Chapitre III. Perception et réalité : que voit « l’expert » sur place ?
p. 49-60
Texte intégral
1Le problème de la rencontre de cultures se pose à tous les échelons de la coopération pour le développement : suivant le schéma évolutionniste, les objectifs de développement découlent de l’expérience des peuples occidentaux au cours des derniers siècles ; des méthodes de développement sont élaborées selon des modèles occidentaux ; la conception de programmes et de projets de développement reste en grande partie entre les mains de spécialistes occidentaux ou occidentalisés. Plus de 100.000 experts travaillent à l’application de projets dans les pays concernés.
2Prenons ce dernier aspect comme exemple : l’expert59 est le produit d’une culture déterminée qui lui a, du moins partiellement, transmis une vision du monde, une idéologie, une religion, une langue et bien d’autres choses encore. Au cours de ses missions, il rencontre des hommes qui peut-être parlent la même langue que lui, ont la même confession, ou ont acquis, dans des écoles occidentales, les mêmes connaissances scientifiques ou techniques que lui. Ces caractères communs sont néanmoins souvent trompeurs. Ils cachent à l’expert des différences fondamentales dans les visions du monde et les systèmes de valeurs d’autres peuples, ou, pis encore, incitent à les trouver dépassés ou anachroniques. Ce dernier limite ainsi, dès le début, sa capacité de comprendre ce qui lui est culturellement étranger. On peut alors douter du succès de la mission des experts quant à son utilité et son rendement. Mais le plus regrettable, c’est la pauvreté des relations humaines qui se nouent dans de telles conditions.
3Avant son départ, l’expert reçoit force bons conseils qui doivent lui faciliter la rencontre avec d’autres peuples. On le pousse à étudier à fond la géographie, l’histoire et la langue du pays d’accueil. On demande aux anciens experts qu’ils parlent de leurs expériences aux néophytes. Une telle préparation est utile, mais est-elle suffisante ?
4Dès la naissance, l’enfant s’approprie des schémas de pensée et des habitudes perceptives. Ces processus sont conditionnés par une culture ; ils varient selon l’environnement naturel et social. Des différences apparaissent déjà dans la perception des objets les plus simples. On a ainsi constaté que certaines personnes auxquelles on montre deux lignes de même longueur, l’une horizontale, l’autre verticale, sont victimes d’une illusion d’optique : les unes affirment que la verticale est la plus longue. L’explication se trouve dans le conditionnement culturel de cette illusion : ceux qui en sont victimes vivent dans de grandes plaines d’Amérique du Nord ou dans des régions désertiques d’Afrique. Pour eux, la ligne verticale ne représente pas la hauteur d’un objet, mais sa profondeur. Etant habitués à des paysage plats, l’effet de profondeur est plus important pour eux que la largeur, c’est pourquoi ils « voient » la verticale (qu’ils appréhendent comme profondeur) plus longue que l’horizontale qui représente la largeur60.
5L’observateur occidental moyen qui s’occupe de cultures étrangères ignore ou sous-estime l’importance de l’acquis dans la perception et le conditionnement culturel des schémas de pensée. Quoi qu’il voie, il le prend pour la réalité. Son esprit serait alors une surface vierge sur laquelle s’inscrirait la seule réalité possible sous forme de faits et de données sans qu’il n’y ait aucune intervention de sa part.
6Bien que la perception soit une activité de la connaissance fondée sur des donnés sensorielles immédiates, elle n’est pas une lecture passive, un simple enregistrement61. Elle est au contraire un choix dans une masse d’informations possibles et une intégration dans des schémas de pensée préexistants. Aucun expert n’aborde une culture étrangère sans préconception de ce qu’il croit appréhender et sans valorisation de ce qu’il a sous les yeux. Il ne peut naturellement pas échapper à la réalité : des événements particulièrement frappants s’imposent à sa conscience (la misère, la pauvreté, la famine...). Des faits nouveaux peuvent même transformer radicalement ses conceptions antérieures. Cela est toutefois impossible sans sa participation. Toute sa personnalité en son acquis culturel conditionnent sa manière de structurer son rapport avec le monde. La connaissance est tout autant une assimilation de faits aux schémas de pensée de l’observateur qu’une accommodation de ces schémas à l’environnement factuel62.
