Chapitre II. La formation extrascolaire existe-t-elle ? Les problèmes des diagnostics et des inventaires
p. 47-61
Texte intégral
Comment rendre l’éducation extrascolaire visible ?
1Quelle que soit la vigueur de nos convictions, l’exigence minimale d’objectivité nous oblige à démontrer l’existence de ce à quoi nous croyons. S’il est facile de témoigner de sa foi et même de transmettre notre certitude de l’existence de l’éducation extrascolaire, il est infiniment plus difficile de montrer, dans un pays, dans une région ou même dans une ville, l’ampleur réelle de ces activités ; d’en chiffrer les coûts et les bénéfices. Or la visibilité de l’enseignement est si aveuglante qu’elle obnubile les responsables au détriment des autres formes de formation. Il nous faut donc à tout prix proposer des méthodes adéquates pour dresser l’inventaire de toutes les formes extrascolaires de formation dans un endroit et à un moment déterminé en fonction des populations intéressées. Bref, de proposer des diagnostics satisfaisants. Malheureusement les différentes méthodes appliquées jusqu’ici sont encore bien imparfaites. Nous étudierons successivement trois types de difficultés méthodologiques :
des difficultés d’ordre sémantique à propos de la terminologie à utiliser puisque celle-ci doit être fixée pour permettre par exemple l’établissement de bibliographie ou pour classer la documentation ;
des difficultés statistiques ;
des difficultés d’ordre taxonomique afin de trouver des modèles de classification qui soient pratiques et utilisables sur le terrain tout donnant un minimum de garantie scientifique.
La Tour de Babel extrascolaire
2Aussi bien dans les projets de l’International Council for Educational Development pour la Banque Mondiale que pour l’UNICEF, une des difficultés majeures de l’équipe de chercheurs fut de s’entendre sur une terminologie commune au groupe ad hoc de travail. Comme il est inutile de se référer aux thesaurus existants qui ont été fabriqués par des éducateurs qui ne réfléchissaient qu’en fonction des problèmes de l’enseignement, il faut procéder empiriquement.
3Il est possible tout d’abord de choisir un certain nombre de mots clés spécifiques de l’éducation extrascolaire (« animation » ou « développement communautaire », par exemple) selon une méthode idéo-chronologique qui doit beaucoup à l’histoire et à la critique des idées dans le champ de la formation (Richard et Pauvet 1972). Une deuxième tentative a été faite par G. Pineau et son équipe québécoise (Pineau et al. 1971). Il s’agit, sur la base de citations explicites qui correspondent aux mots clés, d’établir un sociogramme de la diffusion de certaines idées. On arriverait ainsi à décrire un réseau avec des textes fondamentaux — les sources, puis des textes intermédiaires et des textes périphériques qui ne font que résonner ou répéter ce qui est écrit par ailleurs. Cette méthode est utile dans la mesure où elle permet d’établir une hiérarchie dans une documentation parfois excessive par le volume de ses redondances. Mais ces deux premiers essais sont encore trop empiriques pour donner une base solide au travail sémantique. M. Tardy a proposé au Conseil de l’Europe (Tardy 1970) une troisième voie dans un texte qui n’a jamais été reconnu à sa juste valeur et pour cause, puisqu’il concluait à l’incohérence intellectuelle des « penseurs » européens de l’éducation permanente. L’idée fondamentale de Tardy est que la communauté linguistique — celle des lexiques — n’implique pas mécaniquement la communauté sémantique. Traduire et établir des équivalences n’est pas encore éviter des malentendus. L’objet de Tardy est de délimiter un champ rationnel qui est constitué par un assemblage de signifiés qui correspondent à une problématique donnée, établie en fonction des questions que se posent les intéressés. Ce champ est structuré selon une série de concepts classés par couples opposés (discontinu/continu, changement/statu quo, etc.). Il est évident que chaque champ peut être interprété selon différents cadres de référence, c’est-à-dire selon différents points de vue. Au champ rationnel correspond le cadre de référence sémantique qui cherche à organiser les concepts en fonction de leur désignation et de leur signification. Mais il est possible également de l’envisager du point de vue doxologique, de l’opinion publique, qui montre essentiellement la contagion culturelle — ce qu’a fait G. Pineau pour le Québec — ou philosophico-éthique qui met en relief la dimension universalisante du discours choisi ; ou même technico-administratif dont l’intention est de démontrer comment ces idées influencent la réalité. Il y aurait même une dimension ontique qui établirait le degré de réalité ou d’illusion dans les propos tenus. Même si l’analyse de Tardy semble compliquée, elle est nécessaire pour contrôler la pertinence de la terminologie utilisée puisque celle-ci servira de base à la définition des catégories statistiques qui permettront de quantifier les phénomènes.
