Chapitre V. La rupture avec les conceptions actuelles de développement
Relativité de la position culturaliste
p. 71-95
Texte intégral
1Depuis le début de 1974, le nombre de rapports, déclarations, études et manifestes s’attaquant à la conception dominante du développement et à la stratégie internationale de coopération se multiplie à un rythme tel, qu’il est difficile d’en suivre l’évolution. Notre propos n’est pas de résumer l’ensemble des propositions contenues dans les divers documents, mais de présenter, sous une forme nécessairement très succincte, quatre courants de pensée qui apparaissent dans ces textes et qui auront une influence déterminante sur la formulation d’une nouvelle conception du développement dans les années à venir. La présentation de ces quatre approches se fait selon l’ordre chronologique dans lequel elles sont apparues.
Développement et dépendance
2Il faut remonter quelques années en arrière pour découvrir des théories de la dépendance, dont la terre d’origine est l’Amérique latine. Vers le milieu des années 60, Fernando Henrique Cardoso, André Gunder Frank, Celso Furtado, Osvaldo Sunkel et Rodolfo Stavenhagen, pour ne mentionner que les plus connus, se font connaître comme les défenseurs de cette théorie. Samir Amin en Afrique, Arghiri Emmanuel, Johan Galtung et Dieter Senghaas en Europe empruntent grosso modo la même direction.
Critique de la conception dominante
3En simplifiant considérablement, on peut retenir deux éléments particulièrement importants dans les analyses néo-classiques du développement qui sont catégoriquement rejetés par les théoriciens de la dépendance : le dualisme et le diffusionnisme. Selon le premier concept, les économies du Tiers Monde seraient formées d’un secteur « moderne » et d’un secteur « traditionnel », ce dernier étant resté à l’écart du développement et ayant à rattraper un retard. Selon le deuxième concept, les « progrès » qui se réalisent dans le secteur « moderne » doivent s’étendre à l’ensemble du pays par un processus de diffusion des produits de consommation, des techniques, des modes de comportement, des institutions. Bien que ce processus se réalise partiellement, il ne peut en réalité éviter ni l’accroissement des inégalités économiques, ni l’apparition de conséquences socioculturelles défavorables79.
Eléments principaux de l’analyse
4L’apport principal de l’école de la dépendance est d’avoir placé le problème du sous-développement dans un contexte international en analysant les facteurs extérieurs au cadre national d’un pays pour en expliquer sa condition. Le sous-développement d’une partie d’un pays dépendant est donc expliqué par les rapports que celui-ci entretient avec le monde extérieur. La dépendance peut être définie comme une relation d’interdépendance asymétrique entre deux unités nationales ou sociales80. Elle est asymétrique, lorsque les deux unités en interaction se trouvent dans une position inégale du fait de leur dimension et de leur puissance économique. Elle l’est également, lorsque l’échange entre les deux unités est inégalement rémunéré, ce qui a été le cas jusqu’à présent de l’échange entre biens industriels et matières premières81. D’une manière plus générale, la relation est asymétrique, lorsque les avantages découlant de l’interaction sont répartis de façon inégale. Il ne faut pas négliger, à cet égard, le rôle du principe classique de réciprocité formelle qui, dans les relations entre pays à potentiel économique différent, favorise des rapports asymétriques82. La dépendance, interdépendance asymétrique, peut caractériser les relations entre les pays les plus divers, même à l’intérieur du monde industriel. La théorie peut et doit s’adapter à des situations spécifiques et ne pas se contenter d’une analyse globale.
5Pour décrire le rapport de dépendance, la théorie a recours aux concepts de centre et de périphérie, termes que Raoul Prebisch avait d’ailleurs déjà utilisés en 194983. Au début, le monde capitaliste représentait le centre et les pays sous-développés la périphérie, pour montrer que ces derniers étaient en général perdants dans leurs relations avec le centre. Les sociologues latino-américains ont apporté un complément important à ce schéma en introduisant une différenciation à l’intérieur du centre, aussi bien qu’à la périphérie84. Le centre appelé dorénavant la métropole a donc une périphérie interne, comme la périphérie a son centre. Le mécanisme du rapport de dépendance se comprend alors comme résultant de la collusion entre métropoles et centres (détenteurs de capitaux et de technologie dans les pays riches ; élites au pouvoir, grands propriétaires, etc. dans les pays pauvres) au détriment des périphéries (ouvriers migrants, personnes âgées, paysans des montagnes dans les pays riches ; masses pauvres dans le Tiers Monde). Ainsi, le sous-développement et la pauvreté de la majorité des populations du Tiers Monde (la « périphérie de la périphérie ») ne s’expliquent plus par un retard, par une infériorité quasiment congénitale, mais par une condition créée au cours des derniers siècles à travers la mise en place de certaines structures politiques et économiques internationales et l’instauration d’un rapport de force interne nettement défavorable à l’émancipation des masses. La répression internationale, qui ne tolère pas de gouvernement réellement décidé à procéder à des changements structurels fondamentaux, va de pair avec la répression intérieure, qui étouffe les initiatives pour un développement authentique à la base. C’est, semble-t-il, l’un des défauts d’un grand nombre d’études sur le développement que d’avoir ignoré ces réalités sociales et politiques, d’avoir surestimé les possibilités d’action des gouvernements du Tiers Monde ou leur volonté réelle de changer la situation, d’avoir enfin attribué trop rapidement la pauvreté à l’apathie et à l’ignorance des masses, sans en chercher les causes plus profondes. Les structures actuelles n’empêchent pas seulement un développement à la base, autocentré, moins dépendant, mais aussi un développement de type capitaliste ; c’est là une de leurs grandes contradictions. Selon une formule chère aux théoriciens de la dépendance, le sous-développement n’est pas une phase préalable au développement : il est le produit du développement des sociétés industrielles et des centres de la périphérie. Il s’aggravera donc au fur et à mesure que les métropoles et les centres « progressent ».
Conséquences pour l’action
6L’analyse de la dépendance ouvre la voie à deux stratégies pour l’action : l’une réformiste, l’autre révolutionnaire. Dans le premier cas, toute une série de mesures tendant à l’amélioration des gains retirés par les pays de la périphérie sont proposées : augmentation des exportations, augmentation des prix des produits exportés, réduction des bénéfices transférés vers les métropoles, intégration régionale entre pays en voie de développement, etc.