7Différents facteurs peuvent fausser la perception du « réel » dans l’activité des experts, que ce soit dans la phase préparatoire, dans la mise en application ou encore dans l’évaluation de programmes. Nous commenterons brièvement trois de ces facteurs à l’aide d’exemples : il s’agit de la projection de modèles, du transfert de concepts et de la centration sur des aspects partiels des phénomènes à étudier.
La projection de modèles
8La projection de modèles est à la base de toute la coopération au développement entre l’Occident et les pays en voie de développement. L’Etat industrialisé en tant que tel, ses modes de production, son appareil administratif et ses méthodes sont le modèle de base de l’idéologie actuellement dominante pour le développement. La projection apparaît, au niveau des tâches bien délimitées de l’expert, dans la formulation de problèmes et l’élaboration de solutions. Très souvent, l’expert n’est absolument pas conscient de son conditionnement culturel et de la relativité de ses conceptions, ou croit que le modèle de développement occidental est le seul possible. En tant que conseiller agricole, il se réfère aux exemples de son pays d’origine. Il a fallu du temps pour comprendre que beaucoup d’écoles-modèles et de fermes-pilotes étaient inutiles. En tant que projets isolés, elles sont aussi remarquables qu’un musée : le visiteur peut admirer la perfection des installations et le haut niveau de qualité des produits, mais il ne peut pas imiter ces exemples. Il faudrait des investissements massifs, un appareil administratif complexe pour rendre de telles solutions accessibles à l’ensemble de la population. Les autorités politiques devraient aussi véritablement désirer d’entreprendre quelque chose en faveur des couches les plus défavorisées de la population. Mais, pour adopter les modes de production prônés par les experts occidentaux, les populations campagnardes devraient abandonner leur patrimoine culturel fondamental. Au nom de la rentabilité, de la productivité et de l’efficacité, il leur faudrait changer radicalement les rapports de l’homme avec la nature, de l’individu avec le groupe, les traditions religieuses, les attitudes face aux biens matériels, au travail, à la vie en général. En d’autres termes, le modèle proposé par l’expert étranger exigerait de la part du partenaire dans la coopération pour le développement, l’abandon de sa spécificité culturelle ou, dit plus crûment, son suicide culturel. Un tel développement ne peut paraître souhaitable qu’à ceux (et ils semblent être en majorité) qui dès le départ considèrent les autres peuples comme arriérés, exotiques et anachroniques.
9Les modèles qui fondent, consciemment ou implicitement, la démarche des experts conditionnent largement la sélection des données factuelles qui serviront à étayer leurs recommandations. Dans cette perspective, la coopération au développement sur le plan de l’éducation est particulièrement riche d’enseignements. Selon le modèle occidental classique, la scolarisation commence par le lecture et l’écriture. Aussi, pendant des décennies, les experts furent absolument incapables d’envisager une autre formule pour les pays en voie de développement. L’alphabétisation fut longtemps la formule magique incontestée, et ce n’est que depuis peu qu’on applique, par exemple, dans les régions rurales d’Afrique de nouveaux programmes de scolarisation et qu’on encourage la génération future à améliorer ses conditions de vie dans son cadre traditionnel au lieu de l’inciter à émigrer dans les quartiers pauvres des villes.
Le transfert de concepts
10On peut sans autre considérer le transfert de concepts comme une forme de la projection de modèles. Les concepts importés par les experts déterminent le domaine du réel qui peut être appréhendé. D’autres concepts entraînent la perception d’autres données factuelles.
11Nous appelons plus spécifiquement transfert de concepts l’utilisation, dans un contexte culturel étranger, d’un concept né dans un autre contexte culturel, et cela sans qu’il soit tenu compte des valeurs, idéologies et délimitations de nature scientifique qui lui sont attachées. Dans les paroles employées par l’expert se trouvent des concepts et des rapports qui renvoient à un cadre culturel plus vaste. Contenu et connotations varient de culture à culture.
