Chapitre 4 – Tacagua Central Phajchani : l’autoproduction de l’espace
Texte intégral
1L’ethnographie approfondie de deux zones d’étude principales, Phajchani (dans ce chapitre) et Las Nieves (chapitre 5), complétée par une approche plus succincte d’autres zones (chapitre 6), permet une compréhension détaillée des processus de régulation sociale du risque in situ, suivant une démarche inductive.
2La figure 6 propose un plan de la ladera ouest dans le système urbain de La Paz – El Alto, permettant de situer les trois zones d’étude principales détaillées sur la figure 7.
3La première zone correspond au territoire de la junta de Tacagua Central Phajchani, situé au centre du quartier de Tacagua et de la ladera ouest. On distingue Alto Tacagua, correspondant à la partie haute de la ladera, au-dessus de l’avenue principale Julio Tellez, Central Tacagua, correspondant à son centre, et Bajo Tacagua, au pied de la ladera, depuis l’avenue Buenos Aires.
4.1. Présentation de la zone et de ses habitants
4La zone de Phajchani s’étend sur 58 280 mètres carrés et comporte 300 parcelles, 350 familles et 1750 habitants (d’après les informations de la junta), ce qui donnerait une moyenne de 5 habitants par famille.
4.1.1. Contexte géographique : position, géologie, hydrologie, aléas et risques pour les habitations
5Tacagua Central Phajchani correspond à la partie centrale (selon un repère vertical) de la ladera ouest. La zone est limitrophe de celle de Bajo Tacagua au nord, San Juan Tembladerani Parte Baja au sud, Central Alto Tacagua à l’ouest et Las Nieves à l’est. Sa particularité est d’être bordée au nord par les gorges de la rivière éponyme et au sud par celles de la rivière Janko Kollo.
6Voici ce que dit l’étude de la canalisation de la rivière Phajchani :
Les eaux de la rivière Phajchani s’écoulent sur un relief de forte pente sur un canal précaire, traversant un secteur de chute presque vertical. […] Dans la partie haute, les sols sont des graviers argileux comblés par des décombres et des ordures sur une longueur de 200 mètres. La partie basse, où se conclut l’étude des sols, se constitue d’argiles de basse plasticité très compactes, de couleur grise. Sur cette formation se trouve un horizon de cinérite volcanique (P’oke), de 2 mètres d’épaisseur, également très compact. Ces argiles appartiennent à la formation géologique de La Paz. (Carrasco Nattes, 2001 ; notre trad.)
7La cinérite volcanique, localement appelée p’oke, est une roche extrêmement dure mais très sensible à l’eau et sujette à l’érosion : elle se dégrade par blocs et peut provoquer des dégâts importants.
8Le périmètre du bassin de la rivière Phajchani est de 1 350 mètres, entre 3 950 et 3 807 mètres d’altitude, mais le cours principal ne s’étend que sur 200 mètres. La pente moyenne de la rivière est de 36,5 degrés mais avec une variation extrême, « entre 11 et 96 % », ce dernier pourcentage correspondant à la zone presque verticale du ravin principal (photo 33).
9L’étude de faisabilité du projet de gestion intégrale du risque que l’auteur a lancée à résume ainsi la situation de la zone :
Constructibilité : d’après la carte de constructibilité (1978) la zone se trouve en totalité dans un espace de risque.
Conclusions de l’analyse : du point de vue géologique-géotechnique, toute la zone est à risque de glissement de terrain. Ce sont les secteurs correspondant aux mouvements de terrain récents et aux glissements anciens qui sont les plus à risque dans la zone, se trouvant sur le bord sud de la zone de Central Phajchani [figure 8]. Les maisons qui se trouvent sur ce type de terrain sont celles qui doivent être relogées en priorité parce qu’elles se situent dans une zone de risque imminent d’effondrement. (Ayala, 2006 ; notre trad.)
10On voit bien sur la figure 8 que les zones en rouge concernent essentiellement les habitations situées au bord du précipice (photos 33 et 35). Ce sont les plus problématiques puisqu’il s’agit de mouvements de terrain récents. Elles correspondent aux zones cadastrales 55, 14, 12, 129, 11 et 19 sur la figure 7. Le risque d’origine géologique y est extrême : « Le risque majeur se manifeste par la proximité d’habitations qui forment des lotissements précaires, avec un risque évident d’effondrement face à l’augmentation des niveaux d’érosion » (Carrasco Nattes, 2001 ; notre trad.).
11L’étude de la canalisation de la rivière Phajchani semble préconiser de capter toute la rivière (photo 34), en complément avec d’autres moyens techniques comme les murs de gabions. En 2007, seule la partie basse de la rivière avait été captée et toute la partie haute était laissée à l’abandon. Quelques murs de gabions existaient çà et là mais d’une manière générale la zone manquait d’ouvrages de protection.
4.1.2. Architecture et urbanisme dangereux de la zone
12L’habitat est dans l’ensemble extrêmement dense, ne laissant place à aucun espace d’équipement ou espace vert hormis les ravins des deux rivières et un tout petit parc récemment construit grâce au POA – quelques dalles de béton sur quelques mètres carrés aplanis. Les parcelles ont presque toutes une surface de moins de 200 mètres carrés, comme le montre l’étude de faisabilité (Urquizo, 2006a). Cette densité augmente le risque en raison de la charge qu’elle fait peser sur le sol, de la quantité des eaux usées qui s’infiltrent dans le sol, ainsi que de la perte de la couverture végétale conséquente à l’urbanisation.
13L’architecte en charge de l’étude de préfaisabilité du projet lancé dans cette zone détaille des éléments de vulnérabilité du bâti :
Toutes les constructions de la zone sont des réalisations sans conseil technique, en autoconstruction ou en employant des maçons avec lesquels [le propriétaire] échange des idées [architecturales] toujours basées sur le moindre coût possible. Les ouvrages pour améliorer les conditions des terrains sont inexistants, les fondations précaires ou inexistantes. Les murs de brique ou de pisé sont structurels – porteurs – sans se conformer aux largeurs requises de la relation de sveltesse. Il n’existe pas non plus de système de cales dans les encoignures [encuentros] des murs (coins et jonctions) qui augmenteraient la stabilité de la construction. De nombreuses maisons de deux étages, de brique comme de pisé, furent élevées sur ce type de murs, augmentant leur instabilité face au renversement et surchargeant la capacité porteuse des murs. La précarité des constructions de brique peut être supérieure à celle des constructions en pisé étant donné que les blocs de brique utilisés sont de tierce qualité, destinés au cloisonnage non structurel (briques à six trous utilisées dans leur section la plus étroite pour obtenir un rendement plus élevé par mètre carré de mur).
Il est très préoccupant que les additions d’un étage dont la structure du sol est en bois ne s’appuient pas sur des poutres d’attache, ce qui fait que les poutres sont de charge ponctuelle sur les murs qui, par leur caractéristique, devraient recevoir des charges distribuées. Cette insuffisance se voit dans pratiquement la totalité des structures de couverture ou plafonds, de sorte que les murs n’ont aucun amarrage au-delà des fondations, augmentant leur instabilité et leur chute facile. Certaines extensions et certains ouvrages récents incorporent du béton armé dans les colonnes et les poutres, sans aucun calcul structurel, dans des constructions basées sur l’expérience des maçons. C’est pourquoi on constate qu’elles s’appuient sur des fondations précaires, des sections insuffisantes et visiblement des dosages pauvres. Plus dangereuse encore est l’incorporation de dalles allégées de béton armé sur les murs en raison du poids additionnel qui pèse sur ceux-ci. Ces carences et défauts des constructions augmentent les risques et la dangerosité des logements, puisqu’au moindre mouvement du sol, il n’existe rien de structurel qui permette d’éviter l’effondrement rapide et violent des maisons, sans laisser le temps nécessaire à leur évacuation, facteur qui a déjà provoqué la perte de vies dans la ville. Les conditions naturelles de haut risque, la non-aptitude pour la construction des sols de la zone, ajoutées à la précarité des constructions et à l’excessive densification de l’usage du sol, présentent un scénario de risque extrême, essentiellement pour la vie de ceux qui habitent là. (Urquizo, 2006a ; notre trad.)
14Cette évaluation fait bien ressortir que la manière de construire elle-même est une source importante de vulnérabilité à Phajchani : matériaux de construction inadaptés, agencements fragiles, poids excessif, etc. Le non-respect des normes de construction est la norme. Pourtant, l’autoconstruction est une nécessité pour les habitants, en raison notamment du manque de moyens.
4.1.3. Les habitants de Phajchani
15L’étude de préfaisabilité du projet déjà mentionnée (Urquizo, 2006a), que l’auteur a pilotée, comportait un questionnaire auprès des familles vivant au bord des deux ravins de Phajchani. Un certain nombre de résultats se recoupent entre les deux enquêtes celle de l’étude de préfaisabilité complétant bien la première. Un plan reconstitué de la zone (figure 9), comprenant en gris les 14 maisons des enquêtés de la première étude, aide à comprendre la situation.
16Il s’agit de la quasi-totalité des familles dont la maison se trouve tout au bord du précipice à Phajchani. Cet échantillon s’élargit lorsqu’on y inclut les maisons adjacentes ou celles qui se trouvent à quelques mètres du bord. C’est le cas des 65 familles recensées par l’étude de préfaisabilité, dont 60 auxquelles le questionnaire a été administré. La photo comprise dans la figure 10 comporte l’espace étudié par la municipalité dans le cadre dudit projet. On observe une extrême densité du bâti tout autour des ravins escarpés. Le carré bleu montre les limites approximatives de la seconde enquête par questionnaire dont il est question ici.
17Le questionnaire fut administré par 5 groupes de 2 travailleurs sociaux, accompagnés chacun d’un membre de la junta, un dimanche. Ses résultats renseignent sur la famille de l’enquêté, l’habitat, la composition et l’économie du foyer.
18Les résultats de cette enquête confirment ceux de la première enquête réalisée avec un échantillon deux fois plus petit : même type de catégories socioprofessionnelles, d’économie domestique aux ressources réduites, de raisons pour l’établissement dans cette zone (proximité et coûts) ou de raisons pour le déménagement éventuel (services), proximité des bassins d’emploi, faible priorité des aléas naturels et socionaturels, etc.
19Des éléments supplémentaires apparaissent :
Les adolescents contribuent dans la plupart des cas à l’économie domestique et en fréquentent d’autant moins le collège ;
Les familles comportent souvent 3 enfants et un petit-fils. Il s’agit donc de foyers de plus de 6 personnes en moyenne, d’où la nécessité impérieuse de générer des rentrées d’argent ;
Les parcelles sont petites et morcelées, mais moins que dans certains quartiers comme Villa Nuevo Potosi. Les maisons ne sont pas parmi les plus petites de la ladera ouest ;
Le patio est important, servant à de nombreuses activités. Cependant, près de la moitié des répondants s’en passeraient s’ils déménageaient dans un appartement ;
Les locataires sont nombreux (40 dans 60 maisons) et constituent d’importantes rentrées d’argent ;
Plus d’un tiers de l’échantillon a essayé de vendre la maison, ce qui témoigne d’un désir non satisfait de déménager.
20Un nouveau résultat apparaît : dans un premier temps, les habitants cherchent à devenir propriétaires et choisissent leur zone d’établissement en fonction des coûts induits, même « au coût du risque » ; puis ils cherchent à améliorer leur condition en obtenant les services de base. Les aléas naturels ont peu de poids dans ce genre de décisions.
Problèmes socio-économiques des habitants
21Les problèmes intrafamiliaux dans la ladera sont nombreux, et Phajchani ne fait pas exception. Les membres du directoire de la junta doivent non seulement protéger les femmes et les enfants, mais parfois aussi démêler des querelles intrafamiliales ou remédier à des problèmes d’abandon de famille.
22D’une manière générale, les habitants sont en lutte pour la survie économique. Une des stratégies des foyers du quartier est de permettre le travail des adolescents, ce qui diminue les chances de terminer la scolarité secondaire. Parfois, les enfants du couple fondateur émigrent à l’étranger, en particulier (au moment de l’enquête) en Argentine.
23Un autre problème des habitants de la zone est le faible niveau d’éducation des habitants, en particulier pour les émigrés en provenance du monde rural. Les habitants qui ont un niveau « professionnel » dans la zone sont souvent des Pacéniens ou enfants de Pacéniens d’origine populaire arrivés dans le quartier en raison du coût peu élevé des terrains.
