Chapitre XII. Approches de tendance nomothétique
p. 163-180
Texte intégral
1. La version marxiste de la théorie du fascisme
1Autant les travaux abondent en Union soviétique, en Pologne et en Allemagne de l’Est sur les origines de l’attaque allemande contre la Pologne, autant l’historiographie marxiste a été peu développée en Europe occidentale et aux Etats-Unis.
2Cette constatation est d’autant plus étonnante que le discours marxiste a fait de la seconde guerre mondiale un de ses arguments principaux. Rappeler l’épisode de la seconde guerre mondiale permet par exemple :
de souligner la justesse de l’analyse marxiste de l’origine impérialiste des guerres ;
d’agiter le spectre des horreurs perpétrées par les instruments du capitalisme ;
de légitimer le contrôle de l’Europe de l’Est par l’Union soviétique ;
et de limiter les ambitions de l’Allemagne fédérale, quand celle-ci pratique une politique contraire aux intérêts de l’URSS et du mouvement communiste international.
3Dès lors, pourquoi n’a-t-on pas multiplié les travaux sur ce sujet favori de la phraséologie communiste ? Ne devrait-on pas attendre de ceux qui sont à la pointe du combat antifasciste qu’ils produisent de nombreuses recherches sur l’une des manifestations les plus claires de sa criminelle idéologie ?
4Nous avons déjà dit qu’une des explications de cette carence des études marxistes provient de la marginalisation dont les communistes ont fait l’objet en Europe occidentale et aux Etats-Unis. Pourtant, en France, où pendant longtemps l’université a compté de nombreux chercheurs proches du parti communiste, les travaux restent peu nombreux. Faudrait-il voir ici la marque de la difficulté qu’éprouvent les marxistes français à justifier l’approbation du pacte germano-soviétique et du partage de la Pologne par le mouvement communiste international ?
5Une autre difficulté vient du fait que les deux principaux auteurs que nous prenons en considération, Gilbert Badia et Pierre Angel, sont des germanistes. Ils ont certes étendu leur savoir à la science historique, mais leur formation les amène à une absence de prise en compte du rôle joué par l’Italie, l’autre Etat fasciste, et à une analyse plus culturelle qui, entre autres, néglige les origines économiques de la guerre.
6Pourtant, le caractère capitaliste du conflit est réaffirmé avec force :
« La guerre est donc à l’origine essentiellement un conflit entre puissances capitalistes pour un nouveau partage du monde, une guerre injuste. »1
7Cependant, malgré un postulat aussi catégorique, Gilbert Badia ne tente pas, dans la pratique, d’étayer son affirmation que la guerre aurait eu pour départ une rivalité entre pays impérialistes fin de dépouiller l’humanité de ses richesses. Le chapitre consacré à l’économie allemande donne plutôt l’impression que c’est l’industrie qui s’est adaptée à une idéologie belliciste, et non la superstructure qui aurait été déterminée par une crise de l’infrastructure (surproduction, limitation des débouchés etc.).
8Malgré ces écarts par rapport au dogme marxiste, on trouve chez Gilbert Badia, ainsi que dans une moindre mesure chez Pierre Angel, au moins trois éléments qui révèlent ses préférences partisanes :
une tendance à souligner à quel point Hitler a été soutenu dans ses ambitions territoriales par la grande bourgeoisie allemande ;
une volonté de minimiser l’importance de l’accord germano-soviétique sur la décision allemande d’envahir la Pologne ;
et une proposition à accabler les puissances capitalistes occidentales pour leur indécision face au danger.
Hitler, allié de la bourgeoisie allemande
9Gilbert Badia reconnaît que Hitler a innové par son style : discours-fleuves, protestations de paix..., mais là n’est pas l’essentiel. L’important est de bien voir que Hitler accomplit les desseins impérialistes traditionnels de la bourgeoisie allemande :
« Hitler réalise, avec ses moyens propres, les vieux objectifs de la politique pangermaniste de l’impérialisme allemand ».2
10Gilbert Badia s’en prend particulièrement aux historiens d’Allemagne occidentale qui cherchent à imputer la responsabilité de la guerre à Hitler et aux chefs nazis seulement. Cette responsabilité, Hitler la partage avec les grands capitalistes allemands et les officiers qui l’ont appuyé et poussé en avant :
« Cette guerre, Hitler ne l’a pas voulue seul. Il a été soutenu, encouragé dans ses ambitions territoriales par la grande bourgeoisie allemande, qui s’enrichira prodigieusement au cours du conflit. Il a été soutenu et encouragé par les milieux militaires allemands, qu’il a tenus très régulièrement au courant de ses projets et qui ont forgé patiemment l’outil de sa politique de conquête : la Wehrmacht. »3
11De nouveau, l’affirmation des liens étroits entre Hitler et la bourgeoisie allemande est plus postulée que démontrée. Ainsi, si l’on retrouve chez Gilbert Badia le postulat marxiste qu’un dictateur fasciste est le collaborateur des éléments les plus chauvins, les plus réactionnaires et les plus impérialistes d’un capitalisme poussé à la guerre, on cherchera cependant vainement une analyse détaillée de cette collaboration.
12Pierre Angel partage globalement l’analyse de Gilbert Badia. Même s’il refuse de voir en Hitler un simple laquais de la bourgeoisie ou un pantin dont les grands capitalistes tireraient les ficelles.4 Pierre Angel affirme néanmoins que la haute industrie a amené Hitler au pouvoir afin de préparer la guerre :
« Rappelons (...) l’aide que la grande industrie accordera de longue date à Hitler : elle le subventionne, le fait nommer à la chancellerie, collabore avec lui pour militariser l’économie et préparer la guerre. »5
« En accord avec le « complexe militaro-agrarien-industriel » les nouveaux maîtres du Reich imposent la paix intérieure et préparent le pays et le peuple à une guerre qui doit leur assurer la domination du globe. »6
13Gilbert Badia et Pierre Angel ne font donc pas de Hitler le simple instrument des éléments les plus impérialistes du capitalisme. Ils reconnaissent ses particularités de démagogue, de manipulateur et d’assassin. Cependant, ces deux historiens ne manquent pas de rappeler qu’il conduit l’Allemagne à la guerre en plein accord avec la grande industrie et la hiérarchie militaire.
L’accord germano-soviétique et le déclenchement de l’attaque contre la Pologne
14Les historiens communistes éprouvent de réelles difficultés à analyser les rapports entre le pacte germano-soviétique et l’attaque allemande contre la Pologne. Grâce aux dénonciations de Krouchtchev en 1956 des erreurs commises par Staline, certains historiens communistes ont pu reconnaître que Staline n’avait pas suffisamment mis à profit le répit obtenu par son accord avec Hitler pour préparer l’URSS à la guerre. Depuis lors, les historiens marxistes sont partagés entre un désir de légitimer la politique de Staline et une reconnaissance d’une partie de sa responsabilité. Gilbert Badia nous semble plutôt appartenir à la première catégorie, il ne trouve que des justifications à l’action de Staline ; alors que Pierre Angel est plus prudent, il se livre à quelques critiques et s’abstient plus généralement de traiter ce sujet délicat.
