Chapitre 3 – Perception du risque, vulnérabilité et résilience des foyers
Texte intégral
1Ce chapitre rend compte de la perception des risques, la gestion des risques, la vulnérabilité et la résilience au niveau des foyers les plus fortement exposés au risque de glissement de terrain dans les quartiers d’étude. Le matériau de base consiste en une trentaine d’entretiens complets réalisés avec des habitants fortement exposés1. L’échantillon se répartit dans les quartiers de Phajchani et Las Nieves et marginalement San Juan Tembladerani Parte Baja et Bajo Tacagua, avec une prédominance de personnes vivant au bord de la rivière Janko Kollo, puis de la rivière Phajchani. Dans un premier temps, ces entretiens furent traités quantitativement au moyen de statistiques descriptives, afin d’en extraire l’essentiel. Ensuite, ils furent traités qualitativement afin de produire des analyses et interprétations concernant chaque foyer interrogé.
3.1. Analyse statistique des entretiens avec les habitants vivant en situation de risque élevé
2L’analyse statistique des réponses fournies aux entretiens avec les habitants les plus exposés fournit une vision globale de la situation des enquêtés et de leur famille, ainsi que de leurs perceptions et stratégies. Elle permet de mettre en perspective le risque dans le contexte des stratégies familiales. On ne présente ici que le résumé des aspects saillants qui ressortent de cette analyse2.
3L’échantillon se compose de 30 individus constituant une partie des habitants les plus exposés des quartiers d’étude. Même si cet effectif est limité et non représentatif de la population de la ladera ou même des quartiers choisis, il n’en est pas moins significatif en ce qui concerne la situation des habitants les plus exposés de ces zones. Il s’agit tendanciellement de familles pauvres ou très pauvres, en manque constant de ressources et contraintes à économiser sur toutes les dépenses pour pouvoir tant bien que mal satisfaire leurs besoins vitaux. L’économie domestique des enquêtés semble à la merci du moindre choc (catastrophe, accident, maladie, chômage, etc.).
4Parmi les habitants les plus exposés, on ne trouve pas seulement des migrants des provinces alentours, mais également des familles de La Paz repoussées là par le marché de l’immobilier. Les catégories socioprofessionnelles et le niveau d’étude des enquêtés sont bas. La plupart sont ouvriers, petits commerçants ou artisans et travaillent dans les quartiers aisés ou commerçants du centre-ville. La distribution sexuée des rôles semble attribuer aux femmes les tâches domestiques, de vente au marché ou à la boutique et d’employée subalterne.
5Ainsi, la proximité des sources d’emploi (centre-ville) est un élément important dans les décisions de vivre dans la ladera ouest, permettant notamment de faire baisser les coûts du transport.
6La plupart des chefs de famille interrogés parlent l’aymara, mais ils ne l’enseignent plus à leurs enfants, devenus de vrais Pacéniens et dépassant leurs parents en qualification. L’identification à la culture urbaine est très importante, même lorsque des contacts ont été gardés avec le village rural d’origine. Tout cela s’intègre dans une stratégie d’accès à la citoyenneté, à travers le fait de vivre, de travailler et de posséder une maison dans une grande ville. C’est pour cette raison que les enquêtés cherchent à se fondre dans la culture urbaine et à s’intégrer dans leur quartier.
7Malgré leur pauvreté, les enquêtés sont fort mobiles à l’intérieur comme à l’extérieur de la ville, mais il s’agit d’une mobilité temporaire. Certes, elle importe beaucoup dans les stratégies des foyers d’étude. Cependant, les stratégies spatiales des enquêtés restent largement ancrées dans les laderas, la majorité y vivant depuis des décennies, ce qui les rend en quelque sorte prisonniers du risque.
8La plupart des enquêtés étaient locataires avant de s’établir dans leur maison actuelle, où ils sont venus dans le but d’accéder à la propriété et de se trouver proches de lieux stratégiques. Parfois il s’agit également de raisons familiales. Une fois leur maison (auto)construite, ils louent à leur tour des pièces à des familles locataires afin de générer des revenus supplémentaires. Leur établissement a été facilité par la médiation de leur famille ou d’individus liés au quartier, puis le terrain acheté à des loteadors.
9La maison, elle, est équipée de manière rudimentaire et soumise à des problèmes liés à l’eau (approvisionnement, infiltrations, humidité, etc.). L’accès et l’approvisionnement aux services de base posent également de nombreuses difficultés.
10En ce qui concerne le capital social mobilisable en cas de besoin, l’enquête montre que les individus comptent essentiellement sur leur famille. Des organisations sont parfois mises à contribution ou sollicitées, comme les Eglises, la junta ou les syndicats, mais elles semblent jouer un rôle plus marginal dans les stratégies des foyers.
11Finalement, il faut rendre justice à la variété et à la complexité des perceptions du risque des enquêtés, qui rendent toute généralisation extrêmement difficile. Certains pensent que le risque de catastrophe existe, d’autres non, et d’autres ont une position intermédiaire. Cependant, ces résultats montrent de manière générale une certaine absence de positionnement fort face au risque de catastrophe, qui constitue rarement une préoccupation principale pour les enquêtés et se trouve relégué loin derrière la maison, l’argent, la famille (sur laquelle leur capital social repose), l’éducation et la santé (difficile à assurer en l’absence de protection sociale) au niveau du foyer, et derrière l’amélioration générale des infrastructures et des services au niveau du quartier. Lorsqu’on insiste et qu’on pose des questions spécifiques sur le risque, les réponses peuvent devenir surprenantes, révélant par exemple une bonne connaissance de l’aléa, mais le fait demeure que le risque constitue rarement une priorité pour les enquêtés. C’est pourquoi certains foyers qui disposent d’une deuxième maison en lieu sûr n’envisagent pas de déménager.
3.2. Perception du risque des enquêtés d’après les données qualitatives
12L’analyse statistique a fourni des éléments fondamentaux pour l’étude de la vulnérabilité, la résilience, la construction du risque et la gestion du risque, du point de vue des logiques des foyers exposés. Toutefois, ils ne sont pas suffisants en soi et furent complétés par l’observation, bien sûr, mais également par une analyse des entretiens grâce au logiciel Atlas/ti de traitement des données qualitatives.
