Chapitre III. Le modèle européen est-il transposable dans le tiers monde ?
p. 37-49
Texte intégral
1Après un survol de l’évolution de la mécanisation agricole en Europe et aux Etats-Unis, on doit se demander si un tel modèle de développement peut s’appliquer aussi aux pays pauvres, si donc l’Europe constitue un exemple. C’est à cette question que nous allons tenter d’apporter des éléments de réponse, en prenant comme point de référence essentiellement l’Amérique latine, que nous connaissons mieux. Mais auparavant il nous faut rappeler brièvement les conclusions générales de l’examen de la mécanisation dans les pays développés.
2Nous avons tout d’abord pu constater que la notion de temps a joué un rôle déterminant pour l’introduction du capital dans l’agriculture. Pendant près d’un siècle, de 1850 à 1950, l’évolution a été très lente, la mécanisation restant limitée, presque expérimentale. Si le rythme s’accélère pendant le dernier quart de siècle, cela est dû à l’existence d’une industrie mécanique et automobile très développée et désireuse de pénétrer dans un des derniers secteurs à faible intensité de capital. Sans l’existence d’un vaste réseau de production, distribution et réparation, une telle pénétration n’aurait pas été possible. Cette intrusion massive du capital a un autre but : favoriser l’exode rural net, dépeupler la campagne absolument par le déplacement des petits propriétaires. Pendant tout le xixe siècle, nous l’avons vu, le dépeuplement des régions rurales provenait essentiellement d’un très fort taux de natalité à la campagne, sans qu’il ait eu d’effets notoires sur la structure agraire. Mais le réservoir s’est tari et après la seconde guerre mondiale, il a été nécessaire d’organiser l’exode rural, pour fournir de la main-d’œuvre à l’industrie. Seule une augmentation de la productivité du travail pouvait conduire à ce résultat. Ce qui fut fait par la tractorisation intensive des exploitations. On aboutit même parfois à une sur-capitalisation comme en Hollande, en Allemagne et dans certaines parties des Etats-Unis36.
3En résumé, pendant plusieurs décennies l’industrie mécanique, dans sa structure, mais aussi par son niveau technologique assez bas, n’a pas été en mesure d’entreprendre systématiquement la mécanisation de l’agriculture. Lorsqu’elle a été assez forte et concentrée, le processus a démarré.
4En Amérique latine, aujourd’hui, la situation se présente d’une manière totalement différente. Le temps, considéré comme durée, n’existe plus. Aucun pays du Tiers-Monde ne peut refaire l’évolution technologique de l’Europe, puisque la technologie est mondiale et qu’aucun pays ne vit en autarcie complète. Dès lors, le contact avec la mécanisation moderne ne peut être que brutal pour les pays pauvres, provoquant des phénomènes économiques et sociaux extrêmement accentués.
5Pour la clarté du propos, il faut distinguer ici entre les conditions dans lesquelles interviennent la mécanisation et les effets de cette dernière.
Le tracteur en Amérique latine
6Un examen de l’état actuel de la mécanisation fait apparaître que dans l’ensemble celle-ci est faible : 1 tracteur pour 220 ha environ contre 1 pour 40 ha aux-Etats-Unis et 1 pour 25 ha en Europe37. Il est vrai que ces chiffres ne sont pas entièrement comparables car il y a l’agriculture intensive (Europe) et l’agriculture extensive (USA). Des pays comme l’Argentine, le Chili, l’Uruguay ont une agriculture extensive et se rapprochent des niveaux de tractorisation de l’Union soviétique ou de l’Australie, où l’agriculture extensive domine aussi.
7La mécanisation est très inégalement répartie. Le Brésil, l’Argentine et le Mexique comptent les 2/3 de tous les tracteurs d’Amérique latine. La Bolivie et l’Equateur n’en ont pratiquement pas. En 1974 on trouvait en tout et pour tout 720 tracteurs en Bolivie, contre 12.000 au Pérou38, dont la superficie n’est que légèrement supérieure à celle de son voisin. En bref, les tracteurs sont concentrés dans les zones d’agriculture développée, Pampa argentine, Etat de Sao Paulo, sud de l’Uruguay, sud du Mexique. On remarquera que les pays à forte mécanisation sont aussi les plus développés, certains ayant même des usines de montage, comme l’Argentine, le Brésil, le Mexique. En outre, les zones à tracteurs cultivent généralement des produits tels que céréales, coton, pomme de terre, canne à sucre et plantes fourragères qui se prêtent bien à l’utilisation des machines, notamment des moissonneuses.