15Gilbert Badia s’applique à démontrer que l’accord germano-soviétique n’a pas facilité l’entreprise de Hitler. Pour ce chercheur, il n’y a aucun rapport de cause à effet entre la signature de ce pacte et l’attaque allemande contre la Pologne :
« Donc, contrairement à ce qu’on a dit maintes fois, le pacte germano-soviétique n’est ni la cause ni le prétexte de la guerre. Il ne l’a pas provoquée, il n’a même pas hâté son déclenchement. »7
16Gilbert Badia justifie entièrement la position de Staline en soulignant que ce fut « une excellente affaire pour les Russes et une fort mauvaise pour l’Allemagne. »8 L’URSS a pu obtenir de l’Allemagne nazie l’engagement qu’elle ne dépassera pas vers l’Est la ligne Pissa, Bug, Vistule, San.
17Par ce pacte, l’Union soviétique voulait écarter l’agression allemande, renforcer sa sécurité et se préparer à la guerre inéluctable :
« Ce pacte « lui permettait de renforcer sa défense... et surtout écartait la possibilité de la création d’un front unique antisoviétique des puissances impérialistes ». »9
18Le point de vue de Pierre Angel est beaucoup plus nuancé. Pour ce chercheur, la politique de Staline est loin d’avoir été aussi prudente. Il a commis l’erreur d’avoir sous-estimé l’antisoviétisme de Hitler :
« L’attitude de Staline envers Hitler est d’autant plus incompréhensible qu’il ne peut ignorer l’esprit de conquête qui anime son partenaire du pacte germano-soviétique. Dès 1935, Palmiro Togliatti, (...) déclare (...) que la guerre future englobera nécessairement la Russie soviétique, même si elle n’y est pas impliquée dès le début. On peut admettre qu’il ait voulu gagner du temps, mais il n’avait guère mis ce temps à profit pour préparer son pays à subir victorieusement un formidable coup de boutoir. »10
19Gilbert Badia et Pierre Angel abordent différemment la problématique des liens entre la conclusion du pacte germano-soviétique et le déclenchement de l’attaque allemande contre la Pologne. Si le premier chercheur se refuse à établir une quelconque corrélation entre ces deux événements et s’abstient de condamner Staline, le second se garde d’aborder le sujet et ne manque pas d’adresser quelques reproches au dirigeant de l’Union soviétique. Naturellement, ni Gilbert Badia ni Pierre Angel ne traitent les aspects secrets du pacte qui prévoyaient un partage des zones d’influence en Europe occidentale. La question des ambitions hégémoniques de Staline n’est pas abordée.
La responsabilité des puissances capitalistes occidentales
20Gilbert Badia s’attache particulièrement à démontrer que c’est l’attitude impérialiste et antisoviétique du Royaume-Uni, et dans une moindre mesure de la France, qui a conduit l’Union soviétique à signer un pacte de non-agression avec l’Allemagne. Si ces deux pays n’avaient pas voulu s’arranger avec Hitler, le cours des événements se serait déroulé autrement et la guerre aurait pu être évitée :
« L’initiative du pacte est venue de l’Allemagne et l’URSS ne l’a accepté en effet qu’après avoir constaté les manœuvres dilatoires des Anglais et des Français, leur refus de signer une convention militaire sérieuse et le refus formel de la Pologne de laisser passer les troupes soviétiques. »11
21Pour Gilbert Badia, l’Angleterre a surtout utilisé ses tractations avec l’Union soviétique comme moyen de pression dans ses négociations parallèles avec l’Allemagne visant à un accord entre puissances impérialistes :
« (...) lord Halifax (...) envisage un accord général avec l’Allemagne hitlérienne. Discours au banquet de l’Institut royal pour les relations internationales. Après avoir créé un climat nouveau, « nous pourrions examiner (avec l’Allemagne) le problème colonial, celui des matières premières, celui des barrières douanières, celui de la limitation des armements, etc. ». »12
22Gilbert Badia est sûr que l’envoi d’une mission anglo-française à Moscou n’avait pour seule tâche que de déterminer la valeur de l’armée soviétique, non d’établir une réelle alliance antifasciste. Ce chercheur insiste sur le fait que les attitudes anglaise et française sont responsables du pacte germano-soviétique et corrélativement de l’éclatement du second conflit mondial :
« Si nous insistons beaucoup (...) sur (...) la politique anglaise et française, à un moindre degré, ce n’est pas pour fausser la perspective historique, mais parce que, seule, elle permet d’expliquer la genèse du pacte germano-soviétique, l’attitude de l’URSS et finalement les conditions du déclenchement de la deuxième guerre mondiale. »13
23Gilbert Badia ne manque pas d’affirmer que si les puissances occidentales s’étaient comportées différemment, la guerre aurait pu être évitée :
« (...) il est fort probable que la signature d’un pacte anglo-franco-russe eût retenu Hitler à la dernière minute, ou bien l’eût forcé à capituler rapidement. »14
24Pierre Angel est plus discret sur cette question des responsabilités anglaises et françaises, néanmoins il cite au passage une phrase qui va dans le sens des thèses défendues par Gilbert Badia :
« Si nous avions accepté les propositions soviétiques, déclare avant sa nomination de Premier ministre Clément Attlee, nous aurions évité la Deuxième Guerre mondiale ». »15
25Gilbert Badia et Pierre Angel ne présentent pas une analyse très dogmatique des causes de la Deuxième Guerre mondiale. Ni l’un ni l’autre n’abordent en détail des questions importantes comme le fascisme, l’origine impérialiste des guerres etc. Quelques remarques éparses, souvent sous forme de notes en bas de page ou de propos émis par des tiers, laissent poindre l’adhésion au marxisme de ces deux auteurs. Leurs études ont nettement tendance à sous-estimer les facteurs économiques et négligent les aspects dialectiques et matérialistes de l’historiographie marxiste orthodoxe. Par là, Gilbert Badia et Pierre Angel sont finalement assez proches des historiens marxistes non orthodoxes. Même si ces deux chercheurs ne se réfèrent pas à Gramsci et aux possibilités d’autonomisation du politique et du culturel par rapport à l’infrastructure, leur mode d’écriture s’inscrit dans cette perspective.
26Ainsi, une première lecture des ouvrages de Gilbert Badia et de Pierre Angel ne laissera pas nécessairement entrevoir leur appartenance politique. Seule une étude attentive permet d’apercevoir quelques traits caractéristiques comme une propension à :
exagérer le rôle de la bourgeoisie dans le déclenchement de la guerre ;
décrire Hitler comme un collaborateur du capitalisme ;
nier que l’attitude de l’Union soviétique ait d’une quelconque manière influencé l’attaque allemande contre la Pologne ;
reprocher aux puissances capitalistes occidentales leurs compromissions criminelles avec l’Allemagne nazie.
