Construction de l’état national et accumulation du capitale en Afrique de l’ouest
p. 73-102
Texte intégral
Au Centre : la lente convergence de la production de l’Etat et de la nation
1Dans les recoins les moins éclairés de l’establishment universitaire persiste encore cet historicisme primaire qui voit l’Etat comme le couronnement quasi- automatique d’un processus d’intégration nationale. En fait l’Etat crée autant la nation (« ... fille autant que mère... », Lefebvre 1976 : 232) qu’il est créé par elle, dans le cadre d’une lente convergence dialectique.
2Les outils privilégiés de cette production sont l’intégration économique, la violence politique et la diffusion de l’idéologie nationaliste. Si intégration économique et violence politique peuvent entrer dans un schéma général de complémentarité — moins la première étant réussie plus la seconde apparaissant comme indispensable — le fonctionnement de l’idéologie nous semble manifester une autonomie certaine. Il obéit lui aussi, certes, à la logique de la fusion de groupes humains différents, de la consolidation de valeurs communes homogénéisantes (Preiswerk et Perrot 1975 : 62) mais souvent nous ne pouvons l’interpréter correctement qu’en tenant compte des particularités culturelles, du psychisme que le passé spatial et historique ont contribué à former.
3Dans la mesure où la nation existait avant la construction de l’Etat national en Europe, elle le fut comme un mode de réflexion sociale imposé par une minorité et intériorisé par une partie plus ou moins grande de la population. La généralisation de cette conscience va de pair avec les progrès de l’intégration socio-économique. C’est ce lent processus de convergence dialectique non dépourvue de conflits que l’Etat-nation saisit, quand l’occasion historique se présente, pour s’ériger en unique instance politique à vocation totalisatrice.
4Ce type de pouvoir développe ensuite un discours apologétique dans ses finalités sinon dans sa forme. Discours qui privilégie tantôt le concept de « la nation » tantôt celui de « l’Etat » et escamote ainsi les rapports de domination qui s’expriment à travers le conflit dialectique permanent Etat-Nation. L’occultation est d’autant plus stratégique que ce conflit peut à travers une sorte de « transmutation » venir s’identifier avec celui qui se déroule pour la reproduction des rapports de production (Lefebvre 1976 : 348).
5Cependant il ne suffit pas d’introduire la question des rapports de production pour aboutir à une conscience claire des rapports entre l’Etat et la nation. Une autre déformation exerce alors ses ravages : celle du matérialisme mécaniciste qui trouve ses origines dans l’œuvre d’Engels, Les origines de la famille, de la propriété privée et de l’Etat. Engels opère une conversion contestable des résultats de son enquête1 sur les origines, en données contemporaines du xixe siècle qui se veulent politiquement opératoires, un saut acrobatique du diachronique au synchronique.
6L’Etat devient ainsi l’instrument de la classe dominante qui, disposant du monopole de la violence légalisée, impose sa conception des intérêts communs de cette classe sur les intérêts particuliers des individus qui la composent. Grâce à l’Etat, la classe la plus puissante, celle qui « domine du point de vue économique..., devient politiquement dominante et acquiert ainsi de nouveaux moyens pour exploiter la classe opprimée » (Engels 1961 : 176).
7En réalité le seul exemple historique où « le négociant conquiert le pouvoir » fut l’Angleterre. Partout ailleurs c’est « le pouvoir qui installe le négociant » (Morazé 1957 : 26). Comme la cité athénienne des temps classiques et mieux qu’elle, l’Angleterre ouvre les voies de l’évolution historique non par son universalité mais précisément à cause de son excentricité. La causalité linéaire économique-social-institutionnel-idéologique ne résiste pas à une lecture sérieuse de l’histoire. Reste évidemment la nécessité de constituer une hypothèse, qui tout en respectant la multi linéarité des évolutions, aurait la précision qui la rendrait opératoire et la capacité de généralisation nécessaire pour donner une image de la totalité qui serait plus précise par exemple que la « matrice » proposée par H. Lefebvre (1976 346) : « groupe ethnique ou culturel, fraction de classe ou caste politiquement efficace, génératrice d’un mouvement tendant vers l’organisation et la puissance politique » à partir de laquelle procèderait la constitution aussi bien de la nation que de l’Etat. Pour déterminer cette matrice, il faudrait s’inspirer davantage d’« une démarche généalogique que « d’une méthode causale classique ».
8De ce qui précède gardons ceci à l’esprit :
9Si l’Etat national est nécessairement, sous sa forme achevée, un Etat bourgeois, il est cependant le fruit d’une lente convergence conflictuelle d’une certaine accumulation du capital, d’un développement donné des techniques de production, d’une transformation des institutions et d’une modification de l’orientation du mouvement des idées. La nation, concept fondamentalement exclusif, dans/et par son rapport avec l’Etat, homogénéise à l’intérieur des frontières, viole ou récupère les particularités et intégré les sous-ensembles soumis. Elle tente de se répandre autour de ses frontières. Elle cherche sa maturité par la définition de ses propres limites, territoriales aussi bien qu’économiques et culturelles. Dans ce processus lent, idéologie, production des rapports de production et violence, armée ou latente, s’échangent et s’alimentent dans une dialectique où les complémentarités sont toujours dominantes et les incompatibilités secondaires et donc récupérables.
