Thèse 2. Le mode de production étatique
p. 177-196
Texte intégral
1Au cours du xxe siècle, le système étatique, apparu d’abord en Europe occidentale, s’est étendu au monde entier. Est-ce à dire que le capitalisme et le socialisme cèdent tous deux peu à peu la place à ce qu’Henri Levebvre a nommé le « mode de production étatique » ? Quelle signification la mondialisation de l’Etat revêt-elle pour le Tiers Monde ?
2H. LEFEBVRE. C’est un concept nouveau que je propose en lui attribuant les propriétés et capacités générales des concepts. Bien entendu, cela veut dire que je me place en ce moment, et dans ce que j’ai écrit, dans la ligne de Marx. La pensée marxiste étant, il me semble, une pensée conceptuelle.
En me plaçant dans la ligne de Marx, je propose un concept nouveau...
3Marx dégage de la pratique sociale de son époque un certain nombre de concepts ; valeur d’échange, travail social, plus-value, taux de profit, composition organique du capital. Il présente une théorie qui est un enchaînement de concepts ; chaque concept a une capacité d’éclairage rétrospective. Par exemple, le concept de travail social éclaire les sociétés qui n’ont pas eu le concept de travail, mais qui n’avaient que des représentations magiques, religieuses, par exemple la représentation du travail comme la peine du péché originel, l’expiation. Le concept de travail social formulé par Marx a une capacité d’éclairage rétrospective et en même temps une capacité d’éclairage prospective qui permet d’explorer ce que devient le travail social, ce qu’il peut devenir dans une société différente, dans une société socialiste.
4Chaque concept a donc une capacité rétrospective et prospective ; c’est presque la définition de la pensée conceptuelle. Je propose un concept qui, dans la pensée de Marx et de Lénine se présente comme le problème de la transition. Cette fameuse transition du capitalisme au socialisme a été illustrée par de très nombreux textes — notamment des textes de Trotski qui ne sont pas négligeables — mais elle reste particulièrement obscure. Que se passe-t-il dans la transition du capitalisme au socialisme ?
...susceptible d’éclairer le problème de la transition du capitalisme au socialisme.
5Ma thèse ou mon hypothèse, c’est que dans la transition du capitalisme au socialisme quelque chose de nouveau et d’imprévu par Marx apparaît. On se trouve devant une réalité sociale et politique qui n’est plus le capitalisme, mais qui toutefois n’est pas le socialisme. On se trouve d’abord devant la généralisation mondiale de l’Etat. Au cours du xxe siècle, l’Etat moderne qui est : né en Europe occidentale s’est étendu au monde entier, encore que ses formes soient différentes. Mais le développement de cette forme étatique au monde entier est un phénomène d’une ampleur telle qu’il nous a échappé, et son analyse commence à peine.
Le phénomène de la mondialisation de l’Etat révèle...
6La transition du capitalisme au socialisme a pris la forme d’un mode de production nouveau apparu d’abord à travers le stalinisme mais dont l’impact et l’influence se sont étendus à la planète entière. L’Etat moderne suit un mouvement extrêmement complexe qui fait que premièrement, il s’érige en dessus de la société — ce que Marx avait déjà remarqué —, mais en même temps, pénètre dans la société tout entière. Il ne peut plus s’agir depuis longtemps et encore moins aujourd’hui de ce que disaient les économistes et les politiciens de l’époque libérale : une intervention de l’Etat dans l’économie et dans le droit. Il s’agit d’une prise en charge de la société tout entière ; cette gestion d’une société planifiée a été d’abord réalisée dans le stalinisme. L’importance mondiale du stalinisme ne vient pas du fait qu’il soit un phénomène spécifiquement soviético-russe, mais que son développement a influencé et a été suivi non seulement par les pays socialistes, mais également par les pays dit capitalistes. Partout l’Etat devient gestionnaire de la société entière même sous des formes libérales. En France, nous avons une idéologie libérale et une gestion étatique de la société tout entière. L’idéologie du libéralisme couvre un étatisme dont tout le monde se plaint d’ailleurs. L’idéologie n’est qu’une idéologie. L’Etat est à la fois au-dessus et au-dedans de la société et cette gestion étatique est devenue un phénomène mondial.