8Mais la cause de cette mécanisation plus intensive de certaines régions est aussi — et peut-être surtout — structurelle. « Above all, however, the pattern of mechanisation is linked to the notoriously uneven distribution of farm undertakings. The vast majority of holdings are far too small for the economical use of a tractor, or for their owners to be able to afford one. A small minority, which, however, possess the major part of the land area, have the choice of either employing a large force of hired labour or mechanising, and most of them have opted for at least some degree of mechanisation. Thus farms bigger than 50 hectares had 93 per cent of all tractors in Chile in 1963, 66 per cent of all tractors in Colombia in 1960, and 75 per cent of all farm machinery in Mexico in 1960 »39.
9Ce qui caractérise l’Amérique latine rurale d’aujourd’hui c’est le couple latifundio-minifundio que l’on retrouve dans presque tous les pays. Le latifundio occupe la plus grande proportion des terres cultivables, entre 40 et 80 % suivant les pays, le minifundio est par contre constitué d’une infinité de petits exploitants représentant entre 20 et 90 % du total des exploitations40.
10Le minifundio est souvent lié organiquement au latifundio, par des systèmes de tenure précaire qui prennent des noms divers selon les pays (inquilinato au Chili, yanaconazgo au Pérou, huasipungaje en Equateur, etc.). Le rapport de Barraclough montre bien que la majorité de ces petites exploitations sont incapables de nourrir une famille moyenne. Dans les exploitations qui sont « rentables » la technologie agricole est très rudimentaire. La charrue tractée est souvent inconnue dans les Andes du Sud, le laboureur utilisant la chakitaccla, sorte de bêche d’origine inca41. Les moissons se font à la faucille, le battage au fléau.
11L’Equateur connaît l’araire, mais sans lame métallique. Dans ces conditions, il est évident que tout gain de productivité ne peut que déplacer la main-d’œuvre. La mécanisation des grands domaines va réduire l’emploi des ouvriers agricoles, de peones, et entraîner l’éviction des tenanciers. L’introduction de matériel agricole plus sophistiqué chez les moyens exploitants-propriétaires va finalement conduire à l’extension des surfaces au détriment des plus pauvres. Si l’on appliquait au minifundio de six pays d’Amérique latine (Argentine, Brésil, Colombie, Chili, Equateur et Guatemala) une relation homme/terre « optimale », on n’aurait besoin que de 700.000 des 4,4 millions de petits agriculteurs existant au début des années 70. Mais si la relation homme/terre des petites exploitations rentables était appliquée à seulement la moitié des latifundios, 25 millions de personnes supplémentaires pourraient être employées42 C’est dire que la pression sur la terre est vive mais qu’un développement agricole à intensité-travail est possible encore aujourd’hui en Amérique latine. Les blocages sont structurels. Sans réforme agraire il n’y a pas d’issue possible. Par contre la réforme agraire n’est pas suffisante. Il faut encore que le développement soit volontairement non capitalistique. Pour l’instant, les blocages structurels n’ont été levés que dans un seul pays, Cuba, et dans une moindre mesure en Bolivie et au Pérou. Avant de prêter attention à ces exceptions, penchons-nous sur les conséquences de la mécanisation lorsqu’il n’y a pas de changement radical dans les structures agraires. Que se produit-il lorsque dans un contexte statique on introduit une technologie économisant la force de travail ?