7Les protagonistes d’une approche plus radicale estiment que ces « améliorations » ne profitent en réalité qu’aux centres de la périphérie et ne changeront rien à la condition de vie des populations pauvres. Ils ne souhaitent pas une simple réallocation de richesses, qui restera de toute manière modeste, mais une transformation profonde des structures de dépendance. Ce bouleversement se réaliserait à travers une stratégie qui comporte, entre autres : l’élimination de la violence structurelle dans les rapports verticaux entre les métropoles et la périphérie, l’élimination des régimes de la périphérie qui jouent le rôle de tête-de-pont en favorisant les intérêts des puissances impérialistes, et l’intensification de relations mutuellement profitables entre les périphéries85.
Développement et diversité culturelle
8Le deuxième mouvement de pensée qui remet en question les conceptions dominantes du développement est plus difficile à situer quant à. son origine. Il n’est d’ailleurs pas encore élaboré de façon aussi complète que la théorie de la dépendance. On trouve des fragments d’une nouvelle approche mettant l’accent sur la diversité culturelle, face à l’unicité du concept de développement, chez des anthropologues, des historiens, des psychologues, des éducateurs, des praticiens de la coopération, des auteurs littéraires et, pourquoi pas, des poètes86. Généralement, les économistes représentant la conception dominante du développement n’entrent pas dans cette problématique, sauf pour déplorer l’existence des différences culturelles, obstacles à un développement ordonné, rapide et « rationnel »87.
Critique de la conception dominante
9La critique systématique des fondements cognitifs de l’action, entreprise au nom du développement, est actuellement l’apport principal de la démarche culturaliste. La question se pose pour toutes les disciplines : l’économie, la sociologie, l’anthropologie ou l’histoire. Il s’agit de savoir si des savants et chercheurs issus d’une culture occidentale sont en mesure de décrire de façon adéquate des sociétés non-occidentales88. La culture du chercheur (les valeurs, comportements, besoins ou connaissances qu’il a acquis dans sa propre société) influence toujours la façon dont une autre société est étudiée. La capacité de décentration par rapport à cette culture est limitée, quelle que soit la bonne volonté ou l’ambition scientifique du chercheur, car les mécanismes cognitifs échappent en partie à la conscience.
Eléments principaux de l’analyse
10D’une manière générale, les adhérents de l’école culturaliste estiment qu’une place insuffisante est faite, dans l’étude des relations internationales, aux diversités culturelles qui existent entre groupes d’Etats ou à l’intérieur des Etats. L’analyse des crises internationales, par exemple, privilégie les rapports de force militaire et économique, les transactions politiques et diplomatiques et les arrangements d’ordre juridique. Pourtant, le maintien ou la recherche d’une identité culturelle est un facteur primordial dans la plupart des crises récentes (Israël, Palestine, Chypre, Irlande du Nord, Bangladesh, Biafra, Afrique australe, Erythrée, Kurdistan, etc.)89
11En matière de développement, l’analyse culturaliste examine l’origine des modèles sociétaux qui sont proposés, la manière dont ces modèles sont transférés d’une société à l’autre et les conséquences socio-culturelles qui résultent de leur application. Elle montre comment le modèle dominant, issu du contexte occidental, est exporté vers d’autres continents en l’absence de communication interculturelle. La coopération actuelle est, dans cette perspective, la continuation d’un processus historique qui a débuté avec l’expansion européenne au xve siècle. Aujourd’hui encore, l’arrière-plan socioculturel sur lequel s’inscrivent les actions de développement est largement ignoré ou considéré comme un facteur négligeable (sinon négatif : un frein au développement). Cette attitude explique les surprises multiples quant aux conséquences socio-culturelles de l’intervention extérieure sous forme d’investissement, de changement technologique ou d’apport de produits nouveaux. Parmi ces conséquences, on trouve des inégalités croissantes, une désagrégation des structures sociales, un relâchement des liens de solidarité familiale, la fuite vers les villes, la fuite des cerveaux, l’augmentation de la criminalité, l’effet de démonstration en matière de consommation et ainsi de suite. Dans de nombreux pays ayant accédé à l’indépendance depuis dix ou vingt ans, la déception est grande devant les maigres résultats obtenus au cours de la phase postcoloniale. L’apathie, la résignation règnent dans de larges couches de la population. Ceux qui prennent conscience des répercussions que subissent modes de vie, mentalités et systèmes de valeurs par le biais du processus du développement, se sentent de plus en plus aliénés. Ils ne se retrouvent plus dans leur tradition, ils ne se sentent pas plus à l’aise dans la « modernité ». Lentement, l’idée d’une « deuxième indépendance », plus fondamentale que la première, parce que portant sur un choix des valeurs et d’un modèle sociétal, fait son chemin90.
Conséquences pour l’action
12Comme dans le cas de la théorie de la dépendance, l’analyse des diversités culturelles peut d’abord déboucher sur une action de type réformiste. Il s’agirait alors, pour les Occidentaux, de fonder toute action de coopération, toute conception du développement, sur les initiatives et les aspirations qui se manifestent dans les pays partenaires. La préférence ira aux pays qui recherchent une certaine authenticité et qui sont décidés à prendre en main l’orientation de leur propre développement. Si les régimes au pouvoir se montrent hostiles à la réforme ou incapables d’une réflexion originale, il faudra s’allier à d’autres forces. Lorsque la coopération est possible, le partenaire jouera un rôle primordial à toutes les étapes de l’action en question : définition des objectifs, requêtes, expertises, décision, exécution, évaluation, follow-up. Toute intervention devra être précédée d’une étude approfondie du milieu dans lequel elle va s’insérer. Les coopérants doivent être préparés de façon intense à l’aspect socio-culturel de leur activité. Enfin, les changements sociaux qui résultent de la coopération seront étudiés de manière aussi sérieuse que les effets d’ordre économique et technique. Le résultat de telles enquêtes doit être pris en considération lors de l’élaboration de futurs projets.
13Parmi ceux qui se consacrent à l’étude des cultures, un nombre considérable refuse aujourd’hui la solution réformiste. Une première raison tient au comportement de la génération au pouvoir dans la plupart des pays en voie de développement. Les élites qui ont intériorisé le modèle de développement occidental ne voient aucune raison de se mettre à la recherche d’une alternative. Leurs représentants aux Nations Unies, malgré des attaques verbales contre des Etats puissants, revendiquent depuis longtemps ces mêmes investissements privés, ces transferts de technologie, ces modèles de consommation, dont l’école culturaliste dénonce certains effets jugés négatifs. Des hommes comme Julius Nyerere ou Kenneth Kaunda, en préconisant des voies de développement divergentes du modèle dominant, représentent dans ces circonstances l’exception qui confirme la règle91. Comment s’appuyer alors sur les responsables locaux pour trouver des solutions adaptées au milieu socio-culturel ? N’est-ce pas le plus souvent en présence d’une couche privilégiée qui pratique l’auto-colonisation, en imitant plus ou moins volontairement des modèles extérieurs imposés autrefois par la force ?92
14Une deuxième objection à la solution réformiste procède de l’analyse du rôle joué par les sciences sociales, notamment par l’ethnologie du xixe siècle, dans le processus de colonisation. Plusieurs études récentes montrent des liens étroits entre la recherche de données socio-culturelles dans les sociétés sous domination coloniale et les décisions prises en matière politique et institutionnelle par le pouvoir colonial. Partant de là, les anthopologues et sociologues d’aujourd’hui y voient une mise en garde contre le rôle éventuel de fournisseurs de données permettant le cas échéant de maintenir des structures internes et internationales préjudiciables à l’émancipation des couches de population les plus pauvres du Tiers Monde93.