2. La version marxiste non orthodoxe
27Les historiens se rattachant à la version marxiste non orthodoxe de la théorie du fascisme n’ont pas procédé à une analyse des origines de l’attaque allemande contre la Pologne. De plus leur attachement à la notion de « primat du politique » ne les amène pas à étudier les origines de la guerre comme étant principalement la résultante de facteurs économiques.
28Timothy Mason a, par exemple, toujours affirmé que la nature des relations entre la crise économique et la guerre n’était pas facile à définir précisément. Il n’a pas manqué de souligner que le développement des relations internationales et des attitudes françaises et anglaises ont joué un rôle décisif :
« Il n’y a pas de doute que le développement des relations internationales de cette époque a été en bonne partie régi par sa propre logique, que l’attitude de la Grande-Bretagne et de la France jusqu’à l’occupation de Prague et que la ligne agressive de Hitler ont encore renforcé. »16
29Quant aux objectifs expansionnistes et racistes de l’élite nazie, Timothy Mason n’a jamais nié qu’ils aient possédé une autonomie ; qu’ils ne correspondaient pas nécessairement aux desiderata de la grande bourgeoisie. L’historien anglais a surtout développé un point important, à savoir que la politique économique du régime, motivée par ses objectifs expansionnistes (qu’il ne faut pas réduire à la seule question du réarmement) a provoqué un certain nombre d’impasses dont Hitler aurait été régulièrement informé. Cela n’explique pas l’origine de l’attaque allemande contre la Pologne, mais cela permettrait d’éclairer certaines confusions stratégiques et en partie la progression chronologique (le « timing »).
3. La version non marxiste de l’interprétation du nazisme comme une forme de fascisme
30De nouveau, il faut éviter le piège de la généralisation. Deux chercheurs se réclamant de l’approche identifiant le nazisme comme une forme de fascisme ne partagent pas nécessairement la même analyse. Dans le cas de Ernst Nolte, ce rappel est particulièrement important, dans la mesure où les thèses de cet historien peuvent paraître à première vue très paradoxales. Ainsi, nous différencierons l’analyse de Ernst Nolte de celle plus classique de René Rémond.
Ernst Nolte
31Lorsque Ernst Nolte aborde la question des origines de l’attaque allemande contre la Pologne, son propos n’est pas de s’interroger sur les déterminants de cette guerre, mais plutôt d’essayer d’intégrer cet événement historique dans sa théorie générale du fascisme. En d’autres termes, Ernst Nolte vise moins à expliquer les origines de l’attaque allemande qu’à établir quels éléments s’inscrivent dans son interprétation globale.
32La clé pour comprendre ce chercheur est la suivante : les hommes d’Etat devraient agir selon leur appartenance à l’un des trois grands groupes, les soviétiques en communistes, les occidentaux en libéraux et les fascistes en destructeurs des deux précédents groupes. S’ils se comportent différemment de ce qui est attendu d’eux, cela ne signifie pas que le modèle général de Ernst Nolte soit faux, mais qu’il y a eu une interférence d’éléments liés au hasard. Ainsi, Hitler donne toujours l’impression de suivre une série d’idées transcendentales qui sont comme une espèce de carte géographique dont il ne fait que relier les points dans une direction bien déterminée.
33Pour Ernst Nolte, l’essence du fascisme est de lutter à la fois contre le libéralisme et le communisme. Le fascisme prolonge dans la paix la guerre dont il est issu. Au niveau international, cela se traduit par un combat naturel contre le système de Versailles et contre la politique étrangère de l’URSS. D’un point de vue tactique, les fascistes devraient toujours s’appuyer sur les forces conservatrices pour écraser les communistes et ne devraient s’opposer à elles qu’en dernier ressort.
34Ainsi, le déclenchement de la guerre en 1939 est à la fois le fruit de la logique et du hasard.
35Logique, car telle est l’essence du fascisme : la guerre que le fascisme n’avait jamais arrêtée devait inéluctablement ressurgir sous forme de conflit ouvert. La logique de l’histoire le dictait. Ernst Nolte s’étonne même que la paix ait pu être sauvegardée si longtemps :
« Les deux fascismes avaient poursuivi dans la paix, avec des succès inouïs, la guerre dont ils étaient issus. La véritable question n’est pas : pourquoi la guerre finit-elle par éclater ? Mais pourquoi n’éclata-t-elle pas plus tôt ? Cette guerre fortuite était depuis longtemps nécessaire et toutes les recherches sur les origines directes de la guerre ne représentent qu’un intérêt historique limité (...) »17
36La guerre de 1939 est celle de tous les fascistes européens : Mussolini s’est lié inconditionnellement à Hitler de même que tous les autres mouvements de même obédience :
« Le (...) Pacte d’acier (...) signifiait, selon sa définition, le ralliement sans condition de Mussolini à Hitler (...). Durant l’été 1939 s’effectua également le ralliement inconditionnel de tous les mouvements fascistes à la cause de Hitler. »18
37Mais, pour Ernst Nolte, les événements de 1939 sont également le fruit du hasard : la Pologne aurait pu ne pas refuser les exigences que Hitler lui présenta concernant Danzig. Ernst Nolte affirme qu’elles étaient relativement très modestes et qu’elles laissaient espérer d’importantes compensations à un pays qui inclinait au fascisme et qui aurait pu, de ce fait, comprendre ces « propositions » allemandes comme une invite à une guerre contre l’Union soviétique :
« Les demandes de Hitler à la Pologne étaient très modestes en comparaison de celles qu’il avait adressées à la Tchécoslovaquie. Elles laissaient de surcroit envisager des compensations significatives et peuvent être interprétées comme la base fondamentale pour une guerre conjointe contre l’Union soviétique. Rien n’imposait à la Pologne de refuser cette offre, cela tient du hasard ».19
38Hasard aussi que la Grande-Bretagne n’ait pas conclu un accord avec l’Allemagne contre l’Union soviétique et que Staline se soit rapproché de Hitler. La logique aurait voulu que soit conclue une alliance militaire entre l’Angleterre et l’Allemagne. Hitler aurait d’ailleurs rêvé de voir s’établir au plan international la situation propre à toute conquête de pouvoir de type fasciste : les forces conservatrices donnent mandat au fascisme d’anéantir l’ennemi commun marxiste.
« La grande entente (avec les Occidentaux R.S.) était le seul véritable but de Hitler, le rêve de sa vie. Elle n’avait pas d’autre teneur que d’établir au plan international la situation typique d’une prise de pouvoir fasciste : le fascisme se voit confié le mandat par les puissances établies d’exterminer l’adversaire commun : le marxisme. »20
39Le raisonnement de Ernst Nolte n’est pas toujours clair. De plus, son analyse est souvent tautologique. Le plus déconcertant tient à sa façon de trouver logique ce qu’il nomme hasard.
40Ainsi, le fait que Staline choisisse Hitler plutôt que les Occidentaux est un fait du hasard, mais Ernst Nolte considère normal que le dirigeant soviétique ait agi de la sorte. Il en est de même à propos du gouvernement anglais : ce dernier aurait dû continuer la politique d’« appeasement » envers l’Allemagne, mais la personnalité de Chamberlain étant trop indécise pour qu’il puisse imposer son point de vue, l’insuccès de sa politique ne devait pas surprendre. Quant à la Pologne, on aurait dû s’attendre d’un gouvernement inclinant au fascisme qu’il soit très nationaliste et qu’il ne considère pas Danzig comme une quelconque ville allemande, mais comme un élément clé de son patrimoine historique.