12Derrière le mot « orphelin » se trouve le concept de l’enfant sans parents. Partout dans le monde, on peut appréhender statistiquement le nombre de ces enfants. Les résultats sont comparables sur un plan purement quantitatif. Mais il ne faudrait pas négliger la situation subjective de l’enfant « sans parents » et, dans un cadre de référence plus large, les concepts de parenté, de solidarité de groupe, de famille et de responsabilité sociale. Il est normal pour un Européen qu’un orphelin soit placé dans une institution créée à cet effet par l’Etat. Dans ce cas, la condition d’orphelin signifie ségrégation physique et transfert de la responsabilité à une instance (étatique) anonyme. Cette solution étonne l’Africain qui la qualifie même de barbare63. Pour lui, il n’y a pas d’enfants sans parents, du moins dans la conception traditionnelle. Les règles qui sont à la base des rapports de parenté déterminent avec une précision indiscutable qu’en cas de mort d’un des parents, un autre membre de la famille au sens large prend la place du disparu. La distinction conceptuelle possible entre père « biologique » et père « social » perd ici tout caractère pertinent. L’« orphelin » reste intégré dans la structure familiale qu’il connaît bien ; il n’y a ni séparation ni responsabilité anonyme. Subjectivement, sa situation ne diffère pas de celle de n’importe quel autre enfant. C’est pourquoi beaucoup de langues africaines n’ont pas de mot pour « orphelin ». Cela n’empêche naturellement en rien le sociologue européen en quête d’orphelins de faire entrer dans ses statistiques les enfants qu’il considère comme orphelins selon sa conception. On peut donc appréhender dans une culture étrangère un réel qu’on croit « objectif » en vertu de ses propres représentations (on peut toucher, compter, photographier les enfants) sans toutefois constater quoi que ce soit qui corresponde à l’expérience subjective des populations concernées. D’innombrables experts créent ainsi une « réalité » artificielle en transposant inconsidérément des concepts familiers.
13Une constatation faite couramment par ceux qui reviennent d’Afrique ou d’Asie (aussi bien des experts que des touristes, des hommes d’affaires, des missionnaires ou des universitaires) s’exprime dans la phrase : « Ces gens n’ont pas la conception du temps... ». Voilà un exemple typique de transfert de concept. Ici néanmoins, et contrairement à l’exemple précédent, le mol « temps » existe dans la culture observée. Toute société est contrainte de faire l’expérience de l’écoulement du temps par le jeu des saisons ou le cycle des générations. Mais des cultures différentes donnent les contenus les plus divers à ce concept. Dans la tradition occidentale, le temps s’écoule linéairement (du passé le plus lointain à l’éternité infinie), ce qui du reste doit être mis en rapport avec notre idée de progrès, alors que le passage du temps est plutôt considéré comme cyclique en Afrique (l’attachement au passé, la mort comme poursuite de la vie sous une autre forme, la présence des ancêtres, etc.)64. La conception occidentale du temps est chronométrique ; le temps est divisé en segments rigoureusement égaux et se mesure mécaniquement. L’Africain adapte son découpage à la situation vécue au présent, ses divisions dépendent des techniques de production (elles sont donc différentes pour des pêcheurs ou pour des agriculteurs), de la saison, d’événements soudains. De là découle l’« imprécision » qui peut mettre en rage des visiteurs occidentaux réglés comme des chronomètres. Il devrait cependant être clair que le concept de temps ne fait pas défaut à l’Africain, mais qu’il a un autre contenu que pour le visiteur occidental.
La centration
14La centration est une des formes les plus importantes de la déformation des objets dans la perception. Elle désigne la limitation du champ de perception à un aspect particulier65 Dans la perception sensorielle, la centration est la conséquence d’une limite physique objective : on ne peut, par exemple, embrasser d’un seul coup d’œil qu’un espace limité ; l’oreille humaine ne perçoit les sons qu’à l’intérieur d’un champ de fréquences déterminé. Mais la centration signifie encore beaucoup plus lorsqu’on la prend dans un sens large. On peut mentionner en particulier quatre raisons pour expliquer la limitation subjective de l’observateur à des aspects partiels d’une situation donnée. Il faut tout d’abord tenir compte de la personnalité globale de l’observateur, donc de sa vision du monde, de son système de valeurs ainsi que de sa constellation affective et psychique (ensemble largement marqué par son origine’ culturelle). Deuxièmement, le facteur idéologique joue un rôle, si l’on prend idéologie au sens d’image idéelle du monde, qui non seulement permet d’appréhender et d’interpréter le réel, mais indique également des voies et des moyens pour transformer ce réel. On a remarqué par expérience que l’observateur « voit » souvent ce qu’il veut voir, ce qui correspond à son idéal pour l’avenir. Troisièmement, la spécialisation et l’éthique professionnelles qui y attachent dans l’esprit de l’observateur ont une influence décisive sur la perception sélective du réel. Enfin, les conditions spatiales et temporelles, ainsi que matérielles, dans lesquelles se déroule l’observation de l’objet jouent un rôle essentiel.
