Chapitre I. Qu’entend-on par mécanisation de l’agriculture ?
p. 19-24
Texte intégral
Le mythe du tracteur
1La littérature économique considère souvent de manière abusive que le symbole de la mécanisation agricole est le tracteur, en précisant de surcroît sa puissance-chevaux, parce que plus elle est élevée, mieux cela vaut. Le tracteur est devenu le symbole du développement agricole et il sert d’étalon de comparaison entre pays dans les annuaires statistiques des Nations-Unies. Plus le rapport hectares/tracteur est faible et plus une agriculture serait « développée ».
2Cette manière de présenter les choses prête à confusion. Elle est trompeuse car le tracteur n’est pas un étalon de développement de la production, il indique quelle est l’intensité de capital dans l’agriculture. Or cette notion n’est pas immédiatement comparable à l’industrie, où l’intensité (ou composition organique du capital) se mesure par rapport au facteur travail. Par contre, dans l’agriculture le tracteur est mis en rapport avec le facteur terre. En outre, si dans l’industrie on peut admettre qu’à plus forte intensité de capital correspond une productivité accrue, dans l’agriculture un nombre plus ou moins élevé de tracteurs n’est nullement le gage d’un rendement accru du sol. Avoir un large parc de tracteurs est trompeur, car les niveaux de productivité peuvent tout de même rester faibles, comme ce fut le cas aux Etats-Unis pendant toute la première moitié du xxe siècle.
3Le tracteur est essentiellement un engin de tractage. En tant que tel, ses avantages par rapport à une paire de bœufs sont sa vitesse et sa puissance. Ce n’est pas sans intérêt mais ce n’est pas non plus un gage de croissance des rendements agricoles.
De drôles de machines
4La véritable révolution mécanique est née de la découverte ou du perfectionnement d’un certain nombre d’engins agricoles, et subsidiairement de l’application de nouvelles forces d’énergie (vapeur, moteur à explosion) à ces machines. C’est vers le milieu du xixe siècle que ce processus a pris son essor en Europe. En résumé, l’on peut ramener le « progrès » à trois types d’engins tractés par des machines à vapeur : la charrue, la moissonneuse et la batteuse, par ordre d’intervention dans le procès de production agricole. D’autres machines, tels les herses, semoirs, etc., ont été inventées conjointement, mais si nous nous en tenons ici aux trois engins précités c’est que leur introduction a été facteur de changements profonds dans l’agriculture européenne.
5La charrue à vapeur est liée à la découverte des vertus de la culture profonde. « C’est dans la culture profonde que se trouve l’avenir de notre agriculture... Mais pour pratiquer la culture profonde d’une manière énergique, il faut une force de travail plus régulière et plus puissante que la force animale »1. La charrue à soc métallique est, il est vrai, une invention antérieure à l’utilisation des machines à vapeur dans l’agriculture. Elle date du début du xixe siècle. En Angleterre elle fut lancée en 18032. Mais l’utilisation du tractage à vapeur allait permettre d’en accroître l’efficacité, c’est-à-dire la profondeur du labour.
6Cela dit, le labourage en profondeur est aujourd’hui critiqué par les milieux écologiques, qui lui reprochent de détruire les substances organiques du sol, ainsi que les vers de terre, qui eux-mêmes réalisent un quart du labourage. Pour des sols tropicaux les dommages peuvent être importants : érosion et minéralisation du sol, water-logging.
7On peut donc se demander s’il y a avantage à introduire le labour profond dans des sols tropicaux et équatoriaux, si donc la charrue lourde présente un véritable avantage. Nous reviendrons sur ce point plus avant car il demande qu’on le considère encore sous d’autres aspects. Relevons pour l’instant que dans l’agriculture européenne la charrue métallique tractée mécaniquement a représenté un accroissement de rendement du sol par labour plus profond. En outre, elle a permis d’accélérer le travail de la terre, de préparer le sol avant l’arrivée de l’hiver. Le gain de temps est appréciable.