La jungle des statistiques
4Comme nous le disions, l’effort sémantique est un préalable indispensable pour passer à la phase de la collecte des données et de l’établissement des statistiques sur l’éducation extrascolaire. Or — et il faut insister sur ce point — dans l’état actuel des statistiques et des recensements, l’éducation extrascolaire n’existe pas ou est systématiquement dévalorisée. Les chiffres que nous possédons et que nous utilisons sont en général des estimations incontrôlables10.
5Des auteurs comme Paulston préfèrent l’idée qu’il existe — en particulier dans l’éducation extrascolaire — un continuum qui va de l’intervention accidentelle non voulue et discontinue à des formes d’interventions plus intentionnelles et systématisées (Paulston 1972). On jouerait ainsi sur une espèce d’éventail de possibilités qui, pour le dire dans des termes plus administratifs, iraient de l’intervention privée, volontaire et en petits groupes, jusqu’au lourd programme officialisé qui dépend d’un ministère ou d’une institution comme l’Armée ou l’Eglise.
6Sans doute faut-il être très prudent quant à l’idéologie implicite à de telles techniques d’organisation bureaucratique. Ainsi, en posant le principe d’un continuum, cela signifie-t-il que l’on introduit implicitement la notion d’évolution ? du passage sinon nécessaire, en tous les cas souhaité, du moins structuré au plus institutionnel ? S’agit-il d’une palette de possibilités qui permettra plus de diversité dans les propositions d’action formative ou d’une hiérarchisation, certes souple, mais qui, une fois plus, confirmera le primat de la forme scolarisée ?
7Quant à nous, nous n’allons pas discuter davantage ces différentes contributions, ni chercher une (impossible ?) synthèse car un tel travail dépasse nos compétences. Nous souhaiterions seulement préciser les principes de classification que nous appliquons dans nos travaux d’enseignement et de recherche à l’Institut d’Etudes du Développement et à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de Genève. Nous le ferons sous la forme d’un tableau que nous commenterons par des remarques afin d’en faciliter la consultation (cf. Figure III).
81. La formation est essentiellement une réponse à des stimuli externes ou internes (le cas de l’autoéducation ou autodidaxie désigne la formation là où un agent externe conscient n’est plus impliqué). Elle se distingue donc de l’apprentissage (« learning »).
92. Organisée signifie qu’il y a : des séquences d’actions avec des objectifs ; quelqu’un qui en est l’agent responsable ; que la situation de formation est un intermédiaire entre la situation de vie de l’apprenant et le comportement de l’agent de l’intervention.
103. Régulière implique une progression continue avec une fin prévue et éventuellement sanctionnée par une épreuve. Enseignement est préférable à scolaire, car il existe des enseignements traditionnels qui ne répondent pas aux critères de la scolarisation, invention typiquement occidentale (exemple les enseignements coraniques ou bouddhiques). En anglais : « extracurricular activities ».
114. L’extraterritorialité de l’éducation extrascolaire ne signifie cependant pas qu’elle ne puisse, dans des cas d’urgence ou de pénurie, utiliser les mêmes locaux que l’enseignement, mais leurs fonctions sont (devraient être) différentes.
12Il existe dans certains pays un intermédiaire : l’éducation populaire (« Volksbildung ») qui désigne la diffusion à la population de l’enseignement, de même que l’anglais parle de « further education » pour désigner l’enseignement professionnel continu.
135. Adulte : celui qui a atteint l’âge où il assume des responsabilités pour lui et envers les autres et qui accomplit une fonction spécifique dans la société (Verner) ce qui répond à la notion de « mûr ».
14Faire attention au fait que dans certains pays l’éducation des adultes ne désigne rien d’autre que l’enseignement nocturne, celui qui répète pour des adultes ce que l’on donne de jour aux enfants.
156. Jeunes : en principe ceux qui ont un âge entre la fin de scolarité obligatoire (14-15 ans) et qui ne sont pas pleinement reconnus comme des adultes (25 ans).
