Thèse I. Le discours sur l’État et la réalité de l’État
p. 161-175
Texte intégral
1Tout discours sur l’Etat peut-il conserver une autonomie relative ou est-il condamné à n’être qu’un discours du pouvoir ? Au-delà de cette question et du point de vue des Etats périphériques, la domination du centre s’exprime par l’exportation de concepts avant même que les mécanismes de l’empire capitaliste ne pénètrent les espaces de « l’altérité ». Ces concepts peuvent-ils rendre compte de leur spécificité ? La discussion restera centrée sur le premier problème mais elle a le mérite de présenter deux positions contradictoires : le discours sur l’Etat comme « piège » et le discours sur l’Etat comme critique possible de l’emprise de l’appareil étatique sur les populations opprimées.
2L. MONNIER. Puisque notre débat concernant l’Etat dans le Tiers Monde se présente sous forme de discours ou d’analyse, il me semble important de pratiquer cette vigilance épistémologique suggérée par Bourdieu et, pour cela, de mettre en évidence, d’une part, le lieu où le discours sur le Tiers Monde est produit, et d’autre part, les conditions de sa production. Je vais illustrer cette thèse à partir du Zaïre, ce pays étant l’objet de mes recherches et de mes préoccupations.
Tout discours se doit de mettre en-évidence le lieu et les conditions de sa production...
3Au Zaïre, l’université est un élément de l’appareil que la colonisation a imposé de l’extérieur. L’université Lovanium était très significativement la reproduction de l’université de Louvain : elle était directement un produit de l’université européenne, un centre dans la périphérie. Dans la périphérie zaïroise, l’université africaine est rattachée au centre métropolitain qu’est l’université européenne. Mon discours sur l’Etat doit donc être situé d’abord par rapport à ce centre. Ensuite les conditions de la production de ce discours sont naturellement celles de l’université occidentale. Cela implique la reconnaissance et l’usage de différentes pratiques disciplinaires telles que : sciences économiques, anthropologie, sciences politiques, etc.. Enfin, le produit de cette université, le discours lui-même, peut se définir comme une connaissance, un savoir doublement dominateur ; il l’est d’abord dans sa nature-même ; tout savoir implique une domination. Il l’est aussi par son caractère colonial ou néo-colonial.
... l’université zäiroise, par exemple, est un centre dans la périphérie...
elle produit un savoir dont la nature ne peut que réfléchir un rapport de domination colonial et néo-colonial...
4Par rapport à ce produit ou ce discours, on peut se poser une série de questions Dans quelle mesure l’objet de ce discours, c’est-à-dire l’Etat dans le Tiers Monde, n’est-il pas le reflet de la propre image de l’analyste, du chercheur, et dans quelle mesure l’analyse et la production du discours ne sont-elles pas totalitaires par essence, précisément parce que le dominé n’apparaît que comme une image, un reflet du dominant, parce que le discours et sa fonction-miroir ne laissent aucun espace à l’altérité ?
...et dans lequel le dominé apparaît surtout comme une image, un reflet du dominant. Le discours et sa fonction-miroir peuvent-ils alors laisser un espace pour l’altérité ?
5En dernier lieu, je prendrai le problème de l’Etat au Zaïre. Il n’y a d’Etat au Zaïre que par le rapport impérialiste, colonial ou néocolonial et cet Etat n’est appréhendé que par le savoir qui découle de ce rapport impérialiste. L’Etat « totalitaire » zaïrois n’existe-il donc qu’en surface ? Il faudrait prendre un exemple. La corruption est présentée ouvertement dans le système zaïrois actuel comme un crime par rapport à la religion de l’Etat, alors que, semble-t-il, si on prenait une autre logique, on verrait que tout le système fonctionne sur la base de la corruption. Dans l’Etat « tribaliste », la corruption est une valeur. Cet exemple ouvre un débat sur le problème de l’altérité culturelle. Vaziri va nous donner un autre exemple de cette altérité.
