Chapitre II. Les interdits interculturels : fondements cognitifs de l’action occidentale dans le tiers monde ?
p. 37-48
Texte intégral
1A. Doutreloux a défini les interdits comme étant des « dispositions par lesquelles une collectivité s’interdit, ou feint de s’interdire, de penser, dire ou faire certaines choses pour constituer son ordre et sa culture propres »41.
2Il appartient à l’anthropologie et à la psychologie sociale de nous éclairer sur ce que l’on pourrait appeler des interdits empiriques (par exemple l’interdiction de l’inceste). Une approche épistémologique, pour sa part, cherchera à révéler des interdits conceptuels, théoriques et méthodologiques. A travers elle, on tentera de savoir si la démarche scientifique dominante chez les chercheurs occidentaux empêche par certains de ses aspects l’accès à une connaissance adéquate des cultures non-occidentales. A la limite, on pourrait aller jusqu’à émettre l’hypothèse que la démarche scientifique appliquée par des Occidentaux constitue un obstacle à la connaissance d’autres cultures.
3Tout d’abord, notre objectif ne consiste pas à examiner des interdits qui sont censés fonder à travers une réglementation notre ordre social. N’existe-t-il pas des interdits qui protègent cet ordre du monde extérieur et qui légitiment son existence par le caractère prétendument « primitif », « exotique », « sauvage » ou encore « sous-développé » des autres types d’organisation sociale ? Nous reprenons à notre compte une hypothèse qui nous paraît importante : le rejet des hors-groupes joue un rôle primordial dans la consolidation de la cohésion sociale de l’en-groupe.
4Sans doute peut-on analyser le comportement cognitif des collectivités les plus diverses, ce que d’ailleurs Georges Gurvitch a fait en décrivant les systèmes cognitifs propres à la famille, à l’usine, à l’Etat, à l’église, à la classe sociale, etc42. Dès lors ne pourrait-on également définir une collectivité au niveau macro-culturel et essayer de voir comment un Occidental « connaît » une culture non-occidentale ? En reprenant les analyses de Gurvitch, on serait tenté de répondre par la négative, car même dans ce qu’il appelle les systèmes cognitifs des sociétés « globales », il fait une séparation nette entre les types de connaissance correspondant à la société démocratico-libérale et ceux du capitalisme organisé et dirigiste, ou de l’étatisme collectiviste centralisateur. Or, malgré les différents styles cognitifs qui apparaissent à l’intérieur du monde occidental, il existe des éléments communs ; c’est du moins ce que nous postulons.
5Les sociétés industrialisées exportent vers le Tiers Monde (expression que nous n’aimons pas particulièrement mais que nous retenons ici pour des raisons de commodité) non seulement des capitaux et des biens matériels, mais également des institutions, des valeurs, des modes de comportement, en bref : un modèle culturel. L’importance historique indéniable de ce transfert justifie l’examen de ses fondements cognitifs. Il convient cependant, avant de s’y attaquer, d’écarter d’emblée trois malentendus possibles. Premièrement, il n’y a pas un seul mode de connaissance, propre à tous les Occidentaux se trouvant face à des phénomènes culturels non-occidentaux. Les mécanismes cognitifs dont il est question ici sont peut-être la caractéristique de la majorité des acteurs qui interviennent dans la coopération internationale pour le développement. Ils ne sont pas nécessairement propres à l’anthropologue ou au missionnaire. Les catégories retenues pour décrire un certain comportement cognitif occidental ne sont donc ni générales, ni exhaustives. Deuxièmement, le postulat selon lequel une certaine démarche cognitive prédomine face aux peuples du Tiers Monde n’implique pas que ces peuples se retrouvent dans une démarche opposée. Il s’agit, en d’autres termes, d’éviter une dichotomisation des démarches cognitives qui est pourtant répandue puisque des anthropologues, des psychologues et même le poète Senghot ont opposé radicalement la raison « occidentale » à la mentalité primitive, à la pensée « magique » ou à « l’émotion nègre ». Le Tiers Monde, entité déjà bien problématique dans une perspective politique et économique, n’entre en tout cas pas dans une catégorie sociale à laquelle Gurvitch attribuerait le caractère générateur d’un système cognitif. C’est d’ailleurs ce qui nous amène au troisième point : dire qu’une certaine démarche cognitive prédomine chez les Occidentaux engagés dans une interaction avec le Tiers Monde ne signifie pas leur conférer un monopole sur cette démarche. Il y a, à notre avis, une très grande diversité de systèmes cognitifs à l’intérieur du Tiers Monde, dont certains pourraient être décrits à l’aide des critères utilisés par les Occidentaux. Il est important de garder ces trois réserves à l’esprit, sinon le schéma qui suit paraîtra trop stéréotypé.