24Un dernier problème social à évoquer est celui de la violence extrafamiliale, qui préoccupe beaucoup les habitants. La junta a plusieurs fois demandé officiellement une présence policière dans la zone, en vain.
25Ces problèmes de la zone et des habitants, et le risque en particulier, sont le résultat de processus qui s’étalent dans la durée ; c’est pourquoi il est important d’en faire la genèse à travers l’étude de l’histoire de la zone. Ce n’est qu’à travers elle que l’on peut comprendre en profondeur les facteurs causaux du risque.
4.2. Histoire de Phajchani
4.2.1. Avant la fondation de la junta
26L’histoire de la zone se confond d’abord avec celle du quartier de Tacagua, puisque dès l’an 1952 fut fondée la junta du même nom. Tacagua était divisé en quatre secteurs ou sous-juntas, Phajchani correspondant au secteur 3. En 1983, étant donné la densification de l’habitat du quartier, le secteur obtint la planimétrie. Constatant l’absence de progrès dans l’accès aux services et l’état déplorable des rues, des habitants du secteur 3 commencèrent à s’organiser pour s’autonomiser par rapport à la junta de Tacagua et fonder une junta à part entière, sur les conseils du maire Raúl Salmon de la Barra (maire de 1979 à 1982 puis en 1988). D’après plusieurs témoignages, celui-ci s’était rendu à proximité, un peu plus haut sur l’avenue principale, et aurait alors été gentiment prié par les habitants de Phajchani de les suivre pour visiter le quartier, avec succès.
27C’est ainsi que la junta fut fondée en 1989, obtenant la personnalité juridique en 1996 à la suite des lois de participation populaire.
28Jusque dans les années 1970, le quartier correspondait à une zone périurbaine encore agraire. Les quelques paysans qui vivaient là plantaient entre autres de l’orge, des fèves, des petits pois, des pommes de terre, des oignons, des carottes, des navets, des radis et même des marguerites. Du bétail transitait par un petit chemin correspondant aujourd’hui à la rue Inca Roca : moutons, vaches, ânes, etc. Le reste du sol était en terre avec des pierres et des herbes sèches, parfois couvert de végétation (arbustes tels les kiswaras et les genêts) ou d’eucalyptus de taille respectable dans la partie supérieure de la zone. Il était également traversé de ruisseaux : le Kiswarani, qui aujourd’hui n’est plus visible qu’au bas de la rue du même nom ; le Inca Roca, aujourd’hui transformé en rue et en escaliers le long de la partie inférieure ; et les deux rivières principales, le Chacajahuira (rebaptisé Phajchani) et le Janko Kollo.
29Il est intéressant de noter que les gorges de la rivière Phajchani étaient, jusque dans les années 1970, encore relativement peu profondes. Seuls les habitants les plus « anciens » de la zone le savent. L’un d’entre eux, une septuagénaire née dans la zone, raconte qu’enfant elle allait parfois sauter dans la rivière, sans se blesser (comparer avec la situation actuelle, photo 33). Autour de la rivière se trouvaient les champs de pomme de terre et d’oca (tubercule) de son grand-père. Ce récit, qui a été corroboré par plusieurs autres témoignages, est saisissant eu égard à la topographie aujourd’hui : un ravin de plusieurs dizaines de mètres de profondeur et de largeur, source de dangers réels pour les maisons et les habitants. Ce ravin s’est formé en l’espace d’une trentaine d’années, ce qui correspond justement à la période où la plupart des habitants sont arrivés dans la ladera. Une érosion aussi spectaculaire et soudaine pousse à conclure, avec une probabilité raisonnable de véracité, que le ravinement lié à la rivière a été largement aggravé par l’activité humaine, en particulier les eaux usées en provenance des habitations de la zone et de celles donnant sur la partie supérieure du bassin.
Propriété et parcellisation
30Après recoupements, on peut affirmer que dans le secteur qui correspond aujourd’hui à Phajchani, l’appartenance des sols se distribuait comme suit :
Plusieurs paysans disposaient librement de leurs parcelles, comme les Quispe, les Mamani et les Gutierrez autour de l’actuelle rue Nueva América ;
Dans le secteur de Karahuichinca, toponyme aymara attribué à la partie basse du quartier coincée entre les ravins du Phajchani et du Janko Kollo, les terrains appartenaient à une famille ;
La partie haute de la zone (rue Kiswarani actuelle), jusqu’à l’église d’Alto Tacagua bien au-dessus, était une hacienda appartenant à la famille Aramayo, dont la dernière héritière – aujourd’hui disparue – Fortunata, se rappelle encore au souvenir des habitants les plus anciens. Il s’agissait d’un grand propriétaire du centre-ville possédant des terrains à Tacagua par héritage familial, avec une maison rustique (aujourd’hui, l’école Escalante) et un employé. Les quelques témoignages sur le devenir de ses terrains sont flous mais convergent sur le fait qu’ils sont passés en d’autres mains avec l’arrivée des nouveaux venus. Il s’agit probablement d’invasions. D’aucuns affirment même que ceux qui allaient devenir les premiers présidents de junta du quartier se sont contentés d’accaparer les terrains et de les parcelliser. Il semble qu’il y ait eu de nombreuses disputes pour ces terrains, avec des procès.
31Le secteur Karahuichinca, lui, appartenait à une personne aujourd’hui octogénaire qui habite encore là et qui est connue pour avoir parcellisé et vendu ces terrains, notamment ceux qui se trouvent au bord du Janko Kollo. L’intéressé aurait obtenu les terrains par héritage de son grand-père, de même que ses frères et sœurs, en partition-division. Son grand-père les aurait reçus à la suite de la réforme agraire pour services rendus lors de la guerre du Chaco (non vérifié). La famille vivait au centre-ville (rue Landaeta), mais il pratique l’agriculture urbaine dans le ravin et l’élevage chez lui. Autrefois, il avait même des vaches laitières et des mulets. Devant l’afflux d’acheteurs potentiels, il a divisé les terrains en parcelles et les a vendus peu à peu. Aujourd’hui, il vit dans une maison surplombant le ravin et posée sur des « cheminées de fée ». C’est d’autant plus surprenant qu’il possédait des terrains beaucoup plus sûrs, mais il a préféré les vendre, puis construire et rester là où il est actuellement.
32On voit que la période qui précède la fondation de la junta est un moment où se prépare graduellement la possibilité de l’établissement d’habitants en zone à risque puis de leur consolidation : parcellisation et vente des terrains par les ex-propriétaires, transformation progressive du paysage et de l’usage des sols du rural à l’urbain, organisation d’une nouvelle junta afin d’organiser la vie du quartier, etc.
4.2.2. La première junta et ses efforts d’amélioration et de consolidation du quartier (1989-2003)
33Les habitants de l’ex-sous-junta devenue junta à part entière en 1989 ont élu un président qui allait rester en place pendant treize ans, Nogardo Rojas. Cette période fut cruciale dans la construction du risque à Phajchani. La situation de la junta était légèrement différente de celle de la junta actuelle étant donné que le système de la participation populaire avait encore du mal à se mettre en place et que même après sa mise en œuvre, les sommes allouées aux POA restèrent faibles (en 2001, 30 000 Bs) et des problèmes apparurent, parmi lesquels le détournement des POA vers d’autres zones et le versement de la moitié du POA 2001 pour un projet de district (l’asphaltage de l’avenue Julio Tellez). En conséquence, les POA (censés exister depuis les lois de 1994-1995) n’ont pas permis de réaliser des améliorations substantielles pendant cette période. Le bilan de ces ouvrages est faible : un peu de grillage pour protéger les passants de la rue Inca Roca au bord du ravin, avec quelques escaliers dont le prix fut surévalué, et un petit pont au-dessus du même ravin soutenu par quelques gabions. Aujourd’hui, les habitants reprochent à l’ex-président ce manque d’ouvrages et de progrès de la zone.
34Avant le système de la participation populaire, qui attribue de droit une somme d’argent annuelle à chaque junta, les juntas devaient lutter avec énergie pour obtenir une aide de la municipalité que celle-ci n’était pas obligée, légalement, de leur fournir. Le clientélisme était donc favorisé par le système institutionnel. En conséquence, la première junta de Phajchani s’est principalement efforcée – avec succès – d’obtenir les faveurs de la municipalité – ils ont par exemple reçu la visite du maire Julio Mantilla dans la zone en 1992, puis d’un de ses successeurs en 1994 – ou d’auto-organiser les habitants afin qu’ils réalisent des travaux communautaires d’amélioration de la zone.
La lutte pour obtenir un système d’égout officiel
35Le problème des eaux usées est probablement essentiel dans l’accélération de l’érosion de la rivière Phajchani, d’où l’importance d’éviter les infiltrations d’eau grâce à un bon système d’égout. Les premiers habitants du « secteur 3 » en avaient réalisé un par eux-mêmes en posant des tubes de métal souterrains, probablement dans les années 1970. Mais il est devenu obsolète avec le temps, faute d’entretien.
36On trouve trace des efforts pour obtenir un système d’égout officiel depuis 1992, la junta en ayant fait la demande à l’entreprise publique municipale de l’époque, SAMAPA (Servicio Municipal de Agua Potable y Alcantarillado de La Paz) dès le 1er avril. Malgré les sollicitations, l’entreprise ne réalisa pas les travaux. On trouve encore des demandes à SAMAPA en juillet 1995, la junta se disant préoccupée par l’apparition, « ces dernières années », d’infiltrations d’eau dans les maisons, attribuées à la dégradation de l’ancien système d’égout devenu obsolète. Le 8 septembre 1995, une lettre à l’entreprise déplore la perte de quatre maisons et rappelle l’apparition d’infiltrations dans les habitations, précisant que la junta avait sollicité la mairie de macrodistrict à propos de ces travaux, qui les avait redirigés vers SAMAPA pour réaliser un système d’égout, sous la modalité administrative de l’urgence. Pourtant, la junta avait demandé la rénovation du système d’égout depuis plusieurs années déjà. Elle fera dès lors le lien direct entre risque/catastrophe et égouts. Elle n’est pas la seule à raisonner ainsi. En effet, le 27 novembre 1996, au prélude de la saison des pluies suivante, un habitant de la rue Nueva América, au-dessus du ravin, reçoit une lettre ubuesque de la municipalité, qui lui demande de réaliser lui-même la pose de tubes d’égout et la canalisation des eaux usées jusqu’à la rivière la plus proche, sous peine de se voir attribuer la responsabilité des catastrophes futures. La lettre prouve sans ambages que la municipalité est parfaitement consciente, au moins à partir de cette date, du risque à Phajchani et qu’elle n’a aucune intention d’en assumer la responsabilité.
37L’épisode suivant se joue avec la nouvelle entreprise fraîchement privatisée, Aguas del Illimani Sociedad Anónima (AISA). Le 29 octobre 1997, à la suite des demandes réitérées de la junta, la municipalité adresse à Alain Carbonel, le gérant d’AISA, une lettre à laquelle elle joint les plans des projets d’égout de Phajchani (rues Nueva América, Kiswarani, Amerigo Vespuccio, Inca Roca, Inca Yupanqui, etc.). La réponse de l’entreprise ne tarde pas (novembre 1997), indiquant sur une feuille de route qu’il manque de nombreux documents au dossier et demandant que la mairie de macrodistrict les lui fournisse. Un document ultérieur d’AISA adressé à la junta de Phajchani constate qu’il manque encore la planimétrie au dossier et promet que l’installation sera faite après la prochaine saison des pluies. Le 28 octobre 1998, la junta sollicite de la mairie de Cotahuma l’ouverture de deux rues. Celles-ci sont « entourées de murs » et l’entreprise demande à la junta « que toutes les rues soient à niveau » pour l’installation du système d’égout. Cela n’a ne semble-t-il pas été suivi d’effet étant donné la nouvelle lettre de sollicitation de la junta au maire de Cotahuma le 2 juillet 1999. On apprend que le projet a été « perdu par négligence » des fonctionnaires municipaux à trois reprises. De même, on apprend dans une lettre du 12 novembre 1999 que le dossier d’installation d’un système d’égout était prêt depuis quatre ans mais a été perdu trois fois, notamment par un fonctionnaire de la municipalité qui a quitté le service. La perte de mémoire institutionnelle dans les administrations est un facteur majeur de vulnérabilité.