6C. VAZIRI. Je prendrai l’exemple de l’Etat iranien et surtout des milieux qui sont directement concernés, c’est-à-dire des mouvements politiques et autres qui le qualifient de dictature ou de fascisme. Or, je prépare un ouvrage sur le problème du pouvoir et du pétrole en Iran ; le vocabulaire produit en Occident s’avère insuffisant pour appréhender la nature de cet Etat et les classes sociales qui le constituent.
L’Etat existe-t-il en dehors de l’impérialisme ? Et l’appareil conceptuel produit à partir du modèle occidental peut-il rendre compte de la spécificité de l’Etat dans la périphérie ?
7Par exemple : le terme de l’Etat en persan est Dowlat, mais cela signifie également gouvernement, richesse, chance, fortune. Quand on a traduit en persan « l’Etat et la Révolution » de Lénine, les gens ont commencé par comprendre « le Gouvernement et la Révolution ». Finalement seule une référence au marxisme produit ailleurs a permis aux intellectuels de comprendre le sens de cet ouvrage. Le terme Dowlat — Etat, Gouvernement —, est utilisé généralement dans le vocabulaire politique iranien pour faire apparaître son antagonisme qui est « Mellat » qui signifie à la fois nation et sujet dominé. Le pouvoir des riches, les possédants, sur les pauvres, les non-possédants, est exprimé à travers le même couple de mots : la domination de l’Etat sur la nation et la soumission de la nation.
8L’Etat iranien est despotique mais pas autoritaire, car contrairement à l’autoritarisme, qui pourrait exprimer la dégénérescence du pouvoir dans les Etats-Nations qui suivent les révolutions bourgeoises, le despotisme a une légitimité historique qui trouve sa source dans le système asiatique, remontant au début de l’empire Perse. Contrairement à l’Etat autoritaire, qui essaie d’intégrer ce qui est multiple en lui, le despotisme est basé sur l’acceptation de la différence ; c’est l’unité des contraires et là le despotisme prend toute sa signification historique. L’unité c’est l’empire et les contraires, ce sont les différentes tribus ou minorités nationales et autres. Dès lors, toute opposition à l’Etat incarné par la fonction royale est considérée par l’absolutisme comme une contradiction antagoniste et doit être aussitôt réprimée. La répression est justifiée dès le moment où il y a acceptation de la différence et où celle-ci pourrait mettre en cause l’unité. Le Chah a dit une fois : « J’ai quelquefois trouvé adéquate ma propre expression ; l’opposition réelle c’est moi-même ; l’opposition de sa Majesté, c’est moi ». Le despotisme de l’Etat-Roi constitue justement une réponse à la tendance permanente de toutes les entités formant la nation à s’autodéterminer et à s’atomiser.
Le despotisme de l’Etat iranien, par exemple, suit une logique complètement différente de l’autoritarisme de l’Etat-Nation.
9L’exemple de l’Ethiopie est assez révélateur. Lorsque l’empereur disparaît, l’unité, la nation disparaissent aussi. Ici apparaît toute la logique Dowlat, Etat-Nation, et la domination de l’Etat sur les nations. Mais avec le vocabulaire que l’on utilise, on n’arriversait pas à comprendre le sens de cette domination.
10F. MELLAH. Juste deux observations à faire. D’abord sur un point que L. Monnier a développé dans son intervention. Il a souligné que l’histoire des Etats actuels conditionne et détermine les formes et contenus des discours sur l’Etat. Il faudrait peut-être aller plus loin et reconnaître que, aujourd’hui, tout discours sur l’Etat est un discours d’Etat. Que ce soit les intellectuels, les démocrates ou les technocrates qui le produisent, ce discours reste fixé en dernière analyse par l’Etat lui-même. Même dans cette salle, nous sommes financés par l’Etat pour produire ce discours sur l’Etat.
Tout discours sur l’Etat est un discours d’Etat...
11La question qui se pose est de savoir comment produire un discours autonome sur l’Etat, un discours qui ne soit ni conditionné, ni limité par l’Etat lui-même. Cette conquête de l’autonomie devrait forcément se traduire par une pratique anti-étatique ou a-étatique, sinon notre discours ne serait que discours au sens étatique du terme, donc au sens bourgeois. C’est dire que la pratique reste le fondement de l’épistémologie.