10Poser quelques repères théoriques relatifs à ces questions fondamentales était indispensable à la poursuite de notre raisonnement. Le cœur de notre problème cependant se situe ailleurs. La majorité des Etats africains actuellement présents dans le système étatique mondial ne relèvent aucunement de la dialectique que nous avons établie. Non seulement les « nations » qui sont le contenu présumé des diverses frontières établies depuis vingt ans n’existent pas en réalité, mais aussi leur construction semble se heurter à des obstacles insurmontables. Etat sans nation alors ? Quelles en seraient les caractéristiques inédites et leurs conséquences pour la lutte de ceux qui, là comme partout, contestent la reproduction des rapports de production ? Devraient-ils médiatiser, entrer dans le purgatoire du renforcement de l’Etat, de l’idéologie nationaliste et du développement des forces productives pour ne les mettre en cause qu’ensuite dans des conditions analogues à celles qu’ont eu à affronter d’autres mouvements révolutionnaires, de la Commune de Paris à celle de Shangaï, en passant évidemment par Petrograd ? Ou bien serait-il possible d’inventer des raccourcis historiques, grâce auxquels l’Afrique Noire, si longtemps à la marge de l’histoire, pourrait pour la première fois revendiquer l’initiative historique ?
De l’Etat-Nation à l’Etat moderne
11Ces questions ne peuvent être posées correctement que dans le cadre de la critique de la consolidation de la forme moderne de l’Etat, de la « mondialisation de l’Etat », selon H. Lefebvre. L’Etat moderne est protagoniste et cadre de la croissance capitaliste, de la reproduction élargie et internationalisée des rapports de production. Il faut aussi tenir compte de la domination du marxisme, sous son double aspect, théorique et idéologique sur la plupart des mouvements, institutionnalisés ou non, qui développent une réflexion sur et/ou du point de vue du Tiers Monde.
12A travers les développements ou les transformations que les tentatives de conceptualisation et la pratique de Lénine et de Staline ont fait subir à la pensée marxienne émergea, dans le deuxième quart de notre siècle, l’exemple historiquement le plus achevé d’Etat de classe : l’Etat de la bureaucratie et de la technocratie soviétique. Cet Etat est enfanté à la fois par un échec et par une réussite. Le nationalisme prolétarien et l’« internationalisme » entre dictatures nationales du prolétariat institutionnalisées en Etats, sont la conséquence de l’échec du projet, aussi bien marxiste que léniniste, de la révolte par-dessus les frontières du prolétariat mondial2
13Par contre la tentative de susciter la croissance des forces productives sur le vaste territoire de l’Empire multinational des Tsars et simultanément de souder les peuples disparates qui y vivaient dans le cadre d’une conscience « nationale » nouvelle diffusée par l’Etat fut une réussite. De tous les Empires de l’Europe du Centre et de l’Est, la Russie est le seul qui garde plus ou moins ses frontières du xixe siècle.
14Staline en développant sa définition notoire de la nation3avait une conscience claire du fait que la coïncidence grosso modo des processus de construction nationale et de construction de l’Etat n’était qu’une particularité occidentale (Staline 1974 : 15). Ce faisant, il se réfère à l’œuvre de Marx et à cette partie de celle de Lénine qui est antérieure à 1917, ce qui nous semble particulièrement contestable. (Staline 1974 : 21).
15Marx n’a pas pu mener à bien une analyse de l’Etat, proportionnée à l’importance qu’il semble lui avoir progressivement accordé. Sa position initiale, simplifiée à l’extrême pour servir les fins polémiques et pédagogiques du texte, fut celle qu’on trouve dans le Manifeste Communiste : « L’exécutif de l’Etat moderne n’est qu’un comité pour gérer les affaires communes de la bourgeoisie dans son ensemble ». Plus tard, dans l’analyse du bonapartisme, il découvre la possibilité de l’existence d’un Etat, instrument du pouvoir d’une fraction des classes dominantes sur d’autres fractions. Il envisage même la possibilité de l’acquisition par cet « instrument » d’une certaine autonomie quand l’influence de ces différentes fractions s’équilibre4. L’Etat n’acquiert toute son importance en tant que lieu de condensation des luttes des classes que dans l’œuvre de Lénine. Aussi bien dans la partie achevée de l’œuvre de Marx que dans les textes de Lénine, l’Etat n’apparaît que comme une simple superstructure créée par et subissant les conséquences de la lutte des classes. Ceci nous pose un problème sérieux en ce qui concerne la validité de ces débuts de théorie pour la suite de notre analyse : en Afrique, la lutte des classes n’est presque rien, l’Etat est tout.
16Autrement plus grave est le détournement idéologique du marxisme pour justifier le renforcement de la toute-puissance d’Etats totalitaires qui s’y réfèrent explicitement ou implicitement. Or, pour ce faire, une idée fondamentale de la théorie marxienne sur l’Etat, celle de son dépérissement progressif, est mise en veilleuse. Cette idée apparaît d’abord sous une certaine forme chez Hegel qui conçit l’Etat comme « l’unité du vouloir individuel et du vouloir général et essentiel », cette unité constituant « l’ordre éthique » (Hegel 1956). Le développement de cette fusion entre vouloir subjectif et vouloir général éliminerait progressivement toutes les aliénations.
17C’est à partir de cette idée de médiation que Marx développe son concept de dictature du prolétariat, « période de transition politique » pendant laquelle l’Etat se transforme en son contraire opérant ainsi la « transformation révolutionnaire de la société capitaliste à la société communiste » (Marx 1950 : 30). Avec le concept du « dépérissement progressif de l’Etat », Marx dépasse la faille flagrante du raisonnement hégélien qui conciliait la contradiction entre l’Etat et la société civile au sein de l’Etat lui-même et par le développement de ce dernier, grâce à l’intervention de l’esprit éclairé incarné par la bureaucratie du souverain, et grâce aux classes moyennes en tant qu’éléments médiatisant (Miliband 1976)5.
