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Chapitre III. Etude microsociale de villages javanais

p. 107-115

Note de l’auteur

Tous les chiffres et toutes les informations de ce chapitre, sauf avis contraire, proviennent d’une recherche effectuée par l’auteur de novembre 1972 à mai 1974 dans dix villages javanais, dont trois furent « revisités » en août 1976.


Texte intégral

1L’introduction des nouvelles semences de riz à hauts rendements et courte maturation, ainsi que des facteurs techniques modernes correspondants, a donc indubitablement permis une augmentation de la productivité à l’hectare. Ce phénomène est plus ou moins sensible selon la qualité de l’infrastructure d’irrigation des villages considérés. Certains pratiquaient déjà une double récolte annuelle, d’autres n’y sont venus que récemment. Quelques-uns enfin ont adopté le rythme de 5 récoltes tous les 2 ans ou d’une troisième récolte vivrière (arachides, soya, piments) en saison sèche (palawija). L’augmentation est plus sensible dans les villages nouvellement touchés par le programme BIMAS. C’est ainsi que, à Jasinga, village (kelurahan) du district Bogor (Java Ouest), les rendements sont passés de 2,2 à 3,4 tonnes de padi par hectare entre 1969 et 1972. A Bakalan (kabupaten Malang - Java Est) ils sont passés pendant le même laps de temps de 3,5 à 4,5 tonnes par hectare soit une hausse substantielle de près de 30 %. La hausse est moins sensible pour les villages très bien lotis et inclus depuis plusieurs années dans le programme BIMAS où les rendements ont tendance à se stabiliser. C’est ainsi que, à Ngrundul (kabupaten Klaten - Java Central) les rendements qui étaient de 6,2 tonnes de padi par hectare en 1969 n’avaient augmenté que de 10 % pour atteindre 6,9 t/ha en 1972. Si dans l’ensemble les effets positifs de l’introduction des des nouveaux facteurs techniques de production rizicole dans les campagnes javanaises sont clairs et se résument à une hausse appréciable de la productivité, les effets secondaires négatifs sont multiples et plus difficiles à cerner. On peut les regrouper en deux grandes catégories d’effets socio-économiques et d’effets socio-écologiques.

Effets socio-économiques

2Il y a deux effets sociaux dont les conséquences sont particulièrement importantes pour l’organisation sociale des communautés villageoises39. Le plus grave est incontestablement lié au fait que la « révolution verte » enclenche à Java un mouvement irréversible de polarisation sociale. Il semble en effet d’une part, qu’elle profite en priorité et proportionnellement plus aux paysans les plus aisés (conjoncture) et que d’autre part, elle risque d’engendrer un phénomène de concentration des terres dans les mains de ces derniers (structure). La marginalisation des petits paysans propriétaires rejoignant la masse énorme des paysans sans terre forcés d’émigrer vers les bidonvilles des grandes agglomérations urbaines pour trouver du travail va totalement à l’encontre de toutes les théories diffusionnistes souvent avancées. L’observation de ce double phénomène social s’est avéré particulièrement révélatrice dans le cas de deux villages très voisins et fortement semblables sur le plan des conditions naturelles de fertilité et d’accès à l’irrigation, Tirtonirmolo et Timbulhardjo (kabupaten Bantul - daerah Istimewa Yogyakarta). Le tableau 2 donne une idée précise de la situation sociale de ces deux villages et de leur position respective à l’égard du programme BIMAS.

TABLEAU 2 : COMPARAISON SOCIO-ECONOMIQUE DE DEUX VILLAGES DU KABU-PATEN BANTUL EN 1972

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Source : Enquêtes personnelles en 1973-74 et 1976.