...l’apparition d’un mode de production nouveau qui s’est d’abord manifesté à travers le stalinisme. L’Etat est à la fois au-dessus...
...et au-dedans de la société et cette gestion étatique est devenue un phénomène mondial.
7Pour formuler théoriquement sur le plan conceptuel cette émergence de quelque chose de nouveau, je propose le terme « mode de production étatique ». Dans cette terminologie, les mots « mode de production » sont pris au sens exact de Marx. Un mode de production est déterminé par les rapports de production qui ne sont pas suffisants pour déterminer le mode de production. Le mode de production suppose que les rapports de production s’insèrent dans un ensemble qui n’est autre qu’une société tout entière, c’est-à-dire une culture, une science, un système d’information, une façon de vivre et des valeurs de telle sorte que les rapports de production ne sont qu’une partie nécessaire mais non suffisante du mode de production.
En prenant ces mots au sens exact de Marx, je propose le terme « mode de production étatique ».
8Dans la pensée marxiste, rapports de production et mode de production ont été très souvent confondus. On a défini le mode de production par les rapports de production comme si ceux-ci étaient nécessaires et suffisants pour déterminer le mode de production. On laissait ainsi de côté la diversité, les différences entre les diverses sociétés capitalistes. Le mode de production actuel est caractérisé par la gestion étatique s’imprégnant tantôt des rapports de production d’origine capitaliste, tantôt des rapports de production dans lesquels l’élément socialiste y figure, mais réprimé, asservi au mode de production étatique, à la domination de l’Etat.
Il ne faut pas le confondre avec les « rapports de de production ».
9Une des caractéristiques du mode de production étatique réside dans le fait qu’il y a non seulement une reproduction des rapports de production mais une reproduction des rapports de domination. C’est le phénomène nouveau, c’est ce qui intéresse les périphéries. Cela concerne les pays subordonnés, y compris les anciennes colonies ; le mode de production étatique couvre toute la planète mais d’une façon extrêmement inégale. D’autre part, en maintenant et en conservant une hiérarchie stricte des pays dominateurs, des centres de décisions, de richesse, de production et des périphéries dominées, la hiérarchie et les rapports de hiérarchisation sont non seulement à l’intérieur de chaque pays, mais dans l’ensemble de la planète. Le mode de production étatique comporte ses contradictions spécifiques. Une des contradictions que j’ai essayé de mettre en lumière est celle contenue dans le fait que l’Etat — mode de production étatique — est pris d’un côté entre ceux qui dominent le marché mondial, les firmes multinationales, et d’autre part ceux qui — à un niveau inférieur dans la hiérarchie — tendent à le saper, c’est-à-dire à l’existence des périphéries, des régions, des secteurs dominés. De telle sorte que cet Etat est pris dans un réseau de contradictions, ce qui l’oblige à l’option que nous avons signalée tout à l’heure : ou cet Etat se renforce en s’appuyant sur la base, sur la masse, et peut alors mener la lutte contre les forces qui le menacent d’en haut, c’est-à-dire les multinationales et les périphéries du marché mondial, ou bien il devient un moyen de pression sur les sphères subordonnées et dominées et devient alors l’instrument des multinationales, du marché mondial, des puissances impériales qui se trouvent en haut de la hiérarchie. C’est dire que la domination mondiale du mode de production étatique implique une hiérarchisation de plus en plus stricte et des rapports de domination de plus en plus durs.
Le mode de production étatique reproduit des rapports de domination.
Cet Etat est pris dans un réseau de contradictions...
10F. SABELLI. T’ouvre la discussion sur cette présentation du concept du mode de production étatique et son contenu spécifique. Je vous prie de mettre l’accent sur la deuxième partie de l’exposé de Lefebvre, c’est-a-dire celui concernant les contradictions, l’aspect et le rôle des périphéries.