12L’agriculture traditionnelle se caractérise par une demande saisonnière de travail inégale : forts besoins de main-d’œuvre pendant les moissons, chômage saisonnier pendant le reste du temps. Certaines cultures ne demandant que peu de soins sont particulièrement sensibles à ce phénomène, la canne notamment, le coton aussi. Il est à remarquer que ce sont souvent là des cultures de plantation, qui sont le propre de grandes haciendas, de latifundios étendus. L’introduction de la mécanisation dans un contexte structurel et économique de ce type entraîne comme conséquence le nivellement des courbes saisonnières de la demande en main-d’œuvre, nivellement à un contingent annuel moyen, ne subissant plus de variations brusques.
13La moisson peut être réalisée avec moins de bras, par contre certaines préparations de terres demandent plus de main-d’œuvre en période creuse.
14Les études faites en Amérique latine montrent que chaque tracteur déplace environ 5 hommes/année, respectivement 4,1 hommes/année au Chili, 5,7 en Colombie et 6,2 au Guatemala43 pour les principales cultures. Une partie de cette main-d’oeuvre déplacée retrouve néanmoins un emploi agricole, le développement en Amérique latine étant essentiellement extensif. Si l’on admet qu’un tiers environ de la main-d’oeuvre retrouve de l’embauche dans le secteur agricole, pour chaque tracteur mis en service ce sont 3 à 4 hommes qui doivent le quitter44.
15La mécanisation provoque les migrations ville-campagne, elle entraîne aussi la diminution du revenu des petits paysans dont l’appoint annuel est justement constitué par le travail saisonnier. Réduits au niveau de subsistance, ou en dessous, ils n’ont bientôt plus d’autre choix que d’émigrer eux aussi.
16Ce scénario — bien réel — n’est pas très éloigné de celui qui s’est déroulé en Europe lors de l’introduction des machines dans l’agriculture. La mécanisation développe les mêmes effets structurels dans une situation de libre disposition de la terre (achat-vente, location, etc.), donc l’inégalité entre propriétaires, même si les éléments culturels et historiques des peuples concernés sont dissemblables. Dans ces conditions, la technologie entraîne les mêmes effets en Europe, en Amérique latine et ailleurs. Ce qui ne veut naturellement pas dire que la technologie est « neutre », au contraire, puisqu’elle favorise le riche et dépouille le pauvre.
L’illusion urbaine
17Si les effets structurels et les conséquences sur l’emploi sont les mêmes qu’en Amérique du Sud, le contexte global, lui, est fort différent. L’Europe a pu « digérer » son exode rural de la fin du xixe siècle et surtout du xxe siècle, grâce à l’industrialisation, et son corollaire, l’urbanisation.
18Mais ces phénomènes nouveaux, répétons-le encore, ont été lents, progressifs, pour ne pas dire harmonieux. Le taux annuel de croissance urbaine en Europe a été de 2,5 % entre 1850 et 1920, alors qu’il fut de 4,4 % en Amérique latine entre 1920 et 1960 (pour la même période il était de 1,9 % en Europe)45. Résultat : macrocéphalie de la capitale, chômage et sous-emploi urbains, apparition d’immenses bidonvilles sans commodité aucune ceinturant le centre et les « beaux quartiers »46. Le rythme de l’industrialisation, bien qu’il soit supérieur à ce qu’il était en Europe au xixe siècle, est incapable d’absorber la main-d’œuvre agricole immigrée, en plus de la main-d’oeuvre résultant de la croissance urbaine autonome. Les villes de Caracas, Bogota, Lima, Santiago du Chili sont devenues des monstres à bien des points de vue ingouvernables. Il se crée un vaste secteur urbain marginalisé, résultant de la construction sauvage de « bâtiments » et englobant aujourd’hui de 35 à 40 % des grandes capitales de l’Amérique latine47. Mais cette marginalité n’est pas conjoncturelle, passagère, elle a des caractères structurels, Comme l’écrit Goussault « Ce qui est nouveau et différent de la conjoncture traversée par les économies centrales à l’époque de leur développement industriel, c’est que cette surpopulation n’est pas employable en raison de la composition organique du capital imposée à l’industrie par l’impérialisme. La marginalité n’est donc pas assimilable à 1’« armée de réserve industrielle » telle qu’analysée par Marx à propos de l’accumulation du capital dans l’industrialisation européenne, mais elle est un fait structurel propre aux croissances périphériques »48.