...il ne peut devenir autonome qu’en traduisant une pratique antiétatique...
12Le deuxième point de mon intervention concerne le problème du dépérissement de l’Etat qui n’a pas été traité oralement Cette question constitue la critique même de l’Etat, car d’une part, elle permet de poser l’Etat dans sa genèse, dans son développement et dans son dépérissement et, d’autre part, elle reste inscrite dans tout projet socialiste. Elle nous place au centre de la problématique sociale contemporaine, car elle nous permet d’appréhender la nature des forces centrifuges qui s’exercent sur l’Etat, d’évaluer leur impact et leur chance.
...et ne peut être critique qu’en se situant par rapport au problème du dépérissement de l’Etat.
13H. LEFEBVRE. La question de terminologie est certainement très importante. La réflexion et le concept de l’Etat sont nés en Occident et en dehors de l’Occident européen, la terminologie et les concepts sont très vagues. Même aux Etats-Unis, quand on parle d’Etat on pense à l’Etat de New-York ou du Michigan beaucoup plus qu’à l’Etat fédéral. L’Etat fédéral n’apparaît pas comme Etat. Avec les différents pays islamiques la question est la même. Si on parle avec des gens du Maghreb, ils pensent Maxen ou Djemma mais rien d’équivalent à notre concept de l’Etat. 11 se peut que dans tous ces pays l’Etat existe selon le concept occidental, formulé de Machiavel à Marx et par quelques autres, sans qu’il soit nommé comme tel. Je ne pense pas qu’il faille fétichiser le langage de telle sorte que les choses et les institutions n’existeraient qu’à travers leur nomination, ce qui comporte à la fois une question concernant la terminologie et une critique de la terminologie. Donc la question de terminologie est certes très importante, mais elle exige une transcription, une transposition, elle exige que l’on détermine tous les éléments de la pratique sociale. Je ne pense pas non plus que tout discours soit discours du pouvoir. Cette thèse nous semble un peu extrémiste et elle mériterait une critique. On l’a vu apparaître par-ci par-là ; selon elle il n’y aurait pas moven de se soustraire au discours du pouvoir et un discours critique sur le pouvoir n’aurait ni lieu ni objet. Je pense qu’un discours critique du pouvoir a une conséquence ou une performance, comme disent les linguistes, au moins égale au discours du pouvoir et que l’une ne va pas sans l’autre.
Les dangers du nominalisme nous guettent...
... et tout discours n’est pas discours du pouvoir.
14S’agissant des remarques faites sur l’Iran, je voudrais poser une question un peu classique mais non tout à fait dépourvue de sens : pour comprendre ce qui se passe en Asie, ne faudrait-il pas recourir à un concept, celui de mode de production asiatique, à condition bien entendu de le diversifier et de le critiquer ?
15C. VAZIRI. Je n’ai pas eu le temps de soulever ce problème. Lorsque Marx énonce l’idée de mode de production asiatique, il dit : « François Bernier a fait un voyage en Asie ; il a été en Perse, en Turquie et il constate qu’il n’y a pas de propriété privée du sol ». Ce n’est donc pas un discours abstrait. Quand il l’énonce, Marx se base sur quelque chose de très concret : « Bernier était en voyage et il a constaté cela ». A partir de cette constation, il verra quel est le phénomène du pouvoir dans ces Etats-là et il pourra expliquer, pour ces pays, la naissance de l’Etat et le comportement des classes dirigeantes à partir du mode de production asiatique, c’est-à-dire à partir de développement interne propre à ces pays. Cette explication doit être complétée par le phénomène de l’apparition de l’impérialisme et l’intégration de ce qui est historiquement propre de ces pays au marché capitaliste mondial.