15Si l’on transpose ces catégories sur la situation concrète des experts, on obtient à peu près ce qui suit :
16Personnalité. Certains experts sont particulièrement sensibles aux situations conflictuelles, à la résistance, au malaise et aux tensions ; d’autres le sont au calme, à l’ordre, à la stabilité et à l’autorité. Quelques-uns sont d’emblée critiques, d’autres sont d’accord avec le système. Les uns ont le sens du détail, de l’analyse, d’autres s’attachent aux grands traits, à l’ensemble, à la synthèse. Les uns se concentrent sur tout ce qui peut s’exprimer en chiffres, sur ce qui fait l’objet de statistiques (produit national brut, balance commerciale, augmentation de la productivité), les autres soulignent ce qui est qualitatif. Les uns ont une perspective à court terme, les autres pensent à des échéances plus lointaines, etc.
17Idéologie. Sur ce plan, les oppositions dans le comportement cognitif des experts sautent moins aux yeux parce que, depuis 1945, on privilégie une idéologie du développement bien définie : celui-ci est conçu comme industrialisation, croissance quantitative, transfert de capitaux et de technologie, urbanisation, éducation par la scolarisation, soutien aux exportations dans le cadre d’une division internationale du travail. Des documents parus récemment, tel le rapport Pearson ou la Stratégie des Nations Unies pour la Deuxième Décennie du Développement le confirment. Il faut souligner que des représentants des pays à capitalisme d’Etat (Europe de l’Est) et des pays en voie de développement ont collaboré à l’élaboration de cette stratégie. Bien entendu, les méthodes de développement proposées par les pays à capitalisme privé se distinguent de celles proposées par les pays à capitalisme d’Etat. La différence idéologique entre « public » et « privé » conduit assurément à des centrations dans la perception. Mais pour l’essentiel, le modèle reste le même. Comme nous l’avons déjà dit, pour les cultures extra-européennes, l’acceptation de ce modèle signifie le renoncement à leur caractère propre, la destruction de leur rapport avec la nature, la restructuration de la relation entre l’individu et la collectivité. L’expert entrevoit à peine ces aspects, obnubilé qu’il est par la réalisation de l’idéologie du développement. En d’autres termes, sa connaissance est centrée sur un aspect partiel du changement social.
18La spécialisation professionnelle. Toute formation professionnelle inscrit le savoir à acquérir dans une certaine limite et restreint le cadre conceptuel. Chaque spécialiste privilégie nécessairement les données factuelles qu’il peut saisir par ses concepts. Ainsi dans un même village, l’économiste ne « voit » qu’échanges, fixation des prix, production ; l’anthropologue dégage les relations de parenté ; le politologue s’intéresse aux rapports de forces. Bien entendu, la spécialisation est inévitable. Mais il est essentiel que le scientifique ou l’expert se rende compte des conditions culturelles de la délimitation de chaque domaine spécifique. De telles délimitations font souvent défaut dans d’autres cultures, ou sont définies autrement. Ce qui, pour nous, est un processus économique, peut avoir ailleurs une signification religieuse ; ce que nous considérons comme social, relève ailleurs de l’économie. Outre les difficultés qu’il y a à délimiter le savoir, la formation scientifique et la nature de la profession entraînent d’autres déformations du réel. Là où les uns voient des fonctions, les autres cherchent des structures. Certains attachent de l’importance aux institutions (les juristes, les « conservateurs »), d’autres aux modes de comportement, à l’évolution, aux changements (les sociologues, les « progressistes »). D’aucuns sont esthètes, d’autres plutôt technocrates. Les uns se bornent à la productivité (les économistes, les ingénieurs), d’autres se préoccupent de l’environnement (les écologistes). On ne saurait contester certaines conséquences négatives de cette limitation à des domaines spécialisés. Il existe ainsi des conseillers médicaux, par exemple, qui exécutent consciencieusement leurs campagnes de vaccination en dépit de la famine endémique qui frappe une région. Leur excuse : on ne les avait pas envoyés comme conseillers agricoles. Il existe relativement peu de spécialistes et d’experts qui ont la possibilité ou le courage d’interrompre volontairement leur mission pour éviter de semblables contradictions. La plupart se consolent en se référant à la rationalité qui fonde leur propre spécialité, et ne tiennent absolument pas compte du contexte général.