11M. PANGALOS. Je ne voudrais pas discuter le concept qui est quelque chose de nouveau, qui a un caractère beaucoup plus général que les discussions que nous avons actuellement, mais surtout les applications que l’on peut faire de ce concept par rapport à certaines questions fondamentales qui se posent dans le Tiers Monde actuellement, notamment les questions de savoir si l’Etat national et son renforcement est un instrument de libération de l’humanité périphérique. Qui dit renforcement de l’Etat national dit aussi renforcement des appareils et des classes qui, soit le contrôlent, soit le revendiquent, mais avec une volonté politique autonome. Il est donc très douteux qu’un tel renforcement de l’Etat national, qui renferme et aggrave certes les contradictions de l’impérialisme en tant que système mondial, puisse agir directement comme un instrument de libération des masses soumises localement à tel ou tel Etat national.
Le renforcement de l’Etat-Nation dans le Tiers Monde consitue-t-il un instrument de libération pour les masses... ?
12Je suis donc tenté par l’idée que, comme vient de le formuler Lefebvre, les Etat nationaux du Tiers Monde sont une réédition de ce raccourci vers une forme oppressive de l’Etat que constitue l’Etat stalinien. Il me semble qu’à l’avenir, le système de domination et d’exploitation ne sera plus le capitalisme libéral ou monopolistique ; ce dernier sera fondé sur une organisation étatique de la production.
...ou est-ce une transformation du capitalisme, de plus en plus fondé sur une organisation de la production ?
13Cette dernière réflexion est importante, elle n’est pas seulement du domaine de la spéculation. Si l’on est un intellectuel éthiopien en ce moment, selon qu’on fasse tel ou tel choix, on peut aboutir soit au pouvoir, soit dans la fosse commune. C’est une question théorique qui couvre à mon avis tous les niveaux possibles de la plus haute abstraction spéculative jusqu’au choix des politiques concrètes.
14Je ne sais pas si on peut formuler de cette manière les contradictions entre l’Etat et les multinationales. Finalement, la question fondamentale dans le Tiers Monde actuellement est de moins en moins le capital, c’est-à-dire le capital-argent, capital en tant que capacité d’investir, mais elle devient de plus en plus la capacité technologique d’investir. Même si l’on dispose de sommes à investir, — si l’on est un Etat arabe pétrolier, par exemple —, on ne possède pas la technologie, d’où l’établissement des compromis avec les multinationales.
Comment comprendre les contradictions entre l’Etat et les firmes mutinationales ?
15Si vous êtes un Etat minable, vous vendez votre bois à des sociétés multinationales françaises d’exportation, si vous êtes un Etat fort, avec une vocation à la force, vous demandez à produire des mirages, mais dans les deux cas ce sont les multinationales qui fournissent la technologie et c’est vous qui entrez dans un compromis particulier avec elles. Il existe donc une forte probabilité que les exploiteurs locaux renforceront cet Etat en s’appuyant sur les multinationales.
16Je veux poser la question si l’Etat du Tiers Monde est aussi nécessairement totalisant qu’on le dit, c’est-à-dire que le renforcement de l’Etat ne peut pas passer par la culture de certains anachronismes, si par exemple, l’efficacité militaire pour la modernisation des Etats du Tiers Monde n’est pas l’abolition de la corruption traditionnelle ? Ne serait-ce pas plutôt un déplacement de la corruption dans d’autres domaines ?
17J’ai été influencé par l’observation du Nigéria que j’ai fait moi-même, et où l’on voyait ces phénomènes : le renforcement de l’Etat nationaliste et l’implantation des multinationales, une grande purification dans certains secteurs, une grande corruption dans d’autres et finalement une aggravation de l’exploitation et de la répression au niveau de la formation sociale toute entière.
18K. RADJAVI. Si j’ai bien compris Lefebvre, le mode de production étatique constitue un mode de production nouveau entre les modes de production capitaliste et socialiste. Ce mode de production étatique tel qu’il est exposé par Lefebvre a certes le mérite d’intégrer le stalinisme.
19Je voudrais poser trois questions à Lefebvre car je n’ai pas très bien compris où le mode de production étatique puise sa détermination. Si le lieu de détermination est en dernière instance l’économique, quelle est alors la différence entre cette thèse et celle de Gramsci, et plus près de nous, celle d’Althusser ?