38Finalement, la junta n’obtiendra jamais ce service crucial. Au moment de l’enquête, le système d’égout était toujours maintenu par les habitants eux-mêmes. Lassés d’attendre et dans l’impossibilité de compter sur AISA, étant donné les coûts d’installation de l’eau et des égouts et l’obligation d’abandonner le système de la coopérative, les habitants finirent par remplacer eux-mêmes les canalisations en métal, posées par leurs prédécesseurs, par des canalisations neuves en plastique, plus durables. A cette fin, une organisation communautaire efficace fut mise en place. Les habitants de chaque rue procédèrent à une collecte de fonds pour acheter de nouveaux tubes en PVC, plus adaptés. Ensuite, ils les posèrent collectivement en « action communale », rue par rue.
39Ce travail ne se réalisa pas sans conflit, les habitants des ruelles (callejones) se plaignant de ne pas bénéficier directement des égouts alors qu’ils avaient participé au travail. Le résultat fut l’amélioration du système d’égout existant, au moins en ce qui concernait les rues Nueva América (2001) et Amerigo Vespuccio. Cependant, ceux qui se trouvaient au-dessus de la rivière continuaient à rejeter leurs eaux usées directement dans le ravin étant donné qu’il manquait toujours un collecteur principal au moment des travaux. En 2008, la rivière Phajchani était captée, mais les habitants se refusaient à connecter leurs tubes d’égout à celui de la rivière en raison du coût.
La lutte pour obtenir la canalisation de la rivière Phajchani
40Le ravinement dû à la rivière a contribué en grande partie à l’érosion des flancs du ravin et, pour finir, à une série de petites catastrophes affectant plusieurs maisons. Les habitants l’avaient bien compris et ont essayé dès la fondation de la junta en 1989 d’obtenir la canalisation de la rivière. Le président de la junta rappelle cette priorité de son mandat. Dans une lettre de la junta à la direction de district de Cotahuma, le 28 juillet 1994, il est écrit que le projet de canalisation complet de la rivière, depuis l’avenue Buenos Aires jusqu’à l’avenue Julio Tellez, était prêt déjà en 1989. Puis le projet « se perdit », lui aussi. Là encore, l’étude du projet a été perdue par la municipalité après le changement du fonctionnaire qui s’en occupait. Deux ex-membres du directoire de la junta donnent des explications complémentaires : à la suite de la paralysie et de la perte du projet, la junta s’est adressée au président du conseil municipal de l’époque, l’ingénieur Capra, qui put « sortir le dossier », ce qu’aucun membre de la junta n’avait réussi à obtenir jusque-là. Ils constatèrent alors qu’il « manquait une étude socio-économique » au dossier et que conséquemment celui-ci était imprésentable en l’état à un bailleur de fonds potentiel. En effet, l’idée était depuis le début de demander l’aide financière de la coopération internationale, en particulier de l’Allemagne. Finalement, l’étude socio-économique de Phajchani se fit, et le projet fut soumis à appel d’offres public en 1996. On ignore si le financement était assuré à ce moment-là. Ce qui est sûr, c’est qu’une entreprise avait déjà été mandatée par la municipalité et avait commencé les travaux en 1996, jusqu’en avril 1997 où elle cessa brutalement toute activité. Une lettre de la junta au maire Gabriela Candia (25 août 1997) exprime la consternation et l’exaspération des habitants face à l’absence de réaction de la municipalité. Dans cette lettre, la junta menace d’entrer en grève de la faim et d’alerter les médias.
41On retrouve trace des protestations de la junta dans une lettre au quotidien national La Razón, le 16 août 1998 : « Nous avons été totalement abandonnés par les autorités de la municipalité. […] En raison du manque de cet ouvrage, l’année dernière en saison des pluies, quatre maisons glissèrent. Nous nous attendons à ce que cette année se produise la même chose, et les voisins sont sur le point de subir n’importe quelle calamité, parce que la saison des pluies est à venir… »
42La junta fait ici aussi le lien direct entre risque/catastrophe et absence d’ouvrage de protection contre la rivière. Elle rappelle la perte de quatre maisons et exprime l’anxiété face à l’absence de solution et au risque imminent de catastrophe. D’autres lettres similaires furent envoyées aux quotidiens La Última Hora et El Diario, de même qu’à la radio Fides, qui accepta de faire un reportage dans la zone. Le maire de macrodistrict de l’époque, invité pour l’occasion, refusa de se rendre sur les lieux, et l’ouvrage ne fut pas repris à ce moment-là. La junta ne se découragea pas et frappa à la porte du conseil municipal en envoyant un courrier le 15 octobre 1999. Dans une version modifiée de la même sollicitation, on trouve ces mots évocateurs : « la rivière-ravin Pajchani, plus connue comme la rivière de la mort ». La lettre montre que le projet était une fois de plus programmé puis abandonné par la municipalité, cette fois en 1998.
43Le document suivant qui renseigne sur l’état de cet ouvrage est l’étude de faisabilité finale datant de 2001. Cependant, ce n’est qu’en avril 2004 qu’un nouvel appel d’offres public eut lieu et que l’ouvrage fut attribué, commençant enfin en 2005. Cependant, la junta se plaignit dans une lettre du 5 mars 2005 que l’ouvrage ne correspondait pas au projet. Celui-ci fut encore remanié plusieurs fois, pour se terminer en 2006. Il fut financé par la coopération belge, mais seulement pour la partie basse de la rivière. Le projet permit de réaliser également un pont plus solide au-dessus de la rivière mais ne prit pas en compte la totalité du bassin, la connexion des systèmes d’égout ni le drainage des eaux pluviales vers le nouveau collecteur. En conséquence, les eaux de pluie se frayaient un chemin à côté du tube de la rivière, continuant à humidifier le sol et menaçant la pérennité de l’ouvrage. En outre, la partie supérieure n’était ni captée ni canalisée ; le risque de sortie de la rivière hors du tube existait en cas de forte pluie.
44Ainsi, malgré la chute de plusieurs maisons et le risque imminent, la junta n’obtint l’ouvrage de protection qu’après dix-sept ans de luttes et pressions constantes auprès des autorités locales. On voit à travers cet exemple et le précédent que les membres de la junta étaient conscients du risque et réclamaient des solutions techniques aux autorités, mais que celles-ci n’ont pas su répondre à temps. Cela semble s’expliquer par plusieurs raisons : la négligence, l’instabilité et l’absence d’organisation rationnelle de la municipalité de l’époque ; le manque de fonds qui oblige à chercher des financements extérieurs pour ce genre d’ouvrages (rivière) ; les problèmes liés à l’entreprise municipale publique, puis privée, de fourniture de services en eau ; l’inefficacité relative des pressions des habitants concernés, malgré les catastrophes déjà produites et l’urgence de la situation.
45Ces épisodes permettent de tirer des conclusions sur une partie de l’interaction entre perception, gestion et construction des risques.
Autoproduction de l’espace par les habitants
46Face à la quasi-absence des autorités municipales dans la zone, les habitants ne se contentèrent pas de faire pression pour obtenir de l’aide : ils s’organisèrent eux-mêmes pour transformer l’espace. Il n’est pas excessif de parler d’autoproduction de l’espace par les habitants, notamment sous la modalité de l’« action communale ». On en retrouve des traces dans les archives de la junta dès 1976 : l’ONG Plan de Padrinos fit don de 54 sacs de ciment de 50 kilogrammes au « comité des ouvrages de Alto Tacagua » pour réaliser trois murs, un sur la rivière Kiswarani et deux sur la rivière Inca Roca. Avant le système de la participation populaire, toutes les juntas disposaient d’un comité des ouvrages chargé d’organiser le travail et la main-d’œuvre communautaire. Ce travail était parfois exécuté en coordination avec la direction de l’acción communal de la municipalité de La Paz, qui fournissait une partie des matériaux de construction et quelques repas (vivres) pour les habitants ouvriers. Ce terme d’« action communale » est d’ailleurs resté dans l’usage pour désigner toute forme de travail communautaire en vue de l’autoproduction ou l’entretien d’ouvrages. C’est ainsi que de nombreux ouvrages ont pu être réalisés directement par les habitants des laderas, à un coût très faible pour la municipalité. Les demandes venaient spontanément des habitants qui planifiaient eux-mêmes ces améliorations, éventuellement avec l’aide technique d’un superviseur. La rue Inca Roca, l’un des seuls chemins qui permettaient de traverser cette partie de la ladera ouest depuis El Alto jusqu’au centre-ville, fut partiellement empierrée de la sorte dès la fin des années 1970.
47L’électricité fut installée par la municipalité il y a plusieurs décennies, puis améliorée en « action communale ». Le premier service qui fut installé dans le quartier est aussi le plus nécessaire à la survie : l’eau. La coopérative d’eau d’Alto Tacagua Sector 3 (Phajchani) fut créée le 10 juin 1971. Elle est toujours en activité aujourd’hui.
48Cependant, à Phajchani, les habitants sont formels : les améliorations des rues ont été réalisées par eux seuls jusqu’à tout récemment, et la municipalité a peu contribué. On ne trouve d’exemples de fourniture de matières premières de la part de la municipalité que pour l’empierrage de la rue Inca Yupanqui. Pourtant, les demandes n’ont pas manqué :
En février 1992, la junta demanda 20 tubes de 24 pouces pour des travaux sur la rue Inca Roca ;
Le 22 avril 1992, elle fit la demande suivante à la direction de l’action communale : les habitants se mirent d’accord en assemblée pour réaliser l’empierrage de la rue Inca Roca, de la rue Nueva América, la pose de gabions pour la rivière Phajchani ainsi que la canalisation de la rue Inca Yupanqui. En échange, la junta demanda du sable, des pierres et des vivres pour les 50 travailleurs encadrés par un superviseur. Un document ultérieur remercia le directeur de l’Action communale pour le matériel destiné à la rue Yupanqui ;
Le 5 octobre 1992, la junta sollicita à nouveau la municipalité pour exprimer son inquiétude face au risque lié à l’absence d’infrastructures de protection de base, s’agissant cette fois du drainage des eaux de pluie. Là aussi, une petite catastrophe avait déjà eu lieu : la zone avait subi des inondations liées à ces eaux de pluie. En même temps, la municipalité et les habitants avaient passé un accord pour travailler ensemble au moment où le système d’égout serait installé : main-d’œuvre contre matériel pour les drains et l’empierrage ainsi que des aliments. Le système d’égout ne fut jamais installé par la municipalité.
49Devant la quasi-absence de réponse de la municipalité, les habitants de la partie basse du quartier (Karawichinca) décidèrent de se prendre en main et de s’organiser. Le 13 août 1993, la junta envoya à la municipalité une demande de pierres et de sable pour ce secteur. La lettre mentionnait sans détour que face à l’absence d’aide de la municipalité, liée à son manque de ressources, les habitants eux-mêmes avaient décidé de réaliser le travail public. Il semblerait que cette demande soit restée lettre morte, puisque le 8 octobre de la même année, les habitants de Karawichinca envoyèrent une résolution à la junta où ils annonçaient la réalisation par leurs soins de nombreux travaux de protection de la partie basse : empierrage, réfection de canaux, construction de gabions.
50Cinq ans plus tard, la junta tenta à nouveau sa chance auprès de la municipalité en demandant au maire de macrodistrict une donation de sable et de pierres en vue de réaliser la canalisation de la rivière Kiswarani, premier pas pour l’accès aux véhicules sur la rue éponyme.
51Mais ce n’est pas tout. Si en 2007 la zone était accessible par les plus robustes des automobiles tout-terrain, c’est parce que les habitants eux-mêmes avaient « ouvert la rue », selon l’expression qu’ils utilisent. L’élargissement des voies d’accès est un combat que les habitants ont bien souvent mené contre ceux qui se voient affectés par ces travaux mais aussi auprès de la municipalité : il s’agit d’un des types d’ouvrages qu’il est impossible de réaliser avec la seule force motrice humaine et qui nécessite vraiment un tracteur.
52C’est ainsi qu’on trouve une demande de la junta à la direction des ouvrages publics de la municipalité le 30 juillet 1992 pour obtenir un tracteur afin de procéder au nivelage de la rue Inca Yupanqui. Il semblerait que cette demande soit également restée lettre morte ; un habitant raconte en effet comment il a réussi à saisir un tracteur de la municipalité qui se trouvait dans les environs :
Ici dans la zone, il y avait un tracteur, donc nous l’avons sollicité :
– Ton tracteur, donne-le nous, pour que notre… chemin s’abaisse un peu !
– D’accord, prenez-le !