18Chez Marx, le dépérissement de l’Etat irait de pair avec une croissance extraordinaire des forces productives qui, libérées des entraves des rapports de production périmés, atteindraient la limite de l’Etat stationnaire, autant par la satisfaction des besoins des masses — à chacun selon ses besoins — que par l’impossibilité de reproduction élargie du capital. La croyance en ce stade stationnaire final — la fin de l’économie suivrait celle de l’économie politique — est inséparable de la vision de Marx sur l’organisation de la société future, mais cache en même temps une profonde contradiction qu’il ne semble pas avoir soupçonnée. En fait la phase du dépérissement de l’Etat, transition rapide comportant des changements révolutionnaires ce qui implique une intervention accrue et spontanée des masses, par sa nature même, est rebelle à toute institutionnalisation, à toute intensification de la coercition. Et précisément, une telle ambiance ne favorise pas la croissance des forces productives qui ne peut se faire que par l’incitation économique — les vieux rapports de production renaissent — ou par la coercition idéologique — et l’Etat et ses appareils se renforcent —.
19En fait nous avons assisté à une combinaison des deux qui a donné naissance à l’Etat stalinien qui « a pris la tête de la croissance des forces productives sur un énorme territoire plurinational dont il maintient par la violence l’unité. C’est ainsi qu’il émerge comme Etat pilote dans le monde moderne, relayant dans ce rôle l’Etat napoléonien (imité de près par l’Etat bismarckien) » (Lefebvre 1976 : 287).
20La réalité dominante de l’Etat moderne ne peut être que la maximisation de la croissance dans le cadre du marché mondial. Seule cette dimension lui permet d’exercer le manière incontestable ses pouvoirs : il est non seulement l’unique mais aussi le seul possible acteur de ce drame. A tous les autres niveaux, les diverses communautés qui n’ont pas encore été éliminées peuvent concurrencer l’Etat avec des chances sérieuses de réussite. Dans la morale et l’action sociale, la mystique et la répression, potentats locaux et même groupements de base peuvent être plus efficaces et plus originaux et même occuper exclusivement le terrain et y neutraliser l’action étatique. Même dans le domaine économique, des actions productrices et de distribution peuvent survivre et même se développer parallèlement à la croissance principale qui suit le mouvement imprimé par le marché mondial. Cette dernière cependant doit nécessairement relever de l’Etat et de ses réseaux d’articulation avec le capital transnational. Elle se place sous son contrôle directement ou indirectement ou bien provient carrément de ses initiatives.
21La centralité de l’Etat se renforce (et sa fragilité aussi) dans des périodes de transition rapide, comme celles que vivent la plupart des pays africains. L’institution précipite les évolutions ou les freine faisant naître ainsi des contradictions encore plus radicales. En tout état de cause, elle sert à reproduire le principe des anciens privilèges, sous des formes nouvelles, à tout changer pour que tout reste pareil. L’Etat moderne naît au xixe siècle, en tant que lieu de compromis historique entre oligarchies terriennes anciennes et bourgeoisies industrielles naissantes ; il atteint sa maturité à présent, en tant que fusion des intérêts des corporations transnationales et des bureaucraties nationalistes.
22C’est dans cette lumière que le dilemme des années 50 et 60 doit être vu par les révolutionnaires du Tiers Monde avec un œil neuf. Plutôt que de choisir les conditions d’un compromis avec l’oligarchie locale contre la présence étrangère, la vraie question semble de plus en plus être : comment définir et expliciter les conditions du combat contre l’alliance entre l’Etat périphérique et les corporations du Centre. Cette position, loin d’être une surenchère simplificatrice gauchiste, implique au contraire une analyse beaucoup plus sophistiquée des articulations précises des rapports de production et des institutions, du national et du mondial.
23Le renforcement de l’Etat périphérique, notamment à travers la centralisation et l’écrasement des particularités, entraîne le renforcement de ses appareils de domination matérielle et idéologique. Les couches qui sont associées au contrôle de ses appareils ou qui peuvent y prétendre se multiplient et se consolident en conséquence. L’Etat périphérique recrute ainsi une base sociale à la fois plus nombreuse et plus homogène.
24L’étatisme « nationaliste » et ses dictatures semblent être plutôt un pas supplémentaire vers la généralisation de l’archétype stalinien que la reprise de la construction d’Etats nationaux à l’occidentale un siècle plus tard. Il est donc plus que douteux que les alliances des masses populaires avec leurs oligarchies bureaucratiques puissent constituer des raccourcis vers la libération sociale et l’autonomie culturelle des peuples du Tiers Monde. L’intérêt de la problématique pour les intellectuels lucides de la périphérie devient évident dans le contexte d’une crise, comme celle qui ravage actuellement l’Ethiopie. Faut-il collaborer pour le renforcement du cadre prétendument national de l’Etat oppressif actuel, en misant sur une improbable conversion au socialisme du pouvoir existant ? Ou bien faut-il lutter pour la dislocation de la centralité en espérant dégager l’autonomie révolutionnaire des minorités révoltées ? Se réclamant d’idéologies qui ont l’apparence d’une validité révolutionnaire également solide, évoluant entre le fauteuil ministériel et la fosse commune, ces intellectuels risquent de rater quelque chose qui pour beaucoup d’entre eux semble plus précieux que la vie : le sens que pourrait avoir leur mort.
Transplantation de l’archétype en Afrique de l’Ouest : une rupture de la continuité historique
25En Europe, la nation ne surgit pas du capital marchand comme une amanite d’un tas de fumier, dès que l’accumulation atteint un certain niveau et la bourgeoisie une certaine maturité. Nation et Etat se construisent comme les deux termes d’un processus dialectique de convergence de créativités multiples.
26En Afrique, les conditions mêmes du processus étaient inexistantes : l’Etat a été imposé par une décision extérieure à la formation sociale. Il essaye d’imposer, à son tour, une nationalité abstraite et non sélectionnée par les hasards et les déterminations d’une longue histoire commune, par la coopération et les conflits de peuples amenés à voisiner ou à fusionner à travers une série de rapports de force lentement mûris.