41Une conclusion générale est malaisée à tirer, tant Ernst Nolte éprouve de facilité à expliquer le hasard. Son style d’écriture donne continuellement l’impression que ce qui est arrivé devait arriver. Même les éléments fortuits semblent avoir été inscrits dans un schème historique.
42Il ressort néanmoins de son analyse que la cause profonde de la guerre est liée à la nature du fascisme : c’est l’essence même de cette idéologie que de vouloir affronter le communisme et le libéralisme, l’Union soviétique et les puissances occidentales. Hitler est décrit ainsi sous les traits du fasciste-type. Il accomplit le dessein que son idéologie lui dicte. Tel un serviteur zélé, il se comporte comme le cours de l’histoire le lui demande. Par conséquent, avec ou sans Hitler, la guerre générale provoquée par le fascisme était inéluctable.
43Ce qui est fortuit, c’est le lieu, et la date de la guerre (Pologne, premier septembre 1939), car pour Ernst Nolte, la Pologne aurait pu réagir autrement, de même que l’Angleterre et l’Union soviétique. Finalement, il n’est pas étonnant que Ernst Nolte arrive à affirmer que Hitler n’avait pas voulu déclencher une guerre mondiale en 1939, que celle-ci lui fut imposée :
« L’endroit du déclenchement des hostilités tient du hasard (...) En fait, l’Angleterre s’inquiétait peu de la Pologne en elle-même. Parler de guerre « imposée » (« aufgeszwungenen ») ou « forcée » (« erzwungenen ») est dans une certaine mesure justifié. »21
René Rémond22
44René Rémond cherche à présenter une vision globale des origines de la Seconde Guerre mondiale. Les fascismes en sont la cause principale, mais il faut aussi tenir compte des autres composantes qui ont trait au rapport des forces, à l’économie, aux passions et à l’enchaînement des conflits. L’origine de la guerre est la résultante de plusieurs facteurs qui se conjuguent pour produire leurs effets.
45Le récit de René Rémond s’articule sur un plan binaire classique :
d’une part, une série de causes profondes (l’héritage des années 1919-1930, les régimes autoritaires, la crise économique et ses répercussions) ;
et, d’autre part, une description de l’enchaînement des crises (Sarre, Autriche, Ethiopie, Rhénanie, Espagne, Anschluss, Munich et Pologne).
46René Rémond souligne qu’à la base de tous ces éléments, on retrouve le fascisme. Il y a une relation de cause à effet entre la victoire du fascisme et le déclenchement de la guerre, entre l’essence de ces régimes italien et allemand et une politique extérieure agressive.
47Même s’il faut distinguer le fascisme allemand de l’italien, l’un étant moins prudent que l’autre, il reste qu’à partir de 1936, leur parenté est devenue patente. Fascismes italien et allemand devaient se rapprocher et conduire à la guerre. On retrouve là une sorte de déterminisme historique qui conduit René Rémond à affirmer que les mouvements italien et allemand étaient logiquement condamnés à faire alliance pour engendrer la guerre :
« (...) il a fallu attendre les conséquences de la guerre d’Ethiopie pour que se rapprochent ces deux régimes qui nous paraissent rétrospectivement prédestinés à faire cause commune. »23
48Le fascisme conduit à la guerre générale pour trois raisons.
Sa doctrine exalte les sentiments de haine et de revanche :
« La guerre procède du fascisme de plusieurs façons. Elle découle de sa doctrine et des puissances que le fascisme déchaîne, des sentiments auxquels il fait appel : exaltation de l’aventure, il prédispose les esprits à désirer la guerre. »24
Son économie est complètement dirigée vers la préparation de la guerre :
« Le fascisme italien, le national-socialisme ordonnent toute l’économie à la préparation de la guerre. »25
Son système coercitif à l’intérieur implique des victoires à l’extérieur qui peuvent servir d’exutoire à la répression :
« On ne peut impunément mobiliser les passions sans, au bout de quelques années, leur proposer un objectif qui soit le couronnement de leur effort. Les conquêtes, les annexions, les victoires sont l’indispensable justification des contraintes imposées et des efforts exigés. »26
49Le récit des origines immédiates de l’attaque allemande du 1er septembre 1939 est d’une facture assez classique : après que Mussolini ait envahi l’Albanie, Hitler s’est tourné vers un autre objectif : la Pologne. La raison ? Ce pays sépare deux parties de l’Allemagne et le statut de Danzig est un affront.
50Il n’est pas fait mention des objectifs de conquête d’un « Lebensraum » à l’Est. Face aux menaces du fascisme allemand, la Grande-Bretagne et la France se préparent à défendre la Pologne. Lorsque cette dernière fut attaquée, il était normal que la guerre mondiale éclatât :
« La Pologne est résolue à se défendre, même seule. Or elle ne l’est pas, car elle trouve l’appui de la France et de la Grande-Bretagne, dont les incertitudes sont maintenant balayées. Elles ont cessé de croire aux promesses de Hitler. Elles donnent leur garantie à la Pologne, ainsi qu’à la Roumanie et à la Grèce. Elles se préparent à la guerre (...) »27
« Le 1er septembre, l’Allemagne envahit la Pologne. Le surlendemain, la France et la Grande-Bretagne, tenant parole, entrent en guerre. »28
51Ainsi, la deuxième guerre mondiale apparaît comme la conséquence du déchaînement belliciste provoqué par la nature même du fascisme. Quand Hitler s’en prend à la Pologne, les Puissances occidentales réalisent que le fascisme s’est jeté sur une autre proie. Son expansionnisme ne connaît pas de bornes. La guerre mondiale était devenue inévitable.
52Si l’on compare l’étude de René Rémond avec celle de Ernst Nolte, on peut discerner aussi bien des différences que des similitudes.
53Leurs analyses divergent principalement par rapport à l’interprétation de la guerre contre la Pologne. Pour Ernst Nolte, les menaces de Hitler à l’endroit de son voisin sont décrites comme étant une invite à une alliance contre l’URSS, alors que pour René Rémond, il s’agit bien d’une démarche belliqueuse. L’historien allemand est persuadé que le déclenchement d’une guerre globale a été une surprise pour Hitler, alors que le chercheur français affirme que la guerre mondiale fut déchaînée par le dictateur allemand.
54Les analogies entre l’Italie et l’Allemagne, surtout l’essence identique de leurs idéologies, sont traitées globalement de la même manière chez ces deux historiens. L’un et l’autre insistent particulièrement sur le fait que le fascisme, par sa nature, devait engendrer une guerre générale. Même si Ernst Nolte et René Rémond tiennent compte de la spécificité des personnalités, ils donnent l’impression que la guerre aurait éclaté quel que soit le dirigeant de l’Allemagne en 1939.