Il nous l’a donné. […] C’est là que mes deux compagnons se sont enfuis, et ils m’ont laissé tout seul. […] A ce moment-là je tremblais, comme ça allait détruire les canalisations et tout ! […] Puisque les canalisations d’eau sont dans la rue. […] Je lui ai donné l’ordre, pour voir ce qui se passe : « Vas-y, pousse-le ! Il n’y aura pas d’autre occasion ! » […] C’est ainsi qu’il l’a poussé, sswiss ! Les canalisations, comme ça les a détruites, sswiss ! Les voisins aussi sont sortis […], en offrant quelques bières, donnant de la force au machiniste. […] C’est comme ça que nous l’avons mis, jusque-là. […] Et les canalisations se sont rompues. […] Et les maisons aussi, une partie fut détruite. […] Nous avions l’appui d’autres voisins et avons obtenu que personne ne nous en attribue la faute, vu que nous allions les réinstaller encore une fois. (Habitant de longue date de Phajchani)
53Cette longue citation plonge dans l’ambiance héroïque des débuts où les habitants devaient tout prendre en charge eux-mêmes et radicalement transformer l’espace pour leur bien-être, avec les moyens limités dont ils disposaient. Même les quelques gabions existants furent installés par les habitants.
54Un autre exemple de ces transformations est l’aplanissement du secteur de Karawichinca pour y construire des maisons : « L. avait parcellisé tout en commençant par ici, parce qu’ici c’était comme une espèce de mirador, comme une petite montagne. Ça, il l’a fait dégringoler, il l’a aplani, c’est pour ça [qu’il y a] des maisons » (habitant et membre du directoire).
55On comprend mieux comment il peut y avoir des maisons à cet endroit, coincées sur une espèce de plate-forme entre deux ravins : ce qui est aujourd’hui plat était, autrefois, topographiquement accidenté, comme le témoigne encore le relief qui se trouve tout autour. C’est le loteador qui en aplanissant a permis la construction de toutes ces maisons au bord du précipice.
56A travers ces exemples, on peut prendre la mesure des transformations de l’espace réalisées collectivement par les habitants grâce à un haut degré d’auto-organisation communautaire. On a également un aperçu de leur capacité à se muer en ouvriers spécialisés dans le bâtiment et dans le génie civil. Ce sont les efforts des habitants de Phajchani qui leur ont permis de se promener sur des rues empierrées et non plus en terre, ce qui représente un confort non négligeable : par temps de pluie, la terre se transforme en boue et il devient difficile de circuler, même à pied. Ce sont eux encore qui ont construit un forage et réussi à capter puis à distribuer l’eau – rendue plus ou moins potable par le chlorage – vers chaque foyer grâce à la force de gravité. Ce sont eux qui ont « ouvert la rue » au tracteur, fait et maintenu un système d’égout, canalisé une rivière, construit des escaliers, aplani un pan de montagne, posé des gabions, érigé un mur de contention, et construit toutes leurs maisons. Ils démontrent ainsi une capacité extraordinaire à la survie en milieu hostile. Ce n’est que dans un second temps que la municipalité a consolidé le travail et l’urbanisation.
4.3. Les risques à Phajchani, hier et aujourd’hui
4.3.1. Risques liés au pylône électrique et aux arbres morts
57On a vu que la junta n’a cessé de se préoccuper du problème des risques liés à l’absence de système d’égout, de canalisation de la rivière et de drainage des eaux de pluie, ce qui semble déjà démontrer une grande connaissance du sujet. Les habitants du secteur de Karawichinca se sont même préoccupés du risque d’effondrement d’un pylône électrique en raison des mouvements de terre provoqués par un voisin. L’observation sur le terrain montre que le risque est sérieux, même en dehors de mouvements de terre volontaires : le pylône de haute tension est installé sur un promontoire entre les deux ravins ; les câbles électriques passent juste au-dessus des habitations et oscillent parfois au gré des vents. On n’imagine pas les dégâts qu’occasionnerait une chute de ce pylône installé en zone à risque ainsi que des câbles qu’il soutient, dans un quartier densément peuplé.
58Un risque lié au précédent est celui de l’existence de grands eucalyptus morts dans les deux ravins, mais encore sur pied. Ceux-ci menacent de tomber sur les câbles de haute tension et les maisons. Là encore, la préoccupation des habitants devant ce problème est attestée par les archives : une lettre de la junta en 1998 et une lettre de la mairie de macrodistrict à la junta en février 2003 qui autorise à couper 10 arbres entre la rue Nueva América et la rivière Janko Kollo, sous la responsabilité exclusive des habitants. En 2007, un arbre mort menaçait encore des habitations.
4.3.2. Risques liés aux infiltrations d’eau
59Les infiltrations d’eau constituent un des fléaux de la ladera ouest. Certains secteurs sont tellement imprégnés qu’on observe parfois de véritables ruisseaux à l’intérieur des maisons. A Phajchani, presque tous les habitants sont touchés par l’humidité, les affleurements et les infiltrations d’eau.
60On a vu que des infiltrations d’eau massives plus importantes que la normale sont apparues au moins depuis 1994. La junta a essayé à maintes reprises d’obtenir une inspection de la part de la municipalité afin de déterminer si elles étaient véritablement liées à l’obsolescence du système d’égout. Au bout d’un moment, excédée de solliciter la municipalité en vain, elle a accusé le maire de macrodistrict d’être responsable des catastrophes futures : « Nous sollicitons la vérification immédiate des lieux affectés et nous déclarons en état d’alerte. Au cas où une calamité se présenterait, ce serait vous les responsables directs, parce que nous sommes fatigués de solliciter et qu’il n’y a pas de prise en charge de la part des techniciens du district » (lettre, janvier 1999).
61Cette lettre laisse transparaître le désespoir des habitants et leur extrême préoccupation face à ces problèmes.
4.3.3. Risques de tomber dans le précipice
62Si l’on se promène dans le quartier, on est frappé par l’étroitesse des chemins qui bordent les précipices et par le risque de chute mortelle (photo 36).
63En réalité, de nombreux habitants sont déjà tombés. On trouve trace de demandes de protections le long de la rue Inca Roca dès juillet 1994, à la suite de des accidents. La demande avait été faite dans un premier temps au Poste des urgences de la municipalité. Des documents de novembre-décembre 1999 montrent qu’un haut fonctionnaire de la municipalité était venu faire une inspection, accompagné de ses collaborateurs, et qu’il avait programmé un ouvrage d’urgence pour 1999. Pourtant, en janvier 2000, en pleine saison des pluies, l’ouvrage n’était toujours pas réalisé, et la junta déplorait la chute d’enfants et de personnes âgées dans le ravin.
64Le maillage d’une partie de la rue Inca Roca fut finalement programmé dans le POA et réalisé, mais son effet fut de courte durée : tout un pan de la rue se détacha et une partie du grillage fut entraînée dans le précipice. En revanche, les POA récents ont permis de faire de petites passerelles, escaliers ou barrières de protection à plusieurs endroits, réduisant considérablement le risque de chute (photo 37).
4.3.4. Risque de glissement de terrain pour les maisons situées en bordure des précipices
65Dans le secteur de Karawichinca, les maisons se trouvent à 2 ou 3 mètres du précipice du côté droit de la rivière Phajchani (photo 37). D’autres se trouvent exactement au bord du ravin des rivières Phajchani (photos 33, 38, 40, 42) et Janko Kollo (photo 39). Toutes ces maisons sont menacées par l’érosion des ravines et les glissements de terrain.
66Une « cheminée de fée » (farallón) s’est d’ailleurs détachée trois ans plus tôt, emportant de grandes quantités de terre et de pierres jusqu’à un endroit où, depuis, une maison a été construite.
67Les maisons situées le long de la rue Nueva América, elles aussi, sont exposées. D’un côté, cette rue paraît tout à fait normale avec ses rangées de maisons et ses échoppes (photo 40). De l’autre, les maisons donnent directement sur le précipice (photos 38 et 42). Pire encore, elles se trouvent sur un promontoire rocheux en cinérite volcanique (p’oke), largement érodé en dessous par l’humidité, les eaux souterraines et les eaux usées, à tel point que s’est formé un véritable « trou » de plusieurs mètres de profondeur au pied du promontoire rocheux, plus ou moins recouvert de végétation. Les habitants de longue date se souviennent qu’à cet endroit se trouvaient autrefois de véritables marais, comme l’atteste toujours la présence de plantes semi-aquatiques. On trouve encore, accolée à la dernière maison de la ruelle du dessous, une plate-forme témoignant des vestiges d’une maison en construction. La propriétaire avait acheté ce terrain vers 1996-1997 à un loteador, mais le terrain était tellement instable que la maison encore en construction s’était effondrée. S’étant enfin rendu compte de l’escroquerie, la propriétaire essaya de se faire rembourser le prix du terrain, sans succès. Aujourd’hui, elle est locataire dans une autre zone.
68Face au risque réel de la perte de toute une série de maisons et de vies humaines, la nouvelle junta n’est pas restée inactive. Une lettre envoyée le 5 avril 2004 au directeur de l’unité de « maintenance » de la municipalité résume le problème et la conscience du directoire :
A côté de la rivière Phajchani, nous avons dix maisons affectées par l’humidité souterraine dans la rue « final Landaeta » […]. Ces maisons sont au-dessus du p’oke et en plus il y a des infiltrations d’eau sous la terre. En tant que dirigeants de voisinage, nous sollicitons de votre autorité que la direction de la maintenance destine une partie du budget 2004 à la construction de gabions ou d’un mur de contention, afin de prévenir les calamités humaines et matérielles.
69Des membres de la junta racontent qu’ils ont réussi à obtenir la visite des techniciens de la municipalité dans la zone à plusieurs reprises, afin de leur montrer l’étendue du problème. Toutefois, cela ne s’est pas traduit en résultats concrets.
70Une inspection officielle du côté de la rivière Janko Kollo a été observée, où les fonctionnaires et techniciens eux-mêmes ont reconnu qu’il était absolument nécessaire d’obtenir un financement pour régler le problème de ce ravin instable en saison des pluies. Un responsable de l’Unité des bassins (Cuencas) avait promis d’essayer d’obtenir des fonds pour la canalisation de la rivière. Cela ne semble pas s’être concrétisé.
4.4. Perception du risque à Phajchani (complément)
71La perception du risque à Phajchani a déjà été présentée, notamment à travers deux enquêtes statistiques (3.1 et 4.1.3.), les récits de vie des personnes exposées (3.2.1.), le comportement du directoire de la zone depuis sa fondation (4.2.2), ainsi que des réunions des voisins de Karahuichinca (4.2.2). Quelques éléments empiriques complémentaires sont apportés ici grâce au traitement des entretiens formels et informels avec le logiciel Atlas/ti.
4.4.1. Le risque préoccupant
72Certains enquêtés sont conscients de la gravité du problème et se déclarent préoccupés. Le président, le vice-président et le secrétaire général de la junta actuelle se préoccupent également du problème, ce qui montre qu’il y a continuité sur ce point avec l’ancienne junta. Le président de la junta aimerait obtenir une stabilisation de la zone mais fait une évaluation très basse du nombre de maisons qui pourraient s’effondrer. Il est donc parfaitement dans son rôle.
73Un épisode révélateur de la perception des risques des habitants qui se trouvent au-dessus du « trou » sur la rue Nueva América a pu être observé :
Le 1er décembre 2005, plusieurs fonctionnaires-clés de la mairie de macrodistrict procédaient à une inspection du ravin de Phajchani sur demande du président, en présence de nombreux habitants. Un vieux monsieur, habitant d’un des quartiers situés plus haut, avait décidé de planter des pommes de terre au milieu du ravin, au-dessous des maisons et du trou dans la roche. Il avait installé un véritable système d’arrosage en prolongeant une canalisation d’eau jusqu’à cet endroit. Non seulement il avait remué la terre pour planter, mais il avait en plus arrosé abondamment au moyen de la canalisation. Cela risquait clairement de déstabiliser totalement un talus déjà extrêmement fragilisé. D’après un des voisins, il semblerait que l’homme plantait à cet endroit depuis plusieurs années. La situation était très tendue : le président et les habitants étaient très énervés. Ils lui avaient pourtant dit de ne pas arroser ni planter, mais le vieil homme avait passé outre. Par ailleurs, il fut accusé d’avoir insulté une femme et ses enfants. C’est ainsi qu’une petite assemblée d’habitants s’improvisa dans le ravin, en présence de membres de la mairie de macrodistrict convoqués pour l’occasion. Certains habitants parmi les enquêtés – ceux qui vivent au-dessus du trou – étaient proches des larmes. Une des femmes concernées prit la parole en disant : « Quand il pleut on ne dort pas ! Toi tu habites à trois blocs d’ici, tu as un endroit où t’allonger tranquillement, mais nous, ça peut s’écrouler à n’importe quel moment. Et toi tu en rajoutes et tu t’en fous, et en plus tu nous manques de respect ! » Toute l’assemblée était consciente que l’endroit était dangereux et qu’agir comme il l’avait fait aggravait la déstabilisation du sol. Les fonctionnaires en étaient également conscients, tout en affirmant qu’il n’y avait pas de budget pour un mur de protection.