19Malgré cela, la ville garde son pouvoir d’attraction pour le paysan sans terre et le petit propriétaire, ou ses enfants. Le mythe de la vie urbaine est puissant. Mais lorsque la réalité quotidienne est cruelle, inhumaine, comment ne pas croire au mythe, comment ne pas s’y rattacher comme à une bouée de sauvetage ? En Colombie, le salaire agricole réel n’a pas augmenté du tout entre 1935 et 1971, si l’on considère l’ensemble du pays. Alors que celui des manœuvres du bâtiment de Bogota a tout de même crû de 45 %49. Même si l’immigrant sait qu’il devra loger dans des taudis, il garde l’espoir de pouvoir en sortir un jour, alors que nous savons maintenant que ce provisoire risque bien de devenir définitif.
20Il nous faut cependant examiner un point central de notre propos : quel rôle joue la mécanisation agricole dans l’exode rural. Il se pourrait en effet que ce rôle fût mineur, et que d’autres facteurs interviennent de manière plus importante. Ce genre de calcul est aussi aléatoire car on ne sait pas exactement si les 2,5 millions de travailleurs déplacés par le tracteur entre 1950 et 1970 approximativement (voir Abercrombie) sont allés en ville ou sont restés à la campagne. En supposant que la moitié d’entre eux, 1,25 million ont émigré, et que chacun nourrit 3 personnes, ce sont 5 millions de personnes qui ont émigré en ville à cause de la mécanisation agricole. Pendant la même période la population urbaine (de plus de 2000 à 10.000 hab. selon les pays) a augmenté de 85 millions50. L’émigration rurale constituant à peu près 40 % de la croissance urbaine, on peut estimer à 15 % l’action de la mécanisation dans l’exode rural en Amérique latine. Proportion restreinte dira-t-on. Certes, mais il est probable que nos chiffres sont sous-estimés en ce qui concerne la proportion d’émigrés et la taille des familles.
21Pour Paul Bairoch la cause principale de dysfonctionnement du système d’input-output entre l’agriculture et l’industrie au niveau de la main-d’œuvre réside dans la démographie galopante des campagnes, et par conséquent dans l’impossibilité pour l’industrie d’absorber le surplus51.
22Il est indéniable que la croissance démographique du Tiers-Monde est aujourd’hui plus forte que celle du xixe siècle européen. Mais n’oublions pas non plus qu’aujourd’hui le machinisme est infiniment plus développé qu’alors. La pénétration de cette mécanisation dans l’agriculture a dès lors des effets autrement plus redoutables qu’il y a 150 ans. La mécanisation aggrave les mouvements naturels déséquilibrants.
Des structures nouvelles ?
23Le terme « mécanisation » est lié à « grands domaines », nous l’avons vu. Ceux-ci maintiennent une large proportion de leurs terres en « mainmorte »*, en réserve ou à l’abandon. Compte tenu de la pression sur la terre — la population agricole de l’Amérique latine a augmenté d’un tiers en 20 ans — ne pourrait-on pas procéder à une meilleure répartition des surfaces agricoles, ce qui permettrait également d’augmenter les rendements ? En fait c’est le problème d’une réforme des structures agraires qui est posé. L’aspect qui nous importe ici n’est pas celui de la transformation des rapports de production, mais celui de l’affectation « optimale » des terres. L’exemple européen démontre que la taille des exploitations dépend de l’évolution technologique, dans un système de libre marché de la terre. A notre époque, il semble bien qu’en Europe de l’Ouest l’exploitation familiale moyenne ou grande est devenue l’unité économique viable, au détriment surtout des petites fermes et de l’agriculture de montagne. Il s’est réalisé une réforme agraire de fait, sans intervention dirigiste trop marquée de l’Etat.
24En Amérique latine la répétition « naturelle » de cette évolution est évidemment impossible, car la soif de terre est si forte qu’elle se traduit constamment par des jacqueries contre les grands propriétaires latifundistes. On ne saurait simplement attendre, il faut agir.