3.2.1. Les personnes exposées et les présidents de junta
13Les personnes exposées de même que les présidents de junta ont des perceptions très diverses du risque, que l’on a classifiées comme suit grâce au logiciel Atlas/ti :
Le risque nié ou occulté. Certains habitants nient ou occultent le risque et les catastrophes alors même qu’ils en ont été les victimes ou qu’ils vivent dans un endroit très exposé ;
Le risque quasiment inexistant. Une nuance subtile de la perception précédente (« le risque n’existe pas ») consiste à tellement minimiser le risque que cela revient quasiment au même ;
Le risque existant dans le passé mais désormais totalement sous contrôle. Un président de junta, faisant écho au discours du maire, affirme que le risque est maintenant totalement « contrôlé » grâce aux ouvrages de protection ;
La terre est ferme, contrairement à celle des terrains voisins. Le mythe de la « terre ferme » revient fréquemment dans les entretiens : « C’est un endroit de terre ferme, c’est ferme, ce n’est pas comme d’autres endroits » (un président de junta). Parfois, l’enquêté invoque la solidité du sol à l’endroit exact de sa maison, contrairement aux alentours, et nie le risque chez soi en l’amplifiant chez l’autre ;
La conscience totale du risque. D’autres habitants ou présidents ont une conscience aiguë du risque et même des raisons qui expliquent que les habitants s’exposent. Ils se tiennent prêts à évacuer leur propre maison ;
Le risque important qui nécessite une intervention municipale. Une variante de la conscience aiguë des risques est celle qui l’assortit d’une volonté d’intervention municipale afin de les réduire. C’est le cas par exemple du comité de vigilance du district 4, ou du président de Kenani Pata qui a envoyé une lettre à la mairie de Cotahuma pour demander le drainage des eaux souterraines, préoccupé par les possibilités de catastrophe. On citera aussi l’épisode de l’inauguration des travaux du belvédère Jach’a Kollo, le 29 janvier 2006 : les habitants ont saisi l’occasion de la présence du maire pour lui montrer tout un pan de montagne, un peu plus loin, qui menaçait de s’effondrer en raison de l’absence de collecteur d’eau ;
Le risque important mais le déménagement trop difficile. La conscience du risque ne s’accompagne pas forcément d’une action immédiate qui corresponde à cette perception. C’est le cas par exemple lorsque des habitants fortement exposés se trouvent dans l’incapacité de déménager. Ainsi, cette habitante d’une maison reposant sur un talus en train de s’effriter par pans entiers, dans le quartier de Villa Nuevo Potosi (photo 32), explique pourquoi elle ne part pas : « Mais qu’est-ce qu’on va faire ! Il n’y a pas d’endroit où vivre ; l’argent, il n’y en a pas pour s’en aller ailleurs. Maintenant nous espérons que ça se vende en tant que terrain pour nous en aller dans une autre maison, ailleurs » ;
Le risque important accompagné d’un projet de déménager. D’autres sont conscients du risque auquel ils sont soumis et ont des projets de déménagement réalisables ;
Le risque important accompagné de mesures d’autoprotection. Une perception fréquente est celle où la famille connaît et vit avec le risque en prenant des mesures de précaution élémentaires, telles que le maintien des drains, l’imperméabilisation du sol, etc. ;
Le risque important accompagné de mesures de protection communautaires. Dans ce cas de figure, les habitants sont conscients du risque et prennent des mesures de travail collectif afin de le minimiser, telles que le nettoyage des bouches d’égout ;
L’absence de crainte de la mort. Lorsqu’on les interroge sur la peur, les habitants commencent souvent par dire qu’ils n’ont peur de rien, avant d’évoquer leur préoccupation réelle : la survie au quotidien. On retrouve souvent chez les enquêtés l’expression d’un dédain envers la mort, une philosophie de vie considérant que ce n’est pas ce qui peut leur arriver de pire ou que de toute manière la mort est inévitable. La peur de manquer surpasse alors la peur de la mort. Cette peur du manque est exactement le contraire de la sécurité humaine définie originellement comme « libération du manque » (freedom from want) et « libération de la peur » (freedom from fear) (Alkire, 2002) ;
Les perceptions autocontradictoires. La contradiction dans le discours reflète peut-être une confusion de la perception du risque, et/ou une tentative d’occultation. Un président de junta, par exemple, affirme que « la terre est ferme » et qu’il n’y a aucun risque dans sa zone, mais à la fin de l’entretien il évoque un petit glissement de terrain dans sa zone qui a détruit quatre maisons, dont les habitants ont été relogés à El Alto. On trouve à plusieurs reprises deux discours différents sur les risques tenus par la même personne. Le président d’une junta avait assuré en entretien que sa zone était sans risque. Quelques jours plus tard, il affirma que toute la ladera était à risque, en particulier sa zone et ses environs.
Quelques remarques sur ces perceptions
14Il n’a pas été possible de dégager de facteur socio-économique déterminant pour les perceptions (âge, sexe, profession, niveau éducatif, etc.). D’autres facteurs ont retenu l’attention, notamment des facteurs sociaux ou contextuels.
15D’une manière générale, malgré la grande diversité des perceptions recueillies (qui vont d’une connaissance et d’une conscience élevées du risque jusqu’à leur absence totale), une tendance émerge : le risque de catastrophe tend à être sous-estimé ou minimisé par les personnes exposées, du moins lorsqu’il ne leur pose pas de problème grave. Même lorsqu’une forte conscience existe, on ne parle pas volontiers du sujet et l’on ne se mobilise pas facilement pour chercher de l’aide. Il en va de même des présidents de junta : malgré leurs différences de perception, la tendance est à la minimisation du problème. En réalité, le risque tend à rester socialement invisible à La Paz. Même lorsque leur maison s’effondre, les habitants évitent que cela ne s’ébruite. Par exemple, malgré une relation intense avec la junta de Phajchani, plusieurs semaines auront été nécessaires à l’auteur avant qu’il connaisse les maisons dont des murs s’étaient effondrés, ce qui est souvent difficile à discerner depuis l’extérieur.
16Toutefois, le risque de catastrophe tend à devenir une préoccupation majeure des habitants et des juntas à trois moments :
En cas de catastrophe importante ;
Lorsque l’aléa se manifeste (pluies abondantes, rivières qui grossissent, etc.) et que la peur se cristallise chez les personnes exposées ;
Lorsque l’exposition devient manifeste, par exemple en cas de catastrophes importantes à proximité de la maison, de fissures dans la maison, de signes physiques de déstabilisation ou d’érosion des sols à proximité.
17Ces conditions sont parfois réunies pour rendre le risque socialement visible. Le reste du temps, le risque reste invisible. En ce qui concerne la gestion des urgences, les juntas tendent à s’en désintéresser, surtout lorsque les problèmes sont ponctuels (une seule maison est affectée par exemple, ou seules quelques maisons éparses).