8La moissonneuse est aussi source de gain de temps mais surtout d’économie de bras. « Une machine qui réduit le plus possible la dépense de temps est ici de la plus haute valeur ; mais l’économie de travail et de temps rend aussi l’agriculteur plus indépendant de ses ouvriers, qui ne sont jamais plus indispensables qu’au temps de la récolte et, par suite, émettent en ce temps leurs plus hautes prétentions de salaires, sont le plus facilement disposés à la grève. Il est caractéristique que même les exploitations qui font encore faucher à la main se munissent parfois de moissonneuses, sans les employer, uniquement pour être protégées contre les grèves »3. Et l’on se souvient de ce magnifique passage du film de Bertolucci ”1900” (1ère partie) où, sur un signe de leur chef, les faucheurs se croisent les bras face au patron. Plus tard celui-ci introduira la mécanisation dans son exploitation ce qui le dispensera des conflits et l’amènera même à expulser ses fermiers. En 1872 Engels écrivait au sujet de l’agriculture anglaise : « Les terres sont divisées en grands lots travaillés pour le compte de grands fermiers par une poignée de paysans à l’aide de machines agricoles. Il n’y existe pas de petits paysans. Le nombre d’ouvriers agricoles, déjà petit en proportion à la superficie des terres cultivées, diminue chaque année par suite de l’introduction de machines nouvelles »4. L’irruption de la moissonneuse, donc du capital dans l’agriculture a eu exactement l’effet voulu, déplacement du travail vers d’autres activités, mais aussi hausse des salaires des ouvriers agricoles, sous la pression syndicale. Engels signale dans la même lettre qu’en 1831, à l’issue d’une grève dans le comté de Warwick, qui s’étendit plus largement par la suite, les propriétaires et les fermiers durent augmenter les salaires de 25 à 30 %.
9La batteuse à vapeur a joué sensiblement le même rôle. Kautsky note que « le battage avec le fléau était, autrefois, l’occupation principale des travailleurs agricoles pendant l’hiver »5. La machine permet d’aller beaucoup plus vite, avec un petit nombre de personnes. Le travail se fait souvent sur les lieux de la récolte ; « Les céréales récoltées sont portées jusqu’à la batteuse qui est en marche jour et nuit sans interruption. Ce sont des bottes de paille qui servent de combustible, on les enfonce dans le foyer de la batteuse par des tuyaux. Des machines battent, secouent, pèsent et mettent en sacs le blé. Puis on le porte jusqu’à une voie de chemin de fer qui passe à côté de la ferme, de là il est expédié à Duluth ou à Buffalo. Chaque année Dalrymple ensemence 2000 hectares supplémentaires de terres. En 1880 ses champs de blé avaient une surface de 1000 hectares »6. Lafargue souligne ici un point important, qui n’est pas spécifique aux Etats-Unis, mais au machinisme, c’est l’accroissement de la surface récoltée (et donc emblavée), rendu possible grâce à la plus grande rapidité d’exécution des opérations agricoles. La charrue à vapeur a permis de décupler la surface quotidienne labourée par travailleur7. En outre la productivité des animaux de trait a tendance à baisser au fil des jours, n’étant plus que de 50 % après deux ou trois semaines8. Slicher van Bath donne un exemple saisissant des progrès-temps réalisés grâce au machinisme agricole. Aux Etats-Unis en 1830, pour produire par des moyens conventionnels 1800 litres sur un hectare il fallait 144 hommes-heures. En 1896, avec l’aide des machines de l’époque il ne fallait plus que 22 hommes-heures ; en 1930, avec tracteurs et combinés moissonneuses-batteuses, 8,25 hommes heures. Ce qui représente un gain de temps de 85,6 % entre 1830 et 1896 et une réduction de coût de l’ordre de 81,4 %9. Progrès stupéfiant mais qui s’étale tout de même sur un siècle si l’on considère la période 1830-1930. Or le problème actuel du Tiers-Monde c’est que ce laps de temps n’existe plus, que l’on passe d’une année à l’autre de l’araire au tracteur-charrue. On ne laisse donc pas au paysan le temps de « digérer » le saut technologique. Au lieu d’une évolution en douceur, comme le furent les inventions en Europe, du moulin à vent à la machine à vapeur, on agit aujourd’hui à coups de massue, quitte à se plaindre que le paysan ne suive pas le mouvement. Triste présomption d’une civilisation qui a oublié sa propre histoire.