Les problèmes taxonomiques des diagnostics de l’éducation extrascolaire
16Revenons maintenant à la problématique soulevée dans notre premier chapitre : le rapport entre les fonctions attribuées à l’éducation extrascolaire et les modèles de développement. Nous aimerions en effet montrer que tout effort de classification, donc d’organisation systématique des formes d’intervention telles qu’elles sont révélées par un diagnostic, est orienté selon un point de vue privilégié qui renvoie à des intérêts ou des préoccupations qui impliquent à leur tour des options fondamentales. Cette question est d’autant plus importante que le diagnostic — opération déjà importante dans n’importe quelle programmation d’une intervention formative — revêt une importance cruciale pour l’éducation extrascolaire puisque celle-ci est peu visible, extrêmement dispersée et diversifiée et qu’elle devrait s’insérer dans les signes de force d’une réalité contradictoire.
17Afin de serrer au plus près cette question, nous l’envisagerons sous quatre aspects, d’ailleurs complémentaires, mais distincts.
18Tout d’abord, il s’agit d’établir un inventaire de ce qui existe, ce qui est infiniment plus compliqué qu’on ne l’imagine. En effet, face à la dispersion, à la diversité des programmes, au manque de définitions claires, il est très difficile d’identifier et d’obtenir des renseignements précis. C’est pourquoi on recourt très souvent à des estimations. Bien que l’on puisse admettre que les responsables et les intéressés ont une nette tendance à surestimer l’ampleur de leurs activités, néanmoins il sous-estime l’ensemble qu’elles constituent. Leur myopie institutionnelle tend à grossir leurs activités immédiates aux dépens d’une vue d’ensemble. Dans les rares exemples que nous connaissons11, le résultat d’un tel inventaire est très encourageant (cf. Annexe 7).
19Une deuxième raison de l’inventaire est d’essayer de mettre un ordre raisonnable dans une multiplicité de programmes dont les agents n’entretiennent pas de relations entre eux et ne sont pas coordonnés. Ce qui pose d’ailleurs des problèmes insurmontables sur le terrain où l’inclusion d’un programme entraîne ipso facto le refus de collaboration d’un autre. Les chercheurs et les responsables de la planification comprennent mal ces résistances qui leur semblent puériles. En fait, bien des groupes se rendent compte que le fait d’être inventoriés est déjà un premier pas vers une étatisation ou un contrôle plus (trop) rigoureux de leurs activités. Enfin rappelons que beaucoup de conventions qui lient les organisations internationales multilatérales les limitent considérablement parce que ces organisations sont tenues de collaborer exclusivement avec les institutions dépendantes ou admises par l’Etat. Toute la part « sauvage », souvent très intéressante, leur échappera fatalement.
20Une troisième raison est de faciliter l’échange et le transfert technologique et méthodologique au sein d’un même type de programmes. En effet, si nous classons les programmes dans des catégories analogues, il sera beaucoup plus facile de transmettre des compétences de l’un à l’autre. Ce qui aura comme première conséquence d’augmenter la dépendance culturelle et technologique. Il est frappant de voir comment à travers ces bonnes intentions certaines formes d’éducation extrascolaire se sont répandues comme des épidémies. Nous pensons par exemple à la vulgarisation agricole (agricultural extension), à l’alphabétisation fonctionnelle, à l’animation rurale et/ou urbaine, etc.
21Une quatrième et dernière raison est l’introduction de la notion de stratégie de formation. En effet, si nous cherchons à établir une stratégie nationale ou régionale de formation, nous admettons ipso facto la diversité des interventions. Même si celles-ci sont coordonnées entre elles, il y aura néanmoins des priorités à établir entre des approches différentes, à départager différents intéressés, etc.. D’où un beau dilemme philosophico-éthique : faut-il travailler selon le principe de l’équité et toujours envisager toute la population ? Ou, au contraire, reconnaître au nom du principe d’efficacité qu’il y a toujours des parties de la population qui sont prioritaires ? Ce qui nous ramène à notre premier chapitre, puisque tout diagnostic suppose des choix, des priorités, des options au sujet desquels il est difficile de ne pas poser la question idéologique du « pourquoi faire » ? du « pourquoi » ? Mais, puisque dans ce deuxième chapitre nous essayons de confronter le niveau du discours avec celui des pratiques concrètes de l’extrascolaire, ne pourrions-nous pas réunir des matériaux qui nous permettraient de trancher dans le débat idéologique en nous référant surtout au concret et à la vérité de son interprétation ?