27L’accumulation primitive de l’Occident s’inscrit en négatif dans les régions pénétrées de l’Afrique occidentale. Ici, la traite contribue d’une manière décisive, aussi bien pour constituer le capital marchand que pour dissoudre les anciens rapports de production. Là, elle opère une ponction importante sur la population qui affaiblit le potentiel productif et détruit la capacité d’organisation des sociétés précoloniales, soit pour se défendre, soit pour négocier leur adaptation. La structure sociale qui émerge de la colonisation (dont elle est en grande partie le produit) est inédite, dans le sens que les classes sociales qui s’y présentent sont à la fois quelque chose d’analogue à celles de l’Occident et différentes. Cette observation concerne parfois des caractéristiques essentielles6. L’analogie se trouve dans leur rapport avec les moyens de production et surtout dans celui qu’elles entretiennent avec l’Etat moderne transplanté. La différence dans le fait que leurs oppositions n’existent et ne se développent que comme des sous-produits de leur forme particulière de soumission au pouvoir colonial, du rôle que le blanc leur concède dans son appareil de pillage. L’Etat archétype présida, partout en Europe, à la création des nations, qui émergèrent comme des sous-ensembles territoriaux et culturels des luttes de classe qui se déroulaient dans une région plus vaste. Or, cette forme de conscience commune qui est le sentiment de parler la même langue et d’avoir le même héritage culturel que ses adversaires de classe est totalement absent en Afrique. Ceci est une spécificité même par rapport à d’autres régions du Tiers Monde qui sont mieux connues.
28En Amérique latine, par exemple, l’Etat absorbe et encadre, à l’européenne, les pouvoirs diffus, idéologiques ou même agissants, dans divers acteurs politiques (syndicats, communautés paysannes, milices locales etc.). En Afrique, la colonisation introduit les méthodes de l’Etat moderne, déjà achevé en Europe, pour éliminer les pouvoirs existants qui relèvent d’une rationalité différente, souvent contradictoire, ou pour les transformer en leur contraire. Quand il y a rejet, quand la nouveauté ne peut pas être greffée au sein du traditionnel qui est choisi comme réceptionnaire, la puissance coloniale procède à la destruction violente des anciennes structures, souvent par l’élimination physique des groupes qui les défendent.
29La transplantation segmentaire de l’Etat moderne, toujours brutale, souvent sanglante, arrête et détourne les convergences naturelles à chaque région, notamment à travers le tracé des frontières. Le Congrès de Berlin de 1885, qui consacra les frontières, plus ou moins actuelles, était le résultat d’un laborieux compromis entre les puissances coloniales. Il était évidemment impensable à l’époque de tenir compte des particularités ethniques et culturelles des régions à partager.
30On dénonce souvent les conséquences de ce partage au niveau des évidences : le damier incohérent des ethnies divisées ou réunies arbitrairement ; l’existence d’Etats trop grands, rebelles à toute tentative d’organisation à côté d’autres trop petits, vides de toute substance économique.
31La pacification à l’intérieur des frontières artificielles — les seules guerres désormais permises étant celles des blancs — arrêta le processus de création de groupements ethniques régionaux homogènes. Les Etats nationaux se forment en Europe à travers les guerres incessantes qui forment ou déplacent les courants d’échanges, établissent ou restructurent les pouvoirs dans l’espace. La gestation conflictuelle d’ensembles à vocation nationale n’aurait pu se faire en Afrique que par l’élimination ou la soumission des plus faibles.
32Il est aussi vrai que la divergence introduite dans les zones d’économie naturelle que divisent les territoires administratifs a abouti à la création d’ensembles dans le cadre desquels la croissance ne peut se faire qu’à travers le cordon ombilical qui les lie à la métropole.
33Cependant, plus que la forme des territoires, c’est la nature des pouvoirs africains d’aujourd’hui qui fut déterminée par le partage colonial, respecté par une « décolonisation » sans conflit et érigé en dogme dit de l’intangibilité des frontières par la communauté des Etats africains.
34Le nationalisme d’Etat abandonné par les peuples qui se réfugient même en Europe dans les particularismes sociaux, régionaux ou de comportement, disloqué par l’internationalisation des rapports de production devient de plus en plus l’apanage exclusif des bureaucraties étatiques du Tiers Monde. Or, l’Etat moderne et son idéologie nationale ne sont devenus mondiaux que parce qu’ils sont exclusifs. Ils détruisent ou dénaturent toute autre forme d’organisation ou de réflexion. Ce mode de totalisation fut une nouveauté pour l’Afrique, où pendant des siècles les sociétés, les religions et les morales les plus diverses ont coexisté, parfois en se combattant, souvent en inventant des formes souples d’adaptation et de complémentarité.
35Le cadre national est surtout légitimé comme étant le seul qui permette la maximisation de la croissance. Dans les discours officiels, l’Etat existe pour le développement. Dans la réalité, orientation et organisation de la croissance ne sont que des moyens pour renforcer l’Etat.
Trois expériences concrètes : le Cameroun, le Nigéria, le Bénin
36Dans ces trois pays du Golfe de Guinée nous trouvons un éventail assez complet de vérifications des hypothèses que nous venons d’ébaucher.
37Les problèmes sociaux qui se posaient au moment de l’indépendance et le combat contre le néo-colonialisme étaient liés à des conflits ethniques graves.