15Si l’on accepte ces deux arguments, la seule action possible est d’ouvrer en faveur de la dissolution des liens de toutes sortes avec les régimes, dans le Tiers Monde, qui s’en remettent entièrement aux forces de l’extérieur pour orienter leur développement. C’est grâce à ce « moratoire » que des crises latentes éclateraient et que des forces autonomes et plus dynamiques pourraient tenter de réaliser un développement bénéficiant à toutes les couches de la population sans détruire le contexte socio-culturel.
Dépendance et diversité culturelle
16La question se pose maintenant de savoir si l’analyse culturaliste est compatible ou non avec la théorie de la dépendance.
17Sur toute une série de points, il y a effectivement convergence entre ces deux approches. Dans une perspective historique, il faut bien reconnaître que le processus d’expansion européenne a créé des structures internationales asymétriques, en même temps qu’il a provoqué la confrontation de cultures différentes. Lorsque, par la suite, les pays colonisés ont conquis l’indépendance juridique et politique, cet événement n’a pas revêtu la signification importante qu’on était en droit d’espérer. Il n’a permis ni de réduire de façon sensible les rapports de dépendance ni d’affirmer une identité clairement distincte ou de rechercher un modèle original. Ces deux conséquences sont liées : la dépendance freine la recherche de l’authenticité, l’auto-colonisation culturelle empêche la lutte contre la dépendance. La prise de conscience de cette relation peut mener à une action conjuguée. L’affirmation culturelle renforce alors la lutte pour la libération : la libération de la dépendance, au sens le plus large du modèle intériorisé, des modes de consommation et de l’arrogance culturelle étrangère, qui perpétue le mythe de la supériorité de tout ce qui est étranger.
18Au niveau conceptuel, on trouve également des éléments communs. Le concept de modernisation, dans la mesure où il reflète une pensée évolutionniste primaire, est rejeté par les culturalistes comme étant historiquement faux : les peuples n’évoluent pas selon un schéma linéaire et ils ne s’orientent pas fatalement vers une même finalité. Pour les théoriciens de la dépendance, ladite modernisation s’inscrit la plupart du temps dans le cadre d’une idéologie tendant à légitimer des rapports internationaux qui renforcent la dépendance94.
19La parenté entre les deux approches est reflétée également dans le fait qu’elles cherchent à révéler les rapports entre pays riches et pays pauvres dans leur totalité. Le concept de culture est par définition totalisant. Il permet de situer l’activité économique dans son contexte social, de montrer les liens entre le changement technologique et le comportement des hommes, de décrire le processus psychologique par lequel un modèle sociétal « s’installe » dans un contexte différent. De même, l’analyse de la dépendance fait ressortir comment des relations à différents niveaux (politique, économique, militaire, psychologique, scientifique, technique) se conditionnent et se renforcent mutuellement. Selon les deux approches, une spécialisation à outrance dans l’étude des problèmes de développement comporte le risque de voiler les rapports de force et les fondements structurels et idéologiques du sous-développement.
20L’accord se fait également sur des aspects particuliers, même si c’est à partir d’optiques différentes et à l’aide de concepts dont on ne voit pas à première vue la similitude. Ainsi, par exemple, on retrouve partiellement la description du rôle des élites dans la périphérie comme tête-de-pont des intérêts extérieurs, lorsque les culturalistes analysent le processus d’assimilation d’un modèle culturel étranger par les régimes en place.
21Entre les deux écoles, un certain nombre de divergences apparaissent malgré tout. Il est possible de se servir du « respect » de différences culturelles pour mener une politique parfaitement opposée à des objectifs de libération. Le cas extrême est probablement celui de l’apartheid, légitimé en partie par la référence au droit des peuples noirs d’Afrique du Sud de vivre selon leurs propres us et coutumes95. A l’opposé, on peut s’imaginer une politique de destruction radicale de toute tradition culturelle au nom de la libération économique et politique. Cette idée n’est avancée que très rarement sous une forme aussi extrême. Le plus souvent, c’est la destruction de la culture imposée par une certaine classe qui est envisagée96 Les auteurs marxistes, qui préconisent une transformation révolutionnaire des pays du Tiers Monde, reconnaissent le « droit » à l’identité culturelle et l’importance de celle-ci dans le changement social97.
22Les théories de la dépendance et de la diversité culturelle se complètent largement pour fonder une critique de la conception dominante du développement. Cette complémentarité s’impose également dans l’action. Une lutte radicale contre les rapports de dépendance, sans égard pour l’identité culturelle, semble aussi problématique que la résistance opposée au changement social sous prétexte de préserver n’importe quel patrimoine culturel.
Développement et pauvreté absolue
23Une troisième analyse critique du développement et de la coopération se précise depuis 1972 dans les milieux de la Banque Mondiale. C’est à travers différents discours retentissants que le Président de la Banque, M. Robert McNamara, et son principal conseiller, M. Mahbub ul Haq, ont attiré l’attention des milieux intéressés sur le phénomène de la pauvreté absolue.
Critique de la conception dominante
24Les fondements cognitifs et idéologiques des conceptions actuelles du développement examinés dans les deux premières approches en raison de leur importance capitale ne sont pas abordés ici. Cela est compréhensible puisque la Banque Mondiale n’est pas une institution de recherche scientifique, mais une organisation à vocation opérationnelle. Cependant, il est intéressant d’observer que les positions de la Banque Mondiale représentent à certains égards une rupture avec des idées reçues et des théories largement acceptées. Mais, par la présentation d’une nouvelle stratégie, celles-ci ne sont mises en question qu’implicitement,
Eléments principaux de l’analyse
25Le système actuel de coopération internationale ne permet pas de réduire le fameux écart entre pays riches et pays pauvres, comme la Commission Pearson l’avait encore pensé (en exigeant, certes, une augmentation de l’aide qui ne s’est pas produite). Au contraire, cet écart se creuse à trois niveaux. Premièrement, entre pays industrialisés et pays en voie de développement. Deuxièmement, entre pays en voie de développement, surtout depuis l’augmentation des prix du pétrole. Troisièmement, à l’intérieur des pays en voie de développement, entre couches sociales privilégiées et masses pauvres98. L’effet de rayonnement des centres « modernes » dans les pays en voie de développement ne se produit pas de façon suffisante. Une meilleure distribution des revenus se heurte soit au refus des dirigeants de favoriser réellement les couches les plus pauvres, soit à l’absence de mécanismes efficaces qui permettraient de réaliser cet objectif99.