19Circonstances spatiales et temporelles, conditions matérielles. Nous évoquerons principalement dans cette rubrique les restrictions qui proviennent de la position spatiale de l’observateur. La majorité des experts vivent encore dans les principales villes et localités du pays où ils sont en mission. La plupart d’entre eux ignorent de la sorte le mode de vie de 60 à 90 % de la population, selon les pays. Lorsqu’ils pénètrent vers l’intérieur du territoire, c’est le plus souvent en tant que touristes ou pour des visites de courte durée. Les moyens de transport les obligent à prendre la route. Or comme on le sait, la route est un facteur essentiel de la transformation culturelle. C’est par elle que pénètrent dans des régions rurales de nouvelles influences, de nouveaux produits et de nouvelles habitudes. Dans la plupart des cas, s’écarter quelque peu de la route corrigerait l’impression première de l’observateur. De leur côté, les circonstances temporelles ont pour conséquence une série de centrations. La perception varie selon l’heure, le jour de la semaine ou la saison. Ce n’est qu’après plusieurs années que l’expert arrive à une conception à peu près plausible des cycles climatiques. Les conditions matérielles dans lesquelles il remplit sa mission déterminent partiellement ses idées. Il vit dans un confort presque toujours supérieur à la moyenne, et en contact avec d’autres experts ou une couche autochtone privilégiée. Pour la collecte d’informations, il se sert de sa langue. Il préfère vraisemblablement la communication écrite à la communication orale, ce qui signifie qu’il s’appuie plus volontiers sur ce qu’il a lu que sur ce qu’il a entendu. Dans le choix des outils qui servent à la fixation d’impressions, tout ce qui a trait au visuel — films, photographie — est plus important que ce qui touche à l’auditif et à l’olfactif.
20L’énumération de facteurs qui influent sur notre compréhension d’autres cultures fait ressortir la nécessité de reconnaître le caractère relatif de notre savoir. Ce n’est néanmoins pas pour cette raison qu’il faut arrêter d’un coup toute collaboration au développement. Dans aucun domaine du savoir ne trouve-t-on une reproduction humaine parfaite du réel, susceptible d’être comprise de la même manière par tous les hommes. Mais il n’est pas inopportun de faire quelques timides efforts pour éliminer les pires déformations. Pour l’expert, cela peut signifier :
qu’il lui faut élucider sa préconception du processus de développement ainsi que ses préjugés et les valeurs implicites à la base de son action ;
qu’il lui faut également considérer l’hypothèse où la solution contraires lorsqu’il élabore une hypothèse pour expliquer une situation ou qu’il examine la solution d’un problème ;
qu’il devrait examiner ses concepts et ses idées en fonction de leur origine culturelle ;
qu’il pourrait prendre conscience de la relativité de son propre point de vue dans la perception et, dans certains cas, faire des observations en partant d’autres points de vue ;
qu’il serait opportun de considérer les premières impressions comme provisoires, car on serre souvent la réalité de plus près après avoir rompu avec ce qui est immédiatement appréhendé66 ;
qu’en présence d’un observateur appartenant à une autre culture, il faudrait être conscient qu’à l’intérieur du champ d’observation, des processus, des objets et des forces complètement différents peuvent être perçus. L’étude de la tradition et de la langue étrangères facilite la compréhension de ces différences67.
