« Cosmologie ou idéologie ? » en marge de l’article de Jacques Grinevald
p. 285-295
Texte intégral
« Le fondement positif du mépris du bourgeois pour les chemins de fer qui se traduit par la nostalgie des voyages dans les airs, c’est sa prédilection pour le roulier, le roulage et la grand’route. Sancho a la nostalgie de ”son monde à lui”, qui est, comme nous l’avons vu, le ciel. Ainsi veut-il remplacer les locomotives par le char de feu du prophète Elie, qui l’emporterait vers le ciel. »
Marx, L’idéologie allemande
1Si nous avons bien compris l’intention de Jacques Grinevald dans son article — ce qui est on ne peut moins évident, étant donné l’allure d’exorcisme, de parti-pris passionné de sa « démonstration » plus proche de la fuite lyrique que de la rupture épistémologique — il y aurait, depuis l’avènement de la thermodynamique un décalage flagrant entre les acquis scientifiques et les cosmologies à l’origine de certaines pratiques ; l’auteur se réfère surtout à l’économie. Le vieux modèle mécaniste, les « images froides » des jeux de fontaine et de roues de moulin subsistent dans l’esprit des théoriciens et des praticiens, alors que le monde, lui, s’organise en rupture totale de cette ancestrale cosmogonie et opère par à-coups explosifs, par stratégies brûlantes, dévoreuses d’espace et de temps. Le problème serait essentiellement cognitif et la solution résiderait dans un réajustement de notre univers mental. C’est à l’ordre d’une nouvelle « rationalité » qu’il faudrait donc travailler à partir de quelques notions-clés comme la discontinuité, l’irréversibilité, l’entropie des connaissances ou la finitude de la nature, sur lesquelles nos pratiques pourraient utilement s’appuyer.
2Le désastre écologique qui nous menace ne serait que la marque, sur le réel, des défaillances de notre pensée. Disons d’emblée que nous ne souscrivons pas à cette opinion. Le destin du monde, des mondes ne peut être maîtrisé par quelques retouches au « ciel des idées » ; la conversion épistémologique ne détient pas à elle seule le pouvoir de modifier le concret qui, lui, ne se laisse pas piéger aussi facilement et — nous osons le dire — aussi « angéliquement », c’est le concret qui contient et explique l’histoire des paradigmes et non l’inverse.
3Néanmoins indépendamment du débat qui s’instaure aujourd’hui autour de l’anthropologie cognitive, nous aimerions nous placer dans la logique même de l’auteur et débattre du bien-fondé de son interprétation du point de vue de la pertinence. Selon lui, de l’époque pré-industrielle à aujourd’hui il y a continuité conceptuelle, c’est-à-dire déplacement à l’intérieur d’un même paradigme, les théories du développement étant exemplaires à cet égard1.
Un paradigme flambant neuf
4Nous aimerions, toujours dans le cadre de la démarche choisie, proposer l’interprétation inverse. A notre avis, l’ère industrielle a signifié une rupture non seulement dans les théories mais aussi dans les cosmologies qui les sous-tendent. La réversibilité du temps (ou sa circularité), la récupération du mouvement et la conservation de l’énergie sous d’autres formes, qui intégraient l’ancien paradigme, s’effacent au milieu du xviiie siècle et font place à d’autres images ; de poètes, au contenu prophétique. Le Romantisme sera à la fois le précurseur et le chantre des nouvelles hypothèses scientifiques. « Mais la nature est aussi le devenir, l’être visible du temps — un temps irréversible — lieu de la fécondité et de la mort »2.
5La pensée romantique s’ouvrait sur une prise de conscience tragique : elle assumait sa propre condition de finitude à travers la finitude générale, celle des êtres, des choses et de l’univers, (l’optimisme du xixe siècle n’aurait-il-pas en définitive une fonction de correctif ? La raison récupérée et intégrée au mouvement, aurait en somme servi à conforter cet optimisme). C’est en ce sens que nous interprétons la description de l’auteur, en apparente contradiction avec sa propre position et ce, à quelques pages de distance :
6« le frontispice du Novum organum de Francis Bacon montrant deux navires franchissant les deux colonne d’Hercule du détroit de Gibraltar et voguant, toutes voiles dehors, vers le large, symbolise l’alliance de l’expansion et de la science qui caractérisera désormais l’Occident » (cf. p. 152).