3Que la politique d’intensification rizicole, mise sur pied par le gouvernement Indonésien, bénéficie en priorité aux paysans les plus aisés apparaît clairement à la lecture de ces quelques chiffres. C’est à Timbulhardjo, le village où il a le plus de paysans sans terre, déjà prolétarisés, et où il y a le plus de paysans possédant un sawah supérieur au seuil économique minimum, fixé par l’auteur à 0,5 hectare par famille40, que le programme BIMAS rencontre le plus de succès. A Tirtonirmolo, par contre, où le nombre des paysans sans terre est bien moindre, mais où le pourcentage de ceux n’ayant pas un sawah microscopique est infime, le programme d’intensification de la production rizicole est peu suivi. Dans ce même village, 50 % des propriétaires de sawah possédaient moins de 2500 m2 et 35 % moins de 1000 m2 : Ils peuvent être considérés comme étant entrés dans un processus de prolétarisation au terme duquel ils grossiront la classe des paysans sans terre. En général ces tout petits propriétaires vendent leur minuscule parcelle pour rembourser les dettes qu’ils ont accumulées et auxquelles ils doivent faire face. Il arrive aussi que leurs héritiers plutôt que de partager en trois ou quatre une parcelle déjà microscopique décident de la vendre pour se diviser la somme d’argent ainsi réalisée. Ces terres sont alors rachetées par les quelques familles de paysans aisés qui agrandissent ainsi la taille de leur propre sawah. Bien que la Loi Agraire de 1960 fixe à 5 hectares par propriétaire le superficie maximum de sawah pouvant être détenue, elle n’a jamais été appliquée. Certains paysans riches du village Kutagandok (kabupaten Karawang - Java Ouest) possédaient en fait plus d’une centaine d’hectares qu’ils avaient habilement distribués d’une manière nominale entre les innombrables membres de leur famille proche et éloignée. L’introduction des nouveaux facteurs techniques risque donc d’enclencher un processus structurel de polarisation sociale au terme duquel les campagnes javanaises seront peuplées d’une minorité de propriétaires terriens et d’une majorité de paysans sans terre forcés de leur louer leur force de travail pour subsister — ou de s’exiler en milieu urbain.

4Dans la mesure où elle n’a jamais réellement correspondu à une pratique sociale, il semblerait que la coutume de partage de la pauvreté identifiée par Geertz soit actuellement en voie de disparition41. En fait, la nouvelle technologie risque de détruire ce que le colonialisme avait épargné : le résidu des traditions culturelles ancestrales d’entraide mutuelle (gotong royong) et de responsabilité collective dans les villages javanais.

5L’introduction des nouvelles techniques de production a un autre effet secondaire sur le plan social : elle provoque un déplacement de main-d’œuvre qui contribue aussi grandement à l’altération des traditions villageoises. Il ne faut en effet pas oublier que si la modernisation de l’agriculture touche directement la classe des paysans propriétaires, elle a une incidence secondaire fondamentale sur celle des paysans sans terre qui constituent approximativement le moitié de la population rurale javanaise. La création de main-d’œuvre résultant de la généralisation des pratiques de double ou triple récolte annuelle risque de n’être que très marginale, étant donné que dans de nombreuses régions de Java ou Bali, ces pratiques étaient répandues depuis des siècles. De plus, cette éventuelle création d’emploi risque même d’être largement contrebalancée par l’élimination de main-d’œuvre qui accompagne toute « rationalisation » des techniques de production menant à la monoculture mécanisée.

6Cette tendance est déjà très sensible en ce qui concerne les techniques de récolte du riz. Les espèces de riz locales donnent des pailles très hautes et sont traditionnellement récoltées épi par épi à l’aide du petit couteau appelé ani-ani. L’utilisation de ce dernier est d’ailleurs liée à une croyance culturelle selon laquelle la déesse du riz serait offensée si un autre outil de récolte était employé. Le travail de récolte est habituellement celui des femmes, et par tradition un paysan javanais n’empêche aucune de celles qui veulent participer de le faire, qu’elles soient de son village ou d’un village voisin. C’est ainsi que cette méthode emploie une grande quantité de main-d’œuvre puisque dans certains cas elle peut atteindre 500 personnes par hectare récolté42. Les fermiers paient les moissonneuses en leur donnant une partie de la récolte variant entre 1/7 et 1/9ème, système traditionnel appelé bawon. Alors que la pression de la population sur la terre augmente en permanence, parallèlement au nombre des paysans sans terre qui doivent louer leur force de travail pour subsister, l’introduction des nouvelles semences de riz à hauts rendements crée un problème d’emploi crucial. Etant donné que des espèces comme les IR5 ou IR8 donnent des pailles très courtes, l’emploi du ani-ani s’avère malaisé. Des nombreux paysans ont donc essayé d’introduire la faucille comme outil de récolte dans leurs champs. Cette simple innovation technologique a mis au chômage une grande proportion de la main-d’œuvre féminine des villages, et a débouché sur de graves troubles sociaux, certains champs étant même incendiés. Les paysans propriétaires ne pouvant refuser directement, pour des raisons coutumières, d’employer l’offre de main-d’œuvre croissante qui s’exprime au sein de leur propre communauté villageoise, ils ont trouvé un moyen détourné de le faire grâce au système dit de tebasan. Il s’agit de vendre sa récolte de riz sur pied à un entrepreneur agricole qui apporte sa propre main-d’œuvre salariée, en général extérieure au village, pour effectuer la moisson. Ceci a eu pour effet de renforcer le chômage rural dans la classe des paysans sans terre, nombre d’entre eux prenant une nouvelle fois le chemin des villes.