Sous-estimation du rôle du sujet connaissant
6L’épistémologie qui reflète le mieux l’expérience occidentale de la connaissance est celle qui met l’accent sur le rapport sujet-objet. S’éloignant pourtant d’une position idéaliste, les grands épistémologues du xxe siècle comme Gaston Bachelard, qui se place dans une perspective philosophique, ou Jean Piaget, qui s’appuie sur la psychologie expérimentale, soulignent le rôle primordial du sujet dans l’acte cognitif. Selon eux, l’homme ne connaît des objets, des « faits », des processus, que par rapport à des structures cognitives dont on peut retracer la genèse, et par rapport à des questions qu’il pose ou des concepts qu’il utilise. Or il semble bien que cette action cognitive « constructiviste » (le sujet construit l’objet) et dialectique (interaction entre sujet et objet) soit généralement méconnue de ceux qui interviennent dans la coopération internationale pour le développement. C’est au contraire une position réaliste qui semble prédominer et attribue la connaissance à l’objet d’étude (pour le chercheur) ou à l’objet d’action (pour l’expert, le diplomate). Il est difficile de tracer une ligne de démarcation claire entre les domaines ontologiques, épistémologiques, méthodologiques et praxéologiques. Mais la sous-estimation du rôle du sujet connaissant est commune aux orientations qui dominent dans chacun de ces domaines : le réalisme en ontologie, le positivisme en épistémologie, l’empirisme en méthodologie et le pragmatisme en praxéologie. La connaissance serait, pour ainsi dire, « dictée » par l’objet, la réalité serait indépendante du sujet, les « faits » se révéleraient pour être enregistrés comme tels. L’action ne serait qu’une réponse à des phénomènes extérieurs, « évidents » et contraignants. L’acteur ou le chercheur se décrit volontiers comme naïf, dans le bon sens du terme : il est sans préconception de l’objet, sans préjugés. Il prétend donc à l’objectivité par le fait même qu’il a été en contact avec la « réalité », le « terrain »43.
La connaissance non-consciente
7Supposons que la méconnaissance du rôle que le sujet joue dans la structuration de la réalité ne soit pas un problème d’honnêteté intellectuelle. Laissons donc de côté les cas où le chercheur et l’acteur « trichent » délibérément pour nous induire en erreur. Nous sommes alors obligés d’admettre, ce qui n’est pas un paradoxe, qu’ils possèdent des connaissances dont ils ne sont pas conscients44.
8La connaissance non-consciente influence notre comportement cognitif à travers ce que l’on peut appeler les hypothèses implicites et les idéologies sous-jacentes. Prenons deux exemples se rapportant aux relations entre l’Occident et le Tiers Monde.
9L’évolutionnisme culturel, implicite dans la plupart des discours sur le « développement », est l’hypothèse la plus répandue. Elle postule que les sociétés, à moins d’être vouées à la disparition, passeront par des stades séquentiels dont l’ordre est préétabli, pour atteindre une finalité commune (qui ressemble étrangement à la société industrielle « avancée »). Cet exemple justifie bien la définition large de l’Occident en tant que générateur d’un système cognitif. En effet, l’évolutionnisme a marqué l’œuvre de la plupart des anthropologues du xixe siècle ; on le retrouve dans des documents aussi divers que les descriptions des modes de production fournies par Marx ou dans les étapes de la croissance économique de Rostow45. Le contenu des stades est certes différent : dans un cas, il y a société primitive-esclavage-féodalisme-capitalisme-communisme ; dans un autre, on parle de société archaïque-décollage-maturation-croissance auto-entretenue-consommation de masse. L’idée est la même : chaque société passe par des stades pour aboutir à l’état « idéal ». Cette hypothèse n’est que très rarement annoncée. Elle est pourtant omniprésente : dans les documents sur le « développement » émanant des organisations internationales, dans les plans de développement, dans les analyses sur le « développement politique », dans les récits de voyage, dans les manuels d’histoire, dans les bandes dessinées...