7Mais pour lui, cette image, ce « mythe déformant », selon sa propre expression, se place dans la ligne directe du paradigme mécaniste3. Or, à notre avis, il y a là contradiction totale avec la cosmologie antérieure ; une chaine de métaphores s’est brisée net.
8Et c’est bien un paradigme flambant neuf qui émerge alors, traverse et transcende les espèces, les sociétés et les connaissances et qui les entraîne dans la dure loi de la sélectivité (autrement dit du temps irréversible) et de la mutation (autrement dit de la transformation de la matière). Le mouvement change de nature : d’externe, il devient interne ; de provoqué, il devient partie intégrante de ce qu’il anime ; de mécanique, il devient consubstantiel. C’est pour le coup que les anciennes métaphores explicatives deviennent naïves et désuètes. Que l’on pense simplement au monde des automates et à la musique aigrelette qui les accompagne et semble les animer ; de prouesses techniques, ils passent à être amusements futiles, passe-temps frivoles pour une classe en plein déclin4. C’en est donc fini de cette animation de l’extérieur qui, depuis le lointain Moyen-Age, servait de représentation commode : un monde d’êtres statiques animés par un Dieu, puis par l’homme, s’enfonce à l’horizon de la pensée scientifique.
9A la parabole de la roue qui hantait les théories célestes — qu’on pense aux élipses par exemple — et qui nourrissait les conceptions historiques de l’éternel recommencement, se superpose la parabole de l’arbre. D’un tronc commun fuse un rideau de branches dont une seule est la « bonne »5. Dans les multiples ramifications du virtuel, surgit le réel, cime solitaire qui alimente sa croissance de la mort d’innombrables surgeons. Le voilà le nouveau paradigme, celui de la loi du plus fort, de la « lutte pour la vie », celui de l’ascension verticale, de la voie unique et des stades obligés. C’est tout bonnement l’évolutionnisme linéaire qui rompt avec l’ancienne circularité et, dans l’effervescence du xixe siècle, se communique de discipline à discipline.
10« Objet de la science de la nature : la matière en mouvement, les corps. Les corps sont inséparables du mouvement ; leurs formes et leurs espèces ne se reconnaissent qu’en lui ; il n’y a rien à dire des corps en dehors du mouvement, en dehors de toute relation avec d’autres corps. C’est seulement dans le mouvement que le corps montre ce qu’il est. La science de la nature connaît donc les corps en les considérant dans leurs rapports réciproques, dans le mouvement. La connaissance des diverses formes de mouvement est la connaissance des corps. L’étude des différentes formes de mouvement est donc l’objet principal de la science de la nature »6.
Niveau conceptuel et niveau de réalité
11Cette citation nous introduit à un autre aspect de l’article de J. Grinevald. Nous voudrions poursuivre sur une lancée épistémologique puisque c’est le point de vue adopté par l’auteur. A plusieurs reprises, il assimile pensée libérale et pensée marxiste, et ce de manière plus ou moins explicite7. Il les coiffe d’un même chapeau : « la science économique orthodoxe ». Il faudrait s’entendre. Soit le marxisme est un évolutionnisme, soit il est un modèle circulaire, mais affirmer qu’il est les deux à la fois, c’est poser une impossibilité logique. Nous pensons que l’auteur a confondu deux niveaux d’explication : d’une part, la conception de l’histoire selon le matérialisme dialectique ; d’autre part, le fonctionnement de l’économie dans une société donnée (et plus précisément dans la société capitaliste). Un schéma explicatif n’est pas une représentation de la réalité, il n’a que valeur heuristique. Sa circularité n’a pas de signification littérale car elle ne sert qu’à rendre évidente l’interdépendance des différents aspects de la vie matérielle, interdépendance que masquent les rapports marchands. L’existence d’une conception marxiste de l’histoire en témoigne. Il y a donc une différence fondamentale avec l’économie libérale qui fait de son champ d’étude et de pratique un objet de nature et qui est circulaire et mécanique puisque a-historique. Mais ce n’est pas tout. Si le marxisme puise abondamment dans l’évolutionnisme ambiant et s’en sustente, il en corrige toutefois la linéarité par un retour aux sources de la dialectique. « Mécanique du contact — corps en contact. Mécanique courante, levier, plan incliné, etc. Mais le contact n’épuise pas là tous ses effets. Il se manifeste directement sous deux formes : frottement et choc. L’un et l’autre ont la propriété de produire, passé un degré d’intensité déterminé et dans des conditions déterminées, des effets nouveaux, qui ne sont plus purement mécaniques : chaleur, lumière, électricité, magnétisme.