7Les mêmes effets résultent de l’utilisation des petits motoculteurs à deux roues pour la préparation des rizières avant la transplantation des semences. Ils permettent d’atteindre plus facilement une intensité de 5 récoltes tous les 2 ans mais marginalisent de nombreux paysans sans terre pour qui l’unique revenu possible consistait à louer leur force de travail et éventuellement celle du buffle qu’ils possédaient. L’effet de déplacement de travail lié à l’adoption des nouvelles techniques de décorticage du riz par machine va également dans ce sens43. Les autres effets sociaux résultant de l’introduction des nouvelles techniques sont innombrables et divers mais tous tendent à accélérer les phénomènes de polarisation sociale, d’exode rural et de concentration des terres. Il est certain qu’une classe de paysans propriétaires moyens peut à la limite bénéficier de l’effet de diffusion secondaire. Il est également vrai que nombre de petits paysans disposent, à côté de leur sawah minuscule, d’une parcelle de jardin fruitier et potager, ou pekarangan, qui leur permet d’assurer un revenu complémentaire. Il est enfin incontestable que la plupart des paysans javanais ont toujours su développer une ingéniosité extraordinaire qui leur a permis de survivre, en vendant tout ce qui pouvait être vendu, en plantant le moindre m2 jusqu’aux margelles des rizières et en ayant parfois 3 ou 4 activités économiques journalières. Il n’empêche que si les conditions politiques dans lesquelles l’introduction des nouveaux facteurs techniques de production rizicole est réalisée ne changent pas, les communautés villageoises risquent de payer très cher leur course à l’autosuffisance alimentaire.

Effets socio-écologiques

8Le danger le plus grave qu’encourent non seulement Java, mais également de nombreuses régions rizicoles du « Tiers Monde » tropical est que l’introduction des nouvelles semences à hauts rendements entraîne à terme un appauvrissement génétique catastrophique pour l’espèce rizicole. Le remplacement de semences traditionnelles, parfaitement adaptées aux conditions climatiques et pédologiques locales à la suite d’un long processus de domestication, par des espèces étrangères élaborées en laboratoire comme les fameux riz IR risque d’être suicidaire. Dans le Kelurahan Timbulhardjo (Kabupaten Bantul - Daerah Istimewa) où le programme BIMAS marchait particulièrement bien en 1972, plus de 65 % de la surface rizicole récoltée avait été plantée en riz IR5 et IR8. Par contre à Tirtonirmolo, le village voisin susmentionné où ce même programme démarrait mal, les nouvelles semences IR n’occupaient que le 1/3 de la surface récoltée la même année. Un élément constitue cependant un obstacle important au développement de l’uniformité génétique dans le sawah javanais : les habitudes de consommation. Les riz IR5 et IR8 présentent, à côté de leur goût et de leur parfum, peu apprécié des Javanais, la particularité de durcir à la cuisson. Il s’ensuit que leur prix est très bas sur le marché par rapport à celui de certaines espèces locales comme le délicieux rojolele de Java Central, pouvant même parfois varier du simple au double. De nombreux paysans, qui ont fait un calcul économique des plus justes, ont décidé d’en revenir aux espèces locales qui leur assuraient, malgré un rendement à l’hectare légèrement moindre, un revenu monétaire sensiblement égal ainsi que la satisfaction de leur sens gustatif, élément non négligeable.

9Ceci est d’autant plus important que l’uniformité génétique, et la monoculture absolue qui en est l’aboutissement, présentent d’autres inconvénients notoires. De vastes étendues plantées en une seule espèce génétique sont beaucoup plus sujettes aux maladies ou pestes que des zones diversifiées. Les semences à hauts rendements comme le riz IR sont particulièrement vulnérables à de telles attaques ; une plaisanterie courante au Pakistan est de dire que les « riz miracles » ont produit une espèce de « peste miracle » qui les a anéantis44. A Tirtonirmolo, les 2/3 de la superficie plantée en IR5 pendant la saison humide 72/73 furent aussi totalement détruits. La catastrophe se répéta en 1976. Il serait sage de préserver un certain degré de diversification dans l’agriculture vivrière et éventuellement de généraliser les pratiques de cultures mixtes qui constituent un moyen efficace de lutter contre les maladies qui attaquent les plantes ; cela n’est malheureusement pas le chemin sur lequel s’est engagé le gouvernement Indonésien. Il faut par ailleurs éviter que l’agriculture javanaise se modernise au point d’atteindre une mécanisation de type occidental dont les effets sociaux ont déjà été soulignés. Il n’est cependant pas certain que cela ne soit pas l’objectif final du gouvernement qui ne réalise pas les conséquences de dépendance externe que cela entraînerait. Finalement on peut noter, au niveau des villages comme au niveau national, que le développement de la production rizicole se fait au détriment des cultures vivrières secondaires (maïs, arachide, soya) dont certaines jouent pourtant un rôle nutritionnel absolument déterminant dans une région où la consommation en protéines est quasiment nulle. La superficie plantée en soya est par exemple passée de 50 à 9 hectares entre 1969 et 1972 à Tirtonirmolo.