25Il s’agit de lever les obstacles structurels à l’augmentation de la production. L’inconvénient, avec les réformes agraires, c’est qu’elles sont souvent guidées par des impératifs d’économies d’échelle, donc en fait par la mécanisation. L’exemple typique en est donné par Cuba, qui a réalisé une réforme en profondeur au point de vue socio-politique, mais qui a restructuré ses unités de production en fonction de la seule technique. Dans ce type d’organisation agraire le tracteur est devenu roi, de même que le combiné pour couper-nettoyer-tronçonner la canne à sucre. Pour la main-d’œuvre cubaine les effets de cette politique ne sont pas désastreux, car il y a aussi extensivité du développement agricole et de nombreux emplois ont été créés dans d’autres secteurs. En outre l’Etat socialiste garantit de toute façon un emploi à chacun. Mais le coût social de ce système est aussi élevé, coût qui n’est d’ailleurs pas uniquement monétaire, mais aussi politique. La mécanisation implique une très grande discipline dans le travail, elle implique le « respect » de la machine. Dans un pays en voie de développement cette attitude n’est pas évidente. Pour la susciter il est nécessaire de prévoir une éducation du travailleur et un contrôle rigoureux de l’utilisation des tracteurs et autres engins. Dans un régime socialiste c’est le parti qui joue le rôle d’éducateur, c’est lui qui fait respecter la propriété socialiste. Le parti ne peut se permettre aucune fantaisie, la machine passe avant tout. Elle doit être entretenue, optimisée, réparée, protégée et en outre rien, aucune structure, ne doit lui faire obstacle. La petite propriété est ainsi peu à peu écartée, balayée, ou intégrée. Ainsi tout le pays devient le serviteur de la méga-machine, devient lui-même une méga-machine, selon la puissante expression de Lewis Mumford52.
26Là où règne encore le capitalisme il en va de même pour ceux qui se sont laissé tenter par le chrome et l’acier. Rentabilité, rentabilité, devient le slogan omniprésent. Le matériel doit être utilisé afin de faire baisser le coût marginal, et pour cela il faut adopter le temps-machine, et modeler le terrain selon les désirs des tracteurs.
27Ce sont ces exigences qui bien souvent guident les responsables de la politique agricole, comme à Cuba. Le Pérou est un autre exemple de la volonté de créer de grandes unités agricoles, afin de pouvoir les mécaniser. Ainsi s’occupe-t-on avant tout de l’ancien latifundio, transformé en coopérative, tandis que le minifundio sera laissé de côté, parce qu’en tant que tel il ne répond pas aux conditions structurelles de la machine.
28Un des seuls exemples de réforme agraire non mécaniste est donné par la Bolivie, où l’on a surtout fractionné les grands domaines. Mais cette réforme date de 1953, époque où la folie du tracteur n’était pas aussi répandue.
Mécanisation, ou accroissement des rendements ?
29Face à la mécanisation, les gouvernements du Tiers-Monde donnent l’impression de céder facilement aux sirènes du progrès, alors qu’elle n’en constitue pas un, mais au contraire aggrave les conditions déjà difficiles du secteur agraire.
30Certains spécialistes prônent la « mécanisation sélective » comme voie moyenne entre les inconditionnels de la machine et les opposants systématiques. « Il est parfaitement possible, croyons-nous, de concevoir une mécanisation « sélective » ou « appropriée » qui soit bénéfique pour l’ensemble de la collectivité, c’est-à-dire qui aurait notamment pour effets d’accroître la productivité de la terre et du travail ; de supprimer en partie certains goulets d’étranglement ; d’augmenter ou de diminuer les besoins de main-d’œuvre quand il le faut ; de rendre les travaux agricoles non seulement moins pénibles, mais aussi plus intéressants ; de faciliter l’intensification et l’extension de la production, de même que l’utilisation judicieuse des autres facteurs de production ; enfin, d’atténuer les disparités entre les secteurs ruraux et urbains »53. Bref, de réaliser en quelque sorte la quadrature du cercle. Que d’impossibilités exprimées dans cet inimitable style onusien béatement optimiste. On laisse croire que la stratégie de la mécanisation peut vraiment donner lieu à des choix, que l’on peut prendre certaines choses et en laisser d’autres. C’est oublier que lorsqu’un agriculteur commence à se mécaniser il est bien vite entraîné à adopter toutes les machines qu’on lui propose. La mécanisation sélective met l’accent sur la préparation des sols et l’irrigation et devrait laisser de côté les moissons et autres travaux qui requièrent beaucoup de main-d’œuvre. Mais la logique du capital est totalement différente. Elle est sélective dans la mesure où les coûts peuvent être abaissés ; la machine sera introduite chaque fois que son coût marginal sera plus faible que celui du travail.