26De cette inégalité croissante résulte ce que la Banque Mondiale appelle la pauvreté absolue. C’est la condition de vie des hommes et des femmes, dont le revenu dérisoire (par exemple 50 dollars par an), est stagnant ou en baisse, dont le maigre pouvoir d’achat s’amenuise encore, qui souffrent de la faim et de la malnutrition, vivent dans des habitats malsains, sont le plus souvent analphabètes et sans emploi, connaissent une mortalité infantile élevée et une espérance de vie courte. Il s’agirait de 800 millions de personnes. Ce sont les 40 % les plus pauvres de la population du Tiers Monde 2 milliards, sans la Chine, qui reçoivent entre 10 et 15 % du Produit National Brut de leurs pays100.
27Notons que l’analyse de la Banque Mondiale porte également sur une série d’autres points, qui ont cependant déjà été traités par divers organismes ou chercheurs (par exemple l’endettement croissant du Tiers Monde, les transferts de technologie inadaptée). L’intérêt réel de la position annoncée par la Banque est dans les remèdes proposés.
Conséquences pour l’action
28Selon M. McNamara, la Banque Mondiale se proposerait de réorienter sa politique d’investissement afin de faire disparaître la pauvreté absolue d’ici à l’an 2000101. Concrètement, cela revient à définir les conditions d’existence considérées comme minimales. Le nouvel objectif est ainsi fondé sur l’idée que l’homme ressent les mêmes besoins essentiels où qu’il soit. Ces besoins seraient les suivants102 :
Ne plus souffrir de la faim et de la malnutrition,
avoir un emploi,
être en bonne santé et avoir une espérance de vie raisonnable,
obtenir une éducation,
disposer d’un habitat convenable.
29Comment y parvenir ? Pour le moment, la stratégie future de la Banque n’est pas encore entièrement au point, mais on peut déjà retenir trois éléments importants.
30Une première mesure consiste à orienter la consommation vers la satisfaction de ce qui a été défini comme besoins essentiels.
31La production locale et l’importation de biens ne seraient plus déterminées par une demande se manifestant à travers un pouvoir d’achat, mais par des critères élaborés en fonction des conditions d’existence minimales à garantir. Il s’agirait donc de connaître d’abord la nature des biens souhaités et la manière dont ceux-ci seraient répartis entre les différentes couches de la population avant de se demander quel type de production serait à même d’élever le taux de croissance. Ainsi toute la problématique de la distribution ne serait plus consécutive à celle de la production, mais se trouverait introduite dans le processus de décision à propos de la production même. Le laissez-faire en matière de distribution, qui favorise l’inégalité, serait éliminé. Il est clair que cette mesure modifierait considérablement les modes de consommation de toutes les couches de la population et imposerait notamment un style de vie radicalement différent aux groupes jusqu’alors privilégiés.
32Si la production s’adapte à un nouveau mode de consommation, elle doit également être subordonnée au besoin de créer le maximum d’emplois possibles. C’est de cette manière seulement que l’exigence d’un revenu minimal peut être satisfaite et que les couches de population défavorisées obtiennent le pouvoir d’achat nécessaire pour assurer la satisfaction de leurs besoins essentiels. Cette mesure serait prise au risque d’abaisser la productivité moyenne du travail ou de perdre la compétitivité sur les marchés internationaux. L’investissement public, notamment dans le domaine des travaux publics, répondrait à la même exigence.
33La deuxième série de mesures concerne les petites exploitations agricoles. La pauvreté absolue sévit avant tout dans les milieux ruraux. Pour la combattre, c’est donc sur ce terrain qu’il faut agir. Dans les prises de position les plus récentes, la Banque Mondiale annonce à nouveau un critère précis : augmenter la productivité des petites exploitations agricoles dans le Tiers Monde de 5 % par an dès 1985103. Les principales mesures envisagées pour parvenir à cette fin sont les suivantes : réaliser la réforme agraire là où elle est nécessaire pour assurer le fonctionnement des petites exploitations ; introduire des facilités de crédit à des taux abordables ; assurer l’approvisionnement en eau pour la consommation aussi bien que pour l’irrigation, et ceci à une échelle qui permette aux petites exploitations d’en profiter ; continuer les recherches sur les semences et les engrais ; favoriser la vulgarisation des résultats de la recherche ; décentraliser les services de l’Etat vers la campagne en vue d’une amélioration de la production agricole ; mieux former les animateurs.
34L’aide à la réforme constitue le troisième pilier de la nouvelle stratégie proposée par la Banque Mondiale. De vibrants appels sont lancés aux gouvernements du Tiers Monde afin de les induire à procéder à toute une série de transformations, notamment dans le domaine agraire. Mais les modes de consommation des couches privilégiées, les méthodes de planification, les attitudes à l’égard de la population rurale devraient également être révisés Au niveau du discours, M. McNamara semble être conscient de la portée politique du programme que la Banque se propose de réaliser104.
Dépendance, diversité culturelle et pauvreté absolue
35La nouvelle stratégie de la Banque Mondiale est-elle compatible ou non avec les autres écoles de pensée dont nous avons résumé les principales thèses ?
36En ce qui concerne la théorie de la dépendance, il y a un certain nombre de points de convergence. Les deux démarches dénoncent le manque de préoccupation que la plupart des régimes en place manifestent à l’égard de la population rurale, sauf quand il s’agit de mieux l’exploiter ou de la réprimer plus efficacement. Elles s’accordent sur le rejet de l’analyse diffusionniste et mettent à jour les contradictions de l’aide internationale, incapable de réaliser ses objectifs avoués.
37Malgré quelques éléments de convergence, il faut cependant reconnaître que les deux approches ne sont pas vraiment compatibles. L’analyse de la Banque Mondiale ne porte que sur le seul rapport d’aide et de coopération. Celle de l’école de la dépendance englobe la totalité des rapports, non seulement économiques, mais politiques, sociaux et psychologiques. Dans cette perspective, il ne peut y avoir de réel changement, l’investissement public international s’orientant vers la « périphérie de la périphérie », tandis que toutes les autres relations restent les mêmes. En outre, l’expérience montre que les admonitions adressées de l’extérieur aux régimes du Tiers Monde pour les inciter à adopter une politique tendant à améliorer sensiblement les conditions de vie des populations pauvres, rurales ou citadines, n’ont pas donné des résultats satisfaisants. Enfin, les grandes puissances capitalistes continuent à utiliser leur force militaire et leurs techniques de subversion pour empêcher les réformes dont parle maintenant la Banque Mondiale. Nous nous trouvons donc en présence de deux approches cognitives opposées : l’une globale, l’autre unidimensionnelle. Cette différence est capitale dans l’action : dans le premier cas, il s’agit de changer l’ensemble des liens existants entre pays riches et pays pauvres ; dans le second un seul lien est modifié105.