22Pour ce faire, nous avons choisi l’itinéraire suivant. Nous avons élaboré un modèle — relativement simple (cf. Figure IV) qui s’inspire de celui de H. Roberts (Roberts 1973) — qui met tout à la fois en évidence la notion de système et les principaux facteurs qui nous semblent déterminants dans la construction d’un programme de formation extrascolaire. Ces facteurs ont été choisis (clientèles -agents - origines - ressources - formes d’intervention) d’une part, parce qu’il était relativement aisé de trouver des indicateurs objectifs pour les indiquer avec précision et pour en apprécier les effets réels ; d’autre part, parce qu’ils nous indiquent avec une grande chance de probabilité les points au sujet desquels les responsables des programmes ont le plus de marge de manœuvre, c’est-à-dire peuvent le mieux manifester leurs choix, leurs options et leur créativité. Il y a donc une certaine probabilité qui facilite la comparaison de ces facteurs et leur confère une signification. Les facteurs extérieurs au cadre indiqué par un pointillé dans notre figure (système social - résultats) semblent beaucoup trop complexes pour permettre une interprétation factuelle. Nous verrons comment dans les deux phases qui suivent, nous réintroduirons ces deux ensembles de facteurs que nous avons provisoirement mis entre parenthèses.
23Pour que ce modèle devienne utile — opérationnel — il convient de faire varier chacun de ces cinq facteurs de façon à ouvrir au maximum le champ de toutes les possibilités qui — théoriquement — s’offrent à nous dans une situation donnée. Nous obtenons ainsi cinq « typologies » possibles dans lesquelles il s’agira ensuite de situer les programmes qui existent afin d’arriver aux typologies existantes.
24Examinons maintenant les différentes typologies possibles et existantes en fonction de chacun des éléments que nous avons dégagés :
25A. Les typologies en fonction des clientèles. Celles-ci sont importantes puisque l’éducation extrascolaire n’est pas obligatoire en général, ce qui oblige à recenser avec une grande rigueur les clientèles réelles (De Angeli 1971). On peut le faire en estimant leur importance numérique globale. Remarquons que dans l’étude internationale de l’International Council for Educational Development plus de 36 % des programmes comptaient moins de 500 participants ! Une approche plus qualitative est d’en connaître la répartition géographique, soit par le milieu où le programme est établi ou selon le lieu de résidence des participants. Une telle clé de répartition permet une approche géo-culturelle intéressante, mais plus fréquente est l’analyse en fonction des secteurs d’activité ou des situations socio-économiques12. Toujours en partant des clientèles, il est possible de tenir compte des contextes culturels dans lesquels se déroulent les interventions (Knowles 1964).
26B. Les typologies fondées sur les caractéristiques individuelles des participants. Ces typologies sont les plus communes. Elles sont établies en fonction de l’âge (par exemple jeunes/adultes ou apprentis/actifs/retraités, etc.) ; en fonction du sexe ou encore de leur formation antérieure (études complètes ou non, titres obtenus, etc.) dont un exemple particulièrement heureux est proposé par R. Prosser (Presser 1970).
27C. Les typologies en fonction des agents. Alors que les deux typologies précédentes partent, en quelque sorte, des intéressés, ce groupe de typologies met l’accent sur les intérêts des promoteurs, étant bien entendu que les programmes dits « spontanés » sont, hélas ! très peu fréquents ou méconnus. Cette affiliation, administrative dans certains cas et plus généralement institutionnelle, peut être organisée en distinguant celles qui dépendent directement des activités gouvernementales ; des activités d’initiatives privées non lucratives (essentiellement des institutions spécialisées) ; des institutions lucratives (ce que l’on appelle improprement « le secteur commercial ») ; enfin les groupes subversifs qui vont des mouvements terroristes aux mouvements de libération. Dans l’ensemble gouvernemental, il convient de préciser l’affiliation ministérielle étant donné que le ministère de l’Education n’est pas toujours, et de loin, le ministère le plus important dans ce domaine sans oublier toutes les autres institutions gouvernementales comme les forces armées, la police, etc.. (cf. un exemple dans l’Annexe 7).
