, le haut restait à faire et 40 modules sanitaires étaient encore attendus. La junta se déclara en état d’urgence : comment convaincre les 17 voisins qui appuyaient encore l’association de signer une révocation ? Le président évoqua alors le lynchage des fondés de pouvoir et la « justice communautaire ». Finalement, l’assemblée décida de frapper à la porte de chacun des réfractaires et de les obliger à signer. Quant aux 3 chefs de l’association, on les obligerait à renoncer « par la force ». L’assemblée s’exécuta immédiatement (photo 65).
53Début décembre 2005, le problème n’était toujours pas réglé et le président de la junta continuait à évoquer « la pendaison » du fondé de pouvoir. Finalement, le 5 décembre, il annonça à l’assemblée de la junta qu’il avait réussi à obtenir la levée du gel des ouvrages, la reconnaissance par la municipalité de la planimétrie du quartier et de la junta en place, et le désaveu de XA. Il semble bien que cette victoire a été rendue possible par les signatures de révocation de pouvoir obtenues par la force. C’est ainsi qu’un conflit qui durait depuis deux décennies trouva une solution ; 82 parcelles furent inscrites au bureau des Derechos Reales, et 115 au cadastre municipal. Quelques conflits secondaires existaient encore, dont un lié à la réapparition du fondé de pouvoir WA, qui manœuvrait à nouveau, cette fois auprès de la municipalité d’El Alto, pour réclamer une indemnisation sur les terrains situés dans le parc Mirador. Mais cette fois-ci, les voisins étaient prêts à faire face à ce genre de problèmes, ayant tiré les leçons de leurs déboires passés.
Irruption inattendue d’un conflit similaire dans la zone voisine, Kenani Pata
54Pendant des mois, la situation à Tupac Amaru était au bord de l’explosion et les relations avec le programme étaient des plus tendues. A l’inverse, à Kenani Pata, tout semblait se dérouler à merveille grâce au règlement précoce d’un conflit très similaire entre voisins. Un consensus avait même émergé, permettant à la junta d’intégrer des membres des 2 camps opposés. Les travaux avançaient bien et suivaient la programmation. Cependant, alors qu’à Tupac Amaru le problème était définitivement réglé grâce à la révocation du fondé de pouvoir, une réunion d’urgence entre le président de la junta de Kenani Pata, le directeur du programme et le maire du macrodistrict en mai 2006 révéla que les ouvrages étaient paralysés. Le sous-traitant n’avait pas été payé et le FNDR avait gelé les déboursements à cause d’un problème de droit de propriété. R, un loteador, revendiquait la propriété des terrains ; il avait en sa faveur des inscriptions au bureau des Derechos Reales, mais bien sûr pas d’inscription au cadastre. On se rendit alors compte que la planimétrie qui datait des années 1990 ne correspondait pas à la réalité : des « lotissements » (“manzanas”) avaient disparu, d’autres avaient été ajoutés et, surtout, des propriétés avaient été vendues alors qu’elles se trouvaient sur des espaces verts municipaux. C’est sur ce point que portait le conflit entre R, le FNDR et les habitants. Les solutions évoquées consistaient soit en la promulgation d’une résolution municipale, ou seulement d’une ordonnance municipale qui approuverait la nouvelle planimétrie. Les acteurs institutionnels se mirent d’accord pour accélérer le processus autant que possible et tenter d’obtenir cela en une semaine, afin de montrer la bonne foi de la municipalité face au FNDR et permettre le dégel des paiements. Dans un deuxième temps, une usucapion massive serait nécessaire contre R. Normalement cela devait prendre des années mais dans ce cas tous les acteurs accéléreraient la démarche pour la réduire à environ six mois.
55Quelques mois plus tard, les travaux furent inaugurés et la zone de Kenani Pata fut déclarée Barrio de Verdad. Le conflit avait été réglé.