16H. LEFEBVRE. L’idée fondamentale de la théorie du mode de production asiatique est que la propriété de la terre n’est pas essentielle et que la terre n’est pas le seul moyen de production. L’eau par exemple, est un moyen de production aussi essentiel que la terre. Les rentes foncières payées par les villages, en Iran et ailleurs, sont des rentes sur l’eau et non pas seulement sur la terre. J’ai visité assez de coins en Iran et j’ai été frappé par le fait que, dans beaucoup de villages, les irrigations restent un phénomène normal, que la rente sur l’eau demeure un élément économique important. Mais il est évident que cela ne touche pas l’analyse au niveau étatique ni au niveau concernant le rapport de l’Etat iranien avec le pétrole et le marché mondial.
17F. MELLAH. J’aimerais poser une question à H. Lefebvre. S’il y a actuellement possibilité de développer le discours autonome, quel sera son impact réel ? Ne risque-t-on pas à un moment ou à un autre de se situer ne serait-ce que par rapport à l’Etat ?
18H. LEFEBVRE. Le concept même de l’Etat n’est pas réductible à une action iranienne. Le concept de l’Etat présente, par rapport à l’Etat existant, une certaine autonomie, de telle manière qu’il peut y avoir intégration d’une critique fondamentale de l’Etat. Je veux dire que tout discours n’est pas discours du pouvoir. Nous avons vu notamment en France dans une sorte de nuée intellectuelle, naître et pointer, même se développer, l’idée que tout discours est un discours du pouvoir. Dans ce cas, on a plus qu’à se taire.
19Nous sommes ici, bon gré mal gré, conscients ou inconscients, des émissaires du pouvoir. Alors, sans soutenir que des discours échappent au pouvoir, il faut maintenir le débat et la théorie critiques ; c’est-à-dire que la théorie comporte une part de critique et d’autocritique ; elle se développe même avec une certaine autonomie. Même en admettant que tout discours est un discours du pouvoir, que les discours spontanés reflètent plus ou moins une condition politique, sociale ou économique, je pense qu’on s’en affranchit avec le concept de l’Etat. Ce concept de l’Etat n’est pas un simple effet de l’Etat, ni un moyen de propagande de l’Etat. Ce principe est théoriquement fondamental. Si nous n’acceptons pas cette idée ,il n’y a pas de connaissance, pas de critique de l’Etat.
Toute théorie comporte une part critique et d’autocritique et se développe avec une certaine autonomie. Le concept d’Etat n’est pas un simple effet de l’Etat.
20K. RADJAVI. Je rejoins H. Lefebvre. Effectivement, il n’y a pas à substituer la chose de la réalité à la réalité de la chose. Tout discours n’est pas un discours étatique. Il est dans la nature même de ce discours de provoquer son contraire.
21Or, d’un pays à l’autre, la situation peut changer. En Iran, le régime est extrêmement autoritaire. Face au discours du pouvoir, — puisque le pouvoir ne permet pas une antithèse —, il y a d’autres discours ; soit un discours aussi violent que l’oppression du pouvoir, — c’est la guerilla urbaine —, ou alors un discours caché, clandestin. Il va de soi que le discours dominant est celui du pouvoir. Chaque discours provoque son contraire et c’est normal dans la mesure où le discours n’est pas nôtre, dans la mesure où il n’est pas fait pour spéculer, pour discuter. Il est fait pour quelque chose, pour soutenir, défendre des intérêts précis.
Chaque discours provoque son contraire.
22M. ENCKELL. Je reprend ce que Monnier a dit au début sur l’université zaïroise. Il disait que sa structure reflétait la société coloniale et qu’elle produisait donc un discours dominateur.
23Je voudrais demander, à partir de ce qui vient d’être dit, à qui s’adresse ce discours et s’il y a réellement division. Il semblerait qu’il y ait division entre la structure de l’université, le corps enseignant en relation avec l’Etat et la division en facultés. Les groupes d’étudiants ne sont-ils pas participants eux-mêmes de cette structure ? Ne sont-ils pas des futurs adjoints du pouvoir gérant de la société ? Même le discours antithétique dont parle Radjavi n’est-il pas très souvent un discours qui joue le même jeu que celui des dominants ? N’est-il pas une opposition au pouvoir qui se constitue elle-même en contre-Etat et qui se propose de gérer l’Etat mieux qu’il ne l’a été, de construire un nouvel Etat, mais en restant dans la même logique ? L’université n’est-elle pas un de ces lieux de création d’une classe qui se propose de gérer l’Etat qui existe ou un nouvel Etat qui serait à refaire ?