10Gain de temps et économie de main-d’œuvre, mais pas d’augmentation des rendements agricoles. De par sa nature le machinisme n’est pas destiné à cette fonction mais les preuves statistiques ne manquent pas non plus. Entre 1850 et 1891, aux Etats-Unis, la surface de blé et du maïs a été multipliée par 5. Les rendements n’ont guère augmenté que de 15 %. « L’accroissement de la production a surtout eu lieu par l’extension des emblavures et non par l’intensification et l’augmentation du rendement »10. Il faut attendre le xxe siècle pour voir une véritable intensification de la production agricole. Les rendements s’élèvent à partir de 1935, sous l’influence de l’introduction à vaste échelle des engrais minéraux et des pesticides. La mécanisation a peu à voir dans cette évolution, sauf peut-être en ce qui concerne les instruments servant à la préparation des terres, la charrue en premier lieu. Il s’est trouvé qu’historiquement la mécanisation à grande échelle (à partir de 1960 surtout) est allée de pair avec la diffusion des engrais de synthèse. Mais l’une n’entraîne pas forcément l’autre, ce qui est très important pour le Tiers-Monde.
11De ce bref coup d’œil à l’histoire européenne on peut conclure que la mécanisation de l’agriculture a eu comme résultat essentiel l’économie de la force de travail, l’accroissement des surfaces cultivées et la prolétarisation de vastes couches du paysannat. Ce progrès a été dû à l’application lente de procédés techniques nouveaux, de l’utilisation de matières plus résistantes telles que le fer et de la découverte de nouvelles sources d’énergie. Dans cet ensemble de facteurs, le tracteur, symbole actuel du développement, n’a joué qu’un rôle mineur, le tractage animal restant prépondérant jusqu’au milieu du xxe siècle. Les autres inventions techniques et leur mécanisation ont été bien plus importantes en ce qui concerne les changements sociaux intervenus dans l’agriculture, notamment l’exode rural et la prolétarisation paysanne.
12Et pourtant le prestige du tracteur dans le Tiers Monde est au plus haut. Il symbolise tant d’aspirations au développement qu’on en oublie les services réels qu’il peut rendre, services qui ne sont pas essentiels dans la situation actuelle de population nombreuse et de déficit alimentaire.
Notes de bas de page
1 Perels, Die Anwendung der Dampfkraft in der Landwirtschaft, cité par Karl Kautsky, La Question agraire. Paris, Giard et Brière, 1900, 463 p., p. 64 (réimpression Fr. Maspéro, 1970).
2 T.S. Ashton, La Révolution industrielle 1760-1830, Paris, Plon, 1955, 218 p., p. 82. Mais l’invention elle-même est antérieure de près de 30 ans.
3 K. Kautsky, op. cit., p. 61-62.
4 Lettre d’Engels à Bignami, du 20 avril 1872. Reproduite dans Marx et Engels, Le syndicalisme, (I. Thèorie, organisation, activité), textes regroupés, Paris, (Petite collection Maspéro), 221 p.; p. 154.
5 K. Kautsky, op. cit., p. 60. Le battage occupait le 65% du temps annuel de travail d’un agriculteur en 1800 (E, Labrousse, Esquisse du mouvement des prix et des revenus en France au xviiie s., 1932, p. 503, cité par Slicher van Bath, op. cit. p. 302).
6 P. Lafargue, « Getreidebau und Getreidehandel in den Vereiningten Staaten », Die Neue Zeit, 1885. Repris par Rosa Luxembourg, L’accumulation du capital (II), Paris, Maspéro, Petite collection Maspéro, 230 p., p. 73.
7 B.H. Slicher Van Bath, The Agrarian History of Western Europe, A.D. 500-1850, London, Edward Arnold, 1966, 364 p., p. 299.
8 Ibidem, p. 300.
9 Ibidem, p. 300.
10 E. Varga, Essais sur l’économie politique du capitalisme, Moscou, Editions du Progrès, 1967, 343 p., pp. 275-76.
Auteur
Institut universitaire d’études du développement, Genève ; Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, Genève.
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