Où est le lieu de détermination du mode de production étatique ?
Quelle est la nouveauté par rapport à Gramsci et à Althusser ?
20Quant à l’Etat, Althusser (après Gramsci qui a frôlé, la question) va plus loin en s’appuyant sur la lutte des classes, sur le mode de production capitaliste, sur les textes de Marx et il va aussi plus loin dans les critiques par rapport à beaucoup d’autres concepts développés par Lefebvre. Mais sur ce problème précis, il parvient à la conclusion suivante : « L’idéologie est un moyen de production et à ce titre elle fait partie du mode de production capitaliste » et il arrive à le montrer et, souligne Althusser, le rapport de production en lui-même ne suffit pas à expliquer l’Etat, sa domination s’explique aussi et surtout en fonction de son idéologie. Cette dernière s’exerce par exemple actuellement à travers l’école (qui a remplacé l’Eglise du passé, notamment en France).
21Mes questions sont les suivantes : où est le lieu de détermination du mode de production étatique ? Et quelle est la nouveauté par rapport à Gramsci et notamment par rapport à Althusser dont les thèses sont antérieures ? Certes Althusser n’a pas posé le problème en termes de rapport de domination. Tout analyste marxiste comprend que les rapports de production engendrent la domination. Quelle est la différence ? Encore une question. Je ne crois pas que l’Etat et les multinationales soient des réalités séparées. Voici un exemple précis, celui de mon pays, l’Iran d’aujourd-hui. Jusqu’à la dernière guerre du Moyen-Orient (1973), l’Iran recevait les investissements impérialistes et capitalistes. Aujourd’hui, ce pays exporte ses propres capitaux mais dépend toujours du marché mondial capitaliste. Que fait l’Iran avec ses nouvelles ressources ? Il achète chaque année dix milliards de dollars d’armement mais aussi du beurre, des fleurs, des orchidées, du vin, de la viande, etc.. Au même moment, que se passe-t-il dans les pays industrialisés, en France notamment ? Il paraît, selon Roccard, que 700’000 emplois ont été créés entre 1964 et 1974 : 70’000 concernent le secteur tertiare, secteur que les économistes admettent comme improductif, et 630’000 emplois sont productifs, mais ils concernent l’industrie d’exportation. Par conséquent, l’économie des pays développés ne peut assurer sa croissance qu’en exportant toujours davantage. Mis à part les pays pétroliers — pour lesquels le rapport de la Banque Mondiale et celui du Club de Rome font une exception — les pays sous-développés semblent condamnés à une paupérisation relative ou absolue. Ils font tous partie, y compris les pays pétroliers, y compris l’Iran, du marché mondial dominé par les pays industriels occidentaux, sous la direction des Etats-Unis. Le colonialisme, de même que l’impérialisme, ont désintégré les sociétés du Tiers Monde pour les intégrer au mode de production capitaliste. Actuellement, le marché mondial continue d’assurer cette fonction. Je retiens de cette analyse qu’il n’existe pas de contradiction fondamentale entre l’Etat et les sociétés multinationales : le premier fait le jeu des secondes et celles-ci font le jeu du premier. Ces partenaires agissent la main dans la main aux dépends de la société dans son ensemble.
Comment s’articulent le système des firmes multinationales et le mode de production étatique ?
22H. LEFEBVRE. Sans aller jusqu’à un certain fétichisme du langage, selon lequel les choses n’existent qu’une fois nommées, je pense que nommer les choses n’est pas négligeable. Je constate simplement que les mots « mode de production étatique » ne se trouvent ni dans Gramsci, ni dans Althusser. Par conséquent, je revendique au moins la nomination de l’objet. Dans Gramsci on trouve la notion d’hégémonie, comment une classe, la bourgeoisie, s’empare peu à peu des secteurs qui ne sont pas seulement ceux de la production, mais également la santé, la culture, l’art. On trouve chez Althusser un certain usage de la notion de totalité, mais cette promotion de ce que j’appelle mode de production étatique ne naît qu’après la deuxième guerre mondiale et même plus exactement entre 1960 et 1970. Il était donc impossible de donner la théorie de cette pratique politique avant qu’elle n’ait existé.
