Chapitre I. La problématique de l’éducation extrascolaire dans les discours sur l’éducation et le développement
p. 23-46
Texte intégral
Des fonctions de l’éducation extrascolaire
1Une des grandes faiblesses actuelles de l’étude de l’éducation extrascolaire est la rareté des études historiques. Non seulement nous ne savons pas, ou mal, comment ce phénomène s’est développé, mais nous sous-estimons ou ignorons que souvent ce sont des formes « extrascolaires » qui ont précédé les formes scolaires de formation. Nous partageons l’opinion selon laquelle les rôles (historiques) de l’éducation extrascolaire dans le monde (et non seulement en Occident) ont été beaucoup plus importants et que leur connaissance systématique redonnerait une tout autre image de la croissance de la formation dans les sociétés non-industrielles. En tous les cas, c’est ce que nous pouvons déduire des remarques et des illustrations — un peu trop rapides et parfois superficielles — des travaux de M. Grandstaff qui mériteraient d’être repris pour et en Europe (Grandstaff 1974).
2Cette discrétion historique permet à certains apologistes de l’éducation extrascolaire de jurer qu’il s’agit d’une innovation absolue, d’une révolution éducative, de l’invention du siècle, bref que tout a commencé à nouveau ... avec eux. L’éducation extrascolaire serait une singularité de notre société moderne dont on pourrait déterminer a priori les fonctions (Hallenbeck 1964 : 5-25). Ecartant toute référence historique — ce qui leur permet de faire croire qu’ils ont tout inventé quand ils n’ont fait souvent que copier laborieusement le passé — ils affirment en toute simplicité que l’éducation extrascolaire remplit nécessairement telle fonction ou telle autre. Cette simplicité leur permet de proposer des typologies claires et nettes où nous pouvons d’ailleurs nettement distinguer des fonctions que tout le monde cite ; d’autres dont la classification semble beaucoup plus délicate.
3Commençons par les fonctions les plus citées. Il y a tout d’abord celle du rattrapage. La plupart des auteurs estiment en effet que l’éducation extrascolaire se développe en fonction de certains besoins de clientèles spécifiques qui apparaissent au fur et à mesure de l’utilisation par une société de ses ressources humaines. Ainsi lorsque la société en vient à utiliser un groupe jusqu’ici défavorisé, il faut rapidement lui donner les conditions de « rattraper » son retard. Dans cette perspective, il n’y a pas de limites à l’action de l’extrascolaire. Ses interventions comprendront aussi bien des jeunes que des vieux, des femmes que des hommes ... toujours en fonction des « besoins » c’est-à-dire en fait des intérêts des groupes, des classes ou des civilisations dominants.
4D’autres iront plus loin en soulignant l’originalité de l’éducation extrascolaire qui s’identifie à l’éducation des adultes qu’ils distinguent et parfois opposent aux autres formes d’éducation. Ce sont les fanatiques qui « vont dans l’éducation des adultes » comme d’autres au siècle dernier s’en allaient en mission. Pour eux, l’éducation des adultes non seulement doit démontrer que l’adulte peut continuer à se former — ce qui est bien — mais qu’il doit le faire — ce qui est discutable. En effet les mouvements sociaux de l’éducation des adultes (qui partagent bien certaines caractéristiques des sectes) sont d’interprétation difficile. D’un côté, il est indéniable que cette éducation s’est développée. Pour 1963, Hallenbeck estime à 17 millions les adultes qui étudient, 9 millions ceux qui s’auto-éduquent alors que les adultes classés comme étudiants réguliers ne sont que 2,6 millions aux USA (Hallenbeck 1964 : 5-25). Mais ce développement ne s’est-il pas fait pour des raisons ambiguës ? S’agit-il d’une réponse (adéquate) à des besoins de changement (mais lesquels ; au nom de quoi ; pour quoi faire ?) (Pantillon 1974). N’est-ce pas une projection sur le domaine de la formation de la société de consommation : on consomme de la formation comme les vacances ou les loisirs ? Ou pire encore, ne s’agit-il pas du résultat de l’action du groupe de pression d’éducateurs frustrés par la scolarisation ou de militants politiques qui ont échoué dans leur projet politique, bref de gens qui transfèrent leurs aspirations révolutionnaires dans le domaine de la formation comme l’ont démontré cruellement certains critiques (Guigou 1972 et Fritsch 1971) ? Quoi qu’il en soit, nous pouvons retenir déjà trois fonctions : rattraper, se maintenir et progresser. Mais d’autres auteurs, tout en admettant l’universalité de ces premières fonctions, insistent bien davantage sur d’autres fonctions comme celles de participation et d’auto-développement.
5Comme le montre le tableau comparatif des fonctions attribuées à l’éducation extrascolaire par quatre auteurs anglo-saxons (Figure I), il existe une indéniable convergence au sujet des trois premières fonctions ; par contre les deux dernières ne sont pas perçues par tous les auteurs. Or, en étudiant de plus près ce premier effort taxonomique, nous nous apercevons que la convergence s’explique essentiellement parce que le référant implicite à tous les auteurs est la scolarisation telle qu’elle s’est développée dans le monde occidental industrialisé. Ainsi lorsqu’ils attribuent à l’éducation extrascolaire la fonction de « rattrapage », il s’agit bel et bien, et seulement, de permettre à la population qui n’a pas été scolarisée — c’est-à-dire qui n’a pas fait l’apprentissage de la formation telle qu’elle s’est institutionnalisée dans les pays industrialisés regroupés au sein de l’OCDE ou de l’OTAN — de s’intégrer à l’univers des scolarisés et non pas de rattraper les connaissances et le savoir dont elle aurait besoin pour se développer. Cette conception ethnocentrique apparaît également dans les fonctions « d’adaptation » et de « promotion » puisqu’il s’agit de processus formatifs qui visent à intégrer des populations qui seraient restées en marge de l’évolution des sociétés dites « modernes ». Rien dans ces trois fonctions ne permet de supposer que la participation des intéressés ait été envisagée ou même souhaitée. Se sont-ils exprimés à ce sujet ? Sont-ils d’accord avec ces objectifs ? N’auraient-ils pas d’autres besoins à satisfaire ? Souhaiteraient-ils que l’éducation extrascolaire remplisse d’autres fonctions ? Franchement nous n’en savons rien sinon que les clientèles réelles qui suivent effectivement ces formes d’éducation sont beaucoup plus limitées que les clientèles potentielles. Nous ne pouvons donc pas échapper au soupçon que l’éducation extrascolaire est légitimée dans la mesure où les auteurs constatent que la scolarisation conçue sur le modèle occidental n’est plus capable de répondre à ses objectifs et qu’il faut chercher de nouvelles issues à ce que l’on désigne par la crise — mondiale ou non — de l’éducation scolaire.