28D. La typologie en fonction de l’origine des programmes. Ces typologies sont assez rares malgré leur évident intérêt. En effet selon leur origine des programmes contribueront directement à affirmer les liens de dépendance, alors que d’autres, bien au contraire, seront favorables à une orientation autonome et créatrice. Il ne faut pas confondre ce type de typologies avec celles des agents, car un agent peut être national sans être « nationalisé », c’est-à-dire agir en fonction des intérêts nationaux13.
29E. Les typologies en jonction des formes de l’intervention. A ce sujet, on peut adopter deux attitudes fort différentes. Ou bien, comme nous le disions plus haut, nous considérerons les formes en fonction de leur contenu politique, ou bien comme nous le ferons maintenant en fonction de leurs caractéristiques institutionnelles. Ainsi il peut être important d’examiner le degré d’institutionnalisation (l’intervention est-elle fortuite ou permanente ? existe-t-il des appuis logistiques suffisants ?). Ce qui permet de juger de la régularité du programme ou de son degré bureaucratique14 en particulier quant au statut des enseignants, des participants et enfin du rapport (conflictuel, congruent etc.) entre le style pédagogique et le contexte.
30F. Les typologies en fonction des ressources. Celles-ci comportent la régularité et la continuité de ces ressources (le financement est-il exceptionnel ? du type du don ou, au contraire, assuré par des ressources régulière15 ? les ressources humaines sont-elles temporaires ou, au contraire, s’agit-il de fonctionnaires permanents ?). Par ailleurs, s’agit-il d’amateurisme, de ressources complémentaires, l’activité principale se situant ailleurs ou, au contraire, s’agit-il d’une activité principale, spécialisée et régulièrement organisée ?
31Nous en arrivons à la deuxième étape de notre itinéraire. La confrontation entre l’ensemble des possibles tel qu’il apparaît à travers les typologies susceptibles d’être élaborées et le champ réellement couvert par les typologies existantes mettra en relief la représentation de la réalité telle qu’elle est vécue et utilisée au niveau de la pratique de la formation (et non pas seulement au niveau de son discours). A partir de l’analyse des possibilités qui ont été ignorées — omises ou éliminées —, qui ont été rejetées parce qu’elles n’étaient pas réalistes ou réalisables, qui ont été retenues parce qu’elles coïncidaient avec les intérêts et les finalités poursuivis par les responsables, c’est le rapport entre cette représentation d’une situation dans un programme et la représentation de cette même réalité par d’autres chercheurs qui surgira. Voyons comment cela peut se réaliser concrètement à propos de chaque facteur :
32A. Au niveau des clientèles, s’imposera la différence entre les clientèles potentielles — telles qu’elles sont citées dans les documents et les justifications des projets — et les clientèles réelles — telles qu’elles apparaissent à travers l’ensemble des personnes qui participent réellement aux programmes. C’est toute la question de l’appropriation institutionnelle d’une intervention formative. L’enjeu sera de savoir jusqu’à quel point les responsables ont ignoré, cédé ou acquiescé lors du glissement d’une volonté d’universalisme à une appropriation par une ou des minorités. Dans ce contexte, la difficile question de la définition des besoins qui déterminent le caractère de l’intervention peut être également discuté. Qui l’a faite ? A-t-on reconnu son caractère profondément interdisciplinaire avec toutes les implications méthodologiques que l’interdisciplinarité suppose (OCDE 1974) ?
33B. Au niveau des caractéristiques individuelles, il s’agit d’un problème analogue à celui des clientèles, mais qui s’en distingue dans la mesure où il pose clairement le rapport entre l’individu et son groupe. En effet la détermination des besoins en fonction d’interventions essentiellement collectives (l’autodidaxie n’apparaissant qu’à l’horizon de l’univers extrascolaire) peut conduire à ne pas tenir compte suffisamment des revendications individuelles, c’est-à-dire des participants considérés comme des personnes. C’est à ce niveau que se posera la question, à nos yeux essentielle, de savoir si ces interventions ne sont que des formes nouvelles d’embrigadement, de conditionnement, de mobilisation par la persuasion ou si, au contraire, à travers elles et parfois malgré elles, une promotion de l’humain chez les hommes est réellement visée. En d’autres termes, comment s’effectue le passage d’une formation collective à une nécessaire indépendance et autonomie dans l’autodidaxie ?