Mais cette « antithèse », lorsqu’elle s’élabore à l’université, ne reste-telle pas dans la même logique du pouvoir, puisque, en dernière analyse, elle se propose de construire un « nouvel » Etat...
24L. MONNIER. Enckell a parfaitement raison. L’université est ce lieu où se développe un discours et un contre-discours du même ordre. Les étudiants africains entrent finalement dans un processus d’intégration où leur contre-discours peut devenir discours dominant car il se rattache à l’Occident et à l’Etat, d’une manière plus ou moins directe.
25A cet ordre du discours, j’opposerai le non-discours (parce qu’il n’apparaît jamais) du paysan africain, c’est-à-dire celui des cultures dominées. Si on pose le problème de la critique de l’Etat, il faudrait se demander si le processus impérialiste d’intégration au centre est réellement irréversible, si par exemple il entraîne nécessairement une reproduction à la périphérie du modèle étatique du centre. L’analyse que l’on pourrait faire du régime politique actuel au Zaïre montrerait peut-être que le pouvoir d’Etat unique et autoritaire est problématique. Ne serait-il pas un édifice éphémère, très provisoirement superposé à une base, faite d’espaces multiples et diversifiés, cultures spécifiques et toujours vivantes, bien qu’elles n’aient pas la parole pour le moment. Mais cette base fausse le procès par lequel une bourgeoisie pourrait se développer, c’est-à-dire le processus historique de développement du capital, et le rend peut-être inopérant... Effectivement, puisque ces cultures n’ont pas la parole, on peut les postuler, ou éventuellement les envisager comme on imagine le revers de la médaille, dans le discours des anthropologues. Si l’on considère le fonctionnement actuel de l’Etat zaïrois, des pratiques tout à fait anti-capitalistes sont manifestes. Elles se révèlent dans une opposition « silencieuse », freinant l’intégration au système capitaliste mondial.
... Par contre, les cultures vivantes — les paysans zaïrois — ne parlent pas et leur existence laisse entrevoir la possibilité d’une histoire « autre ».
26K. RADJAVI. A la question que Enc-kell a posée — est-ce que le pouvoir ne rentre pas dans le discours de l’université ou de l’école ? — je répondrais oui. Ce discours de l’école a pour but de reproduire les rapports de production et, à ce titre, entre dans la production des rapports de production et notamment dans la production de force de travail, car la force du travail ne se fait pas seulement dans l’entreprise mais aussi en dehors de l’entreprise. Donc le discours du pouvoir se fait à différents échelons officiels et inclut l’université. C’est un discours qui vise les forces productives, c’est l’idéologie sans laquelle l’Etat ne se maintient pas.
27J. ZIEGLER. Juste une remarque tout à fait personnelle. Je ne vois pas très bien où l’on va. J’ai lu les livres de Lefebvre et un certain nombre de textes de Person et tous indiquent une hostilité à l’Etat, une même intentionalité sous-jacente. Si je laisse passer sans la contredire cette intentionalité, je suis lâche, car je ne suis pas d’accord. Nous sommes des intellectuels organiques au service des mouvements sociaux qui luttent contre la domination symbolique des impérialistes.