4. Le cadre d’analyse totalitariste
55Les chercheurs qui discernent des similarités entre les régimes soviétique et national-socialiste aboutissent à une analyse particulière des origines de l’attaque allemande contre la Pologne et de ses implications.
56L’écriture de ces historiens n’est pas fonctionnaliste, cependant on peut quand même remarquer chez certains d’entre eux une tendance à établir une relation entre le caractère belliqueux du national-socialisme et son mode de domination totalitaire.
57D’une manière générale, tous ces chercheurs attribuent une responsabilité partielle à Staline dans le déclenchement du processus qui a conduit à la deuxième guerre mondiale.
58Trois thèmes ressortent principalement de leurs analyses :
l’oppression de la société totalitaire pousse à la guerre ;
l’idéologie d’un Etat totalitaire n’est souvent qu’une manipulation de slogans ;
et Staline possède une part de responsabilité dans le déclenchement de la guerre.
L’oppression de la société totalitaire pousse à la guerre
59Cet élément constitue un des postulats de la recherche totalitariste. Malheureusement, l’élaboration de ce concept est souvent négligée. La plupart des historiens de la politique étrangère allemande ne sont pas de formation politologique : ils n’étudient pas de façon approfondie la dynamique du système et son implication à l’extérieur.
60Karl-Dietrich Bracher, à la fois de formation politologique et historique, est un des seuls chercheurs à avoir abordé la problématique des rapports entre la dynamique de la société totalitaire et la guerre. Pour lui, Hitler n’a jamais laissé de doute que sa politique intérieure totalitaire avait surtout pour fonction véritable de rendre possibles ses objectifs expansionnistes. Le mode de domination national-socialiste sert surtout de condition psychique et organisationnelle à une guerre totale.
61Cependant, Karl-Dietrich Bracher montre aussi que la dynamique d’une société totalitaire amène à un développement vers l’extérieur qui sert d’exutoire aux tensions internes. Le régime hitlérien, comme celui de l’Union soviétique est condamné à obtenir toujours plus de succès. La société allemande était en perpétuelle révolution :
« Dans une présentation d’ensemble, le phénomène de la politique totalitaire entre les deux guerres a été ramené de manière pertinente au concept de « Révolution permanente » (de Sigmund Neumann). »29
62Le système de domination national-socialiste impose une telle pression sur la population, qu’il est obligé de se lancer dans une expansion à l’extérieur poiur compenser le manque de liberté intérieure. On trouverait là également un trait de comparaison avec l’oppression engendrée par le régime stalinien en Union soviétique :
« En effet, les pratiques de domination nationale-socialiste, fasciste et finalement soviéto-stalinienne ont été dirigées de façon à tenir la population sous la ferme pression de plus grands événements et succès, à la détourner de la contrainte de la soumission intérieure par l’attente d’une expansion vers l’extérieur et à compenser la perte de la liberté par une révolution permanente intensifiée et par la conscience d’avoir une mission. »30
L’idéologie d’un Etat totalitaire se révèle souvent n’être qu’une manipulation de slogans
63Le pacte germano-soviétique offre à beaucoup d’historiens l’occasion de montrer que les Etats totalitaires font souvent fi de leur idéologie. Le retournement spectaculaire de Hitler et de Staline illustre la parenté de ces deux régimes. L’Allemagne et l’Union soviétique ont fait mine de se vouer une haine définitive, mais, en fait leur nature les poussait à se rapprocher. Même si Hitler et Staline professent des idéologies radicalement différentes, même si leurs objectifs de politique étrangère ne sont pas comparables, il reste que la nature de leur régime les rapproche naturellement.
64Klaus Hildebrand, historien pourtant « programmologue », souligne précisément cette parenté « phénoménologique » entre les modes de domination hitlérien et stalinien. Le pacte germano-soviétique est contraire à l’idéologie de l’Allemagne nationale-socialiste et de la Russie soviétique, mais sa conclusion était possible du fait de la mise au pas de la société et du pouvoir suprême des deux dictateurs :
« Résumons nos résultats : (...) c’était l’expression d’une pratique de domination totalitaire que le traité de non-agression germano-soviétique du 23 août 1939 ait été rendu possible et qu’il fut réalisé. La documentation montre avant tout que dans les deux Etats la politique intérieure était rigoureusement mise au pas et qu’il y avait une prépondérance de la personnalité du dirigeant. C’est ce qui fait la force de conviction du concept de totalitarisme dans un cadre scientifique si délimité. »31
65Le pacte germano-soviétique offre également la preuve que Hitler ne fut pas fondamentalement anticommuniste. Ses propos contre le Bolchévisme se révèlent n’être que des slogans creux. Pour Walther Hofer, il n’a pas été le champion de l’antimarxisme :
« Dans ce contexte, on soulève naturellement aussi la question de l’authenticité de l’antibolchévisme que le dictateur allemand avait jusqu’ici prêché avec tant d’empressement. Il peut bien n’y avoir pas de doute que la pure attraction pour le pouvoir était plus forte chez Hitler que n’importe quel facteur idéaliste précis. On ne doit pas négliger le fait que son activité antibolchevique intensive était aussi un pur moyen tactique notamment pour justifier son réarmement militaire et finalement pour masquer sa propre volonté de conquête. »32
66Karl-Dietrich Bracher rappelle également que l’anticommunisme de Hitler n’a jamais été qu’un slogan pour masquer ses objectifs expansionnistes aveugles :
« La substance du régime de Hitler était une politique d’expansion aveugle et non la « défense contre le communisme », comme le national-socialisme l’avait proclamé avec tant de succès. »33
Staline possède une part de responsabilité dans le déclenchement de la guerre
67Aucun des historiens que nous analysons ici n’amalgame Staline à Hitler. Ils ont tous montré avec force documents la responsabilité principale de Hitler. Néanmoins, ils insistent particulièrement sur l’importance du rôle joué par Staline dans le déclenchement de l’attaque allemande contre la Pologne. Ce genre d’arguments se retrouve rarement dans les autres types d’interprétation des origines de la seconde guerre mondiale.
68On retrouve chez Walther Hofer, Karl-Dietrich Bracher et Andréas Hill-gruber des similarités dans la manière de présenter les origines du pacte germano-soviétique et ses liens avec l’attaque allemande contre la Pologne.