34C. Au niveau des agents, c’est toute la discussion — combien âpre et difficile — de la « participation ». S’agit-il de constituer des appareils, des encadrements qui se multiplient et se diversifient dans de monstrueux réseaux ou bien, au contraire, de passer de la participation organisée ou provoquée à la participation spontanée ?
35Ce qui soulève la question, mal résolue jusqu’ici, de la véritable place du volontariat, facteur clé dans le développement de l’extrascolaire en Europe et aux Etats-Unis, mais dont l’utilité doit être posée dans les pays de la périphérie. Et, pourquoi ne pas le dire, du rapport qui semble théoriquement évident entre le principe de l’autodidaxie et de l’autogestion ... et le dépérissement de l’appareil d’Etat ?
36D. Au niveau de l’origine des programmes, c’est en fait toute la problématique de la dépendance qui est en cause. Nous l’avons suffisamment développée par ailleurs pour ne pas insister davantage.
37E. Au niveau des ressources, il importe de ne pas distinguer les ressources financières, des ressources dites « humaines ». En effet, bien qu’il existe des programmes qui font appel à la collaboration « bénévole », ceux-ci doivent souvent faire face dans les faits à des coûts d’entretien (nourriture, déplacement, etc..) et des coûts d’opportunité qu’il faudra bien comptabiliser quelque part. A ce sujet, c’est toute la stratégie du passage entre un financement essentiellement assuré du dehors (que ce « dehors » soit étranger ou non n’importe pas ici) et un autofinancement qui est beaucoup plus souvent souhaité que réalisé. C’est également ici qu’il faut aller plus en avant dans l’analyse des réseaux d’aide et de leurs implications dans des dépendances de fait.
38F. Enfin, au niveau des formes d’intervention, c’est toute la cohérence des relations humaines au sein de l’intervention, de la relation maître/apprenant, apprentissage/évaluation, sanction/gratification avec les contenus et les moyens didactiques qui est mise en jeu.
39Ce dernier exemple nous permet d’accéder enfin à la troisième et dernière phase de cette analyse typologique. Ces différents facteurs se trouvent dans un système, ils jouent donc les uns sur les autres, mais leur ensemble structuré se retrouve dans un système plus global — enveloppant — qui leur donne aussi bien des moyens et des conditions de fonctionner, qu’il leur impose des contraintes. Dès lors, il s’agit de savoir dans quelles limites un élément du système peut être modifié par rapport aux autres, mais aussi quelle est la marge d’autonomie que le système total permet à un moment déterminé dans une situation donnée. C’est à ce niveau que la confrontation entre le possible et l’existant se transforme en une confrontation entre le possible et le probable.
40Un tel effort16 nous semble utile dans la mesure où il permet non seulement de comprendre dans le présent les caractéristiques d’un programme par rapport aux autres, mais également d’évaluer ce qu’il aurait pu être, ou ce qu’il devrait être.
Notes de bas de page
10 Dans ce domaine, les progrès sont lents. Ainsi du côté de l’UNESCO, en 1961, l’éducation extrascolaire n’était comptabilisée qu’en passant dans les « autres formes d’éducation » (UNESCO 1961). Il faut attendre dix ans pour que la Conférence de Tokyo recommande aux pays membres d’établir des statistiques adéquates. Cette recommandation sera mise en exécution dans le cadre de la classification internationale type de l’éducation (CITE ; en anglais : ISCED) (Bowers et Fischer 1970 et ISCED 1974) et il aura fallu au total quinze ans pour qu’un manuel des statistiques de l’éducation des adultes voie le jour. Néanmoins, le problème n’a toujours pas été résolu au niveau des Etats membres puisque des pays comme la Suisse refusent de suivre cet effort international, sous le fallacieux prétexte qu’il s’agit là d’un problème de la compétence des cantons qui ne dépend donc pas directement du Bureau fédéral des statistiques. Malgré les démarches entreprises par la Fédération suisse de l’éducation des adultes (SVEB/FSEA) dès 1973, rien n’a encore bougé sérieusement.
Ce blocage est d’autant plus grave que la place faite à l’éducation extrascolaire dans la CITE reste très limitée. D’une part, toute l’éducation extrascolaire qui correspond aux différents niveaux de l’enseignement est incluse dans les statistiques des différents degrés d’enseignement ; d’autre part, tout ce qui dans l’éducation extrascolaire n’exige pas expressément une expérience scolaire ou une formation scolarisée préalable est rejeté dans un magma appelé « catégorie 9 » (BIE/UNESCO 1975 : 9).