6Afin de vérifier cette hypothèse, nous allons examiner la place que l’on a attribué à l’éducation extrascolaire dans une formation pour le développement au cours des trois conférences internationales de l’éducation des adultes que l’UNESCO a organisées depuis la dernière guerre mondiale. Celles-ci sont peu nombreuses — trois au total3 — ce qui permet d’en saisir facilement tous les aspects significatifs. Elles se sont succédées tous les dix ans, ce qui fait de chacune d’elles un point de repère commode pour suivre l’évolution diachronique de la problématique au cours des décennies. Enfin leur préparation et leurs répercussions furent assez importantes au niveau du discours pour nous donner les éléments essentiels du débat idéologique. Pour les deux premières, nous utiliserons l’histoire officielle publiée par l’UNESCO (Nely 1963) ; pour la troisième, nous puiserons dans notre expérience de délégué suisse et nous consulterons les différentes versions — confidentielles — du document de base (UNESCO/CONFEDAD 1971-1972).
Les conférences internationales de l’éducation des adultes et la problématique du sous-développement
1. …d’Elseneur (1949)
7Bien qu’il semble y avoir eu une conférence internationale en 1929 à Cambridge (Royaume-Uni), celle d’Elseneur (Danemark) inaugure les activités de l’UNESCO dans ce domaine. Cependant cette première conférence est non seulement européocentrique — il n’y a aucun participant qui représente le Tiers Monde et les deux tiers des participants sont européens -— mais encore classiste. Tout se passe comme si l’Europe était encore le centre du monde et si toute problématique, comme celle de l’éducation des adultes, qui est nouvelle au niveau international, ne pouvait être développée et diffusée qu’à partir du centre. A Elseneur, les participants veulent surtout promouvoir « l’élite » ouvrière et, lorsqu’ils parlent d’éducation « populaire », ce n’est que dans l’intention de diffuser la culture bourgeoise dans les milieux prolétaires. Ce n’est donc pas étonnant que les mouvements de culture dite « populaire », les associations privées de promotion sociale et éducative dominent le débat. D’ailleurs, il ne s’agit que d’éducation d’adultes et non pas d’éducation extrascolaire. Elle ne s’adresse qu’à des personnes déjà actives et elle a des buts limités comme :
former des élites ouvrières ou paysannes afin d’encadrer les groupes sociaux qui montent ;
promouvoir l’éducation populaire, entendu dans le sens restrictif de « généraliser à toute la population adulte les bienfaits de la scolarisation et de l’instruction publique ». C’est dans cette perspective que les problèmes des pays en voie de développement sont évoqués et que l’UNESCO pourra s’engager dans son Projet principal numéro 1 en Amérique latine où l’expansion de l’éducation primaire inclura ipso facto l’éducation (primaire) des adultes (Paiva 1973 ; Mantovani 1958 ; Prieto 1965) ;
soutenir des actions ponctuelles et intensives afin de compléter par de la « formation » certaines actions sociales comme des campagnes de vaccination ou de salubrité publique.
8Néanmoins, si on lit avec attention les documents, quelque chose de différent apparaît, qui s’exprime sotto voce et qui se développera dans la décennie de 1950. C’est le thème de l’éducation fondamentale où les Anglo-Saxons joueront par la suite un rôle considérable (Peers 1958 : 313-331 ; Howes 1955). Il sera plus particulièrement associé au Mexique qui semble avoir montré la voie dans les années 20 avec ses « misiones culturales ». L’UNESCO entend par là essentiellement une intervention éducative globale, mais réduite à un minimum indispensable qui inclut l’alphabétisation et qui s’adresse à des populations marginales afin de leur donner le pouvoir de trouver leurs solutions aux problèmes qu’elles rencontrent. Cette éducation fondamentale sera largement diffusée par le centre régional de l’UNESCO appelé le CREFAL, situé à Patzcuáro en hommage à l’évêque Vasco de Quiroga qui, dans les premières années de la Conquête, s’appliqua à concrétiser les idées généreuses de l’utopie de Thomas Morus au profit des Indiens du Michoacán.
2. ...à Montréal (1960)
9Avec la décennie suivante, les choses changent. Si les propos tenus à Montréal en 1960, lors de la deuxième conférence internationale, sont très différents, c’est parce que le monde a changé : une multitude de pays se sont enfin libérés du joug colonial. Pour la première fois, on reconnaît que l’éducation des adultes est un ensemble complexe dont on discerne mal les limites et dont on domine peu l’ensemble des formes, ce qui n’empêche pas d’en tracer à grands traits les tâches principales.
10Celles-ci se répartissent entre les trois secteurs principaux de ce qu’on appellera dorénavant le développement. Il y a tout d’abord le secteur économique où les tâches seront aussi bien celles de la formation professionnelle entendue comme la promotion par l’amélioration des qualifications que celles de susciter des investissements humains, le fameux « self-help ». Ce premier ensemble est l’objet de recherches qui prétendent montrer que l’éducation des adultes signifie nécessairement l’augmentation de leur productivité puisque, selon un fameux rapport, celui de la mission Shoup au Vénézuéla, les revenus augmenteraient en fonction du degré d’instruction.
11Le deuxième secteur est plus social. C’est celui de l’éducation fondamentale qui conçoit la formation de façon plus globale à la différence du secteur antérieur. Enfin le troisième, le plus intéressant et le plus surprenant peut-être, est la répercussion de l’indépendance acquise ou conquise dans le Tiers Monde sur la problématique éducative. C’est l’association de l’éducation des adultes au développement politique ou, comme on le dit alors, l’apport de l’éducation à la construction de nouvelles nations. Si, comme le soulignent certains (L. T. Khoi 1967 : 28-37, 207-209), cette conception de l’éducation des adultes marque une rupture avec l’idée d’Elseneur d’une éducation des adultes qui fabrique des élites populaires, c’est-à-dire les caporaux et les chiens de garde de la classe ouvrière et paysanne, il faut bien dire qu’à Montréal cette réinterprétation reste ambiguë puisqu’elle peut aussi bien susciter des « contre-élites » que mobiliser les forces populaires pour la démocratisation en profondeur (voir la question du vote des analphabètes en Amérique latine) ou devenir un instrument dangereux de captation des forces populaires dans la meilleure tradition des stratégies de modernisation mises au point par les political scientists du CIA que l’USAID envoie par centaines dans les pays en voie de développement.