69La genèse du pacte germano-soviétique n’est jamais attribuée aux erreurs politiques ou à l’antisoviétisme des Occidentaux. Si Staline a finalement choisi de s’allier à Hitler, c’est surtout par fidélité à son idéologie. Cette explication est assez paradoxale dans la mesure où la décision du dirigeant soviétique est d’habitude interprétée comme une rupture par rapport à sa ligne politique traditionnelle. Les historiens appartenant au cadre d’analyse totalitariste cherchent avant tout à rappeler qu’un des principes du marxisme-léninisme consiste à vouloir renforcer l’opposition entre les puissances impérialistes. Staline s’est allié à Hitler pour obliger les puissances impérialistes à s’affronter entre elles. En concluant le pacte germano-soviétique, Staline se montrait fidèle aux principes fondamentaux de son idéologie :
« Une judicieuse politique bolchevique révolutionnaire mondiale doit s’efforcer à ce que les Impérialistes s’affaiblissent mutuellement, afin que l’Union soviétique devienne toujours plus forte et puisse attaquer le moment venu afin de faire avancer l’idée de révolution mondiale. »34
70Karl-Dietrich Bracher pense aussi que le pacte germano-soviétique s’inscrit dans la logique de l’idéologie communiste :
« Le pacte de non-agression (...) accordait à Staline, comme il pouvait l’avoir à l’esprit, le rôle avantageux de spectateur de l’auto-déchirement du « capitalisme » et de son enfant plus tardif, le fascisme. C’était, malgré toute la monstruosité des circonstances, un instrument légitime de la révolution communiste mondiale à travers l’histoire. »35
71Andréas Hillgruber affirme que pour Staline l’élément décisif ne fut pas l’acquisition de territoires. Il aurait surtout cherché à déclencher indirectement une guerre d’épuisement entre les puissances impérialistes en se servant de Hitler comme exécutant :
« Ce qui fut décisif pour Staline (...), ce ne furent pas les gains territoriaux, mais au contraire sa volonté de ne pas empêcher la guerre, de la déclencher indirectement, avec Hitler comme agent, lui qui craignait de la déchaîner (...). La guerre devait durer longtemps et conduire à un épuisement mutuel des deux « groupes impérialistes ». »36
72Andréas Hillgruber souligne le déterminant idéologique en constatant une continuité de la politique étrangère soviétique :
« La conclusion du Pacte avec Hitler en août 1939 était en tout cas pour Staline une décision qui aurait une validité relativement longue, qui concordait totalement avec la ligne fondamentale de sa politique étrangère. »37
73Karl-Dietrich Bracher et Walther Hofer expriment l’opinion que Staline possède une responsabilité partielle38 dans le déclenchement de la seconde guerre mondiale. Si le dirigeant soviétique s’avait pas donné le feu vert à Hitler, ce dernier n’aurait peut-être pas ordonné l’attaque contre la Pologne ; la France et l’Angleterre n’auraient pas déclaré la guerre à l’Allemagne :
« La porte vers la deuxième guerre mondiale et vers l’expansion allemande était poussée, mais au même moment, la voie de l’Union soviétique vers l’Occident était également ouverte. »39
74Walther Hofer va encore un peu plus loin que Karl-Dietrich Bracher dans la mise en relief des responsabilités de Staline :
« Il est vraisemblable que Hitler, sans le pacte avec les soviéto-russes, n’aurait plus attaqué la Pologne en automne 1939. »40
75Walther Hofer précise qu’il y a eu une coresponsabilité décisive de l’Union soviétique dans le déclenchement de la guerre de 193941 et il ajoute :
« Certes Hitler a été la partie qui a fait pression, il a absolument voulu sa guerre, mais Staline lui a donné le « feu vert », comme on l’a dit. »42
76Le rattachement au cadre d’analyse totalitariste amène certains chercheurs comme Karl-Dietrich Bracher à souligner que même si Hitler a mis en place une société totalitaire en vue d’accomplir ces objectifs expansionnistes, celle-ci, par la dynamique de son oppression, devait pousser le régime à obtenir des compensations de politique étrangère sous forme de guerres de conquête.
77De plus, Walther Hofer, Karl-Dietrich Bracher, Andreas Hillgruber et Klaus Hildebrand ont tendance à relativiser certains éléments de l’idéologie hitlérienne. En prenant l’exemple du pacte germano-soviétique, ils ne se font pas faute de souligner que l’anticommunisme de Hitler n’était qu’une formule, un moyen confortable de manipulation.
78Un autre point commun à ces chercheurs consiste à insister sur le fait que les pourparlers anglo-franco-soviétiques étaient condamnés à échouer du fait même de l’idéologie marxiste-léniniste. Staline possède ainsi une responsabilité partielle dans le déclenchement des hostilités en Pologne en septembre 1939.
5. L’approche polycratique
79En plus de quinze ans, la recherche polycratique a développé peu d’analyses sur la politique étrangère de l’Allemagne nationale-socialiste et encore moins sur les origines de l’attaque allemande contre la Pologne. Martin Broszat avait certes déjà étudié cet événement, mais son mode d’écriture appartenait à l’histoire diplomatique.43 Quant à Ian Kershaw, même s’il partage les résultats de la recherche polycratique par rapport à la politique intérieure et à la question juive, il reste sceptique quant à ses études en matière de politique étrangère :
« Hitler a façonné les initiatives et a pris personnellement les décisions principales de politique étrangère, alors que c’était rarement le cas en politique intérieure ou même en politique anti-juive. »44
80Ian Kershaw réfute également l’affirmation de Hans Mommsen que Hitler ait été un dictateur faible en matière de politique extérieure :
« L’évidence d’un « dictateur faible » est dès lors difficile à admettre en regard des actions de Hitler dans l’arène de la politique étrangère. »45
81Hans Mommsen est le seul46 qui se soit astreint à étudier les origines de la guerre européenne de 1939 à la lumière du paradigme polycratique. Le résultat est loin d’être conforme aux attentes dans la mesure où les rapports entre dynamique de la société déchaînée par les rivalités internes et décisions de politique étrangère n’apparaissent pas. Le fil conducteur de son exposé n’est pas des plus cohérents. L’idée dominante semble être surtout de vouloir prendre le contre-pied de toutes les thèses « classiques » présentées par les autres historiens.
82Hitler est décrit comme un homme de l’improvisation qui répond spontanément aux défis qui lui sont lancés. Hans Mommsen cherche particulièrement à remettre en question l’opinion des « programmologues », à savoir que Hitler possédait un concept de politique étrangère où les priorités auraient été établies de manière interchangeables. Les desseins de l’Allemagne nationale-socialiste étaient variés et fluctuants. L’attitude de Hitler était avant tout déterminée par des considérations de prestige et par une capacité à prendre ses désirs pour des réalités.
83Ainsi, Hans Mommsen n’hésite pas à affirmer que l’ensemble de la politique allemande jusqu’au début de 1939 fut beaucoup plus la conséquence de l’évolution internationale que des grands desseins de Hitler :
« La logique interne de la démarche de la politique étrangère du Reich allemand jusqu’au début de l’année 1939 résulta bien plus de la situation internationale que d’un calcul planifié, par étape, du dictateur national-socialiste. »47
84Hans Mommsen se sert de l’épisode de la guerre civile espagnole pour illustrer son propos. En effet, Hitler n’avait jamais mentionné ce pays dans ses textes politiques. Hans Mommsen adhère aux thèses développées par Wolfgang Schieder ; par exemple que le facteur principal ayant poussé l’Allemagne à combattre aux côtés de Franco aurait été l’intérêt de Goring d’acquérir les matières premières espagnoles.48 Les pressions initiales pour intervenir seraient parties des représentants de la « Auslandsorganisation » du Parti. Hitler n’aurait pris sa décision définitive qu’après avoir délibéré avec Blomberg, Canaris et Göring. Hans Mommsen partage le point de vue de Wolfgang Schieder que le mode de prise de décision allemande dans l’affaire d’Espagne fut globalement celui de la politique étrangère nationale-socialiste.