Du côté européen et en particulier du Conseil de l’Europe, de sérieux efforts ont été faits pour susciter plus d’intérêt pour ces statistiques spécialisées (Simpson 1973). J. Cardinet a essayé, à partir de ces éléments, de proposer une synthèse qui s’appliquerait au contexte suisse romand (Cardinet 1974). Pour ceux qui voudraient approfondir encore davantage ces problèmes méthodologiques, il peut être intéressant de consulter d’autres travaux américains, par exemple ceux de l’équipe de l’Université de Michigan (1973), du CIDOC (Reimer 1968) ou de l’Association américaine d’éducation des adultes (Verner 1964).
A ce type de classification qui reste traditionnel et dont l’intérêt est surtout son utilité pour l’établissement de statistiques nationales et internationales satisfaisantes, s’oppose un autre principe de classification infiniment plus suggestif et porteur de grandes possibilités d’avenir, c’est celui qui se base sur la notion de formalisation graduelle des interventions extrascolaires. Dans la CITE, ces degrés sont définis de façon bureaucratique. Une intervention est formelle lorsque sont enregistrés les participants qui s’identifient comme des personnes désirant suivre tel cours et être traités de telle façon. Il entraîne en général une organisation progressive par niveau. Cette classification est pratique et claire. Elle ne touche pas à l’essentiel du problème, celui des méthodes et des modes d’intervention (Schwartz 1970).
11 L’exemple le plus notable d’un tel inventaire a été réalisé par le professeur Hanf et son équipe pour le Rwanda (Hanf et al. 1974) où l’on croyait « qu’il n’y avait rien », étant bien entendu que la relative pauvreté du pays justifiait les opinions les plus farfelues au sujet de ses besoins. Mais si cet exemple est notable, bien d’autres inventaires laissent à désirer comme ceux de l’Institut international de planification de l’éducation par exemple à propos de certains pays africains où la méthode devient une description chronologique de la succession de programmes connus (Fougeyrollas et al. 1967 ; King 1967). Par contre un inventaire qui a fait sensation surtout par ses résultats, est l’ensemble des études faites par Clark sur les différents domaines d’intervention de l’éducation extrascolaire aux USA (Clark 1958-1964).
12 Un exemple particulièrement réussi est celui de l’International Council for Educational Development qui, sous la direction de P. H. Coombs, a établi tout d’abord une typologie selon les occupations de base avec leurs besoins d’apprentissage correspondants (Annexe 3). Ces catégories qui vont des personnes directement liées aux activités agricoles aux personnes engagées dans des activités rurales liées à la production agricole à ceux de l’encadrement, permettent ensuite de classer les programmes selon le type de réponse donné à chacun des groupes déterminés (Tableau 4). A partir du même matériel, un collaborateur de l’ICED a proposé une typologie légèrement différente (Annexe 5) (Swett 1974). Enfin l’ICED a repris ces recherches pour le cas de la jeunesse en milieu rural (Annexe 6).
13 L’International Council for Educational Development, une fois de plus, a fait la première percée importante dans ce domaine en distinguant les programmes autochtones — qui sont nés avant l’occupation coloniale comme les écoles coraniques, bouddhistes ou coptes et qui se réfèrent à des apprentissages ou des initiations traditionnels — de ceux qui sont importés soit par le biais des institutions multilatérales ou bilatérales y compris les institutions non-gouvernementales (NGO) des innovations locales récentes.
14 Qui n’a rien à faire avec la bureaucratisation ou processus de routine et de sclérose.
15 Une forme de plus en plus fréquente de financement est la participation à des loteries nationales ou à des systèmes de jeu de hasard comme le Mobral brésilien.
16 On comprend à la lecture de ces possibilités qui se réfèrent toutes à des expériences vécues ou existantes dans la bibliographie spécialisée que le diagnostic peut être un travail important, mais coûteux. C’est pourquoi il serait important que l’aide technique, au lieu de s’engager seulement pour des opérations directes, dans l’action immédiate et précipitée, acceptât de réserver une partie de ses ressources (un diagnostic représente environ 5 à 10 % du coût total d’une opération) pour financer de telles opérations.
Auteur
Institut d’Etudes du Département, Genève ; Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, Université de Genève.
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