38Quant à la diversité culturelle, la Banque Mondiale ne lui attribue pas d’importance. Son analyse pêche par sa généralité. En effet, tous les pays du Tiers Monde ne sont pas frappés de la même manière par la pauvreté. En raison de différences culturelles, il paraît en outre difficile de définir comme essentiels les même besoins à l’intention de toute l’humanité. Les mesures envisagées, elles aussi, ne sauraient être identiques partout. Ainsi, le problème de la réforme agraire ne se pose-t-il pas dans certains pays tandis que celui de l’emploi doit être considéré dans un contexte culturel particulier. L’alphabétisation ne peut pas être sérieusement préconisée comme une solution d’éducation satisfaisante dans toutes les parties du monde. Il est à craindre qu’une stratégie définie d’une manière aussi générale ne tienne pas compte du génie propre à chaque peuple dans ses interventions en milieu rural.
Développement et écologie
39Les problèmes écologiques préoccupent les pays industrialisés depuis plusieurs années déjà. Beaucoup de gens, dont un nombre considérable de leaders du Tiers Monde, croient que ce genre de préoccupations représente un luxe pour les pays en voie de développement. Cette attitude ne résistera certainement pas aux analyses les plus récentes en matière d’écologie, qui insistent tout particulièrement sur le rapport entre le sur-développement et le sous-développement106.
Critique de la conception dominante
40L’approche écologique, si l’on peut l’appeler ainsi, comporte une critique sérieuse des fondements cognitifs de la conception actuelle du développement : c’est la remise en question du compartimentage du savoir.
41Les auteurs du deuxième Rapport au Club de Rome, par exemple, relèvent quatre éléments criticables de la démarche cognitive dominante : l’économisme, le pragmatisme, les perspectives à court terme et les analyses localisées107. Bien entendu, ces éléments sont imbriqués les uns dans les autres et se conditionnent mutuellement. Le rapport le montre bien, ainsi qu’en réfère la phrase suivante :
42« Ce qui se présente aujourd’hui comme une crise de l’énergie à l’échelle d’une région pourrait fort bien faire place à une situation alimentaire catastrophique dans de toutes autres parties du monde, ou à un effondrement économique général, à des révoltes sociales, des insurrections, des guerres civiles, et même à des guerres internationales — à moins que ne soient prises dès maintenant des mesures préventives qui, bien au-delà d’un pragmatisme à court terme, tiennent compte de tous les enchaînements possibles dans le développement des crises à long terme » p. 161).
43Nous saisirons mieux la signification de la mise en question des théories et de la pratique actuelles en matière de développement lorsque nous examinerons l’analyse que les écologistes substituent aux idées courantes.
Eléments principaux de l’analyse
44C’est à divers titres que les pays sous-développés sont concernés par la problématique écologique : il y a des facteurs locaux. Les inondations au Bangladesh et la sécheresse au Sahel sont liées au déboisement, à l’érosion ou à d’autres phénomènes causés par l’homme. A ce rythme, les catastrophes se multiplieront et s’aggraveront. Sur le plan industriel, il est certes concevable à court terme d’accélérer la croissance. Cependant, les pays en voie d’industrialisation devront supporter des mesures correctives, onéreuses à moyen terme, si la protection de l’environnement est négligée.
45Les mesures que prennent les pays industrialisés pout lutter contre la dégradation de l’environnement affectent le commerce extérieur des pays en voie de développement. Par exemple, les recettes d’exportation du Maroc, du Mexique et du Pérou ont baissé à la suite d’une réduction de la demande de plomb, substance reconnue nocive pour l’homme108. La baisse de certaines exportations est due au recyclage des déchets et à la production de biens plus durables.
46Il y aussi des facteurs planétaires : la destruction des ressources des océans concerne de très près le Tiers Monde, même s’il n’est ni responsable de la pollution des eaux, ni bénéficiaire des profits de la pêche « industrielle ». Le recours aux pesticides et à l’irrigation, préconisé par beaucoup comme étant la principale solution pour faire face à la pénurie de nourriture, créera à moyen terme d’énormes problèmes pour la santé de l’homme et pour la préservation des ressources en eau.
47Prenons le deuxième Rapport au Club de Rome pour nous faire une idée de l’étendue des problèmes soulevés et des perspectives ouvertes. Les principaux thèmes abordés sont l’alimentation, l’énergie, les ressources naturelles et la croissance démographique. D’autres chapitres concernent les changements climatiques, l’évaporation de l’eau, le déboisement, les engrais et les pesticides, les techniques de pêche. Il est particulièrement remarquable, cependant, que le Rapport. prenne en considération la diversité culturelle et l’inégalité dans le processus de développement. L’approche est donc caractérisée à la fois par sa globalité et par sa totalité.
48Nous entendons par globalité le fait que chaque décision est liée à une problématique planétaire. « La communauté mondiale apparaît comme un ‘système’ ; nous entendons par là un assemblage d’éléments interdépendants et non point une simple juxtaposition d’entités disposant d’une large indépendance... » (p. 39). Ceci ne veut pas dire que seuls les actes de chefs d’Etats ou de dirigeants de sociétés multinationales entrent en ligne de compte. On peut porter le débat à un niveau à la fois banal et tragique, comme le font Mesarovic et Pestel, lorsqu’ils nous rappellent que le fait de partir en voiture pour le week-end réduit les ressources énergétiques qui seront nécessaires dans 25 ans pour nourrir une population mondiale de 7 milliards d’habitants. Lester Brown donne un exemple du même type : « Aux Etats-Unis, aujourd’hui, 15 % des fertilisants servent à des usages non agricoles, comme l’entretien de pelouses, de terrains de golf et de cimetières. Or, ces 15 % dépassent le volume global des engrais dont disposent, réunis, l’ensemble des paysans de l’Inde »109. Aujourd’hui encore, la misère et la pénurie ne sont pas reconnues par les habitants des régions privilégiées du monde comme faisant partie d’un système global. Elles finiront cependant par affecter notre propre vie plus directement ; c’est- là l’avertissement des écologistes.