Gramsci a développé la notion d’hégémonie, Althusser celle de totalité.
23J’ai constaté, non sans quelque surprise, que la promotion mondiale d’un certain mode de gestion comporte des conséquences politiques, par exemple une division du travail politique entre les technocrates, les militaires et les politiques professionnels. Cette division du travail, ce partage du pouvoir et cette lutte pour le pouvoir sont des phénomènes récents, on ne pouvait pas en faire la théorie avant.
24D’autre part, j’ai essayé de mettre en évidence le fait que chaque mode de production produisait son espace. J’ai essayé de faire certaines analyses concrètes sur l’espace dans le mode de production actuel, de manière dont l’Etat gère l’espace, le distribue, le contrôle, le surveille et même le produit ou en surveille la production. Ce phénomène est aussi quelque chose de nouveau qui n’apparaît pas dans les analyses antérieures ; l’émergence d’un certain espace qui en France a pris des formes tout à fait spécifiques et où l’on a vu apparaître, en même temps que dans d’autres pays, avec une clarté cartésienne, la planification spatiale, la planification des flux, la planification de l’espace.
Je propose des analyses concrétes...
... centrées, par exemple, autour de la notion d’espace.
25La question des rapports entre l’Etat et les multinationales est extrêmement délicate. Vous pensez que l’Etat ne peut être que le serviteur, l’instrument des multinationales. Pour ma part, je pense qu’il y a là une option, une contradiction et que cela dépend du rapport de l’Etat avec le peuple, la nation, les classes et que ce rapport n’est pas déterminé d’avance mais qu’il dépend également de certaines stratégies politiques.
L’Etat n’est pas nécessairement au service des firmes multinationales.
26Les rapports de domination et les rapports d’exploitation sont quelque peu différents. Je pense que la réalité économique ne peut se réduire à la réalité politique et inversément. La domination est l’exploitation rendue assurée, rendue certaine et dont les conditions de reproduction sont prévues alors que le capitalisme, à l’époque concurrentielle, entretenait des rapports d’exploitation, entretenait les conditions de la plus-value, mais sans le savoir. Quand la connaissance du côté de l’Etat intervient, quand le savoir de la domination et de l’exploitation interviennent au niveau de l’Etat, quelque chose de nouveau apparaît. Je crains d’ailleurs que cela ait pris naissance dans le stalinisme.
Les rapports de domination se distinguent des rapports d’exploitation.
27Mlle REGULIER. Je voudrais demander à Lefebvre quelle différence il y a entre son analyse concernant la reproduction par le mode de production étatique des rapports de domination et l’analyse d’Althusser sur les « appareils idéologiques d’Etat » ?
28H. LEFEBVRE. Je ne crois pas beaucoup à ces appareils idéologiques d’Etat ; l’idéologie germe, se formule, se diffuse par l’action d’une classe tout entière. Par exemple un certain rationalisme qui a été l’idéologie de la bourgeoisie est venu dans l’université et dans l’école mais n’a pas été secrété par elles. C’est la bourgeoisie tout entière comme classe qui a engendré son idéologie et non pas les appareils d’Etat. Les appareils d’Etat ne sont venus qu’ensuite, après que l’idéologie ait déjà été engendrée. Les rapports de domination sont quelque chose de beaucoup plus vaste que l’idéologie : c’est une pratique sociale. L’idéologie en fait partie ; elle n’entre véritablement en scène que dans une époque récente, dans le néo-impérialisme, dans le néocolonialisme qu’on ne peut pas réduire à « l’ancien ».
L’idéologie germe et se diffuse par l’action d’une classe toute entière. L’idéologie n’est qu’un aspect de cette pratique sociale que constituent les rapports de domination.
29Il y a eu du nouveau au cours de l’histoire de ce dernier siècle et j’ai essayé plus ou moins adroitement de le définir. La thèse des appareils idéologiques d’Etat est valable pour le xixe siècle ; elle est valable pour le socialisme. C’est dans le socialisme stalinien qu’il y a des appareils idéologiques d’Etat.