38Au Cameroun, la révolte anticoloniale du petit peuple des bidonvilles de Douala et de certaines régions du Sud sous la direction de l’Union des Populations Camerounaises fut vite détournée par le colonisateur en conflit Nord-Sud. Tandis que l’armée française investissait et bombardait les régions de guérilla rurale — principalement les pays Bamiléké et Bassa — faisant des dizaines de milliers de victimes, des mercenaires Haussa furent transplantés aux abords du bidonville révolté et impénétrable de New-Bell, qu’ils incendièrent avant de le pacifier par la terreur7. Les populations du Sud quadrillées, surveillées, subissant des vexations quotidiennes, considèrent le pouvoir actuel comme un pouvoir du Nord islamique. Pour elles les Haussa-Foulbé, moins éduqués et moins aptes à l’industrie, profiteraient et abuseraient de la délégation de pouvoir de la puissance coloniale. Toutes les tentatives pour équilibrer les régions par la création d’infrastructures, même quand elles paraissent justifiées, sont ressenties comme des manifestations de partialité du président Ahidjo, lui-même un Foulbé, envers ses frères de sang et de religion.
39Au Nigeria, on avait initialement voulu imposer, de façon volontariste, une structure fédérale trop unificatrice à des populations là aussi très différentes. Les populations du Nord élisaient en 1959 : 174 représentants sur les 312 qui composaient l’assemblée fédérale (White 1973 : 209). Or les Haussa et autres tribus du Nord étaient solidement encadrées par les seigneurs Fulani (Peuls) mis en place par la jihad du conquérant Usman dan Fodio à la fin du xixe siècle. Les émigrés avaient préservé l’essentiel de leurs prérogatives grâce à l’Indirect Rule et avaient empêché la pénétration des missionnaires, concurrents de l’école coranique. La population est encore aujourd’hui illettrée dans son écrasante majorité. Les peuples du Sud contestaient la représentativité de cette majorité féodale de l’assemblée fédérale. Leurs propres structures traditionnelles, aristocratiques chez les Yoruba et les tribus de la province du Bénin, démocratiques d’assemblée chez les Ibos, et les autres peuples du Delta du Niger, étaient beaucoup plus aptes à s’intégrer au système représentatif.
40L’initiative prématurée des élites Ibos, qui visaient à travers la sécession du Biafra l’exclusivité des revenus pétroliers de la région, empêcha l’opposition Nord-Sud de se manifester ouvertement. Acculée à l’alliance avec les féodaux du Nord, l’oligarchie marchande Yoruba, de Lagos et d’Ibadan, ne cessa néanmoins de se méfier de ces alliés qu’elle méprisait.
41Actuellement les tensions et les équilibrages permanents au sein du pouvoir qu’elles imposent semblent revenir aux contours naturels de l’opposition fondamentale de la région : Nord islamisé et féodal — Sud christianisé et occidentalisé ou animiste et communautaire.
42Au Bénin, les tensions régionales conduisirent au fameux triumvirat, chacun des membres représentant les intérêts de sa région et essayant de s’attirer les faveurs de la métropole. L’équilibrage fut si parfait, qu’hormis l’enrichissement illicite des trois petits groupes qui se partageaient le pouvoir, toute action gouvernementale fut complètement neutralisée. Ce petit pays devint ainsi un champion de la gabegie et de la corruption. Quand les militaires prirent le pouvoir, d’abord sur une plateforme banale de putch militaire, pour se radicaliser rapidement ensuite, le discours socialiste unitaire devint la règle. Néanmoins les troubles de 1975 eurent une coloration nettement tribale, le Président Kérékou, un Somba du Nord ayant éliminé8 le principal chef de file des modérés, issu d’une famille aristocratique Fon d’Abomey. La particularité de l’ex-Dahomey, désormais appelé République Populaire du Bénin, est que les conflits tendent à être définis en termes politiques et de classe par une avalanche de discours politisés, diffusés grâce au transistor jusqu’aux coins les plus perdus des campagnes, même parmi les paysans illettrés. L’avenir montrera l’efficacité de ce discours unificateur de l’infime minorité militaire et intellectuelle qui détient le pouvoir. Cependant déjà, dans ce petit pays tôt colonisé, abondamment scolarisé et facile d’accès, les différences Nord-Sud sont beaucoup moins prononcées qu’ailleurs.
43Ces trois situations historiques ont conduit à trois types de pouvoir dictatorial qui vont de l’équipe civile faisant un large usage de la violence policière au Cameroun, au gouvernement exclusivement militaire au Bénin en passant par les compromis mouvants des équipes militaires, des groupes politico-ethniques et des pouvoirs traditionnels au Nigéria. Ces types de pouvoir correspondent à des processus de croissance différents selon le dynamisme imprimé à l’économie par le produit primaire exportable. Au Bénin, l’huile de palme, produit en perte de vitesse, couvre l’essentiel des exportations ; le pays est pratiquement sans ressources exportables et ne satisfait qu’une partie de ses besoins vivriers. La croissance est lente, son résultat net est négatif. Au Cameroun, la croissance est médiocre, impulsée par l’exportation de quelques produits coloniaux traditionnels : café, cacao et bois essentiellement. Les besoins alimentaires sont plus ou moins satisfaits localement et on procède à l’installation de quelques usines de substitution des importations.
44Au Nigéria, les exportations déjà importantes de produits traditionnels sont depuis quelques années reléguées au deuxième rang par le boom pétrolier. La redistribution des revenus pétroliers entraîne une désorganisation quasi totale et incite à une urbanisation forcenée. Les chômeurs et travailleurs occasionnels des bidonvilles qui encerclent les agglomérations, dont la population double souvent tous les trois ans, deviennent rapidement le principal groupe de la population active.