49En même temps, les écologistes font comprendre la nécessité d’aborder les problèmes du xxe siècle dans leur totalité. La recherche qui s’appuie sur la spécialisation par discipline, l’isolement des variables et la centration sur un seul niveau d’analyse ne saurait répondre à cette exigence. Le développement actuel de l’humanité affecte à la fois l’individu, les sociétés humaines, l’espèce tout entière et l’écosystème. Comme le dit Jacques Robin : « Nous cherchons à comprendre l’entrelacement entre... l’extension industrielle continue..., le bouleversement de l’écosystème terrestre, la contestation des sociétés humaines et le désarroi des individus »110. La Déclaration de Cocoyoc de 1974, rédigée en commun par des hommes de toutes les disciplines, de tous les continents et de toutes les écoles de pensée présentées ici, reflète remarquablement cette recherche de la totalité111. Prenons par exemple le rapport entre inégalité socio-économique — consommation — croissance démographique — environnement. Dans les pays pauvres, nous trouvons les facteurs suivants : nombre élevé d’enfants pour assurer l’avenir, déboisement pour nourrir une population croissante, érosion, sous-consommation, pauvreté... Dans les pays riches : sur-consommation, gaspillage, pollution de l’environnement, sur-utilisation d’énergie et d’engrais qui pourraient réduire la faim et la pauvreté ailleurs. L’inégalité du pouvoir d’achat et la mauvaise distribution des ressources contribuent à la dégradation de l’environnement aussi bien dans les pays riches que dans les pays pauvres. Comprendre le problème de la totalité, dans la recherche et dans l’action, c’est voir « qu’à l’épicentre des crises actuelles de l’humanité, deux failles s’ouvrent de plus en plus largement : entre l’homme et la nature d’une part... entre les riches et les pauvres d’autre part »112. On sait depuis des siècles qu’il y a inégalité entre riches et pauvres et on connaît maintenant le conflit entre l’homme et la nature. Ce qui est nouveau, c’est de saisir le lien qui unit les deux phénomènes.
50Ce n’est pas ici le lieu de donner quelques recettes simples sur la manière d’entreprendre une démarche, à la fois globale et totale. N’oublions pas que le 2e Rapport au Club de Rome a été préparé avec la collaboration de 57 chercheurs et consultants disposant d’un équipement technique considérable113. Mais il ne s’agit pas seulement d’accroître les ressources pour la recherche : il faut revoir entièrement notre manière habituelle d’appréhender la « réalité ». Pour citer encore Jacques Robin : « Une attitude écologique conséquente suppose la prise en compte... du maximum d’interactions entre organismes et milieux. Nous n’y parviendrons pas sans dépasser, jusque dans nos raisonnements quotidiens, la notion de causalité linéaire qui nous a été inculquée sur les bancs de l’école depuis Aristote »114.
Conséquences pour l’action
51Les appels lancés par les écologistes sont dramatiques. En un sens, ils sont révolutionnaires : cessons d’agresser la nature, contrôlons en commun l’exploitation des océans, répartissons équitablement les ressources de la terre, soyons solidaires dans l’utilisation de l’énergie, renonçons au gaspillage pour éviter les famines. Si toutes les recommandations devaient être mises en application, il n’y aurait plus un gouvernement, plus une société multinationale, qui déciderait souverainement et isolément de sa politique. On en revient donc à une question de pouvoir. Or ce ne sont pas les écologistes qui détiennent le pouvoir. Leur astuce, c’est de peindre le tableau de l’avenir de l’humanité dans tous ses détails macabres pour le cas où les puissants ne se décideraient pas à agir et à coopérer. Nous ne donnerons ici qu’un seul exemple, tiré du 2e Rapport au Club de Rome.
52Pour chaque question qu’ils abordent, les auteurs présentent ce qu’ils appellent des scénarios différents. Selon le moment où une certaine décision est prise, on peut en calculer approximativement l’impact à long terme. Si aucun contrôle des naissances n’est introduit en Asie du Sud (Inde, Pakistan, Bangladesh et Sri Lanka), cette région du monde comptera un milliard d’hommes de plus d’ici à l’an 2000. Avec un programme efficace, ce chiffre sera ramené à 800 millions de personnes. Cette analyse permet à ses auteurs de conclure « que le programme le plus rigoureux de population ne pourra empêcher dans cette région un accroissement de plus d’un demi-milliard d’habitants ». A moins d’une aide étrangère massive, l’accroissement de la production agricole ne compensera pas l’augmentation de la population. « Une pénurie de nourriture dans cette région peut donc être considérée comme une certitude » (p. 55). Chaque année qui s’écoule avant qu’une décision ne soit prise augmentera le nombre de millions d’êtres humains qui subiront la famine d’ici à quelques années. Ce que le scénario ne prévoit pas, c’est que la destruction de la nature résultant de l’augmentation de la population accélérera les catastrophes naturelles du genre de celles que le Bangladesh subit à une cadence régulière. La nature s’occupera-t-elle de rétablir un équilibre que la raison humaine n’est pas capable de réaliser ? (p. 95). Quant à l’aide massive dont il est question pour éviter de telles situations ou pour réduire d’une façon sensible l’inégalité internationale, le rapport l’évalue à 250 milliards de dollars par an dès 1975 (p. 78), donc à environ 30 fois le montant qu’elle atteint pour les pays de l’OCDE en 1974.
53En définitive, ces appels ne sont donc pas du tout révolutionnaires. Ils s’adressent aux gens en place, aux gouvernements, aux intellectuels, à ceux qui se préoccupent du développement. C’est bien une conception idéaliste que de faire appel à la bonne volonté des hommes au pouvoir, en brandissant le spectre de catastrophes qui toucheront la prochaine génération ! Les appels suffisent-ils ou faut-il amener le changement par de véritables transformations des structures du pouvoir ?
Dépendance, diversité culturelle, pauvreté absolue et écologie
54Nous avons déjà relevé que les théoriciens de la dépendance et les culturalistes avaient réalisé, dans une certaine mesure, une approche totalisante. Les écologistes vont nettement plus loin. Non seulement ils lient les problèmes que les spécialistes de différentes sciences naturelles avaient jusqu’alors traités séparément, mais ils font un pas vers les sciences de l’homme. L’inégalité socio-économique, les rapports de domination et l’asymétrie sont reconnus comme étant au centre du débat115. Dans le rapport Mesarovic-Pestel, la diversité culturelle, elle aussi, est comprise et même jusqu’à un certain point « opérationnalisée ». La division du monde en dix groupes de pays, bien qu’arbitraire, est partiellement fondée sur des critères culturels. C’est ce qui permet aux auteurs de concilier la globalité avec la diversité ou, comme ils le disent, de présenter un « modèle mondial régionalisé ». Il est vrai que cette conception n’en est qu’à ses débuts. Elle n’est, par exemple, pas réalisée dans le scénario sur l’aide (ch. 5), où l’on retombe dans les schémas rostowiens (les stades de l’évolution, le démarrage...) et pearsoniens (le fossé à combler, l’augmentation de l’aide...). Soudain, on retrouve aussi le revenu annuel par tête comme critère de mesure du développement, car « malheureusement, aucun autre instrument de mesure efficace n’a été mis au point à ce jour » (p. 78).