3. La crise mondiale de l’éducation à Tokyo (1972)
12Les perspectives de Montréal devaient déboucher en 1972 sur une crise dont la gravité est proportionnelle au niveau des aspirations que l’on avait atteint au cours de la décennie de 1960. Afin d’en mesurer l’importance, prenons comme point de départ le rapport Apprendre à être (UNESCO 1972). Fondamentalement, le rapport défend une conception globale du développement de l’éducation pour les sociétés contemporaines dont la finalité est d’assurer à tout individu la possibilité d’apprendre pendant sa vie entière (Principe I : page 205). Non seulement ce principe dit de « l’éducation permanente » (pages 162-163) constitue la clé de voûte de toute l’argumentation, mais surtout, estiment les auteurs, il serait l’élément moteur de stratégies nouvelles d’éducation qui, tout en faisant une juste place à l’enseignement, n’identifieront jamais son expansion avec la politique de la formation (pages 95-96), qui s’efforceront de redistribuer les responsabilités de formation à l’ensemble des institutions de la société y compris celles qui n’ont pas normalement une vocation d’éducation (Principe II : page 207). De telles stratégies supposent que le développement d’un individu et d’un groupe dans notre société contemporaine dépende simultanément de trois formes distinctes de formation, à savoir :
De l’éducation diffuse, c’est-à-dire du processus réellement permanent grâce auquel tout individu adopte des attitudes et des valeurs, acquiert des connaissances grâce à son expérience quotidienne, aux influences de son milieu et à l’action de toutes les institutions qui l’incitent à modifier le cours de sa vie (pages 156-158 et 170-174).
De l’éducation extrascolaire, c’est-à-dire de toutes les activités organisées d’éducation qui visent des clientèles particulières en fonction de leurs besoins et de leurs aspirations.
De l’éducation scolaire, enfin, qui sous la forme de systèmes d’enseignement hiérarchisés, tronçonnés en années d’études, permet à l’ensemble de la population non encore engagée dans la production, d’acquérir la formation de base indispensable pour pouvoir par la suite utiliser les moyens de l’éducation extrascolaire et diffuse.
13Ceci suppose, d’une part, que toute politique d’éducation doive s’inscrire dans un ensemble qui englobe également la politique culturelle, la politique scientifique et celle de l’emploi ; ce qui est particulièrement important dans notre situation actuelle où parallèlement et sans coopération s’élaborent des politiques dans chacun de ces domaines ; d’autre part, qu’une telle politique reconnaisse implicitement le droit à la formation, proposé récemment par le législateur fédéral et refusé par les cantons suisses.
14C’est à partir d’un tel principe que Apprendre à être précise la place de l’éducation des adultes qui devient « l’aboutissement normal du processus éducatif » (Principe XII : page 231). En d’autres termes, le succès (ou l’échec) d’une politique de l’éducation dans un pays ne peut plus se mesurer seulement par la scolarisation de la nouvelle génération, mais par le nombre d’adultes qui sont devenus capables d’auto-instruction (Principe XIV : page 236).
15Il suffit de confronter ces deux principes avec la réalité telle qu’elle apparaît dans les bilans dressés par la Conférence de Tokyo ou le Conseil de l’Europe, pour se rendre compte que c’est une infime minorité (environ 5 % de la population active) qui atteint actuellement ce stade dans notre société. Outre les déclarations parfois pathétiques des délégués à la Conférence qui dénonçaient les illusions, les inégalités, l’injustice de l’éducation des adultes ou les rapports parfois remarquables des différents pays à l’enquête qui préparait la Conférence, plusieurs participants se référèrent aux premiers résultats de l’étude internationale entreprise par l’International Council for Educational Development (ICED) pour le compte de la Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement (BIRD) et de l’UNICEF (Coombs 1974). Dans celle-ci, trois hypothèses fondamentales furent vérifiées, à savoir :
en général les systèmes de formation n’ont pas assez utilisé les nouvelles potentialités éducatives contemporaines ;
les systèmes de formation se sont très peu préoccupés du problème de l’emploi et de façon plus générale encore de comment utiliser la formation reçue ;
les projets d’éducation extrascolaire ont été trop isolés de leur contexte ou d’autres projets de développement et de formation.
16Apprendre à être essaie de proposer trois types de raisons qui expliquent ce désenchantement si sensible à Tokyo, que les délégations les plus lucides ont demandé à l’UNESCO de ne plus organiser de telles réunions.
17Tout d’abord, nous vivons dans des sociétés qui n’utilisent pas assez le potentiel de l’éducation diffuse et extrascolaire (pages 42-43) parce que l’environnement n’est pas conçu, sinon exceptionnellement, pour favoriser l’auto-instruction (pages 62 et 92). C’est pourquoi, après avoir souligné l’importance clé de l’éducation diffuse (Principe III : page 210), les auteurs d’Apprendre à être insistent sur la nécessité de lier systématiquement l’exercice d’une profession à la formation continue et ceci :
au niveau de la formation initiale ; l’apprentissage devant être conçu comme la première étape d’une formation professionnelle continue (Principe VIII : page 222) ;
comme au niveau de la pratique professionnelle ; les lieux de production devant être organisés de telle façon qu’ils favorisent le développement des individus (Principe IX : page 223).
18Notons que ces deux principes ont une singulière signification également pour la Suisse où nous nous trouvons dans une phase où non seulement la loi sur l’apprentissage est à nouveau en discussion, mais où l’on songe à introduire les congés-formation (page 213). Nous estimons cependant que Apprendre à être aurait pu aller plus loin en mettant également en valeur l’importance d’une réorientation des communications de masse et des moyens d’information. Non seulement ceux-ci devraient être davantage utilisés au sein des systèmes éducatifs (Principes XV : pages 238 et XVI : page 240), mais, étant donné leur impact considérable sur l’environnement (pages 71 et ss, 138 et ss, 152), ne conviendrait-il pas que, par le biais des politiques culturelles, ces moyens servent surtout à enrichir les milieux de l’apprentissage diffus en les imprégnant davantage de la substance même de l’apprentissage ?