3.2.2. Les autorités locales
18Les données d’observation montrent que les autorités locales pratiquent une gestion du risque largement centrée autour de mesures techniques d’atténuation des aléas. Le discours qui l’accompagne, au niveau de la municipalité centrale, est une affirmation de l’efficacité de ces mesures et du caractère résiduel du risque, comme l’attestent les cartes officielles. D’un autre côté, la perception des fonctionnaires est souvent bien plus proche de la réalité que leurs discours, et ils disposent de toute l’information nécessaire sur les risques objectifs. Ce qui compte ici encore, ce n’est pas la perception « intime » des gestionnaires, mais bien les « discours de perception » et les pratiques qui les accompagnent. On ne revient pas sur le pragmatisme de la gestion municipale du risque, décrite au chapitre 9. Ce qu’il est difficile d’admettre publiquement, pour des raisons politiques, c’est que plus de la moitié des habitants vivent en situation de risque de catastrophe. D’un autre côté, les mesures non structurelles sont plus difficiles à mettre en place et politiquement coûteuses.
3.2.3. Les habitants donnent une leçon de relativisme
19La « conscience du risque », dont les gestionnaires déplorent souvent l’absence, n’est pas quelque chose de « naturel » ou de normal dans une société, mais plutôt le produit de la perception – essentiellement occidentale et scientifique – qu’il existe une probabilité de dommages qui devrait être évitée par des mesures techniques et non techniques. La gestion du risque, qui aujourd’hui apparaît aux experts et aux décideurs comme évidente, voire irréfutable, est même en Occident une construction historique opérée sur le long terme depuis la fin de l’Ancien Régime (Favier et Granet-Abisset, 2000 ; Favier, 2002 ; Favier et al., 2005).
20Un autre élément de relativisme induit par les perceptions des habitants est qu’il existe un fossé entre le vocabulaire expert et profane. Les personnes exposées n’utilisent pas le terme de vulnérabilité (Heijmans, 2001), et même si elles se sentent vulnérables, elles ne l’expriment pas de cette manière. Les théories centrées autour des livelihoods3 sont sans doute plus proches de ces préoccupations. Les enquêtés utilisent parfois la notion de risque, mais comme un synonyme de « catastrophe ».
3.2.4 Eléments interprétatifs et théoriques à propos des perceptions observées
21D’abord, il faut dire ce que ces perceptions ne reflètent pas. En effet, une vision externe (que l’on trouve par exemple chez des habitants riches de La Paz) tendrait à faire passer le comportement des habitants pour ignorant, vain ou indifférent, lui attribuant un caractère irrationnel et illogique.
22De nombreuses explications théoriques existent dans la littérature au sujet des perceptions du risque ; parmi elles, certaines semblent plus significatives et spécifiques à cette étude de cas – même si elles sont sans doute généralisables à d’autres cas.
23D’une part, la philosophie de l’action générale proposée ici considère le comportement des habitants comme logique et explicable. Au niveau individuel ou des foyers, des personnes ont migré et/ou se sont établies dans la ladera parce qu’elles percevaient leur précédent lieu de vie comme insatisfaisant et inacceptable. Comprise de cette manière, l’acceptation du risque de catastrophe est une stratégie de résilience à d’autres risques plus pressants, perçus comme plus importants ou plus immédiats. Ce type de raisonnement est partiellement capturé par l’approche en termes de sécurité humaine, qui reconnaît implicitement que les habitants sont pris dans un filet complexe de menaces naturelles, humaines et sociales. Ils peuvent être conscients de ces éléments à des degrés divers, mais leur capacité à analyser les dangers et les solutions un par un est limitée. Ils ont plutôt tendance à analyser ces éléments comme un tout, en suivant des logiques socioculturelles davantage que purement individuelles, et tireront des conclusions sur la meilleure manière de faire face à cet ensemble (comme par exemple migrer, ou « accepter » un risque pour en réduire un autre), étant donné leur trajectoire, leur position sociale, leurs chances objectives et leurs diverses formes de capitaux. Il faut donc lier l’analyse des perceptions des foyers à leur situation antérieure et présente, mais aussi à des facteurs sociaux qui les dépassent et qui sont différents de la somme des choix individuels.
24La ségrégation sociale, les inégalités et la violence symbolique couplée à l’adaptation des espérances aux chances (Bourdieu, 2005b) permettent d’expliquer que certains aient à faire un choix tragique de ce type (accepter le risque de catastrophe pour diminuer les risques socio-économiques) et s’y adaptent, et que d’autres n’aient pas à le faire. Ainsi, le « choix » du lieu de vie s’inscrit dans une stratégie individuelle de résilience – se rapprocher des commodités de la ville, des lieux stratégiques en termes d’emploi, de réseaux sociaux, etc. – et dans une structure sociale inégalitaire. On se retrouve dans un cas typique de la classification de Zeigler, où le risque de glissement de terrain entoure la zone de bénéfice (Zeigler, Johnson et al., 1983). Les laderas concentrent ce risque et se situent autour du centre-ville et de ses prolongements, zones de bénéfice y compris pour les habitants de la ladera (bassin d’emploi, de services publics, etc.).
25Toutefois, à mesure que les quartiers se consolident et s’intègrent dans la structure et les réseaux urbains, on se retrouve également dans le cas de figure où risques et bénéfices se concentrent au même endroit, étant donné l’augmentation des avantages propres à vivre dans les laderas (dotation en services, valorisation de la propriété immobilière, etc.). Ce « côté brillant » du risque est important dans les stratégies et la perception des habitants, et dans la décision concernant leur lieu de vie et donc, in fine, le risque.
26D’autre part, un élément complémentaire explique la non-visibilité du risque : la convergence d’intérêts. Il s’avère que le risque est embarrassant pour tous les acteurs. C’est son « côté obscur », cette fois-ci, qu’il faut considérer.
27Du côté de la municipalité, il était jusqu’à récemment difficile de reconnaître que plus de la moitié des habitants vivent en zone à risque, ce qui obligerait à prendre des mesures potentiellement hors d’atteinte en termes de coûts financiers ou de faisabilité, mais aussi de coûts politiques ou d’image de la ville. Par ailleurs, le discours dominant sur la naturalité de la catastrophe ou la seule technicité des réponses possibles masquait les responsabilités sociales et politiques, la vulnérabilité et les solutions non structurelles (planification du territoire, gestion de l’usage des sols, etc.). Ce discours, qui avait le mérite de proposer des solutions simples, a tendance à être accepté par l’ensemble de la population.