55Les défaillances des écologistes ne sont rien à côté de la faiblesse accablante des sciences de l’homme. Pendant que des économistes refusent de s’intéresser à l’inégalité sociale ou à la destruction de l’environnement et que des psychologues ne tiennent pas compte des facteurs socio-économiques pour expliquer le comportement de l’individu et dans les pays riches et dans les pays dominés, voilà que des biologistes, des météorologues, des statisticiens et des démographes se refusent à présent à préconiser une formule de développement qui négligerait de mesurer son impact sur différentes sociétés et sur l’individu. Dernière venue des approches critiques du processus actuel de développement, la démarche écologique est, par sa façon de réaliser la totalité et la globalité, la plus fondamentale, du moins en puissance. Reste à savoir si elle est prise au sérieux ou si elle est écartée par les intérêts égoïstes à court terme. Reste à savoir également si elle peut se libérer de sa naïveté idéologique et politique (si naïveté il y a !) pour en comprendre l’enjeu au niveau des rapports de force. Pour le moment, la plupart des documents qui décrivent les échéances écologiques se veulent très respectables et se cachent derrière une méthodologie appelée scientifique. Il n’en reste pas moins que les conflits d’intérêts sont à peine voilés. A cet égard, la Déclaration de Cocoyoc est explicite : les problèmes sont franchement posés dans une dimension à la fois scientifique et idéologique. Cela tient sans doute au fait que toutes les tendances critiques du développement actuel étaient présentes : la théorie de la dépendance (Amin, Galtung, Stavenhagen), la diversité culturelle (Sachs), la pauvreté absolue (ul Haq) et l’écologie (Strong)116.
Conclusion
56La critique de la conception dominante du développement, résumée ici de manière sommaire, est soudainement devenue massive. Parties de points de vue originaux, les différentes écoles de pensée présentent aujourd’hui des idées souvent convergentes. Mais qu’en est-il de la pratique ? Pour le moment, il semble que l’on continue tout bonnement dans les voies tracées depuis bientôt 30 ans. Malgré les efforts considérables de la part des secrétariats internationaux, la réflexion critique sur le développement se situe en dehors (dépendance, diversité culturelle) ou en marge des organisations interétatiques (Cocoyoc, Club de Rome) qui ont des responsabilités dans le domaine. Quant à la Banque Mondiale, elle n’a pas encore mis au point un type d’intervention qui lui permette de réaliser les objectifs annoncés117. Ce qui est particulièrement navrant, c’est que la plupart des gouvernements des pays en voie de développement se contentent de réitérer une litanie de principes généraux, comme le montre bien la Charte des droits et devoirs économiques des Etats, votée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 12 décembre 1974.
57Face aux problèmes soulevés, on se demande comment un système international fondé sur la souveraineté des Etats va pouvoir réagir. Par rapport à la globalité des problèmes, le monde divisé en Etats est doublement handicapé. D’une part, l’Etat voile les vraies inégalités, les grandes injustices. Au niveau des organisations inter-étatiques, il s’est établi une communication entre élites, à l’intérieur d’une classe internationale privilégiée qui s’abrite derrière les principes d’indépendance et de non-ingérence pour maintenir sa position. D’autre part, l’Etat individuel est incapable de faire face aux contraintes qui se manifestent d’une façon toujours plus précise. Le repli sur une attitude égoïste (approvisionnement à court terme de chaque pays) est la façon la plus sûre de provoquer des catastrophes qui se répercuteront partout. Robin dit que « toute position nationaliste doit être considérée comme une agression directe contre l’humanité au stade actuel de son développement »118. Le droit international et les règles qui régissent le jeu diplomatique se font aujourd’hui les protecteurs de cette classe internationale privilégiée. Ce n’est pas la moindre raison pour laquelle les nouveaux Etats ont entériné ce droit avec tant de facilité, même s’il est le produit d’un ordre mondial fondé sur la domination et la dépendance.
Notes de bas de page
79 Il faut dire que les travaux de Gunnar Myrdal sur la formation d'« enclaves » dans les pays en voie de développement, dont l'effet de rayonnement sur l'arrière-pays n'est que très faible, sinon négatif, ont précédé ceux des théoriciens de la dépendance. Voir notamment: G. Myrdal, Economic Theory and Underdeveloped Regions, London, Duckworth, 1957.
80 D. Senghaas, Imperialismus und strukturelle Gewalt: Analysen über abhängige Reproduktion, Frankfurt, Suhrkamp, 1972, p. 23.
81 Il n’est pas possible de développer ici le concept de l’échange inégal. Cf. S. Amin, Le développement inégal : Essai sur les formations sociales du capitalisme périphérique, Paris, Ed. de Minuit, 1973, p. 117 ss. L’échange peut être inégal entre marchandises de même nature. Cf. du même auteur : L’accumulation à l’échelle mondiale, Dakar, IFAN, 1970, pp. 70-76.
82 Sur ce point c’est Raoul Prebisch qui doit être considéré comme le précurseur des théoriciens de la dépendance, avec notamment les textes préparatoires de la Conférence des Nations Unies pour le commerce et le développement en 1964. Cf. R. Preiswerk, « La réciprocité dans les relations entre pays à systèmes sociaux et à niveaux économiques différents » (Journal du droit international, Paris, 1967, No 1).
83 Voir The Economic Development of Latin America and its Principal Problems, New York, United Nations, 1950. Version originale en espagnol de 1949.
84 Parmi les ouvrages les plus importants, voir F. H. Cardoso, Sociologie du développement en Amérique latine, Paris, Anthropos, 1969, et Politique et développement dans les sociétés dépendantes, Paris, Anthropos, 1971. A. G. Frank, Latin America: Underdevelopment or Revolution, New York, Monthly Review Press, 1969. R. Stavenhagen, Sept thèses erronées sur l'Amérique Latine ou comment décoloniser les sciences humaines, Paris, Anthropos, 1973.
85 On trouvera un catalogue détaillé des mesures à prendre chez J. Galtung, « A structural Theory of Imperialism » (Journal of Peace Research, Oslo, 1971, No 2).