19La deuxième raison du blocage du processus d’éducation permanente découle du fait que l’école, malgré les affirmations idéologiques qui prétendent qu’elle est un moyen privilégié de démocratisation, est un univers où règnent en fait les inégalités (pages 81 et ss). En effet beaucoup d’adultes ne croient plus à leurs possibilités de formation parce que :
leur scolarité a été vécue sous le signe de l’échec comme l’indiquent les taux relativement inquiétants de redoublement et de déperdition scolaires (pages 49-50, 83-85 et surtout 89) qui dans les pays en voie de développement prend des proportions inquiétantes (Annexe 1). Mais cette fabrication en masse de futurs déclassés n’est pas seulement significative au niveau international ; elle est surtout sensible à l’intérieur des nations que ce soit entre les zones urbaines et les zones rurales, comme le montre la disparité des taux relatifs au redoublement et à l’abandon des élèves dans les écoles primaires urbaines et rurales en Colombie (Annexe 2) ou, de façon plus précise encore, entre les différentes régions naturelles lorsque l’on confronte différents indicateurs socio-économiques et culturels (Figure II).
Les contenus que l’école a octroyés à l’éducation tiennent insuffisamment compte de leurs besoins, de leurs aspirations et même de l’évolution de la société (pages 70 et ss). A ce sujet, les les auteurs d’Apprendre à être soulignent l’intérêt qu’il y aurait à généraliser la conception de fonctionnalité appliquée par l’alphabétisation dite fonctionnelle (pages 160-161), tout en faisant une part majeure à la participation des enseignés (Principes XX : page 248 et XXI : page 251).
Enfi, et peut-être surtout, l’accès aux établissements d’enseignement du niveau post-secondaire (Principe X : page 226) reste beaucoup trop difficile et restreint pour les adultes qui désirent reprendre, prolonger ou compléter leur formation, ce qui semble particulièrement aigu au niveau universitaire (pages 154-155).
20Toutes ces raisons conduisent les auteurs d’Apprendre à être à affirmer que le développement éducatif ne peut se contenter d’attribuer à l’éducation extrascolaire un rôle complémentaire, correctif ou de palliatif par rapport aux systèmes scolaires, mais que le succès de l’éducation des adultes passe par une refonte des systèmes scolaires (Principe III : page 210).
21La troisième raison du blocage est, enfin, la part congrue qui est toujours faite à l’expansion et à l’institutionnalisation de l’éducation extrascolaire en grande partie parce que les Etats ne leur attribuent qu’une place minime dans le financement des politiques d’éducation (pages 50-51 et 54-55).
La grande contestation et la « nouvelle stratégie » de la BIRD (Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement)
22L’impuissance des éducateurs d’adultes à affronter sérieusement les problèmes des inégalités des sociétés contemporaines, manifeste à la Conférence de Tokyo, a provoqué une crise de confiance, finalement salutaire, à l’égard de ce qui apparaissait trop souvent comme la panacée universelle de la formation pour la fin du xxe siècle. En outre, cela a obligé à reconsidérer l’analyse des rapports entre le savoir et le pouvoir.
23Trois grands thèmes se sont imposés à ce sujet. Tout d’abord, les ratés de la scolarisation sont avant tout les échoués de la modernisation et leurs échecs scolaires et extrascolaires ne font que sanctionner un destin néfaste. Ensuite, la fonctionnalité pour utile qu’elle soit, tend à obnubiler les esprits et à occulter les problèmes de la participation. Ainsi, ce qui est résistance à l’acculturation forcée devient « résistance psychologique » ou inertie ; le silence populaire obtenu à grands coups de répression est interprété bizarrement comme l’indifférence des grandes masses ; l’hostilité des populations marginalisées devient incompréhension et bêtise collectives. Enfin, il y a tout un glissement scandaleux qui s’opère : l’analyse politique indispensable est éludée au profit d’une pseudo-interprétation psychologisante, qui empêche la réflexion pédagogique de découvrir la dimension de classe des contenus et des messages qu’elle véhicule et qui en fait une simple justification idéologique.
24C’est aux environs de 1972 qu’apparaissent en Europe les premières objections critiques qui annoncent la grande contestation qui suspendra l’élan de l’éducation des adultes à partir de 1975. En Amérique latine, elles surgissent à peu près au même moment, tout d’abord par le biais d’attaques féroces contre le rapport Apprendre à être et l’éducation permanente (Furter et Paiva), puis contre le travail de Coombs et de son équipe (Torres 1974). C’est cependant à un Chilien que l’on doit la première synthèse entre les courants critiques européens et latino-américains (Silva 1972). Une idée force s’en dégage : l’éducation extrascolaire a essentiellement une dimension politique.
25Ceci s’exprime dans l’ouvrage de Silva à trois niveaux différents. Tout d’abord dans l’analyse de la clientèle prioritaire de l’éducation extrascolaire de ceux qui n’ont pas pu se former ou qui se sont formés insuffisamment à cause du caractère classiste des systèmes éducatifs. A travers les clientèles de l’éducation extrascolaire, c’est la problématique des « marginaux », des pauvres, chers à Dom Helder l’archevêque de Récife, des « opprimés » de Paulo Freire, bref de tous ces laissés-pour-compte qui émergent peu à peu et qui affolent les élites au pouvoir. C’est la remise en question d’un modèle de développement à l’occidentale qui fait de l’analphabétisme, par exemple « la manifestation sur le plan éducatif d’un ensemble de facteurs économiques, sociaux, psychologiques et culturels qui a provoqué l’exclusion de grandes fractions de la population de toute possibilité d’amélioration culturelle » (page 41).
26Il ne s’agit de rien d’autre que de l’application aux politiques scolaires ou culturelles de la critique actuellement faite au modèle de développement inégal lequel ne parvient qu’à créer des enclaves « modernes » dans un océan de marginaux.
27Mais pourquoi, comme le titre le suggère, cette éducation des masses doit-elle se faire et se fait-elle hors de l’école ? Ce n’est pas seulement parce que l’école apparaît toujours plus comme un instrument privilégié et facile des classes dominantes pour légitimer leur pouvoir. Car, légitimer le pouvoir en imposant par le biais de la culture « scolaire » un seul modèle culturel, c’est ipso facto disqualifier la culture des autres, qu’elle soit rurale, indigène, fille d’esclaves ou tout simplement populaire (page 17). Mais, par-delà ce rôle légitimateur, l’école est, dans sa pratique quotidienne même, imprégnée d’intolérance, d’oppression, d’exploitation. S’inspirant d’un Freire ou d’un Illich, A. Silva montre combien la revendication de l’éducation extrascolaire d’une méthodologie, d’un curriculum spécifiques est une façon de rejeter l’acquis — ou le soi-distant acquis — de la pédagogie scolaire.