28Du côté des habitants exposés, tous leurs efforts sont tournés vers la légalisation et la consolidation de leurs quartiers, dont il est important de démontrer l’habitabilité fondamentale. Mieux encore, l’étude de la régulation sociale du risque dans le ravin du Janko Kollo (chapitre 5) montre que la question importante ne concerne pas, en dernière analyse, le degré de conscience du risque des personnes exposées, leur connaissance de l’aléa, de leur exposition ou de leur vulnérabilité. La question la plus importante est bien de comprendre la stratégie de perception du risque mobilisée par les personnes exposées, et comment cette stratégie, socialisée ou non, joue dans la décision de s’exposer ou non, de prendre des mesures de protection, et de rendre le risque visible socialement ou non. Or, les habitants exposés ont investi des efforts considérables pour s’adapter à l’environnement hostile de la ladera et s’y établir, qui ont résulté en une certaine stabilité orientée autour de la maison et de la junta. Ils ne fournissent pas moins d’efforts et de ressources pour pouvoir vivre et rester dans la ladera et améliorer leur condition, cherchant à obtenir le droit de vivre dans leur quartier et à le consolider avec des améliorations légales et concrètes. Dans cette stratégie il y a peu de place pour le risque, et certainement pas pour la reconnaissance du caractère inadapté de la topographie et de l’hydrographie à l’établissement humain. Le risque, lorsqu’il se publicise, crée également une dépréciation des zones concernées et fait baisser l’attractivité du lieu et les prix des terrains, ce qui ne convient pas non plus aux habitants et à leurs juntas. Leur stratégie de perception est donc orientée vers la minimisation du risque, de même que leur stratégie de vie en général.
29Tout cela explique qu’il existait, au moins jusqu’en 2008, une véritable convergence d’intérêts divergents vers la non-visibilité du risque. On peut la comparer à une espèce d’omerta (loi du silence) sur le risque ou, si l’on préfère, à un consensus tacite sur la non-visibilité des risques et des catastrophes.
30Ce phénomène est sans doute renforcé par la probabilité relativement faible du risque de mourir ou de perdre sa maison par rapport à d’autres risques. Essayons de comparer le nombre de victimes ou d’affectés par les catastrophes avec celui de victimes ou d’affectés par d’autres problèmes urbains (accidents de la route, maladies, accidents domestiques, accidents du travail). En l’absence de statistiques fiables sur les catastrophes à La Paz, il est difficile de tirer des conclusions définitives. Cependant, un rapport mentionne qu’entre 1976 et 1986, on a recensé 2 033 personnes affectées par les catastrophes, soit environ 200 par an, ou 20 par jour en saison des pluies. La ville de La Paz comptant environ 500 000 habitants en 1970 et 627 814 en 1986, on peut prendre une moyenne d’environ 550 000 habitants pour la période et faire le calcul suivant : 200/550 000 100 = 0,036 % = 0,36 ‰. Il se trouve qu’en 2006, il y eut environ 4 900 morts et blessés (dont 285 morts) dans les accidents de la route dans le département de La Paz, qui comptait 2 350 000 habitants en 2001, que l’on arrondit à 2 500 000 habitants pour 2006. Cela fait un pourcentage de 1,96 ‰ pour le département. En outre, en milieu urbain, il y avait environ 19 % de personnes malades ou accidentées en 2003-20044. On a dénombré également 9 349 cas de violence, d’agression sévère ou de vol dans le département de La Paz en 2006, soit un pourcentage de victimes pour cette année d’environ 3,7 ‰. Enfin, on a compté 12 109 cas de dénonciation de violences domestiques et intrafamiliales dans le département de La Paz en 2006, soit 3,1 ‰ (le taux réel est bien entendu largement supérieur).
31Ces comparaisons sont certes très approximatives puisque l’estimation de base du nombre d’affectés par les catastrophes est imprécis et que l’on mélange des statistiques départementales et locales. Le nombre de cas a certainement nettement augmenté depuis les années 1970-1980 et ils ne sont pas tous recensés. Toutefois, même ces approximations permettent de donner une idée des ordres de grandeur. On constate que le risque de perdre sa maison est beaucoup plus faible que la plupart des autres risques comme les violences domestiques, les maladies et les accidents. Le fait de s’installer en zone exposée équivaudrait donc seulement à ajouter un risque relativement bas par rapport aux autres.
3.3. La vulnérabilité et la résilience des foyers aux aléas physiques
3.3.1. Les facteurs de vulnérabilité
32Pour synthétiser les résultats obtenus sur la vulnérabilité des foyers dans les quartiers d’étude, on appliquera un découpage analytique des facteurs de vulnérabilité aux données recueillies sur le terrain grâce aux différentes méthodes utilisées.
33L’encadré 1 résume les principaux facteurs de vulnérabilité rencontrés au niveau des foyers. Ces éléments peuvent être situés sur une échelle allant de la présence à l’absence. Leur combinaison détermine ce que Sen appelle les capabilités, autrement dit la marge de liberté du foyer, le pouvoir ou l’incapacité à agir (Sen, 1999). Dans le cas présent, on cherche à énumérer les facteurs qui empêchent les individus et les foyers de se préparer et de faire face adéquatement aux aléas et aux catastrophes.
34Dans l’ensemble, les enquêtés disposent de capacités d’autoprotection relativement réduites. Toutefois, elles sont nettement différenciées selon les familles. Par ailleurs, la protection sociale disponible pour ces familles est généralement faible, mais elle peut être également différenciée, notamment entre ceux qui disposent d’une couverture maladie, entre les quartiers, etc. En conséquence, même dans un échantillon qui paraît à première vue homogène (les familles et les quartiers du district 5 sont dans l’ensemble pauvres, avec un accès limité aux services de base), des différences significatives dans la vulnérabilité existent.
Encadré 1 – Principaux facteurs de vulnérabilité aux aléas physiques des foyers étudiés
Facteurs d’exposition
1. Facteurs d’exposition physique :
Sévérité de l’aléa, localisation de la maison par rapport à cet aléa. Cela peut être très différent d’une maison à l’autre (cas de Phajchani par exemple).
2. Facteurs qui aggravent l’exposition :
Mauvaise gestion des déchets solides ; pas de système d’égout adéquat. Les eaux sont rejetées en contrebas. Pas de drainage.
Capacités insuffisantes à prévenir des aléas et des catastrophes, à s’y préparer, à y faire face et à s’en remettre
3. Facteurs physiques :
– Problèmes de santé (liés par exemple à l’humidité de la maison, l’absence d’isolation et de chauffage ou la mauvaise qualité de l’eau.) et de non-accès aux soins : beaucoup se contentent de traitements à base d’herbes et de thé ;
– Sous-nutrition et malnutrition : problème courant dans la ladera, surtout chez les enfants ;
– Travail physique pénible source d’accidents : les nombreux accidents du travail qui affectent les chefs de famille contribuent fortement à la vulnérabilité de la famille.