45Au Cameroun, la croissance est officiellement et directement associée à la présence étrangère. Le pouvoir proclame que les nationaux sont incapables d’administrer des entreprises modernes ou d’en susciter la création. La seule « camerounisation », à part la pratique généralisée du pot-de-vin, est l’introduction des prête-noms, d’habitude parents de fonctionnaires dans les petites affaires que possèdent généralement les Levantins. Par ailleurs l’Etat finance des affaires mixtes dans lesquelles les nationaux, souvent anciens hommes d’Etat ou opposants à neutraliser, n’ont qu’une fonction décorative. La création d’une classe de commerçants et d’industriels semble se heurter à des difficultés insurmontables, d’autant plus que l’encouragement des ethnies industrieuses et productives (Bamiléké, Bassa) aggraverait les inégalités avec les autres tribus moins progressives et plus dociles face au pouvoir.
46Au Nigéria tout est fait pour encourager le capital local. L’Etat crée des entreprises mixtes avec les investisseurs étrangers, telles que l’usine d’assemblage de voitures Peugeot à Kaduna. En 1976 on a exigé que les nationaux participent de soixante pour cent dans les capitaux d’entreprise inférieurs à 1 million de naïras, (4 à 5 millions de francs suisses selon le taux de change) et de quarante pour cent à ceux qui étaient supérieurs à cette limite. En réalité les entreprises étrangères déjouent ces tentatives interventionnistes, soit en rachetant les fonctionnaires chargés de les appliquer soit en manipulant les informations relatives à leur chiffre d’affaires réel. Tout au plus donc, cette « nigérianisation » ne serait donc qu’une imposition supplémentaire des profits du capital étranger. La naïra est une monnaie soumise au contrôle des changes mais un important marché noir se déroule pour ainsi dire ouvertement. La grande campagne pour l’autosuffisance alimentaire qui prend des aspects parfois cocasses, les oligarchies de Victoria Island à Lagos réservent désormais un coin de leur pelouse de gazon aux cultures maraîchères, n’empêche pas les publicités mensongères des transnationales céréalières du genre Eat bread for more energy qui visent à augmenter les importations de blé.
47Au Bénin, les principales entreprises industrielles, une dizaine d’usines de biens de consommation courante ou d’huileries de palme, ont été nationalisées. L’Etat se réserve aussi le crédit et le commerce extérieur. Cependant, une grande partie des revenus en devises viennent du transit vers le port de Lagos encombré en permanence ou à destination des pays enclavés de l’intérieur. Le pays reste ouvert ; sa monnaie est le Franc CFA. ; les quelques petits commerçants blancs ne sont pas dérangés et l’absence quasi totale de taxes à l’importation lui donne un caractère absurde de luxe cosmopolite notamment en ce qui concerne les tabacs et les alcools. Les mesures prises pour rationaliser tel ou tel autre secteur et pour favoriser les plus démunis sont souvent mis en échec par cette ouverture. Une fixation des prix de détail des produits vivriers a été en général ignorée malgré la mobilisation du parti et de sa jeunesse. Les prix au Nigeria étant pratiquement le double et la frontière quasi inexistante traversant des groupements Yoruba très commerçants, les denrées prenaient le chemin de l’étranger dès qu’un seuil d’indifférence était dépassé.
48Si les stratégies de croissance diffèrent, elles sont dans les trois cas appliquées par une bureaucratie qui essaye de résoudre le problème de l’unité nationale, condition de survie de l’Etat, appareil et lieu privilégié de reproduction des rapports de production, donc de la reproduction de la couche dirigeante.
49Quelques remarques s’imposent :
50Il est d’abord significatif que les stratégies adoptées ne sont pas sans rapport avec les ressources. Le Bénin, dépourvu de ressources qui lui permettraient de s’insérer plus avantageusement dans le marché mondial opte pour la redistribution et une croissance lente à travers un développement de la base rurale. Le Nigéria se lance dans une industrialisation d’Etat de type nettement périphérique en achetant des technologies de plus en plus sophistiquées qui économisent la main-d'œuvre malgré l’existence d’un immense réservoir d’inemployés. Il est le seul à disposer à la fois des ressources indispensables au financement du processus et d’un marché interne potentiel de dimensions satisfaisantes, son 10 % de privilégiés représentant sept millions d’individus. Le Cameroun adopte la voie néocoloniale d’exportation de produits primaires qui permettent à son oligarchie de s’enrichir en prélevant une dîme sur les revenus des producteurs et accessoirement sur les profits des sociétés étrangères. Mais ni la nature de ces produits, ni les revenus qu’ils engendrent ne peuvent permettre un changement de structure des exportations à travers une attitude plus revendicative dans le marché mondial.
51Des trois pays, c’est le Bénin qui semble le mieux réussir son unification. Longtemps considéré dans la division coloniale du travail comme pourvoyeur de fonctionnaires subalternes, abusivement appelé « quartier latin de l’Afrique », il dispose d’une jeunesse en majorité scolarisée. Son prolétariat restreint avait une solide organisation syndicale et une tradition de lutte certaine. Dans la mesure où le discours politisé du groupe au pouvoir dont certains éléments semblent être sincères et dévoués passera dans les masses, des luttes de classes se développeront. Celles-ci dirigées d’en haut certes et donc faciles à détourner auront néanmoins comme résultat le dépassement des oppositions tribales et la construction d’un esprit et plus tard d’une réalité nationale. Ceci d’autant plus que le mode de croissance choisi n’exaspère pas les inégalités économiques régionales.
52Au Cameroun le maintien de l’unité ne paraît possible que par un usage intensif de la violence. Au conflit fondamental Nord-Sud s’ajoute la divergence entre régions anglophones et majorité francophone. Le mode de croissance choisi enrichit le Sud et appauvrit encore plus le Nord et notamment la corne sub-sahélienne où la désertification a fait son apparition.