86 Une récente thèse de l'Institut universitaire de Hautes Etudes internationales à Genève montre l'importance des œuvres littéraires dans ce sens. Cf. S. Bengu, African Cultural Identity and International Relations: Analysis of Ghanaian and Nigerian Sources, 1958-1974. Le type de sources analysé ici est souvent le seul moyen d'expression politique pour montrer le refus d'un modèle de développement.
87 On notera cependant la place importante accordée à l'ethnocentrisme par l'économiste Ygnacy Sachs, La découverte du Tiers Monde, Paris. Flammarion, 1971.
88 Voir chapitre II.
89 Voir chapitre I.
90 Il faut revenir ici sur l’importance des œuvres littéraires. Le thème de l’identité culturelle domine, par exemple, le roman africain. Parmi les plus beaux exemples, on citera Cheikh Hamidou Kane, L’aventure ambiguë, Paris, Laffont, 1960 et Ferdinand Oyono, Le vieux nègre et la médaille, Paris, Julliard, 1956. Frantz Fanon a analysé ce problème déjà dans Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952, et en a tiré des conclusions pour l’action politique dans Le damnés de la terre, Paris, Maspero, 1961.
91 En ce qui concerne l’Afrique, d’autres semblent suivre maintenant la même voie. Voir par exemple « The Charter of National Redemption » (Speeches and Interviews by Col. I K. Acheampong, Accra, Ghana Publishing Corporation. 1973). vol. ii. pp 34-43.
92 Voir chapitre IV.
93 Par exemple A. G. Frank, « Liberal Anthropology vs. Liberation Anthropology » (Latin America...). j. Stauder, « The Relevance of Anthropology to Colonialism and Imperialism » (Race. London. 1974. No 1).
94 C’est ce qui découle, par exemple, de l’analyse faite par Osvaldo Sunkel des principaux mécanismes de la dépendance. Cf. « National Development Policy and External Dependence in Latin America » (Journal of Development Studies, London, 1969, No 1). Voir également D. Senghaas, Imperialismus und strukturelle Gewalt..., p. 20.
95 Ce danger a été signalé par Rodolfo Stavenhagen dans sa préface à notre brochure Enlwicklungshilfe als Kulturbegegnung, Freiburg/Nürnberg, Imba-Laetare, 1972, p. 11.
96 Par exemple, lorsqu’on affirme que la bourgeoisie « indigène » dans les colonies luttera « contre les colonisateurs en même temps qu’elle se débarrassera de ses cadres féodaux intérieurs ». P. et M. Favre, Les marxismes après Marx, Paris, Presses universitaires de France, 1970, p. 44.
97 Voir les analyses nuancées chez S. Amin, Le développement inégal..., notamment p. 9 et ss, et dans « Underdevelopment and Dependence in Black Africa -Their Historical Origins and Contemporary Forms » (Social and Economic Studies. Kingston, 1973, No 1).
98 R. Mcnamara, Discours prononcé devant la Conférence des Nations Unies pour le commerce et le développement, Santiago de Chili, 14 avril 1972
99 Mahbub Ul Haq, Crise des stratégies du développement, Washington, 20 avril 1972 (Texte diffusé par la Société internationale pour le développement).
100 Ce paragraphe, et plusieurs passages qui suivent, sont repris de notre article intitulé « Vers de nouvelles stratégies de coopération pour le développement ? (L’autocritique dans les organisations internationales) » (Campiche-Lalive-Zimmermann, Eglises et développement solidaire, Lausanne, Institut d’ethnique sociale, 1975).
101 R. Mcnamara, Discours prononcé devant le Conseil des Gouverneurs, Nairobi, 24 septembre 1973, p. 32.
102 R. Mcnamara, Discours prononcé devant le Conseil des Gouverneurs, Washington, 25 septembre 1972. p. 23.
103 R. Mcnamara, Nairobi, pp. 16-19.
104 Par exemple, R. McNamara, Washington, p. 17; Nairobi, p. 22 .
105 Voir l'évaluation des positions de McNamara par rapport à la problématique de la dépendance dans la préface de D. Senghaas à Peripherer Kapitalismus: Analysen über Abhängigkeit und Unterentwicklung, Frankfurt, Suhrkamp, 1974.
106 Cf. Commission des organisations suisses de coopération au développement, Mal développement : Suisse-Monde, Genève, CETIM, 1975.
107 M. Mesarovic et E. Pestel, Stratégie pour demain, Paris, Seuil, 1974.
108 Voir Nations Unies, Stratégie internationale du développement: Premier examen et évaluation d'ensemble des problèmes et des politiques, New York, Nations Unies, 1973, Ch. I.
109 L. Brown, auteur de In the Human Interest, dans un article intitulé « Allons-nous aussi avoir faim ? » (Tribune de Genève, 17 février 1975), p. 21.
110 J. Robin, De la croissance économique au développement humain, Paris, Seuil, 1974, p. 73.
111 La conférence de Cocoyoc, présidée par Lady Barbara Ward Jackson, a été initiée conjointement par le Programme des Nations Unies pour l’Environnement et par la Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement. La première publication du texte se trouve dans Development Dialogue, Uppsala, 1974, No 2. Voir dans ce même numéro l’article de M. Nerfin, « Towards a New International Order », pp. 3-10.
112 Robert Lattes, dans sa préface au livre de Mesarovic-Pestel.
113 Notons que le Rapport ne réalise pas la totalité, il ne fait qu’un pas dans ce sens. On peut notamment regretter qu’un problème comme celui de l’emploi n’ait pas été abordé. Cela peut s’expliquer par la place que les auteurs font à la diversité culturelle : les conceptions du travail productif divergent fortement d’une région à l’autre.
114 J. Robin, De la croissance économique..., p. 103.
115 Par exemple, dans le 2e Rapport au Club de Rome, pp. 59, 70, 159 ; dans l’ouvrage du Club des Dix (T. Robin), pp. 104 ss., 146.
116 Il y avait 33 participants, dont bien entendu les représentants d'autres courants d'idées.
117 Dans une lettre à l'auteur, du 7 décembre 1974, M. Mahbub ul Haq indique: « The implementation of those strategies is under continuous study at the Bank... We expect to publish papers covering the fields of education, health and rural development in the near future ».
118 J. Robin, De la croissance économique..., p. 110. Il y aurait évidemment des nuances à apporter à cette affirmation, notamment en ce qui concerne la différence entre pays puissants et faibles. De même, il ne faudrait pas l’interpréter comme un refus de reconnaître le droit à l’auto-détermination et à la diversité culturelle. Ce qui est en question, ce n’est pas le droit d’un peuple de créer un Etat, mais la façon dont cet Etat se comportera à la lumière des exigences écologiques.
Auteur
Institut d’Etudes du Développement, Genève et Institut Universitaire de Hautes Etudes Internationales, Genève.
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