4. Facteurs juridiques et légaux :
L’insécurité juridique liée à l’absence de légalisation des parcelles et des maisons aggrave les difficultés du foyer.
5. Facteurs techniques :
– Peu ou pas de mesures d’autoprotection contre les risques : drainage des eaux, imperméabilisation, etc. ;
– Problèmes liés à la précarité de la maison : déficience des protections architecturales (matériaux et fondations déficients, absence de murs de contention, etc.), humidité et infiltrations d’eau.
6. Facteurs politiques :
– Facteurs de pouvoir : position sociale subalterne, faible capital culturel (bas niveau d’étude), etc. ;
– Faiblesse de la protection sociale étatique (santé, retraite, chômage, etc.), faiblesse de la protection sociale municipale dans certains quartiers.
7. Facteurs économiques :
– Faible capital économique : bas revenus ;
– Précarité de l’emploi : chômage, instabilité de l’emploi, mauvaises conditions de travail, etc. ;
– Endettement ;
– Capitalisation sur une seule maison : la famille perd tout si elle perd la maison.
8. Facteurs sociaux et familiaux :
– Conflits avec les voisins ou la junta : ils sont omniprésents ;
– Faiblesse du capital social en dehors de la famille et du voisinage : peu de relations avec des organisations publiques et privées ;
– Composition du foyer : les personnes en situation de rupture familiale, avec beaucoup d’enfants à charge, en conflit intrafamilial, etc., sont plus vulnérables ;
– Alcoolisme : il s’agit d’un fléau très répandu.
9. Facteurs psychologiques et culturels :
– Connaissance très rudimentaire de la participation populaire et parfois des ouvrages réalisés dans le quartier ;
– Minimisation des possibilités de catastrophe.
3.3.2. Quelques facteurs de résilience
35Tous les facteurs listés dans l’encadré 1 ont leur contrepartie sous forme de résilience : un foyer où ils sont absents est plus résilient qu’un foyer où ils sont présents, toutes conditions égales par ailleurs. Il existe en outre d’autres facteurs de résilience, qui sont spécifiques et ne constituent pas le reflet en miroir de facteurs de vulnérabilité5. Les voici :
Le fait d’être propriétaire d’une maison donne un statut social, notamment au niveau du quartier. Il donne également accès au crédit et conditionne une certaine stabilité familiale. La possession d’une maison supplémentaire est un atout qui peut être important ;
Les habitants, contrairement à ce qu’affirmaient certains penseurs de l’école de Chicago, sont très mobiles à l’intérieur de la ville et à l’extérieur, parfois même à l’échelle planétaire ;
La plupart des habitants arrivent à avoir accès à certains services : eau, électricité, gestion des ordures, etc. ;
La ladera ouest est particulièrement bien située dans le système urbain. Elle se trouve proche des lieux stratégiques pour les habitants, ce qui leur facilite considérablement la vie et leur permet de mieux faire face aux aléas ;
Certains ont gardé des relations soutenues avec leur lieu rural d’origine. Cela leur permet de disposer de ressources en nature ;
Le capital social familial joue un rôle majeur dans la sociabilité et dans les capacités des enquêtés ;
Les efforts d’éducation des enfants, parfois intenses, donnent une possibilité d’ascension sociale éventuelle à travers les enfants majeurs ;
Le travail des femmes et des enfants génère des ressources supplémentaires ;
La capacité de certains enquêtés à positiver malgré une situation de misère matérielle est un facteur qui les sauve probablement de la déchéance sociale.
36Ces facteurs demandent à être complétés en considérant la résilience à l’ensemble des aléas que les populations étudiées affrontent. C’est ce qui est proposé dans la section suivante.
3.4. Analyse de la résilience des populations de la ladera ouest
37Les analyses de la vulnérabilité déjà présentées seront ici contrastées avec des analyses cherchant à comprendre ce qui fonctionne bien chez les individus et les foyers, en d’autres termes, ce qui permet leur survie malgré des conditions difficiles. Il ne s’agit pas d’une étude exhaustive des facteurs de résilience des populations mais plutôt, grâce à ce léger changement d’angle d’analyse, de dégager des éléments importants. Les facteurs furent identifiés grâce à l’observation de terrain.
3.4.1. Aléas ou impacts considérés
Aléas socionaturels
38Sont considérés ici essentiellement les glissements de terrain, coulées de boue, chutes de pierre et inondations, les plus courants étant les deux premiers. On les nomme « socionaturels » afin de souligner la nature imbriquée des processus naturels et humains à l’origine de ceux-ci. Les chapitres de terrain présenteront quels sont les facteurs humains qui aggravent les aléas physiques (changements dans les écosystèmes – cycle de l’eau, couverture végétale, topographie, etc., dus à l’urbanisation).
Aléas socio-économiques
39L’analyse en termes d’aléas n’est pas seulement valide pour les aléas physiques. On peut décrire le contexte de sécurité humaine des personnes concernées en parlant d’aléas socio-économiques par exemple : pauvreté économique, mauvaise santé, sortie précoce du système éducatif, chômage, précarité de l’emploi, « insécurité des citoyens » (inseguridad ciudadana), précarité générale, insécurité et incertitude généralisée (juridique, économique, politique, sociale, la quasi-impossibilité de la confiance, etc.). Tous ces facteurs rendent difficiles les tentatives de construire une stabilité de vie et compliquent la survie des plus pauvres.
40Dans ces conditions, comment se fait-il que la plupart ne sombrent pas dans la misère, la désaffiliation sociale ou autre ? Pourquoi n’y a-t-il pas davantage de violence, de suicides, etc. ? Voici quelques facteurs de protection – identifiés grâce aux entretiens, à l’observation et aux autres méthodes employées – qui permettent aux habitants de faire face à ces aléas multiples.
3.4.2. Facteurs de protection contre les aléas urbains
41Ces facteurs complètent ceux qui ont été identifiés dans l’étude de la résilience aux aléas physiques dans la section précédente.
Migration
42La migration est un facteur de résilience et d’adaptation typique aux aléas décrits précédemment. On en distingue deux types principaux.