31Pour s’opposer à cette logique (du profit) il faut des gouvernements forts pouvant résister efficacement et aux grands propriétaires et aux importateurs. Actuellement la situation de l’Amérique latine est plutôt caractérisée par le contraire : les gouvernements subventionnent les importations de matériel agricole, ce qui en abaisse le prix sur le marché54. Les gouvernements ne sélectionnent pas ce matériel, car ils n’en ont ni la volonté ni les moyens. En fait ils sont totalement soumis aux intérêts des fabricants étrangers et des importateurs nationaux. Aucun pays d’Amérique latine, et probablement du Tiers-Monde, n’est en mesure de « choisir » le matériel agricole approprié à ses propres besoins, pour la simple raison que le Tiers-Monde ne représente qu’un 10 % du marché mondial. La dépendance est complète dans ce domaine, et l’on ne voit guère comment elle pourrait changer à moyen terme.
32La seule solution possible à court terme est le refus de la mécanisation et la définition d’une stratégie intégrant de manière intensive le travail et liée à l’augmentation des rendements. Par « refus » il faut entendre le non-déplacement de main-d’œuvre agricole par la machine tant que d’autres types d’emplois n’auront pas été créés. Cela paraît être une condition sine qua non si l’on veut arrêter l’hémorragie des campagnes et la lumpen-prolétarisation urbaine. Le côté positif de cette stratégie est basé sur l’augmentation des rendements agricoles. Une meilleure fumure organique, mais aussi l’utilisation appropriée d’engrais chimiques, de même qu’une bonne préparation des sols, un sarclage soigneux, l’irrigation, peuvent permettre de passer à un développement plus intensif des cultures55. En Amérique latine la croissance agricole est encore essentiellement extensive, et les rendements restent stagnants.
33Or des rendements croissants signifient aussi un accroissement des besoins de main-d’œuvre, comme plusieurs enquêtes internationales ont permis de le montrer. « L’adoption d’une innovation valorisant la terre accroît d’elle-même les besoins totaux en main-d’œuvre de l’exploitation »56. Le danger existe cependant toujours que les exploitations à plus forts rendements ne finissent par grignoter les petites. Aussi le préalable d’une réforme structurelle est-il indispensable. Mais réforme agraire ne veut nullement dire gigantisme des nouvelles structures, car celui-ci est étroitement lié à la mécanisation « géante ». Celle-ci étant « refusée », les unités peuvent être plus petites, familiales ou multi-familiales. La productivité de la main-d’œuvre agricole s’élève « positivement », c’est-à-dire sans exode rural à grande échelle. L’industrie est alors en mesure d’absorber une partie déterminée de la population des campagnes.
34Bien sûr, il ne s’agit là que d’un résumé schématique de ce qui pourrait être une stratégie non mécanisatrice. L’essentiel est de rompre avec le modèle européen actuellement ancré dans les consciences et souvent dans les faits. Renverser la vapeur et renverser la machine à vapeur. Il faut mener une réflexion partant de prémisses complètement différentes de celles de la mécanisation, et se dire que la productivité de la main-d’œuvre n’est pas un dogme, mais un accident historique ; que manger aujourd’hui vaut mieux qu’accumuler pour mourir de faim demain, que le travail agricole est tout aussi noble que le geste mécanique d’un ouvrier spécialisé ; enfin, se débarrasser de schémas mentaux patiemment forgés par deux cents ans de révolution industrielle productiviste et éco-destructrice.