10Quant aux idéologies sous-jacentes, on peut prendre comme exemple celle qui concerne le rapport homme-nature. L’homme supérieur à toute autre espèce, s’arrogeant le droit de subordonner la nature à ses besoins et d’exploiter les ressources naturelles : c’est la position anthropocentrique qui place l’homme-sujet face à la nature-objet. L’homme n’est pas envisagé ainsi dans toutes les cultures. Néanmoins l’action exercée par les Occidentaux dans le domaine du « développement » est toujours fondée sur le droit qu’aurait l’homme de combattre la nature, d’exploiter sans limite les ressources minérales, animales, végétales. C’est un des éléments culturels communs aux sociétés industrielles à économie de marché et à économie étatisée.
11E. A. Brett relève comment le mythe du fonctionnaire colonial dont l’action répond à des « faits » et non à des idéologies a pu être utilisé contre les opposants au colonialisme, aux vues « doctrinaires » et « impraticables »46. Or, comme toute décision politique, celles qui étaient prises dans le cadre des empires coloniaux sous-tendaient une idéologie. (La constatation est même tautologique). La prétention au caractère non-idéologique de l’action remplit donc une fonction idéologique, justificatrice du système. A l’époque postcoloniale, nous retrouvons la même affirmation de l’action réaliste et pragmatique qui répondrait à des « faits ». A nouveau, il faut relever que ces « faits » ne sont pertinents que par rapport à un cadre idéologique et théorique. Ce cadre est construit, consciemment ou non, autour de la théorie évolutionniste du développement et trouve sa légitimation idéologique dans l’inéluctabilité du progrès de la science et de la technique occidentales face à la nature. On peut élargir au Tiers Monde l’analyse faite par J. Habermas47 de la fonction idéologique de la science et de la technique dans la société industrielle. En effet, dans la plupart des pays sous-développés, la capacité d’obtenir de l’étranger un apport scientifique et technique renforce considérablement la légitimité des régimes en place, aux yeux de l’élite au moins, si ce n’est de larges couches de la population.
La méconnaissance du sujet collectif
12Dire que l’homme agit en réponse à des « faits » qui lui sont extérieurs et sous-estimer du même coup les fondements idéologiques et théoriques de l’action, c’est aussi méconnaître la sociogenèse des connaissances. La tendance qui consiste à attribuer à la pensée, à la création ou à l’action de l’homme une origine individuelle semble prédominer. Lorsqu’une multitude d’individus ont les mêmes pensées ou agissent de manière identique, ce comportement leur est souvent attribué à titre personnel. Bien des affirmations faites par les voyageurs au retour d’Afrique ou d’Asie sont considérées comme étant d’autant plus vraies qu’elles se ressemblent. Or, si elles se ressemblent, c’est souvent non pas parce que tous les individus ont, indépendamment les uns des autres, et sans préconception de l’objet d’action, observé une seule « réalité » possible, mais que, avant même de partir, leurs structures cognitives s’étaient développées dans un milieu culturel commun. Il faut distinguer, avec Jean Piaget, « une sociogenèse des connaissances, relative à leur développement historique au sein des sociétés et à leur transmission culturelle et une psychogenèse des notions et structures opératoires élémentaires se constituant au cours du développement des individus (mais d’individus naturellement de plus en plus socialisés avec l’âge)48. Ce n’est d’ailleurs pas seulement la « pensée rationnelle tendant vers un but » (zweckrationales Denken) et l’action instrumentale, considérées par Habermas comme prédominantes dans la société industrielle « avancée », dont il faut examiner la transmission sociale. Dans le domaine de l’imaginaire, où l’on pourrait croire que l’homme est libre de contrainte extérieure, on arrive à cette conclusion : « L’imagination est l’acte d’un être social ». Elle serait même, « en dépit des apparences, un comportement plus soumis aux influences des idéologies de la société que l’analyse scientifique »49.