21Les comptes rendus de voyages, récits de touristes et rapports d’experts sont et restent nécessairement subjectifs. Peut-être réussirons-nous pourtant, peu à peu, à éviter les pires versions. Celles-ci (comme du reste un certain matériel d’enseignement distribué récemment dans les écoles pour aider à comprendre le processus du développement) commencent souvent à peu près en ces termes : « Notre DC-8 descendit doucement vers l’aéroport, passant à travers des nuages qui rougeoyaient dans le coucher de soleil tropical. De loin déjà, nous fûmes frappés par le caractère irrégulier des plantations des indigènes. Notre compatriote Müller avait préparé notre arrivée avec éclat. En voiture... ». Suivent faits et recommandations. Rien sur les modèles, les concepts, les valeurs et les idéologies sous-jacents, rien non plus sur les conditions dans lesquelles s’effectue le relevé des données. En d’autres mots : réalisme naïf et foi dans l’immédiateté.
Notes de bas de page
59 Dans le jargon du développement, il est connu que le mot expert ne désigne pas nécessairement quelqu’un qui se caractérise par des connaissances infaillibles, mais celui qui est en mission dans le cadre de la coopération avec les pays en voie de développement. Lorsque, pour simplifier, nous parlons d’experts, cela concerne donc également des volontaires et autres auxiliaires du développement, missionnaires, touristes, etc. De manière très générale, il s’agit de la rencontre d’hommes appartenant à des cultures différentes.
60 On trouve une collection d’expériences semblables chez M. Segall, D. Campbell et M. Herskovits, The Influence of Culture on Visual Perception, Indianapolis, Bobbs-Merrill, 1966.
61 En psychologie expérimentale de l’enfant, Jean Piaget a étudié en détail les rapports entre perception et connaissance. Les résultats facilitent la compréhension de l’intelligence chez l’adulte et ils sont aussi très importants pour une épistemologie scientifique. Piaget distingue, dans l’activité cognitive, les fonctions figuratives, et parmi celles-ci surtout la perception d’un objet présent (une chose, un processus) et l’image mentale d’un objet absent, des fonctions operatives. Il existe des relations très étroites entre ces deux fonctions. Cf. J. Piaget, Les mécanismes perceptifs, Paris, Presses universitaires de France, 1961 ; J. Piaget et B. Inhelder, L’image mentale chez l’enfant, Paris, Presses universitaires de France, 1966.
62 Cf. J. Piaget, La naissance de l’intelligence chez l’enfant, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1959.
63 Le manque de solidarité de groupe chez l'Occidental est critiqué par exemple par R. Kunene, Die afrikanische Grossfamilie, Freiburg/Nürnberg, Imba/Laetare, 1971 : le maintien du groupe et l’assistance aux faibles sont les aspirations centrales de l’idéal de vie africain (p. 26). Une violente critique est formulée par F. Diawara, Le manifeste de l’homme primitif, Paris, Grasset, 1972. Pour une description facilement accessible de la tradition africaine et de la vie dans une région rurale, cf. V. Guerry, La vie quotidienne dans un village baoulé, Abidjan, INADES, 1970.
64 La multiplicité des conceptions africaines du temps apparaît d'une manière particulièrement claire dans « Temps et développement : quatre sociétés en Côte d'Ivoire », Cahiers de l'Orstom, vol. v, no 3 (Série sciences humaines). Cf. aussi R. Kunene (note 63), p. 85-86.
65 Cf. A. Battro, Dictionnaire d’épistémologie génétique, Paris, Presses universitaires de France, 1966, p. 25-26, 48-50 et 58.
66 Cf. la formulation sans compromis de Gaston Bachelard : « En fait, l’objectivité scientifique n’est possible que si l’on a d’abord rompu avec l’objet immédiat, si l’on a refusé la séduction du premier choix, si l’on a arrêté et contredit les pensées qui naissent de la première observation ». Cf. Epistemologie : Textes choisis, Paris, Presses universitaires de France, 1971, p. 123.
67 Ces indications concrètes pour l’amélioration de notre propre activité cognitive peuvent être mises en relation avec quelques concepts fondamentaux de l’épistemologie génétique, en particulier avec la décentration (a, e), la réversibilité (b), et la réciprocité (c, d, f). Pour les définitions, voir A. Battro (note 65).
Auteur
Institut d’Etudes du Développement, Genève et Institut Universitaire de Hautes Etudes Internationales, Genève.
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