30F. MELLAH. S’agissant des Etat périphériques, je vais paraphraser Lefebvre : j’ai peur « qu’on accepte la forme étatique comme une évidence ou un fait allant de soi ». Or il faut qu’on s’interroge et sur sa nature, et sur ses fonctions. J’accepte l’hypothèse théorique selon laquelle « la mondialisation de l’Etat correspond à la stratégie de la classe hégémonique, la bourgeoisie au sein du marché mondial, de l’industrialisation et de la croissance qu’elle domine », alors force est de constater qu’aujourd’hui, la rationalité capi-liste détermine les Etats périphériques. Cette rationalité étant définie par l’intégration de la concentration. Par conséquent, si l’on se penche maintenant sur les fonctions de l’Etat périphérique, on voit que ces fonctions sont doubles : l’intégration et la concentration. Intégration à quoi ? D’abord, de la société périphérique à l’Etat, et ensuite de l’Etat au système mondial des Etats. Mais l’on constate aussi que cette intégration au système mondial des Etats nous a mené, au mieux, à des expériences de capitalisme d’Etat pour lesquelles le concept de « mode de production étatique » est opératoire. Toutefois le mode de production étatique reste tout de même capitaliste. Au niveau idéologique, nous, les périphéries, avons hérité du stalinisme qui n’est qu’un « hégélianisme » du pauvre, car nous avons presque partout renforcé les Etats contre les sociétés.
Peut-on accepter la forme étatique comme une évidence ?
31Ziegler affirme que, « dans une étape précise, la construction d’un Etat national à la périphérie peut-être un progrès dans le système mondial ». Je conteste ce point de vue et m’interroge pour savoir s’il ne faut pas, pour bien cerner les fonctions de l’Etat périphérique, partir du système mondial des Etats pour expliquer l’Etat périphérique plutôt que de suivre le cheminement inverse, partir de l’Etat périphérique pour analyser le système mondial de l’Etat. Si l’on adopte cette démarche, la nature et les fonctions de l’Etat périphérique aparaîtront mieux.
Le système mondial des Etats explique les structures étatiques de la périphérie et non l’inverse.
32J. ZIEGLER. Je trouve que l’ambiguité contenue dans la deuxième thèse de Lefebvre doit être élucidée. Vous dites que l’Etat pris dans un étau est menacé par les mécanismes de domination que le capital mondialisé s’est donné par le haut, et, en même temps, qu’il est menacé par les revendications régionales, les communautés historiques — le noyau dur du processus de socialisation — par le bas. Vous dites par ailleurs que l’Etat — en tant que dépositaire du bien collectif — peut résister à l’oligarchie impérialiste mondialisée d’autant mieux qu’il fait appel aux forces nouvelles que représentent ces communautés historiques.
33C’est cette partie de votre thèse que j’attaque. Ces derniers mois j’ai lu trois autobiographies de sociologues français : Balandier, Duvignaud et Touraine. Tous les trois disent : « ... il y a eu Lefebvre et j’ai découvert le marxisme à travers lui ». Or, ce Lefebvre là, ce n’est plus vous, car au problème que vous posez actuellement vous ne tenez plus compte du dépérissement de l’Etat. Vous vous arrêtez toujours à l’Etat stalinien comme s’il était une fatalité, une perversion de l’Histoire.
Vous ne tenez pas compte du dépérissement de l’Etat...
34Si je me réfère au mémoire publié dernièrement à l’Université de Genève et qui touche l’opposition de la gauche au sein de la troisième internationale, l’on découvre qu’entre 1923 et 1929, l’option et l’intérêt prolétarien ont été en permanence présents, sous forme de conférences, d’organisations, etc. Il est évident qu’en 1929 Staline l’a emporté, et pour mille raisons que l’on pourrait analyser, cette perversion s’est installée : l’Etat stalinien est né sans pour autant qu’il ne relève de la fatalité ! La rationalité d’origine marxiste gère comme un projet réaliste évident celui du dépérissement de l’Etat, mais dans une diachronie.