13C’est dans cette perspective que la distinction faite entre le sujet individuel et le sujet transindividuel ou collectif est nécessaire50. Mais le sujet collectif n’est pas un « être » en dehors de nous, séparé des individus. En dernière analyse, c’est toujours l’individu qui véhicule la pensée, même collective. Le problème qui se pose cependant sans cesse dans l’étude des cultures différentes, c’est que l’individu n’a pas une conscience adéquate de l’étendue de la pensée collective, qui oriente son comportement cognitif. Si nous admettons, avec Gurvitch et d’autres, que différents types de sociétés ou de groupes secrètent différents systèmes cognitifs, nous pouvons également supposer que tout sujet est sociocentrique. Quand l’identité du groupe est définie par la culture, la connaissance que l’individu peut avoir d’autres cultures est forcément marquée par le « sociocentrisme culturel » plus couramment appelé ethnocentrisme. L’individu connaît une culture étrangère à travers les valeurs, les mesures, les techniques, les modes de perception de son propre groupe. Il a certes une possibilité de décentration par rapport à celui-ci. Mais dans la mesure où des idéologies sous-jacentes et des hypothèses implicites se maintiennent dans, la pensée collective et sont intériorisées par l’individu sans qu’il en soit conscient, l’ethnocentrisme subsiste. Même au niveau de la recherche scientifique, la vérification répétée d’une théorie dans une culture différente ne donne pas une garantie de décentration : si les chercheurs appartiennent à la même culture, ils risquent tous de travailler sur un arrière-fond idéologique et théorique commun qui n’est ni explicité ni conscient51.
Concepts et mythes
14Au moment où fut lancée, après 1947, cette entreprise de grande envergure qu’est la coopération internationale pour le développement, bien des idéologies et théories se cachaient sous une action d’apparence politiquement innocente et culturellement neutre52. L’hypothèse implicite, nous l’avons vu, était celle de l’évolutionnisme culturel. En fait, il n’était pas concevable à ce moment qu’un pays choisisse une autre voie que celle tracée par l’Occident, d’après le modèle de la société industrielle. D’ailleurs, beaucoup de protagonistes de ce type de développement agissaient en vertu de ce qui leur paraissait être la meilleure des intentions : libérer les pays sous domination coloniale de la division internationale du travail qui, au nom de la loi des coûts comparatifs, les condamnait à être éternellement des fournisseurs de produits agricoles et de matières premières.
15C’est le concept de modernisation qui, à notre avis, a semé le plus de confusion au cours des trente dernières années dans les sciences sociales étudiant le Tiers Monde. On peut, à la rigueur, admettre qu’une certaine technique de production est plus moderne qu’une autre, si on entend par là la possibilité d’atteindre un meilleur rendement avec un effort moindre.
16Le problème est dans l’extension abusive du concept à diverses disciplines des sciences de l’homme ; l’hypothèse qui lui est implicite est toujours la même : alignement des modes de comportement, des valeurs et des institutions de toutes les sociétés sur le modèle occidental. En science politique, d’innombrables études sur la modernisation politique nous apprennent en quoi les institutions d’un pays sont, ou ne sont pas, déjà ou pas encore, proches des institutions que nous considérons comme étant « modernes » et « avancées ». Il en est de même, bien sûr, de nombreux travaux anthropologiques ou économiques, mais le sommet est peut-être atteint par cette étude récente sur la « modernisation psychologique » des Africains. Les indicateurs suivants sont retenus pour mesurer le degré « d’avancement » : conception moderne du temps mettant l’accent sur l’avenir, attitude positive envers les autorités gouvernementales, sens de l’optimisme et du contrôle de sa destinée, patriotisme, croyance dans le déterminisme et la connaissance scientifique, confiance en les gens, attitude positive à l’égard des leaders du pays et désengagement par rapport aux croyances traditionnelles53. L’aspect pernicieux de cette opération n’est pas dans le choix manifestement ethnocentrique des indicateurs de « modernité psychologique » ; en fait, ce type d’enquête ouvre les portes à la manipulation sociale et apporte une justification à une politique qui mène, en dernière analyse, à l’ethnocide.
17Il est vrai que les élites du Tiers Monde se sont laissées profondément impressionner par toute cette « scientificité » du savoir occidental. On entend, par exemple, de la bouche d’un brillant spécialiste africain de l’animation rurale qu’il faut « moderniser » la famille africaine, car la famille élargie serait un obstacle au développement économique. Une certaine mythologie du développement a donc si bien pénétré les esprits que certains Africains souhaitent eux-mêmes la destruction de leur identité culturelle54. Il n’appartient peut-être pas aux Européens de les en empêcher aujourd’hui. Notons simplement que l’on peut considérer comme un interdit interculturel le fait que l’Européen, face à l’Africain, ne sait plus s’il est en présence d’une pensée africaine, ou d’un modèle européen, intériorisé et reproduit par l’Africain55.