Après quelques échanges houleux avec le vieillard, les voisins décidèrent d’arracher les plants. Ceux-ci étaient jolis et bien faits, en rangées successives bien ordonnées, avec des plants de trois mois déjà (une vingtaine de centimètres) et d’un beau vert chlorophylle. Les voisins avaient déjà arraché quelques rangées d’arbustes lorsque le pauvre homme se mit à les supplier à genoux, pleurant et implorant d’épargner les plants. En plus d’être très âgé, il était vêtu de haillons et semblait misérable. Les voisins le prirent en pitié et se figèrent un moment. A cet instant crucial, un des fonctionnaires de la mairie de macrodistrict, ex-président de la zone adjacente de Las Nieves, déclara : « La pomme de terre est une bénédiction de Dieu. » Cela fit tergiverser davantage les voisins. On voyait que malgré la préoccupation face au risque de catastrophe, ils avaient du mal à arracher de si jolis plants. Une discussion s’ensuivit sur le temps qu’il restait à attendre jusqu’à la prochaine récolte. Finalement, un compromis avec les voisins fut trouvé puis signé par l’intéressé, en présence de l’avocat de la mairie : on lui laisserait un délai de trois mois pour récolter, à condition qu’il ne fasse plus de mouvements de terre et surtout qu’il n’arrose plus, et que ce soit la dernière fois qu’il sème à cet endroit. Les voisins commencèrent alors à lui donner des conseils d’horticulture : « Ici dans l’Altiplano, tu n’as pas besoin d’arroser ! C’est assez humide comme cela. » Les racines paysannes de certains voisins remontaient et s’exprimaient au grand jour. Finalement, tout le monde partit content, heureux à l’idée d’avoir une petite récolte de pommes de terre dans le quartier. Certains lancèrent même : « On fera un watía1 dans trois mois ! »
Deux mois et demi plus tard (11 février 2006), une partie du champ de pommes de terre s’est effondrée dans un glissement de terrain. De l’eau ruisselait en permanence et des failles étaient apparues dans le sol. Deux des habitants des maisons du dessus se montrèrent disposés à connecter leurs tubes d’égout au tube de la rivière afin d’éviter que leurs eaux usées ne s’infiltrent dans un sol déjà gorgé d’eau ; le problème viendrait d’après eux du refus des autres voisins. Une habitante avait déjà confié en entretien qu’elle connecterait son tube le jour où un mur de contention serait construit dans le trou. Le voisin le plus affecté dit que lui aussi voudrait le faire, mais qu’il est impossible de s’organiser avec ces voisins de mauvaise volonté. Le « chacun pour soi » servait ici de justification à l’inaction. (Source : journal de terrain de l’auteur)
74Cet épisode de terrain montre que les habitants visiblement les plus touchés par le problème (présence visible d’un trou creusé par l’érosion et précédentes catastrophes à cet endroit) sont aussi les plus préoccupés, surtout au moment où les problèmes se révèlent aux sens, c’est-à-dire en saison des pluies. La préoccupation est telle que la nuit – un des seuls moments où toute la famille se trouve dans la maison – les personnes affectées n’en dorment plus, parfaitement conscientes de ce qui pourrait se produire. Pourtant, elles ne quittent pas leur logement pour autant.
4.4.2. Les perceptions ambiguës
75S’il existe une véritable conscience des risques chez certains, notamment les plus touchés, appuyée sur une palpabilité du risque (urgences et catastrophes passées), les perceptions n’en sont pas moins complexes.
76D’abord, tous les habitants ne perçoivent pas et ne réagissent pas de la même façon : certains savent, d’autres ne savent pas ou ne veulent pas savoir ; certains veulent de l’aide, d’autres non ; certains veulent partir, d’autres rester là, bravant la mort.
77Ensuite, il y a une contradiction entre le fait de percevoir parfaitement des conséquences funestes probables et le fait de rester exposé, ce qui génère des perceptions ambivalentes. On retrouve dans les entretiens la diversité des situations individuelles ou des foyers, ainsi que la difficulté pour les personnes affectées à se positionner vis-à-vis de ce problème, se préoccupant « un moment » lorsque le danger est palpable et pressant, puis plus du tout. D’autres cherchent la tranquillité en feignant une indifférence à la mort, ce qui constitue une manière possible de régler le conflit intérieur.
4.4.3. Le risque nié
78D’autres habitants nient tout simplement le risque, comme le loteador qui a vendu le terrain dans les marais, lorsqu’il évoque les terrains qu’il cherche à vendre un petit peu plus bas dans le ravin. On pourrait penser qu’il s’agit d’un cas isolé de défense d’intérêts individuels. Il n’en est rien : on peut évoquer plusieurs exemples d’occultation volontaire des risques.
4.5. Conséquences du risque
4.5.1. Conséquences sur l’immobilier
79L’une des conséquences malheureuses des risques est la dévaluation générale de l’immobilier exposé. Des habitants ont cherché à vendre leur maison sans succès, le risque s’étant manifesté de manière trop visible. La dévaluation est parfois telle que les prix atteignent des niveaux qui obligeraient à vendre à perte. Certains habitants obtiendraient de la vente de leur maison une somme inférieure au prix d’un nouveau terrain.
80Cela explique partiellement pourquoi de nombreux habitants restent dans une maison sur le point de s’effondrer. Ils ne souhaitent pas redevenir locataires, car cette option constituerait un déclassement social dont l’aversion dépasse largement la peur inspirée par le risque.
4.5.2. Urgences et catastrophes
81Les conséquences les plus graves se produisent évidemment lorsque le risque se manifeste sous forme d’urgences, d’accidents et de catastrophes.
Dégâts occasionnés par les intempéries
82Les maisons construites sans respecter les normes de protection architecturales souffrent des intempéries, en particulier lorsqu’elles sont en pisé, grignotées par l’eau et l’humidité. Un habitant raconte que sa maison a subi de gros dégâts en conséquence de l’averse de grêle du 19 février 2002 : une pièce est complètement fissurée et peut s’effondrer à tout moment ; des fissures petites mais nombreuses existent au plafond et dans la pièce principale. D’après lui, beaucoup de maisons ont souffert à ce moment-là car le pisé « se déplace comme du pain ». Par ailleurs, d’autres maisons ont été affectées dans le quartier en 2002. Plus récemment, l’éventrement d’une maison en briques à la suite d’un épisode de grêle a pu être observé dans un autre quartier (photo 41).
Maisons effondrées dans le ravin à la suite de son « élargissement »
83Ce n’est qu’en parcourant les archives de la junta que l’on a pu reconstituer la progression du ravinement des gorges du Phajchani et les catastrophes qui s’en sont suivies. Les témoignages oraux des habitants occultent la plupart des épisodes, donnant l’impression que seule la maison du bout de la rue Nueva América aurait été touchée et qu’il s’agirait d’événements ponctuels. En réalité, les habitants ont vu sous leurs yeux ce qu’ils appellent « l’élargissement du ravin », qui s’est étalé sur plusieurs années, chaque saison des pluies occasionnant des chutes de matériaux. En 1992 déjà, la junta se plaignait dans un courrier que « la rivière Phajchani tous les deux ans augmente l’ouverture du ravin, mettant en risque quatre maisons ». L’année suivante, les habitants étaient inquiets parce qu’« une grande partie du ravin a glissé ».
84En 1995, l’érosion provoqua cette fois la chute de quatre maisons. La junta attribuait la catastrophe « au manque d’égouts et de contrôle de la rivière Phajchani ». Les 8, 9 et 10 octobre 1997, une nouvelle chute de matériaux affecta 3 maisons qui se retrouvèrent – sans s’être déplacées – au bord d’un ravin en plein délitement. Même la rue Inca Roca était menacée. Le 13 octobre, la junta se déclara en état d’urgence face au maire de macrodistrict, mais on a vu le peu d’effet de ce genre de mesure.
85C’est ainsi qu’un des voisins perdit peu à peu les 3 chambres que son père avait construites sur ce qui est aujourd’hui le ravin, à 3 reprises sur une période de douze ans. Toute la famille s’est déplacée d’une chambre à une autre au fur et à mesure qu’elles s’effondraient. La dernière catastrophe eut lieu le 19 février 2002, ce qui permit à ce voisin de figurer sur la liste officielle des victimes de la catastrophe et de demander une indemnisation. Cet élément est à l’origine d’une polémique autour du programme d’aide aux victimes. En effet, après la catastrophe, ce voisin n’a pas quitté ce qui restait de sa maison éventrée (photo 42).
86Le conflit révèle de nombreux aspects liés au risque. D’abord, la perception des sinistrés, qui, malgré le danger, ne souhaitent pas déménager dans la maison que leur a attribuée le ministère du logement parce qu’il s’agirait d’une péjoration des conditions de vie de la famille. Ensuite, l’absence de solidarité avec une victime de catastrophe (déjà constatée pour d’autres cas). La catastrophe révèle également un conflit lié à l’usage du sol, cristallisé autour de la récupération du terrain de la maison affectée. On constate en même temps combien il est difficile de déloger quelqu’un, même lorsque la personne n’a aucun papier qui prouve son droit de propriété. Mieux encore, c’est parce que le voisin concerné n’a pas de papiers en règle qu’on a du mal à le déloger, la municipalité de La Paz n’étant pas davantage dans la légalité.
87D’autres catastrophes se produisirent aussi de l’autre côté du ravin de la même rivière. En 1998, une « grande » maison située sur la rue Vespuccio (photo 36) s’effondra. L’érosion progressant, au moment de l’enquête c’était au tour de la maison voisine, très fissurée, de s’écrouler.
Catastrophe du côté du ravin du Janko Kollo
88Quelques maisons de Phajchani, qui se trouvaient au bord de la rivière Janko Kollo, ont été affectées par un glissement de terrain en février 2003. On distingue encore les décombres de l’événement en contrebas, notamment les blocs de cinérite détachés. Les maisons n’ont pas été emportées mais certaines ont été écrasées par de grands eucalyptus. Les habitants des 3 habitations touchées eurent à peine le temps de sortir de chez eux et fuir jusqu’à la ruelle adjacente, mais il n’y eut finalement que des dégâts matériels : terrasse, mur, escaliers et câbles détruits.
89Ainsi, de nombreuses catastrophes d’importance se sont déjà produites dans cette zone relativement petite, mais elles n’ont occasionné que des dégâts matériels. La relative lenteur des glissements de terrain à La Paz permet généralement de fuir à temps, ce qui explique le ratio peu élevé de décès par catastrophe dans la ville.
Nombreuses chutes dans le ravin
90A Phajchani, les pertes humaines sont plutôt dues aux chutes de passants dans les précipices. Elles se produisent parfois en saison des pluies en raison des sols rendus glissants par l’eau et de l’étroitesse des chemins qui bordent les ravins. D’autres causes immédiates existent aussi, comme l’ivresse des passants, la faiblesse des personnes âgées ou encore l’inattention ou la témérité des enfants. En d’autres termes, il s’agit généralement des personnes les plus vulnérables à ce type d’aléa. Certains en meurent, d’autres sont blessés, d’autres s’en sortent quasiment indemnes. De nombreux témoignages d’accidents de ce genre ont été récoltés. Par exemple, il y a quelques années, un retraité qui déambulait sur le chemin bordant le Janko Kollo trébucha sur une pierre et termina sa chute dans le ravin. L’actuel président le « sortit » mais celui-ci décéda sur le chemin de l’hôpital. Devenu président, il fit construire un escalier protégé par une rambarde, grâce au budget du POA.
91Une lettre de la junta à la « direction de district » du GMLP évoqua le problème et l’indignation des habitants après la mort d’un garçon tombé dans le ravin. Pourtant il aurait suffi d’installer un maillage de protection, comme l’avait demandé la junta. En 1997, celle-ci déplorait 6 morts dans des chutes de ce type.
92Ainsi, plusieurs personnes sont mortes en tombant dans les précipices des 2 rivières, surtout celui de la rivière Phajchani. Il s’agit d’un risque et de catastrophes que les habitants et la junta évoquent plus facilement que celui qui pèse sur les maisons. On peut envisager comme explication que les conséquences de la notoriété de ce risque sont moins néfastes puisqu’il s’agit d’accidents individuels ne provoquant pas nécessairement la dévaluation du quartier.