Migration intérieure campagne-ville
43En Bolivie, comme dans de nombreux pays, se produisit un processus massif d’exode rural en direction des villes (ou même en direction d’autres régions rurales comme les plaines amazoniennes) de personnes en quête d’une vie meilleure. Sans entrer dans le détail des raisons ou des causes, on peut évoquer rapidement la dégradation des conditions de vie en milieu rural (occurrence de catastrophes, minifundio – parcelles trop petites ne permettant plus de nourrir une famille –, abandon par l’Etat, etc.), couplée à un développement des infrastructures dans les villes qui les rend attrayantes en raison de leur style de vie et l’accès à une citoyenneté moderne. On peut affirmer que migrer vers les villes est un facteur de résilience aux chocs et aux difficultés expérimentés à la campagne. Il s’agit d’une stratégie de subsistance (livelihood strategy) au niveau des foyers, basée sur l’espoir d’obtenir un meilleur accès à l’éducation pour les enfants, un meilleur revenu, etc. La migration en provenance de communautés villageoises vers des quartiers périphériques mal équipés, dangereux et où les habitants doivent lutter pour trouver un emploi précaire est en apparence un paradoxe. Il s’explique si l’on considère d’où ils viennent et pourquoi, et si l’on comprend que ces comportements sont de type adaptatif, voire résilient. Le pari peut être considéré comme bénéfique si l’on raisonne à long terme sur deux ou trois générations : les enfants et petits-enfants tendent à avoir une meilleure éducation et de meilleures opportunités de promotion sociale que leurs géniteurs.
Migration vers des pays étrangers
44Maintenant que le pic de migration rurale-urbaine est passé (années 1980-1990), un autre type de migration est à son apogée depuis quelques années : la migration vers des pays étrangers. On estime que 2 à 3 millions de Boliviens vivent à l’étranger (contre 9 millions à l’intérieur), essentiellement dans les villes des Etats-Unis, d’Argentine, du Brésil et d’Espagne. Il s’agit clairement d’une stratégie de subsistance, permettant à de nombreuses familles de vivre mieux grâce aux envois des membres de la famille émigrés. Certains arrivent à économiser quelques milliers de dollars et reviennent pour construire une maison. Tout cela a d’énormes répercussions sur l’économie nationale : on estime que plus de 800 millions de dollars entrent ainsi dans l’économie bolivienne6, ce qui représenterait l’équivalent de plus de 25 % du budget de l’Etat de 2005, ou des rentrées liées aux hydrocarbures la même année7.
L’économie informelle comme capacité de survie
45Les habitants de la ladera vivent essentiellement de l’économie informelle. Cela constitue à la fois un facteur de vulnérabilité et une des rares solutions pour vivre dignement. Cette capacité de survie en milieu urbain hostile est accompagnée d’une volonté formidable de se battre pour améliorer sa condition. D’après Steck (2005), le secteur informel remplit plusieurs fonctions : il fournit de l’emploi mais permet aussi aux individus de consommer (à bas prix) et de se déplacer à l’intérieur et à l’extérieur de la ville. L’économie informelle permet donc de s’intégrer dans la ville et d’y rester, en d’autres termes de devenir un vrai citoyen. Steck identifie quatre types d’emploi informel : « les auto-employés (parfois patrons), les employés, les apprentis et les aides familiaux non rémunérés » (Steck, 2005, 4). Ils sont généralement basés sur une des unités sociales les plus fortes, la famille.
Protection sociale
46La protection sociale est un pilier de la réduction de la vulnérabilité et de la résilience :
C’est un substitut pour l’autoprotection (c’est-à-dire une fonction qui devrait être exécutée par le gouvernement lorsque les gens sont trop pauvres ou pas motivés pour se fournir une protection à eux-mêmes) ; ou cela implique des mesures de précaution ou de prévention qui ne peuvent être fournies que par une institution de plus haut niveau à cause du coût ou de l’échelle des opérations requis. (Cannon, 2006 ; notre trad.)
47Cependant, le concept de protection sociale est trop vaste pour être gardé tel quel dans l’analyse. Il est préférable de le diviser ici entre la protection sociale de l’Etat central, de la municipalité, et des communautés de quartier.
Protection sociale de l’Etat central
48La Bolivie s’est caractérisée, après l’ajustement structurel de 1985, comme un pays sans grande protection sociale, en particulier pour les pauvres. Beaucoup de personnes n’ont pas de retraite appropriée ni d’assurance pour leur maison ou pour leur santé. Toutefois, l’accession d’Evo Morales au pouvoir s’est accompagnée de la recréation d’un programme de protection sociale : amplification de l’assurance santé existante (d’un système de soins gratuits réservé aux femmes enceintes et aux enfants de moins de 5 ans à un système valable pour les futures mères et toutes les personnes de moins de 21 ans) ; bon spécial touché par les parents d’enfants scolarisés pour chacun des enfants ou pour les mères (bono Juancito Pinto, bono Juana Azurduy de Padilla) ; tarifs réduits de l’électricité pour les plus pauvres (« tarif dignité ») ; programmes de logements sociaux et de facilitation des taux d’intérêt ; incitations au renouveau culturel indigène, lutte contre la discrimination, etc. D’autres mesures de protection sociale étatique qui peuvent contribuer à la résilience des foyers incluent les milliers d’opérations gratuites de la cataracte par des médecins cubains, un plan ambitieux pour éradiquer l’analphabétisme, etc. Elles sont bien entendu soumises aux aléas politiques.
Protection sociale de la municipalité
49Des efforts existent aussi de la part de la municipalité de La Paz pour fournir de l’aide aux habitants de la ladera. Des campagnes limitées de conscientisation au risque sont réalisées ; un programme de petits-déjeuners gratuits pour les enfants scolarisés existe aussi ; de grands programmes de construction d’infrastructures sont lancés chaque année (se référer au chapitre 9 sur la gestion municipale). Par ailleurs, le programme Barrios de Verdad est un grand programme municipal de protection sociale pour les laderas actuellement en exécution.
50Enfin, il existe des programmes ponctuels de relogement postcatastrophe, mais on ne peut pas dire qu’ils permettent d’augmenter sensiblement la résilience étant donné leurs énormes carences.
Protection sociale des communautés de quartier
Participation populaire et organisation d’habitants. On ne revient pas ici sur l’analyse du système de la participation populaire. Il est suffisant de constater que malgré toutes ses carences, il contribue au renforcement des communautés, incite au débat et augmente les possibilités d’action collective. Une nouvelle « classe » de leaders de voisinage aguerris en est également sortie renforcée et entraînée (Blanes, 1999b). Quant aux juntas de voisinage, elles constituent un facteur de protection sociale pour les habitants pour toutes les raisons exposées dans les chapitres précédents.