28Mais nous sommes dans une situation historique concrète et je constate chez moi comme à la périphérie — la Guinée Bissau par exemple — que la construction de l’Etat ou plutôt la dialectique entre lutte de classes et lutte anti-impérialiste, est une arme de libération pour les peuples concernés. Je suis député socialiste au parlement Suisse ; tout ce que je peux faire concrètement maintenant, c’est établir, dans l’Etat bougeois qu’est la Confédération helvétique, un certain pouvoir ou le plus grand pouvoir possible contre l’impérialisme de l’oligarchie dominante dans ce pays. En tant que militant anti-impérialiste dans mon pays, mon projet politique se situe dans le renforcement de l’Etat. Et quand je regarde le paysage politique tel qu’il se présente dans le capitalisme de la périphérie, la construction d’un Etat national est le point culminant de la dialectique entre lutte des classes et lutte impérialiste. Chaque fois qu’un Etat se proclame indépendant et que, par les mécanismes du marché capitaliste mondial, il se fortifie en tant que formation politique appelée « Etat », je suis en face d’un défi, aux possibilités énormes...
L’Etat et son renforcement s’insèrent aussi dans un projet politique qui peut devenir une arme de libération
... être le point central de la dialectique entre lutte des classes et lutte impérialiste.
29H. LEFEBVRE. Je vais un peu empiéter sur ce que je comptais dire par la suite. Je ne me place pas exactement du point de vue du Tiers Monde. Si je suis venu ici c’est que les périphéries qui m’intéressent ne sont pas en Afrique ou en Asie mais en Europe.
30Cette année même, me proposant d’écrire quelque chose sur les périphéries, j’ai été en Sicile et en Italie du Sud, au Pays-Basque, en Catalogne et au Québec ; j’ai constaté l’existence de périphéries qui luttent pour leur identité, pour leur existence sociale et politique contre les Etats centralisateurs. Le problème est à peu près le même en France. On pourrait parler de l’Occitanie, de la Bretagne, de l’Alsace et de quelques autres régions françaises. Je prends l’exemple de la Catalogne et du Pays-Basque, qui ne peuvent exister que dans une lutte permanente contre l’Etat centralisateur et qui ont historiquement, culturellement et génétiquement une réalité propre.
Les « périphéries » européennes — Catalogne, Pays-Basque, ... — ne peuvent exister que dans une lutte permanente contre l’Etat centralisateur...
31Je veux bien croire qu’il y a d’autres problèmes ailleurs, mais le problème fondamental est celui de la capacité de lutte de l’Etat contre les sociétés multinationales. En effet, là apparaît un clivage, une contradiction. Ou bien on a un Etat qui se concentre mais qui risque de devenir un champ d’action pour les sociétés multinationales, ou bien on a un Etat qui se raffermit, mais en s’appuyant sur la base, y compris la base régionale, et qui engage la lutte contre les multinationales. Il y a une contradiction de l’Etat moderne : ou il devient le champ d’action d’une société multinationale ou le milieu de l’action politique contre les faits sociaux. Sans surestimer l’action des multinationales, sans en faire un fétiche, sans leur attribuer une puissance quasiment téléologique, il y a là un clivage, une option, une contradiction même à l’intérieur de l’Etat.
... mais cette lutte néglige un problème fondamental, celui de la capacité de l’Etat à lutter contre les multinationales.
32Y. PERSON. Il se peut que l’on soit en désaccord Ziegler et moi. Je ne suis pas anarchiste dans le sens vulgaire ni dans le sens intellectuel du terme, je ne suis pas contre toute forme d’Etat. Ce que j’attaque c’est une certaine forme d’Etat qui se croit rationnel, qui se prend pour le sujet absolu, l’Etat-Nation de la bourgeoisie depuis le xviiie siècle, mais je ne suis pas antiétatique. Je m’expliquerai tout à l’heure.
33L. MONNIER. — Il me semble que l’intervention de Ziegler et celle de Lefebvre posent le problème que j’ai essayé de soulever au début, celui du lieu d’où l’on parle. Pour Ziegler, c’est le problème du parlementaire en Suisse qui lutte pour le Tiers Monde à partir de la Suisse. Je comprends parfaitement son point de vue. Le problème du lieu où l’on parle est fondamental, puisque la lutte est conditionnée par la pratique. Les pratiques universitaires ou politiques, celles des exploités en Afrique, sont complètement différentes et impliquent des formes de luttes différentes.
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