53C’est cependant au Nigéria que la situation est la plus complexe et la plus grave à court terme. Une course contre la montre est engagée par la fraction la plus nationaliste du pouvoir militaire pour auto centré l’apport pétrolier. Pour le moment le financement incontrôlé aggrave les déséquilibres régionaux et entraîne la dislocation des circuits de production et de commercialisation existants sans en créer de nouveaux. Dans la bousculade généralisée autour de la source des pétro-naïras, les riches s’enrichissent et les pauvres s’appauvrissent davantage. La création d’énormes foyers de misère endémique à Lagos, à Ibadan ou à Kano est une réalité nouvelle. Cette bengalisation exacerbe la violence sociale qui prend pour l’instant la voie de la délinquance du droit commun.
54Cependant les masses obnubilées par le mirage pétrolier se trouveront vite après sa dissipation devant la réalité insoutenable des rapports de production existants et toutes ces contradictions éclateront au grand jour.
55En somme, même si le socialisme béninois, imposé d’en haut, est loin d’être un mouvement d’autodétermination des masses populaires, il reste néanmoins une option plus efficace pour renforcer l’Etat moderne et pour construire la nation.
56Tout s’agence comme si, après avoir été exporté vers les périphéries européennes, de l’Angleterre en Allemagne et au-delà en Russie pour passer en Asie, le socialisme en Afrique n’avait de chances que là où la croissance capitaliste rencontre des obstacles insurmontables. Plutôt que d’être un mode de production qui libérerait les forces productives surdéveloppées, gênées par les anciens rapports de production, le socialisme serait un mode d’accumulation pénible et c ?e répartition de la pénurie, une façon de gérer l’Etat stationnaire, à travers une reproduction de rapports de production étatiques qui n’auraient de socialiste que le nom.
Visionnaires ou bourreaux : le déchirement des élites africaines
57Il existe actuellement un nombre important d’intellectuels africains qui sont lucides sur la nature du pouvoir de leur pays et sur les liens que ce dernier entretient avec le système mondial. Cependant leurs analyses relèvent davantage d’une bonne assimilation de l’acquis théorique mondial ou à la rigueur, d’une analyse correcte des données apparentes (économiques, sociales, culturelles) que d’une identification avec la stratégie et l’action d’un mouvement révolutionnaire.
58La rencontre avec les masses ne se fait pas ou elle ne se fait qu’incomplètement. Le peuple étant ce qu’il est, la critique doit porter entièrement sur les responsabilités de ces intellectuels et notamment sur un certain nombre de concepts ou de façons d’agir importées qui, une fois adoptées, déforment à travers l’approche l’objet lui-même. Le peuple qu’on essaye de mobiliser ne se reconnaît plus dans le langage qu’on lui tient ou dans celui qui le tient. D’ailleurs le « peuple » cesse rapidement d’être une réalité et devient une création fictive de l’apprentissage ou du désir d’action de l’intellectuel lui-même.
59D’abord un tel rôle est joué par l’association nationalisme-indépendance. Un nombre important d’intellectuels cèdent au chantage de la bourgeoisie bureaucratique et notamment de sa fraction militaire pour adopter la corrélation et ses implications9.
60En fait l’indépendance se fit dans un vide national. Les quelques proclamations des petits groupes d’intellectuels militants qui se référaient à telle ou telle autre nation fictive ne doivent pas nous tromper. L’affirmation du principe national sur chaque territoire colonial était en quelque sorte une condition de la « décolonisation ». Souvent la concession de l’indépendance constituait une surenchère de fait de la métropole, devant les timides avances des intellectuels locaux qui ne demandaient que l’autonomie.
61S’il y eut idéologie libératrice en Afrique, celle-ci fut uniquement et dès le début le panafricanisme (Voir e.g. Diop 19/8, 1972). Annoncé par M. Garvey et W.E. Dubois, il fut qualifié de mouvement de libération nationale par le Komitern à son deuxième Congrès de 1920. Le Congrès panafricain de Manchester, le plus haut sommet atteint par la lutte politique non armée pour l’émancipation de peuples d’Afrique, identifia en 1945 le nationalisme africain avec le panafricanisme.
62Pour ses promoteurs le panafricanisme avait l’avantage de fournir une voie pour créer un cadre étatique moderne malgré l’absence d’unification nationale. L’Etat ainsi créé aurait comme vocation l’élargissement continu jusqu’à ce que ses frontières coïncident avec toute la partie noire du continent. Les différences ethniques seraient noyées dans un ensemble aussi vaste et aussi divers. Par ailleurs l’Etat panafricain constituait une puissante riposte aux arguments des experts néo-colonialistes qui déconseillaient une industrialisation destinée à des marchés nationaux aussi exigus (Voir CEA/ONU 1961).
63L’opposition farouche des métropoles qui gardèrent jusqu’au bout le contrôle du processus de « décolonisation » fut la principale raison de l’échec du projet panafricaniste. Mais les bureaucraties nouvelles se sont vite aperçues que la multiplication des pouvoirs étatiques entraînait un accroissement des possibilités de s’assurer des fonctions et une augmentation de la part relative du tribut prélevé sur le peuple africain.
64Le panafricanisme était non seulement le chemin le plus court vers la libération économique et sociale des peuples africains mais aussi la seule possibilité d’identification à la seule nation existante réellement, celle de l’humanité noire. Dans le cadre actuel, les tentatives de mobilisation idéologique contre les ennemis de l’Afrique, les racistes qui occupent le Sud, sont détournées par les régimes. Au lieu d’être un ferment de luttes, elles deviennent une propagande chauvine à consonances racistes.
65Mais chauvinisme et racisme ne sont pas uniquement suscités contre le « blanc ». Ils seraient alors en grande partie justifiés et, très provisoirement, pourraient même être opératoires. Le racisme et le chauvinisme ethniques intra-africains accompagnent les progroms, les génocides et les persécutions de plus en plus courants qui sont en fait les apanages de cette instance monstrueuse qu’est l’Etat moderne aux prétentions nationalistes et à dominante tribale.