28Enfin, après avoir défini quelles clientèles pourraient être prioritaires pour une éducation des masses et quels contenus et méthodologies seraient appropriés pour qu’elle soit conçue en jonction des masses, l’auteur se pose la question des stratégies dans un continent où les régimes hostiles à ces idées ne manquent pas. Il passe donc en revue les différentes possibilités commençant par l’alphabétisation dite « traditionnelle » (pourquoi ?) ; puis il examine — trop favorablement à notre avis — les rares contributions latino-américaines au programme expérimental mondial d’alphabétisation fonctionnelle de l’UNESCO ; pour analyser en détail l’intérêt de la « conscientisation » qu’il propose de démystifier parce qu’elle serait trop souvent une mystique de l’illusion ; il débouche pour finir sur une conception dite de l’éducation libératrice qu’il définit, peut-être un peu rapidement, comme : « aider les gens à dépasser cette situation injuste et d’abord en leur donnant les moyens de la connaître, de l’analyser et de la critiquer. C’est cet effort pour accélérer la prise de conscience qui semble le plus urgent dans notre continent, même pour rendre efficace le travail — ultérieur ou parallèle — de qualification de la main-d’œuvre ».
29Si cette contestation s’est tout d’abord affirmée sur le continent américain, son radicalisme est en train d’atteindre même l’establishment international, preuve en soit cette nette prise de position — assez surprenante quand on pense au contexte dans lequel elle a été élaborée — de la Déclaration de Persépolis (Rapport, 1975 : 36) :
30« L’alphabétisation, tout comme l’éducation en général, est un acte politique. Elle n’est pas neutre, car dévoiler la réalité sociale pour la transformer, ou la dissimuler pour la conserver, sont des actes politiques. Il existe donc des structures économiques, politiques, sociales, administratives qui sont favorables à la réalisation du projet d’alphabétisation, d’autres qui lui font obstacle... L’expérience a montré que l’alphabétisation peut entraîner l’aliénation de l’individu en l’intégrant à un ordre établi sans lui. Elle peut l’intégrer sans sa participation à un modèle étranger de développement ou, au contraire, donner des possibilités d’épanouissement à sa conscience critique et à son imagination créatrice permettant ainsi à chacun de prendre part, en acteur responsable, à toutes les décisions dont dépend son destin. »
31C’est se rendre compte — enfin — que pour libératrice que puisse se prétendre une intervention éducative, celle-ci ne pourra faire de l’émancipation l’objectif prioritaire de sa pratique que si celle-ci s’insère par ailleurs dans un projet politique qui vise réellement une pratique collective de la liberté bien sûr, mais surtout des libertés concrètes que sont : la liberté d’information et d’expression, la liberté de réunion et d’organisation, la liberté d’opposition pour ne rappeler que celles qui sont le plus fréquemment bafouées. Dès lors ce radicalisme entraîne, selon les situations, le refus de collaborer avec certains régimes, ou pour le dire positivement, de poser comme préalables certaines conditions politiques ; d’admettre de s’engager ou d’appuyer des mouvements qui sont qualifiés de subversifs par le statu quo comme le montre clairement l’itinéraire d’un Paulo Freire par exemple. Face à de telles positions, on comprend l’embarras des milieux liés par exemple à l’UNESCO qui s’inquiètent de cette remise en question de la conception habituelle de sa vocation fondamentale qui est de promouvoir grâce à l’universalisation du savoir, de la science et de la culture, la compréhension internationale. Alors que l’on a trop souvent fondé cette vocation universalisante sur une communauté internationale qui préexisterait en quelque sorte aux diversité et aux divergences actuelles, qui servirait de garant à l’échange et à l’assistance technique internationaux, qu’il suffirait donc de dégager peu à peu de ce qui ne serait pour finir que des malentendus, des préjugés, des différences sans grande importance, à la lumière du radicalisme de la contestation c’est au contraire par l’affrontement des options fondamentales au sujet de la société à venir, à travers la résolution pacifique des conflits réels, bref par le dépassement des contradictions toujours remis en question, que se constituerait une possible communauté humaine qui déboucherait non plus sur la seule « compréhension », mais sur des actions communes.
32Mais, par-delà ce premier problème, il y en a un autre qui embarrasse plus spécifiquement l’UNESCO. Nous avons vu que la contestation dévoile également le rôle des systèmes scolaires d’une part dans la reproduction des inégalités sociales et des injustices, mais surtout dans la légitimation de celles-ci. Même si, comme nous le croyons, le slogan, par ailleurs génial, de la « déscolarisation » n’apparaît guère apporter d’issues possibles et concrètes à cette impasse, il n’en reste pas moins qu’il est embarrassant de constater que les formes extrascolaires s’inscrivent elles aussi dans les structures porteuses d’inégalités qui empêchent les systèmes scolaires de réaliser leurs projets idéologiques d’équité, d’égalité et de démocratisation. Pire encore, les clientèles de l’extrascolaire ne lui parviennent qu’après avoir passé par l’épreuve d’une scolarité vécue profondément et fondamentalement dans l’inégalité. C’est pourquoi, comme Apprendre à être (UNESCO 1972) l’avait clairement souligné, le développement de la formation et par conséquent de ses formes extrascolaires ne pourra se réaliser sans une remise en question du modèle scolaire de la formation. Or comment attendre d’une organisation, intimement liée par sa constitution même, aux appareils ministériaux et aux corps constitués de l’institution scolaire, une telle autocritique ? Sans doute serait-il faux d’en conclure trop hâtivement à l’impuissance de l’UNESCO. Il ne faudrait surtout pas sous-estimer les différents efforts que l’UNESCO a déployés pour susciter par le dedans, par la persuasion et la critique objective et constructive, une reformulation des politiques de la scolarisation. Même s’il s’agit de passer d’une conception purement quantitative de la planification de l’éducation à une activité plus critique, dite de planification qualitative4, il n’en reste pas moins que ces efforts contribuent davantage à adapter les systèmes éducatifs à de nouvelles réalités, à les réformer partiellement et par morceaux critiques, qu’à transformer des modèles de scolarisation ; or ceux-ci ont été élaborés au cours du développement historique récent des sociétés industrielles tout entières tournées vers la croissance exponentielle à la mesure de leur passion du profit. Si l’on admet plus facilement aujourd’hui qu’il y a plusieurs cheminements possibles, ces différences ne sont pour finir que des variations sur un même thème sans cesse reconfirmé et qui ne contribue qu’à la persistance dans le changement d’une société occidentale qui veut imposer son universalité.