12« La physique proprement dite, science de ces formes du mouvement qui, après l’étude de chacun d’eux, constate que sous certaines conditions ils passent l’un dans l’autre, et qui trouve en fin de compte que tous, à un degré d’intensité déterminé, variable selon les corps en mouvement, produisent des effets qui dépassent le domaine de la physique, des modifications de la structure interne des corps : des effets chimiques »8.
13La théorie économique de Marx tient compte de cet apport dans sa critique de l’économie classique.
14« Toute la doctrine darwiniste de la lutte pour la vie est simplement la transposition de la société dans la nature animée, de la doctrine de Hobbes sur le bellum omnium contra omnes et de la doctrine économico-bourgeoise de la concurrence, jointes à la théorie démographique de Malthus. Une fois exécuté ce tour de passe-passe (dont je conteste la légitimité absolue... notamment en ce qui concerne la théorie de Malthus), on re-transpose ces mêmes théories de la nature organique dans l’histoire et l’on prétend alors avoir démontré leur validité en tant que lois éternelles de la société humaine. Le caractère enfantin de ce procédé saute aux yeux, pas besoin de gaspiller les mots sur ce sujet. Toutefois, si je voulais aller plus dans le détail, je le ferais de façon à les présenter en premier lieu comme de mauvais économistes, et en second lieu seulement comme de mauvais savants et de mauvais philosophes »9.
15De même, affirmer que le développement des forces productives est une logique c’est méconnaître le fondement de la théorie marxiste. Celle-ci pose comme principe que le développement des forces productives ne peut se faire de manière continue mais se heurte finalement aux rapports de production dans son procès d’expansion, et que cette expansion ne pourra se poursuivre qu’une fois cette antagonisme résolu, c’est-à-dire une fois que les rapports de production se seront modifiés. Ce n’est donc pas une logique mais une dialectique.
16Toujours du point de vue de la théorie. Dans sa formule lapidaire, l’auteur a donc confondu la théorie et sa réalisation pratique. Il est vrai toutefois que la théorie s’est trompée, du moins dans l’évaluation du temps nécessaire à un tel processus, l’accumulation des forces productives s’étant faite sans changement radical des rapports de production, hormis quelques aménagements ; par ailleurs, dans son application politique, la théorie s’est faite récupérer par une logique, celle du capitalisme. « Le mouvement communiste a quitté son terrain et s’est installé sur celui de ses adversaires du jour où l’Etat stalinien a pris en charge la croissance économique et rien que cette croissance. Il a servi de modèle non seulement aux divers partis communistes, mais aux Etats et aux partis bourgeois. C’est à ce moment-là que le parti communiste se transforma de contre-société en contre-Etat »10. Mais passer sans coup férir du niveau conceptuel au niveau de la réalité, sans tenir compte des cadres de temporalité, c’est, quoiqu’en pense l’auteur, opérer une pirouette fort peu épistémologique. Entre la construction d’une théorie et ses incidences pratiques, l’idéologie s’est glissée. De fait, lorsqu’on assimile la pensée marxiste à l’économisme schématique qui l’a suivie et trahie, on renoue avec l’ancien paradigme mécaniste et on se place dans la perspective même de l’économie actuelle où le décalage entre « des lois naturelles » de conservation et de régulation et les notions de « palier », d’ascension verticale, de « voie unique » renvoie à un modèle mécanique optimum, à une chaîne univoque de causes et d’effets.