4.6. Autres problèmes importants de la zone
93Le panorama de la zone de Phajchani ne serait pas complet sans l’évocation de toute une série de problèmes qui ne concernent pas directement le risque de catastrophe mais dont la prise en compte est nécessaire pour appréhender cette problématique.
4.6.1. Le problème des conflits et de la solidarité
94L’étude des formes que prennent la solidarité et le conflit dans la zone donne des renseignements utiles sur les capacités des habitants à faire face collectivement à l’adversité ou, à l’inverse, sur certains facteurs qui augmentent leur vulnérabilité.
95Une observation s’impose d’emblée : dans la zone, les conflits sont omniprésents à tous les niveaux et dans tous les domaines, dès qu’il se présente un enjeu important. Cette constatation dépasse largement le cadre d’une zone, d’un quartier, d’un district ou même d’une ville en Bolivie, mais on se bornera à relever les éléments pertinents pour l’étude de la zone de Phajchani.
Disputes entre voisins
96Outre les fréquentes disputes intrafamiliales parfois importantes au sein des foyers du quartier, il existe également de nombreuses disputes entre voisins qui dans certains cas empêchent l’action collective de protection. Par exemple, la prolongation des tubes d’évacuation des eaux usées au-dessus de la rivière Phajchani est une mesure d’atténuation des risques indispensable et urgente qui a pourtant été retardée par le conflit et l’absence d’organisation entre voisins.
97Les habitants interrogés ont souvent avoué qu’ils ne parlaient pas beaucoup à leurs voisins par crainte de conséquences malheureuses, notamment des ragots. Certains regrettent l’unité perdue du quartier qui était, autrefois, un espace de dialogue.
Conflits entre habitants et junta
98De nombreux conflits existent également, à Phajchani et ailleurs, entre les habitants et le directoire de la junta (en particulier, la personne du président), témoignant d’une vraie coupure entre les deux alors que la junta n’est composée que d’habitants élus entre pairs. Le directoire d’une junta est presque toujours critiqué par les habitants, et rarement félicité, comme s’en plaignent de nombreux présidents. Il est possible, cependant, qu’avec l’augmentation des sommes gérées par les juntas, liée à la pénétration et à l’élargissement du système de la participation populaire, les conflits deviennent plus aigus. Les habitants savent aujourd’hui que les sommes en jeu sont importantes et exercent un contrôle plus serré sur leur directoire. Les critiques adressées sont parfois fondées, parfois moins, mais ne manquent jamais.
Conflits à l’intérieur de la junta ou de la coopérative d’eau
99De nombreux conflits traversent également le directoire des juntas. La coopérative d’eau de Phajchani elle aussi n’échappe pas aux conflits ou aux querelles. Les habitants avaient réussi à obtenir de haute lutte des sacs de ciment pour construire un second forage, ouvrage urgent et nécessaire. Les sacs étaient gardés chez le président de la coopérative et, après plusieurs mois, les travaux n’avaient toujours pas démarré. Les habitants ont alors perdu patience et accusé le président d’utiliser ces sacs pour des travaux personnels. Finalement, l’ouvrage fut construit et le conflit disparut.
100On peut faire l’hypothèse qu’en l’absence de confiance et de contrôle sur l’utilisation des ressources par les représentants de quartier, l’un des seuls moyens qui restent en cas de doute est celui de l’accusation de malversation, ce qui a parfois pour effet de dénouer des situations, parfois de les tendre et d’augmenter les dissensions au sein du quartier. Dans un contexte d’incertitude et de lutte de chacun pour sa survie, les habitants doivent inventer des moyens d’établir ou de rétablir une confiance institutionnellement non garantie (malgré l’existence des comités de vigilance).
Conflit entre les loteadors et les autres voisins
101Il existe un conflit sérieux au sein même de la zone entre certains habitants qui souhaitent parcelliser et vendre les terrains se situant sur le lit de la rivière récemment captée, et les autres qui veulent défendre le seul espace vert qui leur reste. Nous y revenons plus en détail dans la section 4.6.4.
Conflits entre secteurs de la zone
102Certains secteurs se sentent parfois abandonnés par les dirigeants d’une junta, non représentés ou dominés au sein du directoire, ou en conflit ouvert avec les habitants d’un autre secteur. Il peut alors se former des groupes d’habitants à base géographique qui se réunissent parallèlement à la junta pour obtenir des améliorations pour leur secteur. C’est le cas des habitants de Karahuichinca, qui allèrent jusqu’à envoyer des « votes de résolution » à la junta, s’auto-organisant en « action communale » pour divers ouvrages (empierrement, égouts, gabions, etc.). Il semble y avoir polarisation entre ces habitants et les autres.
103D’autres habitants dans la partie supérieure de la zone, sans doute frustrés par l’absence d’ouvrages dans leur secteur, ont même cherché à faire sécession et à créer leur propre junta de voisinage, cela afin d’obtenir le contrôle direct sur les ressources du POA annuel.
Conflits entre juntas ou entre zones
104Les conflits entre juntas ou entre zones sont nombreux dans les districts d’étude. Il s’agit souvent de conflits sur des limites de juridiction, ou sur la construction d’un ouvrage ou d’un bâtiment important pour les habitants. Phajchani n’y échappe pas. Par exemple, les limites administratives entre Phajchani et Bajo Tacagua sont tellement intégrées dans les esprits que cette barrière a empêché un ouvrage important pour les enfants des deux zones. Il aurait contribué à éviter que ceux-ci jouent sans protection au bord des précipices.
Conflit avec un syndicat de transport
105A La Paz, les transports urbains sont entièrement privés et organisés en corporations (« syndicats »). Ce sont ces organisations qui fixent les tarifs, organisent les routes empruntées et homologuent de nouvelles lignes. Phajchani a eu un différend avec le syndicat San Cristobal à propos des prix : le syndicat refusait de baisser les tarifs de la course de 1.30 Bs à 1 Bs comme l’avaient fait les autres corporations de la ville, à la suite de la conversion des bus au gaz naturel. Finalement, un accord fut trouvé après de longues négociations conflictuelles.
Réflexions sur la fragmentation et la collectivité
106Les conflits tendent à se cristalliser autour du contrôle et de la distribution d’un bien ou d’un service – argent du POA, sacs de ciment, gestion des ouvrages pour telle ou telle rue, transport et accessibilité de la zone, terrains et usage du sol, coût des transports – ou autour du contrôle d’une organisation qui donne accès à ces biens et services (la junta par exemple). Ils sont exacerbés par le contexte de manque (pauvreté, absence d’infrastructures et de services, etc.) qui rend ces enjeux d’autant plus désirables. L’analyse des champs sociaux (Bourdieu et Wacquant, 1992) aiderait ici à mieux comprendre ces logiques.
107Les conflits incessants et omniprésents donnent une image d’extrême fragmentation de la zone, de luttes d’intérêts personnels ou de petits groupes. Ils ne doivent pas masquer les formidables capacités d’organisation communautaire qui existent. Cette dualité est un paradoxe que l’on retrouve dans toute la société bolivienne. D’un côté, un extrême corporatisme (Lavaud, 1998), une fragmentation sociale en petites unités et la lutte de chacun pour sa survie et son intérêt personnel propre. A cet égard, les affrontements entre mineurs à Huanuni (département d’Oruro) au début d’octobre 2006 pour le contrôle d’une mine, dans un contexte de hausse du prix des matières premières, sont révélateurs : les liens dans la corporation étaient plus forts que l’ethnicité (aymara) et que la classe sociale (ouvriers des mines). En même temps, l’Etat était encore trop faible pour imposer sa régulation : dans un Etat de droit puissant, l’affrontement se serait déplacé vers le pouvoir judiciaire à travers l’exécutif national. En Bolivie, cette puissance (devenue confiance) des institutions étatiques, qui aurait permis dans le cas de Huanuni d’éviter une violence physique extrême, ne semblait pas exister. Ainsi, on pourrait croire que Phajchani, à l’image du reste de la société bolivienne, ait été pendant longtemps une zone socialement fragmentée au point de ne pas pouvoir mobiliser autour d’une conception du bien commun. Cette perception est renforcée par les témoignages de membres de juntas qui déplorent « l’apathie » des habitants et leur indifférence révélée par l’absentéisme aux assemblées.
108En réalité, il existe en Bolivie une puissance de mobilisation collective tout à fait remarquable, centrée sur des représentations de l’intérêt général. Elle s’est traduite notamment par l’émergence des mouvements sociaux et l’arrivée au pouvoir d’Evo Morales consécutives à une série de mobilisations sans précédent. La démocratie bolivienne a changé en raison de cette nouvelle puissance de mobilisation des masses (García Linera, Prada Alcoreza et al., 2007).
109A Phajchani, le collectif se crée, se manifeste et se renforce par l’intermédiaire d’au moins 3 grands types de pratiques sociales : « l’action communale », les assemblées de la junta et les événements sociaux.
« L’action communale »
110Ce mécanisme déjà évoqué est celui de l’auto-organisation communautaire par excellence. Les habitants le pratiquent en tant que membres d’une junta ou d’une coopérative d’eau. Chaque foyer est invité à donner sa force de travail manuel au service du collectif. On l’a vu, cette pratique était très courante au début de l’établissement des habitants dans la ladera pour transformer un espace hostile en espace adapté aux nécessités de base des habitants. Aujourd’hui, elle se pratique surtout pour la maintenance des infrastructures et des services qui ne sont pas pris en charge par les pouvoirs publics : égouts, canalisations d’eau, parfois nettoyage des rues, etc.
111Le 3 juillet 2005, par exemple, une « action communale » dans la zone fut un remarquable succès, notamment en termes de participation. Des dizaines d’habitants, équipés de pioches et de pelles, ont creusé dans les rues adjacentes à la rue Nueva América (vers le Janko Kollo) pour remplacer les vieilles canalisations d’eau en métal par des tubes neufs en plastique. C’est la coopérative d’eau qui mobilise le plus pour ce type de travail collectif en raison des exigences de l’entretien de l’infrastructure d’eau potable.
Les assemblées de la junta
112Les assemblées à Phajchani sont généralement suivies par quelques dizaines d’habitants réunis dans la rue devant le pont Nueva América, faute de disposer d’un local. Elles constituent des occasions d’évoquer non seulement le travail de la junta, mais également les problèmes et conflits existant dans la zone. L’assemblée du 24 juillet 2005, par exemple, a évoqué les points suivants : présentation du nouveau président du district et de l’enquêteur ; compte-rendu des petits POA programmés et en cours d’exécution ; état d’avancement de la canalisation de la rivière ; problème de l’effondrement possible de deux maisons le long de la rue Inca Roca ; éclairage public ; manifestation ; nécessité d’un terrain de sport ; appétit des loteadors pour l’espace situé dans le ravin ; nouveau pont Nueva América pour lequel la municipalité va chercher des financements ; nombreux autres points divers.
113L’assemblée de la junta constitue donc un instrument d’auto-organisation et de renforcement du collectif.
Les événements sociaux
114Il existe deux événements sociaux majeurs qui mobilisent collectivement les habitants de la zone : l’anniversaire de fondation de la junta, parfois objet d’une petite fête, et l’anniversaire du quartier de Tacagua, le 3 mai, en honneur au saint patron « de la Sainte Croix », ou Señor del 3 de Mayo, dont le culte remonterait au moins aux années 1920. Autrefois, le quartier encore semi-rural servait de site pour une procession religieuse. La fête du 3 mai est l’occasion de la « passation du saint » ou preste : l’effigie du saint passe de famille en famille. L’avoir chez soi est un grand honneur qui se mérite par l’organisation d’une fête plus somptueuse que celle de l’année précédente et qui s’étire souvent sur plusieurs jours. Parallèlement, des « associations folkloriques » et « fraternités » préparent leurs troupes de danseurs déguisés qui défileront le 3 mai dans le quartier, accompagnées de fanfares. L’une d’entre elles fut fondée à Phajchani en 1989. Le fondateur estime que 25 % des habitants de Phajchani participent à ces défilés très exigeants en temps de préparation (nombreuses répétitions) mais aussi en argent (costumes très onéreux).
115Ces fêtes permettent aux habitants de tout Tacagua de socialiser et d’affirmer leur identification au quartier, qui se mêle à l’appartenance religieuse.