Liens culturels forts. Les habitants qui dominent culturellement dans la ladera ouest partagent un fonds de culture commun, avec un langage, des croyances et des traditions. La première génération de migrants partage la culture paysanne, et les autres partagent la culture populaire, appartenance de classe liée à la similitude des conditions matérielles et créant une conscience de classe spécifique. Ces caractéristiques permettent aux communautés de la ladera ouest de devenir de vraies communautés au sens anthropologique. L’homogénéité est grande et chaque membre comprend et respecte les règles collectives. Ces règles et leurs contraintes relatives ne sont bien sûr pas explicites, mais elles sont particulièrement fortes. Cela fournit une certaine stabilité mentale aux habitants exposés aux aléas urbains, ainsi qu’un facteur favorisant l’action collective. Il s’agit donc d’un facteur de résilience. Cependant, cela ne veut pas dire qu’ils vivent dans un monde solidaire parfait : il existe malgré cela une défiance individuelle généralisée des habitants les uns envers les autres, une surveillance réciproque, des jalousies, des accusations mutuelles et une rivalité exacerbée. Il n’y a pas de contradiction entre ces deux tendances.
La solidarité émerge lorsque la survie est en jeu. Lorsque la survie est en jeu, les habitants de la ladera ont une capacité étonnante à s’organiser collectivement pour assurer la fourniture des services de base. Ceci est particulièrement vrai dans les premières années de l’établissement dans la ladera, lorsque les quartiers ne sont pas encore consolidés : aide réciproque (ayni), « action communale », luttes collectives pour la consolidation, etc. Dès que les nécessités de base ou de survie sont satisfaites, la solidarité baisse et les habitants de désintérêt de la participation aux affaires de la communauté.
Moins de violence
51Lorsqu’on compare le niveau de violence de la Bolivie – et donc probablement aussi de ses villes – avec celui des pays voisins, le premier est de toute évidence inférieur, même s’il semble en augmentation. Cela est surprenant étant donné que la Bolivie est un des pays les plus pauvres et les plus inégalitaires de la région. En connaître les raisons permettrait de révéler un facteur de résilience important.
52Une hypothèse est que la culture est un facteur de protection qui reste important en Bolivie. Il s’agit d’un des pays où la plus grande part de la population se considère comme indigène. Il a gardé un caractère traditionnel dans beaucoup d’aspects : la moralité et les valeurs familiales, les traditions et croyances spécifiques, la musique, la nourriture, la danse, les rituels, la mémoire historique, etc. Dans de nombreuses communautés rurales mais aussi urbaines, la contrainte sociale reste assez importante. En outre, les multiples fêtes et célébrations collectives sont l’occasion de renforcer constamment les valeurs collectives et les liens socioculturels. Ces liens constituent peut-être un facteur de protection contre la violence et la désaffiliation sociale.
53Après mûre réflexion sur ces problèmes, une idée qui renverse la perspective de départ sur les risques a germé puis s’est imposée.
3.4.3. Renversement de perspective : la survie des populations est partiellement facilitée par les risques de catastrophe
La vision traditionnelle
54La gestion du risque obéit encore souvent à une division entre les experts qui savent et les profanes exposés qu’il faut orienter. Les premiers étudient les seconds avec le postulat fondamental que l’exposition aux aléas leur est profondément préjudiciable et que ces populations ne devraient pas vivre dans les endroits exposés, ce qui paraît en première analyse être de l’ordre du bon sens. Ainsi, les établissements illégaux à risque sont généralement perçus comme quelque chose de terrible qui ne devrait, idéalement, pas exister (Davis, 2006). Un bon récit dans le champ des risques de catastrophe montrerait d’abord la manière dont la population est exposée, comment elle est vulnérable face aux aléas et comment cette vulnérabilité la maintient dans un état de pauvreté endémique. La vulnérabilité serait étudiée pour elle-même, le spécialiste recommandant la prévention, la mitigation et la préparation aux catastrophes.
55Ensuite, les experts sont souvent interloqués par le manque supposé de « conscience des risques » de la part des personnes exposées. Ils pensent que leurs perceptions inadéquates sont un facteur de vulnérabilité, que les habitants ne perçoivent pas les risques qui pèsent sur eux et que ces évaluations fausses devraient être corrigées par des campagnes de conscientisation. Si les individus savaient combien ils sont exposés et vulnérables aux aléas, ils seraient plus proactifs et exigeraient une gestion du risque. Les gestionnaires du risque leur enseigneraient alors ces éléments.
56Beaucoup d’organisations, de projets de gestion du risque et de recherches se fondent encore sur ce schéma de pensée.
Vers la compréhension de la perception des personnes étudiées
57Le type d’approche traditionnel décrit précédemment peut être bénéfique jusqu’à un certain point pour les personnes concernées, mais ne permet pas de comprendre ce que de nombreuses recherches de terrain ont montré : beaucoup d’individus cherchent des endroits dangereux pour s’y établir et, bien souvent, se refuseraient à les quitter. Comprendre pourquoi les personnes vivent dans des endroits dangereux est donc crucial (Cannon, 2008) et oblige à changer de perspective. Ces interrogations sur la construction sociale de l’exposition, en particulier sur celle de personnes marginalisées, obligent le chercheur à tenter de comprendre en profondeur les logiques, les façons de penser et les conditions de vie de ces personnes. Il s’agit donc de placer les personnes exposées au centre de l’analyse, en adoptant une démarche plus anthropologique ou « émique8 » et en abandonnant tout jugement sur l’exposition : les perceptions des enquêtés ne sont pas mauvaises ou fausses, et elles correspondent à des stratégies qui ont leur logique propre.
58Beaucoup d’enquêtés considèrent leur quartier comme « un bon endroit pour vivre ». Dans plusieurs quartiers victimes de catastrophes, des personnes affectées ont reconstruit leur maison exactement au même endroit, sur leur terrain, même lorsque les autorités leur proposaient des logements dans des endroits plus sûrs du point de vue du risque de catastrophe. D’autres personnes exposées disposent d’une deuxième maison mais se refusent à déménager. Ainsi, même dans les endroits où les habitants ont déjà expérimenté une catastrophe, où il est donc presque sûr qu’ils sont conscients du danger, ils continuent à vouloir y vivre.
Interprétations et conséquences méthodologiques
59Ainsi, pour comprendre les difficultés, préoccupations et problèmes des personnes étudiées, il faut abandonner un moment les analyses centrées sur un seul aléa ou un seul type d’aléa. Au lieu de se diriger d’emblée vers l’étude de la vulnérabilité et de la résilience à des aléas spécifiques, tels que les inondations, les glissements de terrain, les aléas industriels, etc., il peut être bénéfique de se demander d’abord sur quels aléas on doit travailler. Pour obtenir une image complète, il est bon de comparer les vulnérabilités et résiliences à des aléas spécifiques avec celles qui sont liées à tous les aléas, ou aux « vagues d’adversité » (Glavovic, Scheyvens et Overton, 2003) auxquelles une personne, un foyer ou une communauté sont confrontés. En d’autres termes, il s’agit de considérer toutes les adversités et les difficultés du foyer. Les vulnérabilités et résiliences aux aléas spécifiques ne seraient plus étudiées en soi, ce qui éviterait d’en exagérer l’importance lorsqu’on considère les nécessités des personnes exposées. Elles seraient comparées avec le reste des aléas, en particulier les aléas socio-économiques et les préoccupations sur les moyens de subsistance, très importantes (Wisner et al., 2004). Toutefois, il ne faut pas préjuger des priorités mais plutôt laisser les personnes étudiées s’exprimer sur leurs préoccupations principales et expliquer pourquoi ou comment elles sont arrivées dans l’endroit (dangereux) où elles vivent.