La nature, banc d’essai de la dialectique…
17Réunir pensée libérale et pensée marxienne c’est, encore une fois, négliger le passage de la quantité à la qualité qui est l’exemple même de l’irréversibilité ; c’est aussi oublier cette autre caractéristique essentielle : la bipolarité de l’action, le jeu dialectique de tous les éléments où les effets deviennent à leur tour causes et où les différents domaines de la réalité s’interpénètrent sans cesse. Dans la conception marxiste, les sciences de la nature et les sciences de l’homme naissantes s’inscrivent donc sur une même ligne thématique et s’enchevêtrent autour d’une notion centrale : le mouvement. La nature n’a donc rien d’un « donné » immuable et inépuisable.
18« La nature est le banc d’essai de la dialectique et nous devons dire à l’honneur de la science moderne de la nature qu’elle a fourni pour ce banc d’essai une riche moisson de faits qui s’accroît tous les jours, en prouvant ainsi que dans la nature les choses se passent, en dernière analyse, dialectiquement et métaphysiquement, que la nature ne se meut pas dans l’éternelle monotonie d’un cycle sans cesse répété, mais parcourt une histoire effective »11.
19« Une représentation exacte de l’univers, de son évolution et de celle de l’humanité, ainsi que du reflet de cette évolution dans le cerveau des hommes, ne peut donc se faire que par voie dialectique, en tenant constamment compte des actions réciproques universelle du devenir et du finir, des changements progressifs et régressifs »12.
20Que Marx n’ait pas prévu l’épuisement des ressources naturelles et la dégradation de notre environnement, due essentiellement au modèle de développement capitalistique (et non pas seulement aux découvertes elles-mêmes) est une critique qu’un marxiste peut faire. C’est une lacune de la théorie qui aurait pu tirer parti de cet aspect, et ce d’autant plus que le concept de dialectique contenait implicitement celui d’entropie. On comprend mal en revanche que cette critique soit faite par qui n’établit à aucun moment le lien entre capitalisme monopolistique (en rupture totale avec l’économie libérale, soit dit en passant) et déprédation écologique ; ou dit de manière plus générale entre politique et écologie. Car l’écologie n’est pas une politique, elle n’est qu’une attitude qui s’incarne dans des choix politiques13.
21Nous aimerions à ce propos poser une question à l’auteur : qu’entend-il par écologie ? Une nature innocente, un décor dont l’homme est absent, l’envers de l’homme ? Ce nous semble une notion bien abstraite dans la mesure où l’homme doit aussi inspirer une réflexion écologique, car il est objet d’agression au même titre que les autres espèces (le fait qu’il soit aussi sujet d’agression ne change rien à l’affaire). Il y a une écologie humaine que les formes d’exploitation ne peuvent laisser indifférente14.
Le mythe des avatars
22Plus que la définition d’un nouveau paradigme, on peut se demander si ce n’est pas le retour à une dialectique créatrice qui doit nous inspirer dans le choix de nos mythes collectifs. Au mythe prométhéen, symbole de notre désir de toute-puissance, ne faudrait-il pas opposer celui des avatars ou des métamorphoses ?
23La transmutation est un rêve millénaire, au cours sinueux. Elle a suivi souterrainement la montée ascendante du mythe rationaliste et en constitue l’envers obligé, « l’irrationalité » nécessaire. Peut-elle prendre la relève ? Le sujet cesse de forger des objets de pratique et inscrit son action dans des rapports de sujet à sujet ; la transformation qu’il provoque appelle aussi la sienne, irrévocablement. On peut arguer que les deux mythes reflètent chacun à leur manière une même volonté tenace, inlassablement poursuivie. Celui de s’enrichir. Enrichir sa connaissance ou enrichir son être. Faire le plein de l’esprit comme celui de l’âme. Devenir soi-même absolument ou accéder à une autre nature. Ce serait en somme un même esprit de conquête, une même stratégie d’appropriation, un même encerclement du réel qui, par des voies différentes, animerait l’un et l’autre. En ce sens, le châtiment que les dieux infligent à Prométhée marquerait bien l’impossibilité majeure, la défense absolue : celle de transfigurer les limites de la nature et de l’espèce, celle d’acquérir les moyens de transformer. On peut arguer cependant que rien ne trahirait davantage la signification qu’ils comportent ; tandis que Prométhée garde son intégrité, vole le feu et conserve l’immuabilité de sa nature, la permanence de son être, s’enrichissant aux dépens des éléments, acquerant sa puissance aux dépens de la puissance de la nature, le dieu, lui, perd son être à chaque métamorphose et s’éveille à une autre nature par cette ascèse de dépossession de soi. Dans le procès de connaissance, il assume sa propre transformation au contact de ce qui cesse d’être « objet » pour devenir partenaire. C’est un rapport d’égal à égal qui, à travers une action réciproque, s’instaure — celle de l’homme sur la nature et celle de la nature sur l’homme —. Les risques sont partagés : l’ascension de l’un promeut l’ascension de l’autre. De même, en manipulant la nature, l’homme se réifie ; les signes de mort qu’il sème aux alentours signifient aussi, à terme, sa propre mort.