85Hans Mommsen n’attribue pas à Hitler l’origine du pacte germano-soviétique. Celui-ci aurait été conclu à l’initiative de Ribbentrop et des Soviétiques :
« Il est caractéristique que le changement de direction diplomatique décisif qui a conduit à la conclusion du pacte de non-agression avec l’Union soviétique du 23 août 1939 est revenu en première ligne à la fois aux offres de la diplomatie soviétique et à l’initiative de RIBBENTROP. »49
86Ainsi, une des conditions les plus importantes du déclenchement de l’attaque allemande contre la Pologne n’est pas attribuée à Hitler lui-même. De plus, Hans Mommsen affirme que si le pacte germano-soviétique n’avait pas été signé, les puissances occidentales n’auraient pas tenu leurs engagements envers la Pologne. Hans Mommsen laisse ainsi supposer que les Français et les Anglais n’auraient pas déclaré la guerre à l’Allemagne s’il n’y avait pas eu le pacte germano-soviétique :
« Il ne saisit pas que la conclusion du pacte avec Staline retirait aux Puissances occidentales la motivation de montrer une certaine complaisance envers l’Allemagne en tant que rempart possible contre l’Union soviétique. »50
87Les motivations occidentales sont à tel point banalisées, que Mommsen écrit que les Britanniques ont été conduits à accorder une garantie aux Polonais sur Danzig sans en avoir eu vraiment envie.51 Quant à Hitler, il se retrouve devant l’absolue nécessité de remporter des succès, du fait du retournement de la position britannique et de sa politique de réarmement. Le dictateur allemand est poussé à déclarer la guerre à la Pologne pour éviter d’être pris dans un conflit sur plusieurs fronts qui userait les réserves économiques de l’Allemagne. L’attaque allemande contre la Pologne apparaît finalement comme une fuite en avant pour éviter une guerre générale que l’Allemagne n’aurait pas été en mesure de supporter.
88Ce n’est pas l’un des moindres paradoxes de l’analyse de Hans Mommsen. Son propos n’est pas d’établir une relation de cause à effet entre les différents événements, mais de remettre en question les certitudes des autres historiens.
89A force de vouloir contrer les arguments logiques des autres chercheurs, Hans Mommsen arrive à des contresens comme celui qui consiste à prétendre que Hitler aurait lancé ses troupes contre la Pologne pour éviter une guerre générale en Europe :
« Hitler se retrouve dans une sorte de nécessité d’obtenir un succès, en partie (...) parce qu’il remarqua le danger, que la décision préliminaire d’une guerre avec la Pologne entraînerait une guerre sur plusieurs fronts et qu’elle ne pourrait être plus longtemps différée. »52
90D’autres exemples pourraient être mentionnés comme de répéter que Hitler voulait la guerre et la domination de l’Europe mais qu’il a été surpris quand ses désirs se sont transformés en réalité :
« Hitler n’avait pas laissé le moindre doute là-dessus qu’il était décidé à rendre l’Allemagne capable de faire la guerre aussi vite que possible (…) »53
91N’y a-t-il pas une contradiction entre une description qui, d’une part réaffirme la volonté belliciste de Hitler et qui, d’autre part, le fait apparaître sous les traits d’un dictateur balloté par les événements ? Pourquoi est-ce qu’un être aussi dévolu à la guerre, qui prépare son pays à la faire, serait-il surpris quand celle-ci se produit ?
92L’étude de Hans Mommsen est moins une analyse de type polycratique que l’apothéose de l’ambition structuraliste. Son but est d’établir que l’histoire n’est jamais la conséquence de la volonté des hommes, qu’elle est au contraire le fruit de l’enchevêtrement dynamique des structures.
93Dans cette controverse, notre point de vue se situe à mi-distance : il nous paraît au moins aussi réducteur de prétendre que le processus historique n’est que le fruit des intentions d’individus, que d’affirmer que leur volonté n’a pas d’effet sur le cours des événements. Dans l’étude de l’attaque allemande contre la Pologne, Hans Mommsen n’apporte aucun élément convaincant qui prouverait que Hitler n’ait pas réalisé l’offensive contre la Pologne.
Notes de bas de page
1 Gilbert Badia. Histoire de l’Allemagne contemporaine. Paris, 1962, tome 2, note6, p. 125. L’auteur ajoute : « Cependant, du fait que les peuples luttent contre l’oppression hitlérienne, cette guerre présente, dès le départ, un second caractère, qui deviendra peu à peu le caractère essentiel, celui d’une guerre juste, d’une guerre de libération des peuples ».
2 Gilbert Badia. Ibid., p. 126. Pierre Angel affirme de même : « Comme toujours, Hitler ne fait que reprendre et développer des idées émises - bien qu’avec moins de conséquences - par des pangermanistes. » Pierre Angel. Hitler et les Allemands. Paris, 1982, p. 341.
3 Gilbert Badia. Ibid., p. 125-126.
4 Pierre Angel. Op. cit., pp. 197 et 198.
5 Ibid., p. 299.
6 Ibid., p. 294.
7 Gilbert Badia. Op. cit., p. 121.
8 Ibid., p. 121.
9 Ibid., p. 120. L’auteur cite ici une phrase de G. Deborine tirée de « Histoire de la grande guerre nationale de l’URSS 1941-1945 » parue dans Recherches internationales 23/24 1961. p. 163.
10 Pierre Angel. « Les responsabilités hitlériennes dans le déclenchement de la deuxième guerre mondiale » in Revue d’histoire de la deuxième guerre mondiale, 60. octobre 1965, note 2, p. 17. Dans son ouvrage de 1982. Pierre Angel s’abstient de critiquer Staline et cherche à justifier la démarche du dirigeant soviétique : « Seuls les plus lucides comprennent alors que Hitler et Staline ont voulu gagner du temps. N’oublions pas que l’un des membres du pacte anti-Komintern, le Japon a attaqué la Mongolie extérieure et que de sanglantes batailles se sont livrées aux confins de la Sibérie. » Pierre Angel. Hitler et les Allemands. Op. cit., p. 284.
11 Gilbert Badia. Op. cit., p. 121.
12 Ibid., p. 118.
13 Ibid., note 4. p. 118. Gilbert Badia n’est pas totalement conséquent avec lui-même puisqu’il affirme p. 121 qu’il n’y a aucun rapport entre le pacte germano-soviétique et l’attaque allemande de la Pologne. Supra, note 7. p. 165.