6.4. Trois exemples de régulation sociale
56L’examen de ces 3 zones a fait apparaître quelques éléments importants de l’étude de la régulation sociale des risques de catastrophe dans un ensemble social donné. Premièrement, l’intérêt de l’enquête diachronique, qui permet de comprendre la genèse des processus à l’œuvre au moment de l’étude. Ensuite, l’apport énorme de la protection sociale à la gestion des risques au niveau d’une communauté. Dans les quartiers étudiés, seule une intervention extérieure massive permet de diminuer durablement quelques-unes des vulnérabilités majeures à l’origine des catastrophes. Enfin, les difficultés à obtenir des mesures de protection sociale (pourtant prévues) ont été observées, qui sont autant de causes conjoncturelles du maintien de la vulnérabilité. A San Juan, c’est l’incapacité des habitants à faire émerger des représentants légitimes qui est à l’origine de la perte de protection sociale. A Bajo San Martín, c’est la volonté inébranlable d’habitants qui souhaitent s’établir à tout prix dans une zone de glissements de terrain actifs qui crée un problème insoluble, même pour la municipalité qui envisageait une légalisation. Pour eux, les pronostics à court terme sont funestes. A Tupac Amaru, ce sont les conditions mêmes d’établissement dans une zone hostile, mais surtout disputée légalement, qui expliquent la persistance d’un conflit qui faillit, comme à San Juan Tembladerani Parte Baja, faire perdre à la zone une source de protection sans précédent. Même en cas d’exécution d’ouvrages de protection, la vulnérabilité technique peut contribuer au maintien, voire à l’accroissement de la vulnérabilité globale ; mais elle peut être tempérée par une organisation communautaire efficace et minutieuse, à défaut d’institutionnalisation efficace des contrôles de qualité technique.
57Chaque zone a des capacités distinctes d’obtenir de l’aide. Elles sont liées à la position de la junta dans l’association communautaire mais aussi aux qualités du leadership communautaire (directoire des juntas). Toutefois, elles ne peuvent faire la différence que si les pouvoirs publics sont en mesure d’apporter de l’aide, comme c’est le cas à La Paz. Cela va de soi : dans les toutes petites municipalités, ce facteur est neutralisé par la faiblesse des pouvoirs publics. Des communautés peuvent être aussi unies, puissantes et bien dirigées que possible, elles n’en obtiendront pas pour autant une aide qui n’existe pas. Dans le cas où une aide potentielle existe, la pression populaire rendue possible par une organisation communautaire efficace peut faire la différence. Cette (in)capacité à s’organiser est un sujet d’étude en soi.
58Malgré des trajectoires historiques différentes, certaines causes structurelles sont identiques dans les trois cas, notamment la nécessité pour les classes populaires ou moyennes-basses de trouver des conditions de logement qui correspondent à leurs attentes sociales et à leurs besoins. Le problème foncier et du logement est donc à la base de la construction des risques, qui se confond avec l’histoire de ces quartiers.
59La facilité ou la difficulté à régulariser des établissements humains à risque est liée à des facteurs politiques, mais aussi aux aléas eux-mêmes : lorsqu’ils sont trop extrêmes, comme à Bajo San Martín ou à Las Nieves, aucun pouvoir public soucieux de son avenir politique ne peut prendre le risque de régulariser : cela serait impossible à justifier en cas de catastrophe. Il est évident que la notion d’« aléa trop extrême » est fortement relative, l’appréciation des critères techniques étant variable. La légalité et le droit n’entrent en jeu qu’à la marge, puisqu’il s’agit justement de légaliser de l’illégal, et que l’action comme l’inaction créent un conflit de normes : d’un côté, l’établissement et l’urbanisation en zone à risque sont interdits par la loi ; de l’autre, la loi reconnaît le droit à la propriété privée et celui au logement, la nécessité de protéger les citoyens, etc. Finalement, le problème réside dans le fait que des individus se voient contraints à entrer dans l’illégalité ou la clandestinité pour obtenir un logement.
Notes de bas de page
1 D’après le site du GMLP, http://www.lapaz.bo, 2009.
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