33Si cette universalité est difficilement contestée aux niveaux des relations entre les Etats, car cette contestation supposerait une rupture du consensus que le jeu des relations et des dépendances internationales ne permet pas toujours quand il ne l’interdit pas, elle apparaît de plus en plus contestable au sein des Etats — entre autres des pays sous-développés — par l’importance grandissante que prennent les laissés-pour-compte de l’abondance, les marginalisés du progrès, les ratés de la modernité. C’est la stagnation des secteurs ruraux ; la persistance des inégalités régionales ; la marginalisation d’une grande partie des masses urbanisées ; la trop lente promotion de la condition féminine ; les limites de plus en plus strictes posées à l’entrée des jeunes dans la vie active ; l’exclusion des vieux vers l’inactivité suicidaire. Nous constatons que les succès réels du modèle de la société moderne post-industrielle ne concernent que ceux qui ont le privilège de se trouver déjà intégrés dans la production et la consommation actuelles et les quelques rares autres qui, péniblement, pourront encore y accéder. Or toute cette problématique « des nouveaux pauvres de la société d’abondance pour les nantis » s’est développée avant tout en dehors des milieux éducatifs obnubilés et mystifiés par leur idéologie progressiste5.
34C’est dans ce contexte interinstitutionnel — d’où l’UNESCO n’est certes pas exclue mais où elle a nettement perdu son rôle d’animateur, du moins pour la formation — qu’il faut situer le travail pionnier de l’équipe internationale de l’International Council for Educational Development (ICED)6. Cette équipe a repris de fond en comble la problématique de l’éducation extrascolaire afin de démontrer que celle-ci pourrait fournir un apport déterminant dans ce que l’ICED appelle de manière symptomatique « l’attaque contre la pauvreté rurale » (P.H. Coombs a.o., 1974). Elle a été financée dans sa première phase, consacrée plus spécifiquement à la formation des adultes ruraux, par la Banque Mondiale, puis dans sa deuxième phase, consacrée à la formation des enfants, des adolescents et des jeunes adultes par l’UNICEF (P.H. Coombs a.o. 1973). Cette entreprise ambitieuse s’est basée sur un inventaire de plus de 300 projets identifiés sur les trois continents latino-américain, africain et asiatique dont 35 ont fait l’objet d’évaluation interdisciplinaire sur le terrain (cf. Annexes 4 et 6). Son point de départ se fonde sur la conviction qu’à court et moyen terme il est impossible de contribuer de manière suffisante, efficace et décisive à la solution des problèmes de formation pour le développement des ressources humaines des zones rurales. De nombreux indicateurs et analyses sont utilisés pour démontrer cette hypothèse fondamentale, et tout d’abord l’importance des abandons scolaires dans les pays fortement ruraux. Certes, ce constat peut sembler trop pessimiste puisqu’il ne tient compte que des élèves en âge de scolarité et qu’il n’inclut pas les plus âgés dans le calcul des taux (cf. Annexe 1). Plus significative est la démonstration des disparités régionales au sein des pays mêmes qui entraînent des inégalités profondes entre les chances de réussite, de poursuite des études et d’apprentissage suivant l’origine urbaine ou rurale des élèves (Annexe 2) ; ce que démontrent les différences marquées dans les taux d’analphabétisme entre régions urbaines et rurales (cf. Figure II)7.
35Le principe de cette analyse des clientèles, en fonction de leurs besoins d’apprentissage et selon les groupes d’occupation, consiste à donner priorité à la qualification de tous ceux qui sont sous-qualifiés par rapport aux fonctions, métiers ou postes qu’ils occupent déjà, ce qui nous renvoie à un autre principe fondamental pour les chercheurs de l’International Council for Educational Development : il faut que les projets de développement ne soient pas conçus seulement en fonction de la croissance de la production et de la productivité agricole, mais selon une conception d’ensemble du développement rural, le plus intégré possible. Une telle conception repose sur plusieurs exigences. L’une de ces exigences consiste à susciter une première spécialisation des fonctions et des activités professionnelles de manière à permettre le surgissement, le plus près possible des lieux de production, d’un artisanat de maintien, éventuellement de production avec des possibilités de transformation et de petites entreprises locales. Une autre exigence comporte un effort de réinvestissement des bénéfices dans des travaux collectifs servant à améliorer les conditions de travail, de vie et la qualité de la vie en général.
36Cette stratégie de formation renvoie finalement à deux exigences de la planification : l’une de décentralisation des projets de développement ruraux de façon à rapprocher le plus possible les niveaux de décision et d’exécution afin de susciter la participation effective des intéressés ; l’autre de réelle coordination entre les différentes agences appelées à intervenir dans le cadre de tels projets. La fonction de formation n’apparaît donc plus comme la responsabilité d’une institution ou d’une agence spécialisée, mais comme la résultante — c’est pourquoi il s’agit d’une stratégie — de l’ensemble des actions de formation, chacune se développant au sein d’un des éléments d’intervention. Le rôle de « l’éducateur » est par conséquent surtout celui d’un animateur de l’ensemble, d’un évaluateur et d’un coordinateur afin qu’il garantisse une suffisante cohérence à de telles stratégies. Ce n’est qu’à partir d’un tel ensemble qu’il spécifiera des interventions ponctuelles qui viendront combler des trous et suppléer à la formation de base requise pour une formation plus spécialisée.
37Bien que le travail de l’International Council for Educational Development soit basé sur des évaluations de projets précis, il n’en reste pas moins que la démonstration qui y est développée garde un caractère nettement utopique, car il faudrait encore trouver un pays qui veuille réellement s’engager dans de telles stratégies. Il n’aurait donc pas autant de répercussion s’il n’avait pas été en grande partie repris par la Banque Mondiale.