4.6.2. Relations avec les partis politiques
116Les relations entre les associations d’habitants (junta, coopérative d’eau) et les partis politiques à Phajchani ne sont pas visibles au premier abord. Toutefois, les recherches montrent qu’elles ne sont pas négligeables et qu’il y a eu de chaque côté la volonté de nouer des interactions et des échanges de bons procédés. Ces interactions sont révélatrices de la relation des habitants au politique et des hommes politiques aux habitants, chacun étant guidé par l’intérêt de l’organisation qu’il représente : les habitants souhaitent l’obtention d’ouvrages ou de matériel de construction, et les hommes politiques souhaitent l’obtention de votes. Observons cela de plus près.
117Premièrement, les présidents de Phajchani font de la politique eux-mêmes ou ont sollicité des faveurs politiques. Le président, par exemple, s’est affilié personnellement au parti Unidad Nacional. Cela lui a donné des facilités pour demander des sacs de ciment en vue de la construction d’un nouveau forage : ils obtinrent 70 sacs de ciment en échange du vote des habitants de la zone, avec l’aide du président. Les archives font état de nombreuses sollicitations à des hommes politiques de tout bord, de la droite néolibérale à la gauche.
118Le populisme, voire l’évergétisme politique, structure les campagnes électorales. Il s’agit véritablement d’achat et de vente du vote des habitants. La démocratie se réduit donc ici à l’obtention d’avantages matériels, faisant totalement fi du type de politique proposé, et l’on n’exprime aucun embarras face à cette situation qui convient aux deux types d’acteurs. Des témoignages rapportent même la « proclamation » de l’orientation politique de la zone envers des candidats ou des élus.
119Cependant, même si les dons des hommes politiques semblent avoir une certaine efficacité politique, les habitants savent jouer avec ces stratégies. Ils disent souvent que « tout est bon à prendre » et qu’en fin de compte « le vote est secret ».
4.6.3. Le système de la participation populaire à Phajchani
120Tout au long de la période du terrain, on a pu observer à quel point le système de la participation populaire était important pour la zone. C’est lui qui aujourd’hui structure l’activité de la junta et lui donne de l’importance en lui octroyant un budget annuel. Même si les lois existent dès 1994-1995, ce n’est qu’au début des années 2000 que le système commence à fonctionner de manière plus régulière. La junta de Phajchani a perdu plusieurs fois l’argent de son POA pour des raisons obscures. Il aurait été réaffecté à d’autres zones, ou aurait servi pour l’asphaltage de l’avenue Julio Tellez. Le fait est qu’en 2001, quasiment aucun ouvrage n’avait été réalisé. D’un autre côté, les sommes allouées étaient faibles. Elles ont augmenté à mesure que les sources de revenu de l’Etat grossissaient, notamment grâce aux hydrocarbures : 33 000, puis 44 000 Bs en 2004, 56 000 Bs en 2005 et 86 000 Bs en 2006 pour chaque zone du district 5, après quoi une réforme municipale de la répartition des POA selon plusieurs critères fit différer les sommes allouées à chaque zone. Certaines zones ont désormais un budget annuel bien supérieur à 100 000 Bs.
121Les POA à Phajchani ont permis de faire quelques ouvrages de protection indispensables qui ont réduit notamment le risque de chute dans le ravin : pont, passerelle, escalier avec rambarde de protection. Ils ont également amélioré l’état de plusieurs rues et fait un tout petit parc pour les enfants. Ainsi, les POA n’ont pas permis de fournir une solution totale au problème des aléas naturels ou socionaturels, mais ils ont participé à la réduction de certaines vulnérabilités. A la fin de la période de terrain (2008), les habitants vivant au bord des ravins restaient gravement menacés, et si les POA amélioraient un peu l’aspect de la zone, les problèmes de fond se maintenaient. Par ailleurs, l’ouvrage majeur de la zone, la canalisation de la rivière, avait été réalisé par des fonds provenant de la coopération extérieure. C’est alors que la junta, après plusieurs tentatives, fut proclamée gagnante du concours municipal d’amélioration intégrale des quartiers, appelé Barrios de Verdad. En 2010, les ouvrages étaient encore en cours d’exécution et allaient largement transformer la zone. Avec un investissement de 3,2 millions de bolivianos, soit l’équivalent de plusieurs dizaines de POA d’un seul coup, Phajchani devrait en sortir méconnaissable. Toutefois, on considère ici la zone comme « pré-Barrios de Verdad ». Il est impossible de savoir, à la lecture des transformations prévues par le projet, si celui-ci réglera le problème des maisons et des habitants les plus exposés, même s’il contribuera sans nul doute à réduire de nombreuses vulnérabilités et à améliorer la vie des habitants. L’existence et le contenu de ce programme ainsi que le fait que la zone ait été sélectionnée sont des éléments essentiels dans l’étude de la vulnérabilité et des capacités.
4.6.4. Le problème foncier
122Le cadre général des problèmes fonciers dans la ladera et des logiques à l’œuvre a été décrit au chapitre 1. Ce qui suit présente plus concrètement les problèmes fonciers à Phajchani, qui ont à voir avec la construction du risque et de la vulnérabilité et sont typiques de ce qu’on rencontre dans d’autres quartiers.
La difficulté à faire respecter la délimitation officielle
123Comme le rappelle le président de la zone, le plan d’urbanisation existe avec ses « rues droites » et larges, mais « sur le terrain ça continue, les rues sont étroites » et incurvées. Le président se plaint de la résistance des habitants à l’élargissement des rues, soit pour entrer en conformité avec le plan, soit pour le modifier avec leur accord. D’après lui, ils refuseraient de céder même 10 centimètres de maison. Toutefois, il constate un changement avec les nouveaux venus, qui permettent l’amélioration de la zone.
124Il existe par exemple un problème sérieux à la rue Nueva América, où ceux qui se trouvent du côté du ravin, coincés entre le précipice et la rue, imaginent mal de céder un mètre pour permettre de transformer la rue en voie carrossable pour les véhicules. Ils rejettent la responsabilité sur les voisins d’en face, qui eux n’auraient rien cédé.
125On mesure la difficulté à défendre et faire respecter les espaces publics contre les empiètements privés, y compris à propos d’espaces à haut risque âprement disputés ou d’espaces d’utilité publique avérée. La lutte contre les loteadors pour la défense des espaces situés en bas du ravin l’illustre de façon encore plus frappante.
Le conflit autour de la parcellisation du ravin
126Dès l’annonce de la canalisation de la rivière Phajchani, certains habitants sans scrupule se précipitèrent pour prendre possession des terrains situés à côté de la canalisation, les jugeant désormais aptes à être vendus ou construits. Or, ces terrains sont situés dans le lit de la rivière, certes canalisée, mais qui un jour peut reprendre ses droits ; ils se trouvent surtout au-dessus de « cheminées de fée » qui menacent de s’effondrer, le ravin étant encore en plein processus érosif.
127La junta de Phajchani luttait depuis au moins 1993 contre les velléités des loteadors dans cet endroit. En 1995, elle demanda au maire de macrodistrict de lui fournir 200 petits arbres à planter dans le ravin pour profiter de l’espace vert et « embellir la ville ». La lutte contre les loteadors constituait bien sûr une raison non formulée ici, ainsi que… la gestion du risque. En effet, la plantation d’arbres dans le ravin aurait considérablement diminué le processus érosif à l’œuvre à ce moment-là. Le conflit autour des terrains situés dans le ravin a duré plus d’une quinzaine d’années.
4.7. Interprétations et conclusions
128Les éléments précédemment exposés permettent de saisir les facteurs les plus importants de vulnérabilité tant au niveau des foyers exposés que de la zone elle-même. Ils permettent également de comprendre la construction des risques à Phajchani puis, en établissant des relations entre tous les éléments, de décrire un modèle de régulation sociale des risques. C’est dans cet ordre que les conclusions sur Phajchani vont être présentées.
4.7.1. Vulnérabilité et capacités actuelles des foyers exposés
129La vulnérabilité est en perpétuelle évolution. La qualifier synchroniquement est donc difficile en raison de son aspect contingent. On ne peut qu’évoquer la vulnérabilité des enjeux à un ou des aléa(s) donné(s) et à un moment donné.
130Les grands facteurs de vulnérabilité et de capacité au niveau des foyers peuvent être ordonnés autour des facteurs d’exposition :
Maisons au bord de ravins géologiquement actifs ;
Fragilité des maisons ;
Facteurs de coproduction de l’aléa : poids (parfois plusieurs étages), eaux usées, absence d’ouvrages de protection.
131La catastrophe est donc imminente et il est urgent pour les personnes exposées de déménager. Or, même lorsqu’il existe une alternative immobilière, la famille ne déménage généralement pas. La vulnérabilité majeure serait donc la difficulté à vivre ailleurs que dans la maison à risque actuelle, et les causes de ce facteur principal de vulnérabilité sont en elles-mêmes des facteurs de vulnérabilité :
L’emploi est souvent informel et précaire, et il est difficile pour les familles d’assurer des sources de revenus régulières et abondantes ;
Il s’agit de catégories socioprofessionnelles basses, à faible capital scolaire et dominées sur le marché du travail ;
Les familles sont plutôt nombreuses (autour de trois enfants en moyenne), d’où la nécessité accrue de rentrées d’argent ;
Les problèmes intrafamiliaux (abandon de famille, violences, alcool, etc.) augmentent les difficultés à faire face à l’adversité et la précarité ;
Les maisons, les terrains et les matériaux de construction sont bon marché, ce qui permet de construire des étages ou des pièces supplémentaires. D’où l’impossibilité de retrouver le même standing dans un « meilleur » quartier, forcément plus cher ;
Il est difficile de vendre à un bon prix à cause du risque lorsque celui-ci est manifeste ;
Un propriétaire est d’une certaine façon plus vulnérable qu’un locataire pour plusieurs raisons : il est attaché à la maison et plus exigeant car il lui est nécessaire de préserver sa condition de propriétaire. Redevenir locataire serait pour lui un déclassement social. Les propriétaires exigent maintenant une zone équipée et ne sont pas prêts à déménager dans un quartier qui ne disposerait pas des services de base ;
Le domicile est généralement proche de lieux stratégiques comme le lieu de l’emploi, par exemple le centre-ville. Déménager dans un endroit excentré et lointain pourrait compromettre leur stratégie de survie.
132Certaines capacités à faire face émergent des données exposées ici et viennent tempérer les facteurs de vulnérabilité précédents. Il s’agit essentiellement du fait que les personnes exposées ont des stratégies de survie ou d’amélioration de leur condition qui sont loin d’être inefficaces. Quelques facteurs de vulnérabilité se retrouvent d’ailleurs ici en tant que construction de la résilience :
Des capacités d’adaptation à la précarité permettent aux personnes exposées de saisir n’importe quelle opportunité qui se présente, notamment de travail ;
La proximité des lieux stratégiques permet des économies de coûts de transport ;
Les locataires constituent une appréciable source de revenu permanente ;
Le travail des adolescents permet d’élever le revenu du foyer. Toutefois, il s’agit d’un facteur de résilience à court terme et de vulnérabilité à long terme puisqu’il rend plus difficile la scolarisation ;
L’échoppe familiale et le travail des femmes permettent d’obtenir des sources de revenus ;
L’émigration à l’étranger génère des revenus et annule temporairement l’exposition.
133Les éléments récoltés sur la perception du risque ne permettent pas de déterminer si celle-ci peut être considérée comme un facteur de vulnérabilité ou de résilience. En effet, les plus exposés tendent à percevoir parfaitement le risque encouru, notamment en raison des nombreuses catastrophes passées qu’ils n’ont pas pu ne pas observer. Pourtant, ils ne déménagent pas. Cette situation paradoxale oblige les enquêtés à résoudre psychologiquement la contradiction de diverses manières de façon à pouvoir vivre avec le risque extrême.
4.7.2. Vulnérabilité et capacités actuelles de la zone
134Le même genre d’observation au niveau de la zone entière de Phajchani donne, bien entendu, des résultats sensiblement différents. Les facteurs de vulnérabilité suivants ont pu être identifiés grâce aux données recueillies :
Exposition des habitants et des infrastructures à plusieurs risques : intempéries, chutes de maisons et de personnes dans les ravins, infiltrations d’eau et inondations, chute d’un pylône électrique, agressions, maladies et infections, etc. ;
Manque d’infrastructures et de services dans la zone ;
Manque de ressources pour les ouvrages, les matériaux de construction, etc. ;
Omniprésence des conflits, fragmentation de la zone et méfiance des voisins entre eux ;
Difficulté d’accès du quartier, qui limite l’arrivée des secours, le développement de la zone, etc. ;
Déficience des systèmes de gestion des déchets solides et liquides ;
Difficulté de parler du risque en public et aux niveaux supérieurs ;
Difficulté à faire appliquer les normes ;
Niveau éducatif, capital économique et capital social limité des habitants.