18La critique du concept de modernisation ne se fonde pas sur une vision romantique de la tradition qu’il s’agirait à tout prix de préserver. Qu’on le souhaite ou non, la pénétration culturelle est un processus irréversible, même dans un pays comme la Chine qui a longtemps donné au monde l’impression de se fermer à l’influence extérieure. Face à la réalité du changement social, notre souci est d’ordre épistémologique : en recourant à des concepts tels que développement, progrès ou modernisation, nous nous interdisons de connaître des processus qui sont peut-être plus significatifs, mais que ces concepts ne recouvrent pas. A l’aide d’un appareil conceptuel différent, on s’apercevrait que la rencontre culturelle entre l’Occident et le Tiers Monde peut aboutir à une multitude de modèles sociétaux nouveaux et n’obéit pas forcément à l’interprétation évolutionniste. Ce n’est pas une constatation banale, car si elle était pleinement comprise, toute l’action poursuivie sous le nom de « coopération internationale pour le développement » se trouverait profondément modifiée.
Dichotomies radicales
19« La civilisation, c’est la lumière par opposition aux ténèbres dans lesquelles vivent les primitifs »56. Cette citation, tirée d’un manuel d’histoire, illustre l’un des procédés les plus répandus qui obnubilent notre connaissance des peuples non-occidentaux : la dichotomie. Elle consiste en l’élaboration de concepts séparés et irréductibles pour désigner l’Occident d’un côté, tous les autres peuples de l’autre. Curieusement, on trouve en Europe des « habitants », ailleurs des « indigènes ». Un groupe de dimension limitée est ici « peuplade » ; là « tribu ». D’un côté la « raison ; de l’autre la « magie », « l’émotion », « l’intuition ». Ici, la « civilisation », le « développement », le « progrès » et la « science » ; là les « sauvages », le « sous-développement », la « stagnation », « l’ignorance ».
20Toutes les dichotomies conceptuelles sont problématiques. Elles peuvent néanmoins avoir une valeur heuristique, c’est-à-dire être utiles, même si elles sont fausses. Mais on peut tout de même distinguer les dichotomies qui ont avant tout une fonction cognitive de celles qui ont une fonction auto-glorificatrice. Dans la première catégorie, on trouve les deux dichotomies auxquelles nous accordons une place importante dans l’analyse de la connaissance interculturelle, à savoir les relations sujet-objet et culture-nature. Ces antinomies sont utiles à certains moments, rien de plus, et il faut savoir les dépasser. Si, par exemple, un sujet individuel se propose d’étudier la société dont il est issu, son objet d’étude est en même temps la pensée collective qu’il a partiellement intériorisée. C’est ce qui fait dire à Goldmann : « L’objet de l’étude — la société, pour les sciences humaines — se trouve à l’intérieur du sujet... »57. Quant à l’opposition entre culture et nature, elle est arbitraire et anthropocentrique. L’homme, après tout, est un produit de la nature et les animaux ont des comportements sociaux ou produisent des biens matériels. Si on ne les appelle pas culturels, c’est que l’homme s’arroge un monopole sur la culture par la façon même dont il délimite ce concept.
21Cependant, les dichotomies à fonction auto-glorificatrice nous intéressent davantage. On peut signaler à cet égard la fameuse distinction entre Naturvolk et Kulturvolk qui a dominé longtemps l’ethnologie allemande. Certains peuples seraient encore à l’état de la nature, d’autres déjà au stade de la culture (Kultur est équivalent ici à Civilisation). Les exemples abondent. D’une manière générale, tout le vocabulaire qui permet de rejeter l’altérité avec les étiquettes de « barbare », « sauvage » ou « primitif » a comme fonction, directe ou indirecte, de valoriser l’en-groupe et de lui accorder une place privilégiée dans un palmarès des peuples.
22Même les indications assez sommaires qui ont pu être données ici font penser que la première hypothèse mérite d’être retenue : une certaine science empêche l’Occidental de connaître d’autres cultures. Mais c’est surtout la deuxième hypothèse qui devient plus plausible : les connaissances sur le Tiers Monde remplissent une fonction dans notre propre société. L’Occident a besoin de connaître le Tiers Monde d’une certaine façon. La conscience d’être classés aux premières loges dans la hiérarchie des peuples contribue à la consolidation de notre modèle sociétal. Le rapport affectif avec le Tiers Monde est généralement très intense : il se manifeste soit par l’absence totale d’intérêt (donc un rejet affectif), soit par un engagement personnel sous forme d’actions charitables et souvent paternalistes, soit encore par une animosité ouverte.