10L’utilisation des engrais chimiques et des pesticides n’a pas encore engendré les problèmes de pollution et d’environnement auxquels sont confrontées les agricultures hypertechniques des pays occidentaux. La quantité d’engrais utilisée est encore très faible puisque d’après le barème du programme BIMAS, en 1974 un paysan plantant 1 hectare de IR5 se voyait allouer 200 kg d’urée et 100 kg de TSP, qu’il n’appliquait d’ailleurs pas toujours intégralement. Cependant l’écosystème du sawah est extrêmement complexe et fragile. En fait le sawah n’est pas seulement un champ mais un tissu de relations sociales et culturelles. Par ailleurs, il ne sert pas uniquement à planter du riz car certains paysans utilisent les rizières pour élever des poissons, ce qui interdit l’usage de tout produit chimique. L’économie du « canard » qui joue un rôle si important dans le centre de Java serait condamnée, ruinant de nombreux paysans sans terre, si des doses massives de pesticides et herbicides étaient appliquées dans les espaces où ces volatiles se nourrissent. L’expérience catastrophique de CIBA-GEIGY et autres multinationales de la chimie dans la grande plaine septentrionale de Java Ouest lors du lancement du programme BIMAS Gotong Royeng, auquel elles ont participé dans les années 67-68 devrait constituer à cet égard un avertissement salutaire. Les paysans du Kelurahan Kutagandok (Kabupaten Karawang-Java Ouest) se souviennent toujours très bien que les épandages aériens de produits chimiques qui avaient été réalisés alors, au mépris de la prudence la plus élémentaire qui aurait voulu que l’on réfléchisse à deux fois avant d’employer cette méthode peu discriminatoire dans un écosystème aussi diversifié, avaient eu des effets secondaires peu probants : de nombreux canards étaient morts ou n’avaient pas pondu d’œufs, plusieurs buffles d’eau avaient été malades, quant à certains arbres fruitiers, les cocotiers en tout premier lieu, ils n’avaient tout simplement pas donné de fruits.

Notes de bas de page

39 Pour une information plus globale voir A. Barreto, A Study of the Social and Economic Implications of Large Scale Introduction of New Varieties of Foodgrain, A Selection of Readings, Unrisd, Geneva, 1971, 173 p., et voir surtout la monumentale recherche de I. Palmer, The New Rice in Monsoon Asia, Unrisd, Geneva, 1974, 3 volumes, 507 p.

40 Bien que les titres de propriété soient individuels et nominatifs à Java, la famille nucléaire a été retenue comme unité de base dans notre étude sur les structures de la division foncière dans les villages javanais, car elle constitue l’agent socio-économique le plus intéressant et cohérent de ce monde rural. Le seul de propriété économique minimum permettant à une famille nucléaire classique comprenant de 4 à 8 personnes de tirer un léger surplus annuel de ses activités agricoles a été fixé à 0,5 hectare de sawah après une estimation de la productivité, du coût de la vie et d’autres facteurs entrant en ligne de compte dans le Kabupaten Bantul òu sont situés les deux villages. Certains auteurs ayant travaillé dans le même district mais dans des villages présentant des caractéristiques socio-économiques assez particulières ont fixé un seuil sensiblement différent. Voir à ce sujet D.H. Penny et M. Singarimbun, Population and Poverty in Rural Java: Some Economic Arithmetic from Sriharjo, Cornell International Agricultural Development Mimeograph 41, Cornell University Press, Ithaca, May 1973, 115 p.

41 C. Geertz, Agricultural Involution, op. cit.

42 W.L. Collier, G. Wiradi et Soentoro, Recent Changes in Rice Harvesting Methods, Some Serious Social Implications, Bulletin of Indonesian Economic Studies, Australian National University, Canberra, vol. IX, No. 2, July 1973, pp. 36-45.

43 P.C. Timmer, Choice of Technique in Rice Milling in Java, Bulletin of Indonesian Economic Studies, ANU, Canberra, vol. IX, No. 2, July 1973, pp. 57-76.

44 M. Allaby, Miracle Rice and Miracle Locusts, The Ecologist, vol. 3. No. 5, May 1973, pp. 180-185.

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