14 Ibid., p. 121.
15 Pierre Angel. Hitler et les Allemands. Op. cit., p. 284.
16 Timothy Mason. Arbeiterklasse und Volksgemeinschaft. Opladen, 1975, pp. 160-165. On retrouve la même thèse un peu édulcorée chez Jost Dülffer. « Der Beginn des Krieges 1939. Hitler, die innere Krise und das Mächlesystem » in Geschichte und Gesellschaft, 1976, 4, pp. 443-470, et chez Hans-Erich Volkmann. « Die NS-Wirtschaft in Vorbereitung des Krieges » in Wilhelm Deist, Manfred Messerschmidt, Hans-Erich Volkmann et Wolfram Wette (éd.). Das deutsche Reich und der Zweite Weltkrieg. Stuttgart, 1979, vol. i, pp. 177-364. Andreas Hillgruber reconnaît, à la suite des travaux de Jost Dülffer et de Timothy Mason qu’il faudrait davantage tenir compte du « timing » pour éclairer la rapidité avec laquelle Hitler a déclaré la guerre à la Pologne. Andreas Hillgruber. Hitlers Strategie. Politik und Kriegsführung 1940-1941. München, 1982, Edition augmentée d’un « Nachwort », p. 719. Cette convergence partielle entre Timothy Mason et d’autres historiens non marxistes illustre l’absence de spécificité radicale de l’analyse de l’historien anglais.
17 Ernst Nolte. Die Krise des liberalen Systems und die faschistischen Bewegungen. München. 1968. pp. 202-203. Souligné par nous.
18 Ibid., p. 203.
19 Ibid., p. 202. Souligné par nous.
20 Ibid., p. 200. Souligné par nous.
21 Ibid., pp. 201-202. Souligne par nous. Ernst Nolte reprend cette thèse d’une guerre qui aurait été imposée à l’Allemagne dans un article où il qualifie les élucubrations de David Hoggan de révisionnisme modéré. Ernst Nolte. « Between Myth and Revisionism ? » Op. cit., pp. 22-23.
22 Exceptionnellement, nous incluons ici un auteur qui ne fait pas partie de notre corpus et qui n’est pas un spécialiste de l’Allemagne nationale-socialiste. Cette dérogation aux principes établis dans cette étude est motivée par le désir d’éviter de réduire la version libérale de la théorie du fascisme au seul Ernst Nolte.
23 René Rémond. Le xxe siècle. Paris, Seuil, 1974, p. 135. Souligne par nous.
24 Ibid., pp. 139-140.
25 Ibid., p. 140.
26 Ibid., p. 140.
27 Ibid., p. 159.
28 Ibid., p. 160.
29 Karl-Dietrich Bracher. « Zusammenbruch des Versailler Systems und Zweiter Weltkrieges » in Golo Mann (ed.). Das Zwanzigste Jahrhunden. Frankfurt, 1960, p. 402. Souligné par nous.
30 Ibid., pp. 402-403. Souligné par nous.
31 Klaus Hildebrand. « Der Hitler-Stalin-Pakt als ideologisches Problem. Zur Benutzbarkeit des Faschismus- und Totalitarismusbegriffs » in Andreas Hillgruber, Klaus Hildebrand. Kalkül zwischen Macht und Ideologie. Der Hitler-Stalin-Pakt : Parallelen bis heute ? Zürich, 1980, p. 61. Souligné par nous.
32 Walther Hofer. Die Entfesselung des Zweiten Weltkrieges. Frankfurt, 1964, p. 125. Souligné par nous. Edition révisée et augmentée.
33 Karl-Dietrich Bracher. « Zusammenbruch ... ». Op. cit., p. 429.
34 Walther Hofer. Op. cit., pp. 131-132.
35 Karl-Dietrich Bracher. Op. cit., p. 430. Souligné par nous.
36 Andreas Hillgruber. Der Hitler-Stalin-Pakt und die Entfesselung des Zweiten Weltkrieges » in Andreas Hillgruber, Klaus Hildebrand. Kalkül zwischen Macht und Ideologie. Op. cit., pp. 20-21. Souligné par nous.
37 Ibid., p. 22. Naturellement, ces historiens soulignent également les formidables appétits territoriaux qui auraient poussé Staline à conclure le protocole secret du pacte germano-soviétique. Cependant, ils ne vont pas jusqu’à prétendre que ce fut la motivation dominante pour Staline. Walther Hofer. Op. cit., pp. 122-123. Andreas Hillgruber. Klaus Hildebrand, Op. cit., pp. 62-70. Karl-Dietrich Bracher. Op. cit., pp. 429-430. Karl-Dietrich Bracher appelle l’accord germano-soviétique non pas « pacte de non-agression » mais « pacte d’agression », (p. 430).
38 Karl-Dietrich Bracher utilise l’expression « Mitschuld ». Op. cit., p. 431.
39 Ibid., p. 429.
40 Walther Hofer. Op. cit., p. 62.
41 Ibid., il parle de « Mitverantwortung », p. 135.
42 Ibid., p. 135.
43 Martin Broszat. Zweihundert Jahre deutsche Polenpolitik München, 1963. Martin Broszat exprimait déjà en 1963 son approbation générale de la thèse de Alan John Percival Taylor, même s’il n’en approuvait pas le caractère exagéré : « Ce que Taylor a formulé de façon exagérée possède un fond juste (...) » (p. 253.) Martin Broszat ne manque pas de critiquer les attitudes françaises, anglaises et polonaises : « On peut en effet se demander si la garantie britannique à la Pologne, qui liait aussi la France, n’a pas été un pas trop hâtif et trop unilatéral qui a dispensé Varsovie de se donner la peine d’examiner les problèmes germano-polonais existants. » (p. 259). Martin Broszat laisse en outre supposer que si les deux puissances occidentales étaient revenues à leur attitude compréhensive vis-à-vis des revendications allemandes sur Danzig, Hitler n’aurait pas été conduit à conclure un pacte avec l’Union soviétique et à dépecer la Pologne pour amadouer cette dernière, (pp. 259, 269 et 270).
44 Ian Kershaw. The Nazi Dictatorship. London, 1985, p. 128.
45 Ibid., p. 119.
46 William Carr, tout en se réclamant du cadre d’analyse polycratique développe une interprétation beaucoup plus proche des conceptions marxistes non-dogmatiques telle que, c’est la situation économique de l’Allemagne qui la poussait à la guerre : « (...) L’Allemagne a été laissée devant un choix clair : soit continuer à endurer une inflation croissante pour couvrir les coûts astronomiques d’un réarmement supplémentaire, soit créer une nouvelle demande d’armements en menant une guerre. » William Carr. Hitler: A Study in Personality and Politics. New York, 1979, p. 58. Egalement, William Carr. « Rüstung, Wirtschaft und Politik am Vorabend des Zweiten Weltkriegs. In Wolfgang Michalka (éd.). Nationalsozialistische Aussenpolitik. Darmstadt, 1978, pp. 437-454.
47 Hans Mommsen. Adolf Hitler als « Führer » der Nation. Tübingen. 1984, p. 100.
48 Ibid., p. 94. Wolfgang Schieder. « Spanischer Bürgerkrieg und Vierjahresplan. Zur Struktur nationalsozialistischen Aussenpolitik » in Wolfgang Michalka (ed.). Op. cit., pp. 325-359.
49 Ibid., p. 107. Majuscules de l’auteur.
50 Ibid., p. 106.
51 Ibid., p. 107.
52 Ibid., p. 107.
53 Ibid., p. 97.
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