135Cette vulnérabilité, qui limite considérablement les capacités à prévenir les aléas, les risques et les catastrophes, à y faire face et à s’en remettre, est cependant tempérée par certains facteurs de protection :
Forte capacité d’auto-organisation des habitants pour tout ce qui concerne la zone : la junta, les ouvrages, le règlement des conflits, etc. ;
Junta efficace, active et innovante, disposant d’un avocat ;
Capacité de mobilisation collective et communautaire des habitants et renforcement de l’identité de quartier grâce aux événements sociaux ;
Réelle volonté des habitants d’améliorer leur zone et leur condition ;
Capacité à convoquer et à jouer avec le pouvoir politique, les pouvoirs publics et les autres organisations susceptibles d’aider la zone, et coordination avec la municipalité en voie d’amélioration substantielle ;
Début de protection sociale : amélioration du système de la participation populaire et des POA, coopération extérieure, interventions municipales, consolidation du quartier ;
Capacités limitées mais non négligeables des habitants à produire un espace plus sûr : système d’égout, drainage des eaux de pluie, gabions, escaliers, etc. ;
Scolarisation des nouvelles générations : les jeunes adultes tendent à avoir un niveau éducatif beaucoup plus élevé que leurs parents et entrent souvent à l’université ;
Volonté de faire respecter les normes d’usage des sols : fin de la tolérance envers les nouvelles installations en espaces municipaux à risque, imposition de normes de « ligne et niveau », etc.
136Un facteur supplémentaire peut jouer dans un sens ou dans l’autre en fonction d’éléments conjoncturels : les qualités du directoire de la junta de voisinage et en particulier du président. Son autorité charismatique détermine partiellement la qualité de l’écoute des pouvoirs publics. Le président doit savoir obtenir l’appui des habitants de sa zone puis se faire entendre auprès des autorités, jouer de son capital social et de son pouvoir de nuisance, être actif et dévoué à l’amélioration de sa zone, trouver des affinités et acquérir le respect des autorités et de ses pairs. D’après l’observation de terrain, les zones dont les présidents avaient obtenu une position élevée dans l’association communautaire et le comité de vigilance du district 5 tendent à être plus « avancées » que les autres ou à obtenir davantage d’aide des autorités.
4.7.3. Construction et régulation sociale du risque
137Le risque à Phajchani n’est pas une donnée, mais une construction temporelle en perpétuelle évolution. Les recherches microhistoriques et ethnographiques permettent de remonter aux « causes-racines » (Wisner et al., 2004) du risque en saisissant d’abord les conditions de possibilité de l’exposition, puis la construction et l’évolution de la vulnérabilité. Ce travail d’explication causale diachronique se distingue de celui qui consiste à qualifier synchroniquement la vulnérabilité et les capacités actuelles des unités étudiées.
Conditions de possibilité de l’exposition et coproduction de l’aléa dans les gorges de la rivière Phajchani
138L’exposition des enjeux fut quasiment créée avec l’arrivée massive des habitants dans le secteur, surtout à partir des années 1970-1980. Les conditions de possibilité de leur établissement sont multiples.
139D’abord, on trouve d’une part l’émigration massive de paysans vers les villes en général et La Paz en particulier, à partir des années 1950, culminant dans les années 1970-1990, à Phajchani comme ailleurs ; de l’autre, la croissance urbaine interne de La Paz. Ces deux facteurs provoquent un besoin accru de terrains et de biens immobiliers dans la ville alors que les espaces constructibles sont déjà presque tous occupés, et en conséquence une intensification de la pression sur les laderas.
140Du côté des laderas, cette pression sur les sols provoqua la mise en place de conditions permettant la vente de terrains. Les propriétaires abandonnèrent l’agriculture et l’élevage et cédèrent à la logique de la propriété privée, tirant un petit bénéfice de la vente de leurs parcelles. A partir de là, les conditions de possibilité de l’établissement des habitants en zone potentiellement exposée aux aléas furent réunies puis réalisées.
141Ces facteurs généraux dérivés de l’histoire de La Paz ne suffisent pourtant pas à expliquer la construction du risque à Phajchani. Dans ce cas précis, il existe une coproduction de l’aléa, suivie d’une coévolution de l’aléa et des vulnérabilités.
142D’abord, l’aléa naturel concerné, le ravinement provoqué par un travail érosif de la rivière Phajchani, était nettement plus faible avant l’établissement des habitants dans la ladera. Bien entendu, le ruisseau et les blocs de cinérite sensibles à l’eau existaient déjà avant l’arrivée des habitants, mais le ravinement et l’érosion furent de toute évidence nettement renforcés par les transformations dans l’hydrologie induites par le rejet de plus en plus massif d’eaux d’égout à la suite de l’établissement des habitants, et par d’autres changements favorisant le ruissellement (disparition de la couverture végétale, etc.).
143Il y a donc coproduction de l’aléa entre des facteurs naturels préexistants et des facteurs naturels induits par l’activité humaine, ou plus simplement entre la nature et la société.
Coévolution de l’aléa et des vulnérabilités
144La vulnérabilité peut être conçue comme le produit de l’interaction entre facteurs d’exposition et capacités insuffisantes. Dans le cas présent, la société a eu un impact important non seulement dans la production de l’aléa, mais aussi dans son évolution et dans celle de la vulnérabilité. D’une part, comme on ne peut parler de vulnérabilité que par rapport à un aléa, l’interaction qui s’établit entre la société et l’aléa détermine une partie de la vulnérabilité elle-même à travers les facteurs d’exposition : la vulnérabilité n’est pas la même face à un aléa puissant que face à un aléa faible. D’autre part, puisque la société concernée devient en partie responsable de l’évolution de l’aléa, et que des facteurs internes déterminent sa capacité à prévenir, atténuer, se préparer, faire face, etc., elle est également à l’origine de la manière dont la vulnérabilité évolue. Ainsi, l’aléa et la société concernée par lui sont à l’origine de l’évolution de l’aléa et d’une partie de la vulnérabilité.
145Les analyses qui séparent totalement les aléas et la vulnérabilité, telles que le modèle crunch (Wisner et al., 2004), ne permettent donc pas d’expliquer totalement le processus de construction du risque. L’exemple de Phajchani l’illustre bien. L’histoire de la junta révèle les demandes insistantes, répétées et de plus en plus catastrophées de celle-ci auprès des autorités municipales, prévoyant des catastrophes qui finissent par se produire. Elle donne la mesure du désespoir des habitants qui voient peu à peu le ravin s’élargir, finissant par emporter des maisons et menaçant les suivantes. La junta n’a eu de cesse de demander notamment :
Un système d’égout municipal ;
Des inspections face aux infiltrations d’eau et une aide à la rénovation des égouts ;
La canalisation de la rivière Phajchani ;
Le maillage du bord du ravin Phajchani ;
La construction et la rénovation des escaliers sur la rue Inca Roca ;
La construction d’un complexe sportif dans le ravin ;
La construction d’un parc pour les enfants ;
Des gabions et murs de contention pour le ravin du Phajchani ;
L’ouverture d’un chemin du ravin vers l’avenue Buenos Aires, et de Karawichinka vers l’avenue ;
Et, à une occasion, la plantation d’arbres dans le ravin du Phajchani.
146La junta utilisa tous les moyens de pression à sa disposition : caractère stratégique de la rue Inca Roca, entre El Alto et le centre-ville ; sollicitations infinies ; menaces ; médiatisation ; flatterie des hommes et partis politiques pour obtenir des matériaux de construction. Malgré cela elle n’obtint pas de réponse favorable de la municipalité. Si la municipalité avait accédé à ces requêtes, l’aléa eût été mieux maîtrisé. Les catastrophes auraient peut-être été évitées ou atténuées. La municipalité connaissait très bien la zone et ses risques, les catastrophes passées (chute de maisons, de personnes dans le ravin, etc.), et elle n’a pas réagi. Finalement, ce sont les habitants eux-mêmes qui ont produit et travaillé l’espace pour le rendre habitable autant que faire se peut, d’un côté rendant possible la vie en zone exposée, et de l’autre ne réussissant pas à atténuer le risque. Ainsi, l’aléa aggravé par la présence humaine n’a pas été tempéré par des actions appropriées et a induit des changements constants dans l’exposition, ce qui explique l’évolution conjointe, ou coévolution, des deux facteurs du risque (aléa et vulnérabilité).
La régulation sociale du risque, ou le jeu entre perception, gestion et construction du risque
147L’histoire de Phajchani révèle également un autre élément important pour l’interprétation. D’une part, les habitants étaient parfaitement conscients du risque, ou pour le moins le sont devenus à mesure qu’il se manifestait, ce qui rejoint les conclusions des analyses précédentes : les personnes et les niveaux directement concernés (foyers et juntas déjà affectés et pouvant l’être encore davantage) sont conscients du risque et préoccupés par sa gestion, contrairement aux autres niveaux, moins proches du terrain (association communautaire, FEJUVE, municipalité, Etat central). D’autre part, on a vu que l’aléa et l’exposition socio-écologique nécessitaient urgemment une compensation à travers des mesures de gestion des risques, ce que les habitants savaient. C’est pourquoi il y eut tentative de la base d’impulser la gestion des risques et même la prévention en ce qui concerne l’installation de nouvelles maisons dans le ravin. Comme la plupart de ces démarches n’ont pas abouti, les facteurs de vulnérabilité ont pu se renforcer et augmenter le risque jusqu’à la catastrophe.
148En conséquence, si l’on se réfère à la régulation sociale des risques, on a une forte conscience des risques, mais une série de facteurs empêchent de concrétiser cette volonté en gestion des risques, ce qui participe du processus de construction et de permanence du risque (figure 11).
149Tous les points de la figure 11 ont été expliqués à gros traits, sauf le passage du point 3 au point 4 : pourquoi les habitants n’ont pas pu obtenir ou pratiquer une gestion des risques appropriée alors même qu’ils avaient pleinement conscience des aléas et de leur vulnérabilité et qu’ils n’ont eu de cesse de réclamer de l’aide. On peut proposer des éléments de réponse. D’abord, entre la fondation de la junta et la fin de la première administration (1989-2003), le système de la participation populaire s’est mis en place puis s’est peu à peu amélioré et assaini. Mais les montants des POA restaient faibles et les ouvrages dépendaient de la bonne volonté de la municipalité ou d’autres bailleurs de fonds. Or, la municipalité de La Paz traversait une période d’extrême confusion et d’instabilité politique et financière qui a rendu difficile la mise en place de politiques publiques cohérentes. La désorganisation de la municipalité (perte de dossiers, incohérences, etc.) a contribué à l’absence de mesures d’atténuation pourtant prévues de longue date. La municipalité préférait laisser les habitants gérer les infrastructures dans les zones périphériques, éventuellement appuyés par la direction de l’action communale ou les POA naissants. C’est ce qui s’est produit à Phajchani, où les habitants ont réalisé tout ce qui leur était possible. Cependant, ils n’ont pas été capables de mettre en place une gestion des risques qui aurait nécessité des moyens hors de leur portée (arborisation, ingénierie, murs de contention, etc.), d’où leurs demandes constantes d’appui extérieur à cette fin.
* * *
150L’examen du détail d’un espace sociogéographique précis – correspondant ici surtout à la junta de Phajchani et à une portion du bassin de la rivière éponyme – met en relation le niveau des individus et des foyers, leur perception des risques, leur vulnérabilité et leurs capacités à faire face aux aléas, avec celui de la zone, de son histoire, de la production de l’espace par les habitants et leur difficulté à gérer les risques de catastrophe et à obtenir de l’aide. Parmi les résultats les plus remarquables, on peut souligner l’existence d’interactions fortes et d’influences réciproques entre l’aléa et la (micro)société concernée, tant à travers la coproduction de l’aléa que de la coévolution de l’aléa et des vulnérabilités qu’il contribue à faire exister.
151Le modèle de la régulation sociale du risque dans le ravin de la rivière Phajchani constitue un résultat semi-autonome de l’étude de l’objet à ce niveau, à la fois théorique et ancré dans la réalité du terrain.
Notes de bas de page
1 Spécialité andine cuite sous terre avec des pierres chaudes et qui comprend des pommes de terre.
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