35Ne faudrait-il pas diachroniser votre thèse ? N’est-il pas réaliste de dire : « L’Etat doit disparaître pour faire place à ces formes communautaires ». La Révolution n’est-elle pas de donner le pouvoir d’Etat aux classes dominées et ensuite, de tenter cette aventure immense qui n’a jamais été tentée nulle part, c’est-à-dire dépasser cet Etat prolétarien, le dépasser dans l’éclatement autogestionaire, dans la redistribution des pouvoirs entre les communautés. C’est le projet réaliste qui correspond, à mon avis, à la problèmatique actuelle. En revanche, j’avoue que le projet du parti socialiste français me fait peur, car il véhicule cette ambiguïté.
... ne devriez-vous pas diachroniser votre thèse ?
La Révolution ne serait-elle pas...
... une réelle redistribution du pouvoir aux communautés historiques ?
36Mlle ENCKELL. La différence essentielle entre ce que dit Lefebvre et ce que dit Ziegler réside dans la notion de transition : Lefebvre, en présentant le mode de production étatique, offre un concept noveau, opératoire, modifiant pratiquement le mode de réflexion marxiste et Ziegler, par exemple, dans sa participation à l’Etat suisse, contre le renforcement des multinationales, voient une phase de transition vers un possible socialisme.
37La thèse sur le mode de production étatique est quelque chose de tout à fait différent, c’est un mode de production qui s’insère dans l’histoire à un moment donné. Ce n’est pas forcément un mode de production orienté vers un débouché ou un autre. Qui dit mode de production dit nouvelles structures sociales, nouvelle structure de classes et apparition d’une classe d’Etat, d’une classe de gérants, d’une classe de technocrates ou de bureaucrates qui sont le véritable pouvoir. L’exemple de l’Iran, cité tout à l’heure et où l’on affirmait : « ce n’est plus tellement la question du capital à investir, mais les moyens en technologie et en personnel pour développer les industries » montre encore que le véritable pouvoir réside dans les appareils d’Etat et les appareils de gestion.
Le mode de production étatique n’est pas nécessairement orienté vers un débouché ou un autre...
38Cette nouvelle structure de classes ne suscite-t-elle pas une nouvelle appréciation de la lutte de classes ? Qui sont les dominés, qui sont les dominants ? Sur quel champ lutter ?
39Je prends l’exemple de l’Algérie qui est assez parlant. Le mouvement de libération de l’Algérie, le FLN, est une forme progressiste par rapport au colonialisme et par rapport à la domination française. Effectivement, dans cette effervescence de libération, on voit apparaître des structures d’autogestion qui donnent la parole à tous, aux travailleurs, aux chômeurs, à tous les gens qui veulent prendre une initiative et créer des structures de production, de dialogue, de coopération, gérer les biens vacants laissés par les Français qui ont quitté le pays. En même temps, depuis l’indépendance, il se crée un système d’Etat qui a de la peine à se mettre en place en raison de l’héritage impérialiste français et aussi en raison des diversités nationales qui éclatent au grand jour à partir de la fin de la domination française. Il y a une période de flottement entre 1962 et 1965, où les structures autogérées se développent de façon extrêmement rapide et où l’Etat, petit à petit, se met en place.
... l’exemple de l’Algérie est instructif. Dans l’effervescence de la libération, on voit surgir des structures autogérées...
40Que va-t-il se passer ? D’une part, les dirigeants du GPRA sont éliminés par Ben Bella. En 1965, Ben Bella lui-même est éliminé par Boumediene. Parallèment, les structures d’autogestion sont réduites au silence. Bien qu’en principe l’Etat algérien se base législativement sur l’autogestion, ce ne sont plus les communautés autogérées qui ont la parole mais c’est le plan, ce sont les techniciens, les technocrates mis en place depuis 1965. Au lieu de voir un développement du système d’autogestion — sorte de structure parallèle à celle classique de l’Etat —, on voit prendre forme un développement basé sur les hydrocarbures, sur les richesses du sous-sol dans lesquelles les gens concernés n’ont plus grand chose à dire. Qui est l’interlocuteur des multinationales à ce moment-là ? C’est l’Etat algérien. Savoir si ce sont les multinationales qui se jouent de lui comme d’une marionnette ou si c’est l’Etat qui les utilise, ou si c’est une connivence entre les deux, il faudrait avoir une étude plus précise à ce sujet. De toute façon, ce développement de l’Etat petit à petit fait taire les structures autogestionnaires qui lui ont servi à se développer et à acquérir son indépendance vis-à-vis des impérialistes.