Notes de bas de page
36 Voir A.K. Constandse, « The Social Impact of Farmer Mechanisation : some Findings of Cross-National Research », International Social Science Journal, Vol. XXI, No 2, 1969, p. 239.
37 K.C. Abercrombie, «Agricultural Mechanisation and Employment in Latin America », Mechanisation and Employment, Agriculture, Geneva, ILO, 1974, p. 53.
38 Annuaire statistique des Nations-Unies, 1975.
39 K.C. Abercrombie, op. cit., p. 53-54.
40 Cf. S. Barraclough et J.C. Collarte, El hombre y la tierra en America latina, Santiago de Chile, ICIRA, 1972, 489 p.; p. 46-47.
41 Les Espagnols introduisirent l’araire tiré par des bœufs dès le xvi siècle. « Et afin que les indiens puissent cultiver plus facilement leurs terres que jusqu’à maintenant — ils les cultivaient avec leurs pieds et des bâtons et une grande dépense de travail-qu’ils possèdent vaches et boeuts qu’ils prêteront aux pauvres jusqu’à ce que ceux-ci soient en position de pouvoir en acheter. » Juan De Matienzo, Gobierno del Peru, 1576, pp. 57-58. Cité par Piel Jean, Capitalisme agraire au Pérou, vol. 1 Paris, Anthorpos, 1975, 330 p.; p. 143.
42 S. Barraclough et J.C. Collarte, op. cit., p. 67.
43 K.C. Abercrombie, op. cit., pp. 59-60. Les enquêtes datent de 1971-72 pour le Chili et la Colombie, 1963 pour le Guatemala. D’autres enquêtes faites au Brésil et au Paraguay confirment ces résultats.
44 K.C. Abercrombie, op. cit., p. 63.
« Taking, purely for illustration purposes, the rough estimate, arrived at earlier, of about four jobs displaced by each tractor in Colombia and Guatemala, this implies that a total of approximately 2,5 million jobs have been displaced by the tractors at presente in use in Latin American agriculture. AU the indications are that this is a highly conservative estimate ».
45 Voir P. Bairoch, The Economic Development of The Third World Since 1900, London, Methuen, 1975, 260, p.; p. 146.
46 Voir P. Bairoch, Le chômage urbain dans les pays en voie de développement, OIT, Genève.
47 Pour une étude détaillée l’urbanisation en Amérique latine voir G. Schwarz, « Die Ueberurbanisierung - ein Zentrales Entwicklungsproblem Lateinamerikas », Lateinamerika-Nachrichten (St-Gall), janv./avril 1976, Nr 1/2, pp. 1-61.
48 Y. Goussault, « Modes de production et développement des formations agraires », Revue Tiers-Monde, tome XIII, No 52, octobre-décembre 1972, pp. 727-752.
49 M. Urrutia, « La répartition du revenu en Colombie », Revue internationale du travail, vol. 113, No 2, mars-avril 1976, pp. 221-233.
50 G. Schwarz, op. cit., p. 7.
51 P. Bairoch, The Economic Development of the Third World Since 1900, op. cit., chap. 9.
52 L. Mumford, Le mythe de la machine, Paris, Fayard, 1973, 2 T.
53 B.A. Stout, G.M. Downing, « La politique de mécanisation agricole », Revue internationale du travail, vol. 113 No 2, mars-avril 1976, pp. 185-202 ; p. 202.
54 K.C. Abercrombie, op. cit., pp. 74-79.
55 La recherche de nouvelles variétés plus productives fait également partie de cette stratégie.
56 M. Yudelman, G. Butler, R. Banerji, Evolution technologique de l’agriculture et emploi dans les pays en voie de développement, Paris, OCDE, 1972, 227 p.; p. 55.
Les enquêtes réalisées en Inde et citées dans cet ouvrage montrent toutes une corrélation positive entre accroissement des rendements et utilisation de la main-d’œuvre.
K.C. Abercrombie (op. cit.) donne un exemple également positif, observé en Colombie. En général ces enquêtes ont été réalisées dans le cadre des observations concernant les effets de la « révolution verte ».
Auteur
Institut universitaire d’études du développement, Genève ; Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, Genève.
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