« L’idéologie de ghetto »
24Néanmoins, les mythes ont moins de valeur par ce qu’ils entendent que par ce qu’ils sous-tendent.
25« Construire une anthropologie des sciences et des techniques », comme le préconise l’auteur, ne peut se faire qu’en reliant le discours savant — celui de la rationalité — à son contre-discours, à cette sorte de parole vagabonde, clandestine, pourchassée qui le contredit et le seconde. Selon nous, ils ne cessent d’être solidaires, ne serait-ce que par la perméabilité dont ils font preuve l’un envers l’autre. Le lien entre savoir et pouvoir passe par cette dualité, par cette emprise double et ambiguë sur la réalité et sur la connaissance de la réalité. Il s’agit moins de juger de la valeur épistémologique ou cosmologique des fondements d’un ensemble théorique que d’apprécier à leur juste valeur les déterminations qui en marquent les conditions d’apparition, les modalités d’évolution et les objectifs qui lui sont assignés. Le problème n’est pas seulement cognitif, il est éthique et politique. Faut-il chercher dans une historiographie des sciences la défaillance conceptuelle, le vice de forme théorique qui conditionnera ensuite, pour le meilleur ou pour le pire, leur déroulement futur ? Ou ne faut-il pas plutôt considérer que si les sciences ont perverti leurs pratiques ce n’est pas parce qu’en elles résidait un germe pervers mais surtout parce qu’elles se sont perverties dans leur application en abandonnant leur autonomie de fait (le contrôle de leurs objectifs et de l’utilisation de leurs pratiques) par une autonomie aussi apparente qu’illusoire (leur isolement dans un domaine « spécialisé » qui masque mal leur dépendance envers le pouvoir). Sous ces apparences gît un noeud obscur d’intentionnalités.
26La rationalité scientifique fut monopole. A l’heure des partages et des redistributions de savoir, il n’est que trop normal qu’elle soit au centre du débat. Mais le chercheur occidental, malgré lui, demeure à l’intérieur d’un champ de privilèges, de contraintes et d’injonctions dont il lui est bien difficile de s’affranchir. C’est de l’intérieur aussi qu’il subira la pression de ce pouvoir et de son système institué. La critique de la science et « le retour à la nature » (mais comment ? N’a-t-on pas posé l’irréversibilité comme principe ?), tout comme le discours rationalisateur d’une science officielle, ne recèlent-ils pas une homologie de fait ? Car si le discours du pouvoir opère un dosage habile entre les différentes démarches intellectuelles et joue sur les oppositions comme sur les jeux d’ombre et de lumière, il se démarque des savoirs par son uniformité. Il se chiffre et se déchiffre sur le même mode, se répète et se ressasse inlassablement, construisant à travers la parole des autres ses propres lignes de retranchement. Réduit à lui-même, il se dévoile tel qu’il est, mot d’ordre régissant les théories et les pratiques, intimation constante. Toute interprétation des mythes ou des cosmologies doit être précédée d’un décodage nécessaire. En s’éloignant dangereusement des rives du concret l’idéologie de ghetto15 ne ferait-elle pas en quelque sorte le jeu de ce qu’on appelle trop communément l’idéologie dominante ?