38Selon un document récent (World Bank 1974) — probablement rédigé pour la Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement (BIRD) par l’International Council for Educational Development ou, en tous les cas, sous son influence — l’action de la BIRD a traversé trois phases8. Pour la troisième phase, prévue de 1974 à 1978, la BIRD envisage une révision de sa stratégie à partir de trois critiques principales :
L’action de la Banque Mondiale a été souvent inadaptée. Reste à savoir si c’est faute d’une action adéquate sur l’éducation ou parce que celle-ci dépend en ultime analyse d’autres éléments structuraux. A cette bonne question, le rapport de la BIRD se garde de répondre. Ainsi, parmi ses objectifs, figure la nécessité de concevoir la formation en fonction des besoins et de l’emploi mais, curieusement, la Banque devient alors sentimentale avec les plus pauvres des pays les plus pauvres. Que de lyrisme, que de larmes de crocodile versées sur la pauvreté des zones rurales, sur les pauvres enfants qui n’ont pas la chance d’être nés ailleurs ! Or si, comme la Banque se le demandait, la stagnation de la formation n’est que le signe et l’indicateur d’autres problèmes, on voit vraiment très mal comment une aide même massive pour la seule formation des plus pauvres, des déshérités, etc. changerait quoi que ce soit au cercle inexorable de la misère due en ultime analyse à la domination de ceux qui sont les financiers et les actionnaires les plus importants de la Banque.
Son action n’a pas favorisé l’égalité puisqu’elle s’est adressée essentiellement au secteur moderne et industriel. Plus grave encore, elle a alloué trop de ressources aux niveaux secondaires et universitaires. C’est pourquoi il faut concevoir des systèmes globaux qui incluent toutes les formes de formation, qui soient efficients et efficaces et, enfin, que la formation soit appuyée sur une politique « sociale » (page 5) pour que les problèmes d’accès, les chances de réussite et les opportunités soient également répartis. Hélas, de ces intentions à la réalité, il y a un abîme comme nous le montre la répartition des prêts qui continuent à favoriser largement ces niveaux (cf. Annexe 8).
Les modèles utilisés sont trop influencés par les anciennes puissances coloniales. Ceci est exact, encore que cette dénonciation — après tout facile — du néocolonialisme des autres permet de faire oublier la responsabilité de la Banque Mondiale dans la diffusion de ces mêmes modèles. En effet, les critères et les exigences que pose la Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement pour ses prêts favorisent tout naturellement les projets conçus sur des modèles scolarisés, fortement institutionnalisés, lourds, à fort équipement et à large infrastructure qui sont, comme par hasard, également ceux qui dominent dans les pays du centre. La procédure elle-même de la Banque Mondiale, avec ses mécanismes compliqués de négociation, appelait et continue à appeler un certain type de projets, tout en écartant en quelque sorte d’office tous ceux qui soit sont trop modestes quantitativement (même s’ils sont efficaces), soit ne consomment pas assez de machines, de techniques et surtout d’experts internationaux. La seule solution pour obtenir l’attention de la BIRD et par conséquent son aide, serait d’identifier un de ces projets extrascolaires en fonction de sa capacité à être reproduit, multiplié et généralisé facilement. Mais n’est-ce pas justement contradictoire avec les principes posés — et acceptés par la Banque — par l’International Council for Educational Development de la décentralisation et de la diversification ? de l’adaptation aux circonstances et aux conditions particulières et spécifiques ? de l’identification aux besoins réels des clientèles locales ? Or cette évidente contradiction entre les exigences, les mécanismes et les procédures de la BIRD d’une part et d’autre part les caractéristiques des projets qu’il faudrait, selon elle, promouvoir, ne cache-t-elle pas une contradiction plus fondamentale qui explique pourquoi la « conversion » de la Banque et la générosité de l’International Council for Education Development n’emportent pas si facilement l’adhésion !
39Cette contradiction, nous la trouvons dans un autre objectif que se propose la Banque pour sa nouvelle politique : il faudrait faire une plus grande place à la fonctionnalité et à la participation des populations. Or, nous allons voir ce que la Banque entend par ce principe. Il s’agit essentiellement « d’assurer aux masses le minimum indispensable pour qu’elles puissent résoudre leurs besoins également minimaux... d’intégration » (page 30). Ce minimum est automatiquement assimilé à l’enseignement primaire, dont les programmes seront certes révisés ; mais par qui ? au nom de quoi ? pour qui ? Sur ces points, la Banque ferme ses grands yeux. Malheureusement, les chercheurs de l’International Council for Educational Development, au regard pourtant aigu, ne semblent guère plus sensibles. Par exemple, est-il suffisant qu’un besoin soit vécu ou ressenti pour qu’il devienne d’emblée authentique et par conséquent valable ? C’est feindre d’ignorer le conditionnement de ces mêmes besoins par le langage — combien de besoins ne trouvent-ils pas la forme verbale de leur expression — ; par la culture dominante qui trie ce qui est « important » de ce qu’elle prétend ne pas l’être ?9 Ce qui se présente comme l’expression d’expériences vécues peut se révéler en ultime analyse comme des besoins suscités, intériorisés, parfois même télécommandés par les puissants moyens de communication de masse dont nous connaissons l’étonnante capacité à diffuser les patrons dominants de comportement et de consommation ; dans toute prise de conscience d’une situation, non seulement apparaissent des besoins, mais tout autant d’expectatives et d’aspirations à travers lesquelles prennent forme des désirs, souvent explosifs, d’une vie meilleure. Tout ceci pour rappeler qu’un diagnostic n’est pas seulement une photographie ou le simple reflet d’une réalité, mais le résultat d’une analyse critique, d’arbitrages et de choix, bref d’un processus complexe de décisions dans lequel ni la Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement ni l’International Council for Educational Development n’indiquent clairement comment se manifesteraient le contrôle et la participation réelle des intéressés. On doute même qu’ils admettent la possibilité d’un tel pouvoir. Il est frappant de voir que l’idée même de négociation ne soit jamais évoquée. Il n’y a rien qui permette de supposer que la volonté de susciter une participation implique la reconnaissance du droit à être différent, à choisir d’autres options que celles qui ont été déjà prévues, a priori, par ceux à qui il appartient de décider.
40Nous ne pouvons-nous empêcher de penser que ce qui est visé dans une telle conception de la participation, c’est avant tout une adhésion. Dès lors il est significatif que cette participation ne s’instaure pas avec des collectivités responsables, mais s’articule avec des « clientèles » qui surgissent d’un découpage artificiel en fonction des priorités qui ont été décidées par les responsables.