23Avec le concept de la « conscience possible », Marx a voulu indiquer qu’un groupe ou une société doit s’accrocher à un certain savoir afin de préserver sa propre cohésion. La possibilité de remettre en question ce savoir est limitée. Dans toute société, la conscience possible a ses limites. Comme le dit Lucien Goldmann, la modification radicale de la conscience aurait pour effet que « le groupe en tant que groupe doit disparaître ou se transformer, au point de perdre ses caractéristiques sociales essentielles »58. Dans ce sens, on peut poser la question : quelle attitude adopterions-nous à l’égard du Tiers Monde, si l’idée pénétrait notre conscience que nos critères de détermination du niveau de développement sont faux et que d’autres peuples sont capables de concevoir de meilleurs modèles sociétaux sans notre concours ? Que ferions-nous, si nous ne pouvions plus mépriser des peuples « retardés » et s’il n’y avait plus d’aide au développement qui permette à ses défenseurs de mettre à l’épreuve leur générosité et leur compassion, et à ses détracteurs de manifester leur désapprobation à l’égard d’autres types de société ?
24Tout cela, en dernière analyse, pose un problème éthique. L’idéologie dominante du développement permet certes d’agir, elle a donc une valeur opérationnelle : on investit, on alphabétise, on crée des fermes modèle et des usines pilote. On s’aperçoit maintenant que les fondements cognitifs de cette idéologie sont faibles. Nous ne savons pas où elle mène le Tiers Monde. Nous ne savons même pas où elle nous mène.
Notes de bas de page
41 Colloque du Laboratoire d'anthropologie sociale et culturelle, Louvain, avril 1974.
42 G. Gurvitch, Les cadres sociaux de la connaissance, Paris, Presses universitaires de France, 1966.
43 Pour des exemples concrets, voir le chapitre III.
44 Le non-conscient n’est pas à confondre avec l’inconscient. Cf. L. Goldmann, La création culturelle dans la société moderne, Paris, Denoël, 1971, p. 136.
45 Voir la nuance apportée par rapport à Marx par M. Godelier, Epistémologie et marxisme, Paris, Ed. 10/18, 1972.
46 A. E. Brett, Colonialism and Underdevelopment in East Africa, New York, NOK Publishers, 1973, p. 37.
47 J. Habermas, La science et la technique comme « idéologie », Paris, Gallimard, 1973.
48 J. Piaget (Ed.), Logique et connaissance scientifique, Paris, Gallimard, 1967, p. 65.
49 Ph. Malrieu, La construction de l'imaginaire, Bruxelles, Dessart, 1967, p. 243.
50 L. Goldmann, La création culturelle..., p. 135 (cité en note 44).
51 Nous sommes sur ce point, en désaccord, du moins pour ce qui est des études interculturelles, avec les thèses de Jean Piaget sur la décentration de la science par rapport à l'idéologie. Voir en particulier le chapitre sur la « Pensée sociocentrique » dans Etudes sociologiques, Genève, Droz, 1967, p. 68 ss.
52 Voir l’article de F. Sabelli, « Théorie du développement et idéologie du développement », (Genève-Afrique, (Acta Africanae), vol. xii, No 1, 1973), p. 83-91.
53 L. W. Doob, « Scales for Assessing Psychological Modernization in Africa » (Public Opinion Quarterly, 31, 1967), pp. 414-421.
54 Voir M. Tuwa, Essai sur la problématique philosophique dans l’Afrique actuelle, Yaoundé, Ed. CLE, 1971.
55 Voir chapitre IV.
56 G. Williams, Portrait of World History, London, E. Arnold, 1970, Vol. I, p. 17
57 Goldmann, La création culturelle..., p. 124 (cité en note 44). Voir aussi la relativisation de l’opposition entre le subjectif et l’objectif dans le chapitre 1.
58 Ibid, p. 13.
Auteur
Institut d’Etudes du Développement, Genève et Institut Universitaire de Hautes Etudes Internationales, Genève.
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