60On en arrive alors à reconnaître que la prise de ces risques est souvent une étape nécessaire pour les personnes pauvres, qui leur permet d’être plus résilientes à des aléas encore plus cruciaux. Tout se passe comme si les habitants étaient prêts à « échanger » l’atténuation de leurs problèmes principaux de subsistance (emploi, argent, maintien du foyer, éducation des enfants, services de base, transports, etc.) contre l’exposition aux aléas naturels ou socionaturels. Cette stratégie plus ou moins consciente leur permet d’obtenir un meilleur accès à ces moyens de subsistance et d’être ainsi plus résilients à leurs difficultés principales. Cet échange est le cœur des stratégies de résilience des pauvres.
61Comment est-ce possible ? C’est le risque et les difficultés associées aux endroits dangereux (aléas naturels, insécurité juridique, absence de services et d’infrastructures) qui, paradoxalement, en dépréciant ces espaces sur le marché immobilier, permettent à des centaines de milliers de familles pauvres d’y avoir accès et ainsi d’assurer leurs besoins vitaux : avoir un terrain et une maison à un coût économique abordable, vivre près des lieux stratégiques de la ville (marchés, lieu du travail, écoles) et ainsi économiser des coûts de transport insupportables pour l’économie familiale, bénéficier de services publics à prix modiques (coopératives d’eau, impôts réduits dans un contexte d’accès graduel aux infrastructures et de consolidation de ces zones périphériques, etc.) et d’une organisation communautaire efficace. Le risque de catastrophe contribue ainsi à la survie de nombreuses familles pauvres : il est d’une certaine manière le prix à payer pour bénéficier de ces avantages.
62Bien entendu, considérer le risque de catastrophe comme un facteur de résilience aux aléas socio-économiques des populations vulnérables de La Paz ne revient pas à nier ou minimiser les pertes infligées ou potentielles qui lui sont liées : perte de maisons, parfois de vies humaines, de biens économiques, de réseaux fondamentaux, rupture dans les stratégies de survie, etc. Il s’agit plutôt d’opérer une rupture avec la vision gestionnaire des catastrophes et de la vulnérabilité aux aléas naturels en comprenant en profondeur en quoi l’exposition au risque s’insère dans les stratégies de survie des populations vulnérables et comment le risque y joue un rôle paradoxal et ambigu : à la fois facilitant la survie et la rendant encore plus problématique. L’étape suivante de la recherche serait le passage à l’analyse causale pour expliquer pourquoi certains en sont réduits à faire ce genre d’échange, et d’autres non. On retrouverait là des analyses sociologiques sur la ségrégation sociospatiale, le pouvoir ou la violence symbolique.
63Le passage d’une approche externe (ou « émique ») centrée sur la vulnérabilité à certains aléas, à une approche interne (ou « étique » – Olivier de Sardan, 1994, 8) de la résilience à toutes les sources d’adversité permet donc d’obtenir des résultats intéressants sur la raison de l’établissement en zone à risque : ce serait un échange entre l’exposition à certains aléas et la recherche de la résilience à d’autres, en l’occurrence les aléas socio-économiques, jugés beaucoup plus importants. Il peut donc être utile pour les chercheurs et pour les projets de « développement » de partir de ce qui préoccupe le plus les habitants et de l’inclure dans les processus de gestion des risques. On pourrait même affirmer que les interventions du monde du développement devraient chercher à ne pas faire de tort aux stratégies de survie qui, lorsqu’elles sont considérées globalement, apparaissent comme bénéfiques pour ceux qui les pratiquent, même si le prix peut se payer en termes de catastrophes. D’une certaine manière, les bidonvilles d’Amérique latine constituent des réponses des habitants eux-mêmes aux problèmes du logement (Gilbert, 1997). Ils constituent aussi une réponse de « la base » aux autres problèmes de survie.
64Les pratiques de gestion du risque devraient donc chercher à s’insérer dans ces stratégies populaires. Lorsqu’un gestionnaire propose des choix d’atténuation des risques aux personnes exposées, il est préférable que ces choix se moulent dans ces stratégies de subsistance très importantes (Maskrey, 1993). La « mitigation populaire » de Maskrey consisterait alors en un processus qui vise à améliorer progressivement les conditions générales de vie des populations. L’atténuation de risques spécifiques ne serait qu’un aspect parmi d’autres de cette transformation.
* * *
65Au cours de ce chapitre, on s’est rapproché du cœur de l’objet en se focalisant sur la situation matérielle, les logiques et les stratégies des personnes exposées elles-mêmes (individus et foyers), afin de déterminer leur vulnérabilité, leurs capacités à construire des formes de résilience, et en quoi ces éléments objectifs mais également leurs perceptions du risque s’insèrent dans un contexte de stratégies de survie qui dépassent le risque de catastrophe. Le niveau des individus exposés et des foyers est crucial pour comprendre la régulation sociale des risques. Il est également nécessaire de l’articuler avec les niveaux sociaux et géographiques supérieurs, comme celui d’une zone ou d’un quartier. C’est ce que les chapitres suivants proposent de faire.
Notes de bas de page
1 Voir l’annexe 1 pour plus d’informations sur ces entretiens.
2 L’analyse complète se trouve dans Nathan (2010). Le lecteur intéressé peut s’adresser à l’auteur, .
3 Ce mot cile à traduire fait référence aux moyens de subsistance (aliments, argent) et à la façon de les générer (emploi formel ou informel).
4 Toutes ces statistiques sont extraites du site internet de l’Institut national de la statistique (INE), http://www.ine.gov.bo.
5 Un foyer qui ne disposerait pas de tels facteurs spécifiques de résilience serait bien sûr, toutes conditions égales par ailleurs, plus vulnérable qu’un foyer qui en dispose.
6 http://www.gloobal.info/iepala/gloobal/fichas/ficha.php?id=1686&entidad=Textos&html=1.
7 Site internet du Ministerio de Hacienda.
8 Ce néologisme très utilisé dans le monde anglo-saxon provient de la distinction entre emic (perspective des enquêtés) et etic (perspective de l’enquêteur) en anglais.
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La régulation sociale des risques de catastrophe
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