Notes de bas de page
1 « L’équation (à plusieurs inconnues) du développement moderne (progrès = industrialisation = rationalisation) appartient à une ”revolution scientifique” dépassée, c’est-à-dire à la Révolution mécaniste qui instaure l’univers newtonien indifférent à l’écoulement du temps étranger aux transformations réelles de la biosphère dans le cosmos ».
« Le fondement cognitif de la Révolution industrielle est paradoxalement mais inévitablement pré-industriel, parce que pré-thermodynamique ; il date, c’est bien naturel, de l’Europe classique, froide, hydraulique, mécaniste, pré-énergétique et donc pré-biologique. L’idéologie du développement actuelle repose sur la même configuration de savoir, elle est instruite par l’état de société / nature pré-carnotien ».
« Masquée par l’alliance de la découverte de la conservation de l’énergie et de la métaphysique classique de l’immuabilité du monde, la découverte de l’entropie, de sa croissance irréversible, restera incomprise, pratiquement jusqu’à la deuxième guerre mondiale, alors que son universalité était affirmée dès le milieu de xixe siècle. »
2 J. Colette, « De Goethe à Schopenhauer », Histoire de la philosophie 3, Gallimard, 1974 (La Pléiade).
3 « En maintenant la vision mécaniste du monde et son paradigme de l’équilibre, la culture dominante du xixe siècle répète l’affaire Galilée, mais cette fois à propos de Carnot ».
4 A cet égard, la poupée mécanique du Casanova de Fellini est profondément rélévatrice, (prophétique dirais-je). Elle est le pendant exact de son aristocratique amant, incapable d’aimer, et pour cause. Ils sont, lui et elle, un couple exemplaire par la dérision qu’ils représentent. L’artificialité de leurs ébats, la parodie de rapports vivants auxquels ils se livrent marquent moins l’impossibilité de communiquer que l’insignifiance des êtres qu’ils incarnent ou singent ; l’aristocratie déchoit de son rôle de modèle social après avoir déchu de son pouvoir, au moment où le mouvement des hommes cède la place au mouvement des « choses ».
5 Nous restons dans notre hypothèse de la « vision correctrice ». L’idée de progrès transposée à l’échelon le plus large est inexplicable sans la rupture dramatique qui l’a précédée.
6 Marx et Engels, « Lettre d’Engels à Marx (30 mai 1873), Lettres sur les sciences de la nature, Paris, Editions sociales, 1973, p. 77.
7 « La quasi totalité des doctrines et théories économico-politiques du monde industriel en expansion reposent en dernière instance sur cette métaphysique de la science classique ».
« L’idéologie du progrès matériel du développement indéfini des forces productives se révèle, après la révolution carnotienne, un étrange archaïsme culturel ».
« Le paradigme mécaniste consiste à décrire le processus économique comme un circuit (un cycle) isolé, se suffisant à lui-même, et ce faisant réversible. Autrement dit, l’économie ignore l’environnement, mais bien plus elle ignore la nature même du processus économique qui est à vrai dire le fondement matériel de la vie des hommes... La remise en question de la science économique orthodoxe, aussi bien libérale que marxiste, n’est pas ici une critique idéologique mais une analyse épistémologique... ».
8 Marx et Engels, Lettres sur les sciences de la nature, op. cit., p. 73.
9 Marx et Engels, « Engels à Piotr Lavrov, (17 nov. 1875) », Lettres sur les sciences de la nature, Paris, Editions sociales, 1973.
10 H. Lefebvre, Le temps des méprises, Paris, Stock, 1975, p. 82.
11 Engels. « Anti-Duhring », Etudes philosophiques, Paris, Editions sociales, 1974, p. 169.
12 Ibid., p. 170.
13 M. Bosquet (A. Gorz), Ecologie et liberté, Paris, éd. Galilée, 1977.
14 Marx ne sut pas prévoir la crise de l’environnement. En revanche, il sut dénoncer les conditions de travail avilissantes touchant l’homme dans son intégrité physique (K. Marx, Œuvres, Troisième et quatrième section : « La journée de travail », « La grande industrie », Paris, Gallimard, 1969 (La Pléiade)).
15 Expression d’Henri Lefebvre, à propos de l’intuitionisme, op. cit.
Auteur
Institut universitaire d'études du développement, Genève.
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