41C’est alors que se dévoile, croyons-nous, l’ambiguïté fondamentale de toute cette entreprise : le postulat de l’importance du développement rural. Il est certes posé et affirmé ; il est même justifié par une description dramatique de la condition rurale et de sa misère, sans qu’il n’y ait aucune volonté d’expliquer l’origine et les raisons de sa dégradation récente. Il n’y a discussion d’aucune autre hypothèse que celle-ci : le modèle de développement occidental n’a pas entraîné de « développement rural », mais bien plutôt la suppression du problème rural, que ce soit par l’élimination de la paysannerie transformée en prolétariat industriel, par la substitution des modes de production traditionnels par l’agro-industrie et par la liquidation systématique de la civilisation rurale à travers l’imposition d’une même culture urbaine à l’ensemble de la population. Or ce même modèle appliqué aux pays de la périphérie n’a pas pu obtenir les mêmes objectifs, essentiellement parce que les mécanismes de dépendance ont empêché son secteur industriel et moderne de se développer pleinement. Pour maintenir les enclaves modernes qui se sont constituées, il est donc impérieux de diminuer la pression des masses rurales qui veulent s’en approcher. C’est pourquoi il faut les persuader de rester dans leur univers rural et, pour qu’une telle persuasion ait un minimum de crédibilité, il convient de faire également un effort pour le « développement rural ». Dès lors, ce développement rural n’a pas pour objectif de transformer le monde rural, mais de l’aménager socialement, culturellement, éventuellement économiquement afin de le rendre plus supportable et vivable. C’est pourquoi la question « de la qualité de la vie » devient centrale. Mais, ce faisant, on empêche les populations d’accéder au droit de décider et d’interférer au niveau du choix fondamental qui est le maintien du modèle occidental pour les privilégiés concentrés dans les ghettos urbains. On assiste donc à la mise en place d’une stratégie corrective qui rend moins insupportable la pauvreté, tout en se refusant à mettre en cause les raisons structurelles qui en expliquent l’existence.
Notes de bas de page
3 Il y eut une conférence internationale de l’éducation des adultes en 1929, mais nous n’avons pas obtenu suffisamment d’informations à son sujet pour l’inclure dans cette analyse historique.
4 Que ce soit par la promotion systématique des innovations — projet majeur du Bureau International de l’Education de l’UNESCO — aussi bien au niveau des pratiques didactiques, des modèles d’organisation que de la diffusion des technologies modernes d’enseignement, par une orientation tout d’abord de l’alphabétisation puis de l’ensemble des interventions éducatives vers plus de fonctionnalité, c’est-à-dire qui se moule davantage sur les besoins suscités ou ressentis des populations intéressées.
5 Sur le plan international, c’est au sein des autres organisations spécialisées des Nations Unies qu’il faut aller pour prendre conscience de la gravité de cette progression vers l’inégalité absolue, que l’on pense à la préoccupation au sujet du statut de la femme et de ses répercussions sur l’enfance à l’UNICEF, à la non-couverture des besoins sanitaires primaires à l’OMS, à la crise de l’emploi et du chômage à l’OIT, au piétinement de la production agricole et à la stagnation de la productivité rurale à la FAO pour aboutir enfin au virage de la Banque Mondiale en faveur des plus pauvres et des plus déshérités.
6 L’ICED est animée par P. H. Coombs, ancien directeur de l’Institut International de Planification de l’Education à l’UNESCO.
7 L’enseignement spécialisé, du niveau secondaire au niveau supérieur, apporte une preuve supplémentaire au dossier de l’inégalité; en effet, il forme moins des ruraux capables d’affronter les problèmes spécifiques à leur condition que de futurs fonctionnaires des ministères de l’agriculture et du personnel d’encadrement qui, en bref, alimentent surtout les services et les administrations liés à la problématique agricole et rurale. Dès lors, l’ICED, en se basant sur les cas étudiés et évalués, propose une nouvelle stratégie de formation qui, sans abolir la formation scolarisée, lui donne cependant une place modeste. Il s’agirait de concevoir des stratégies globales d’action qui mobiliseraient l’ensemble des ressources disponibles, y compris celles des formes traditionnelles de formation ou même de l’éducation diffuse. Elles auraient pour but d’agir diversement, mais de façon coordonnée sur l’ensemble des problèmes de formation d’une population circonscrite dans une région ou un programme de développement. Une telle stratégie suppose certaines mesures.
Premièrement, il s’agit d’abandonner tous les modèles de formation qui entraînent des investissements importants, une institutionnalisation poussée, un équipement lourd et un appareil d’encadrement hautement spécialisé. Il s’agit donc de chercher des formes nouvelles de formation bon marché, flexible, facilement décentralisée, qui utilise au maximum les ressources locales, y compris ce que les populations ont déjà institutionnalisé ou organisé avant les interventions.
Deuxièmement, cet allégement institutionnel ne sera efficace que si les programmes, les objectifs et les finalités de la formation sont redéfinis en fonction des besoins réels c’est-à-dire après identification des diverses clientèles-cibles. Bien que ces dernières ne peuvent être déterminées qu’à la suite d’un diagnostic approfondi, interdisciplinaire et interinstitutionnel de chaque situation donnée, néanmoins on peut estimer qu’en général elles se regrouperont selon l’ICED en trois grands groupes que l’on retrouve dans tous les projets (Annexe 3). Ces groupes sont:
— les personnes directement engagées dans la production agricole;
— les personnes engagées dans le négoce et la commercialisation des produits agricoles et le personnel des associations d’agriculteurs;
— les gestionnaires, les propriétaires et les artisans d’entreprises non agricoles qui servent d’appui à la production agricole.
8 Une première phase, de 1963 à 1971, où elle s’occupait essentiellement de promouvoir l’éducation en fonction de politiques de ressources humaines. C’est pourquoi la BIRD a financé 25 % et 16 % de tous ses projets pour le développement de l’enseignement professionnel et agricole respectivement. Mais cette action se trouvait presque exclusivement circonscrite au sein des systèmes d’enseignement; elle ignorait l’éducation des adultes; elle se situait toujours à un niveau secondaire ou même supérieur. La deuxième phase débute avec la décennie de 70 et elle va de 1972 à 1974. Elle est caractérisée par des incertitudes. La BIRD élargit son action, la diversifie; elle propose des études comme celles entreprises par l’ICED. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir une politique très unilatérale, puisqu’en 1972 plus du tiers (50 millions sur 130) des prêts allait à la seule Espagne franquiste!
9 Ainsi l’ICED n’a-t-il pas pu démontrer que de nombreux problèmes agricoles n’étaient jamais transformés en thèmes de recherches agronomiques parce qu’ils n’étaient pas jugés « intéressants » selon les critères de la communauté scientifique.
Auteur
Institut d’Etudes du Département, Genève ; Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, Université de Genève.
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