... qui sont, avec le développement de l’Etat, réduites au silence.
41Plus encore, faute de pouvoir, dans les travaux en sous-sol, utiliser toutes les ressources en personnel, on fait quelquefois la guerre. La guerre, c’est un moyen magnifique pour l’Etat d’intégrer et d’utiliser les forces productives, des chômeurs, des jeunes. Tout d’abord, on les lance dans la guerre contre Israël, ensuite le Maroc est l’ennemi principal. C’est le système de l’intégration de l’Etat qui est opposé au mouvement de libération originel.
42H. LEFEBVRE. Vous venez de résumer remarquablement la constitution d’un mode de production étatique. Je connais un peu l’Algérie, mais mon expérience s’inspire surtout de la Catalogne et du Pays Basque où l’on voit par exemple, la Catalogne tenter de reconstituer un Etat autonome avec comme objectif — tout en s’appuyant sur les masses catalanes — de lutter à la fois contre l’Etat centralisateur de Madrid, contre l’impérialisme et contre les sociétés multinationales. Je ne sais pas s’ils y arriveront mais c’est le projet catalan par excellence.
En France apparaissent...
43Cela comporte, aussi bien en Catalogne qu’au Pays Basque, la formation d’un autonomisme réactionnaire et nationaliste et d’un autonomisme progressif à tendance socialiste. C’est-à-dire qu’une tentative de constitution d’un Etat appuyé sur des masses régionales et locales implique une lutte de classes intense. C’est ce qui a lieu entre le conservatisme et un socialisme naissant. Ce sont deux expériences périphériques que je ne peux pas récuser, même s’il ne s’agit pas de l’Iran, de l’Algérie ou du Zaïre. Ce sont des expériences périphériques importantes.
44Ma thèse tend à montrer également l’apparition de nouvelles forces, et de nouvelles formes de lutte démocratique. Ce n’est pas par hasard qu’en Catalogne, par exemple, les comités de quartier dans les villes ont une importance extraordinaire et posent des revendications extrêmement diverses. C’est là que se base la lutte pour l’autonomie, l’indépendance nationale et la lutte des classes. Il se développe de nouvelles formes de lutte démocratique, notamment les luttes urbaines et régionales. Je parle évidemment des pays capitalistes et de leurs propres périphéries, et j’insiste sur le fait de l’apparition de nouvelles forces et de nouvelles formes de lutte démocratique dans ces périphéries.
...de nouvelles forces et de nouvelles formes de luttes démocratiques.
45M. VAZIRI. Je me demande, pour répondre à la question soulevée par Ziegler, dans quelle mesure, à l’époque de la mondialisation de l’Etat, on peut pratiquer un renforcement de l’Etat dans le but de le faire dépérir par la suite ? Cette problématique me rend quelque peu méfiant. Pour ma part, je demande la suppression de l’exploitation de l’homme par l’homme, la suppression des classes. Mais je vois par contre, dans la contestation du pouvoir de l’Etat la naissance d’une nouvelle forme de désobéissance civile. Et ce ne sera peut-être pas une grève généralisée qui renversera le pouvoir mais ces nouvelles formes de contestation regroupées autour de la question du nucléaire, de la question des femmes, autour de tous les problèmes apparus ces dernières années.
Peut-on se demander, en considérant l’expérience du mouvement ouvrier, s’il est possible de renforcer un Etat pour le faire dépérir ensuite ?
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1998
L’économie à la recherche du développement
Crise d’une théorie, violence d’une pratique
Christian Comeliau (dir.)
1996