66La tendance générale n’est pas à la création d’Etats fédéraux avec des structures souples adaptées à la multiplicité des particularités mais au contraire à la création d’Etats unitaires centralisés. Ce type d’Etat apparaît comme le seul palliatif à une guerre généralisée de toutes les tribus contre toutes, le seul moyen d’empêcher le bain de sang. Hobbes est ainsi réactualisé et les assassinats et massacres quotidiens des autorités africaines sont présentés comme des sacrifices rituels offerts à ce nouveau Léviathan. En fait la dissolution des liens tribaux et régionaux ainsi que de la grande famille traditionnelle atomise les masses urbaines, d’autant plus que d’autres formes de socialisation (partis, syndicats, sociétés culturelles) sont inconnues. Plutôt que de créer des « individus » comme en Occident, ce processus suscite une clochardisation de masse, comme celle que décrivait Germaine Tillon à propos de l’Algérie.
67L’Etat moderne combine pacification interne et agressivité vers l’extérieur, comme il mélange récupération et violence10 pour imposer sa logique disciplinaire et productiviste de plus en plus totalisante. Hegel avait déjà relié la cohésion interne de l’Etat moderne à sa capacité d’agresser ce qu’il exclut. L’expérience récente des fascismes, de la guerre froide et de la course aux armements a confirmé et enrichi cette façon de voir. « Pas d’Etat-Nation sans une armée nationale, sans capacité d’une levée en masse. L’armée dans l'Etat-Nation sert à un double usage : externe (essentiel) et interne (contingent). L’Etat ayant comme épreuve et critère la guerre, l’a pour vocation » (Lefebvre 1976 : 155).
68Les Etats africains se lancent depuis quelques années dans une course folle aux armements, qu’accompagne une capacité étonnante de se découvrir des ennemis, d’inventer des conflits frontaliers ou autres. La dialectique hégélienne ne peut cependant s’appliquer que très déformée à ce phénomène. L’échec de l’unification nationale et l’absence de cohésion sociale obligent les pouvoirs à rechercher des périls externes. Les tensions cependant enfoncent le système dans la crise économique au lieu de l’aider à en sortir, car les armements sont exclusivement importés. Ainsi le déficit de la balance des paiements est aggravé ; la militarisation n’entraîne pas un recrutement social à travers la redistribution des revenus provenant de la production militaire. Par contre les armées professionnelles servent à consolider et à élargir la couche bureaucratique. Les raisons économiques habituellement invoquées pour évacuer le recrutement national sont souvent factices. Le Nigéria, par exemple, possède une armée de 280.000 personnes. Un service national de courte durée n’entraînerait pas un accroissement inconsidéré des effectifs. Le maintien des armées professionnelles a des raisons essentiellement politiques. Ainsi se parachève la fermeture de la sphère du pouvoir. Un des ponts possibles avec les masses est coupé.
69Finalement et malgré les prétentions des discours apologétiques, ce n’est ni le savoir, ni l’efficacité, mais la violence qui reste incontestablement déterminante pour la reproduction des rapports de production. L’idéologie, notamment sous sa forme nationaliste, ne joue un rôle qu’au sein de l’appareil coercitif lui-même, pour exacerber ou concilier les contradictions qui le traversent. Et ce rôle est d’autant plus important que ces contradictions internes à la bureaucratie ne sont pas articulées à des luttes de classes fondamentales.
70Cette coupure d’avec les masses est entretenue par l’origine sociale de la couche dominante. Issus de la campagne, souvent depuis une seule génération, les bureaucrates africains se trouvent rapidement dans l’impossibilité de revenir vers leur milieu rural d’origine, confiné dans le pré-industriel. Les différences de classes deviennent ainsi infranchissables. Pour vivre comme ses sujets, le cadre doit abandonner la voiture de fonction non pour sa propre voiture ou pour les transports publics comme en Europe mais pour marcher des heures dans la ville, des journées entières à la campagne.
71Rien que l’écriture et son usage juridique ou tout simplement administratif, qui est partout une barrière entre vecteurs du pouvoir et administrés, acquiert en milieu quasi-intégralement illettré une dimension mythique.
72Pourrait-on parler d’une forme d’« hégémonie » du savoir modernisateur ? Il faudrait d’abord se méfier du concept lui-même. Forgé par Gramsci pour adapter l’essentiel du léninisme aux luttes de classes qui se déroulaient dans les démocraties bourgeoises occidentales (Anderson 1977 : 9), ce concept ne devrait être appliqué à la périphérie qu’avec beaucoup de circonspection. Sans tomber dans le dualisme, plutôt que d’être « gélatineuse » la société civile africaine est fortement hiérarchisée et structurée mais relève d’une périodisation et même d’une conception du diachronique différente. Tout rapprochement donc avec la « société orientale » décrite par Gramsci, reste à un niveau d’analogie générale et risque même d’être carrément trompeuse.
73L’Etat périphérique apparaît ainsi nettement aux masses comme étant la propriété privée et exclusive à la fois d’une caste et d’une ethnie. L’appareil de la violence institutionnalisée et légalisée ne peut plus être vu, comme en Europe, comme l’expression d’une rationalité (1977 : 9). Pleinement engagée dans la reproduction des rapports de production capitalistes, la société dépendante n’est pas obscurcie par un brouillard aussi intense que celui que dégage le fétichisme marchand en société industrielle. D’où une fragilité certaine des rapports de domination, pour la protection desquels il ne reste que le recours à la violence la plus immédiate.
74Les masses neutralisées par la violence et l’ignorance de l’enjeu ne joueront qu’un rôle d’appoint jusqu’à une certaine généralisation des luttes. Ce n’est qu’à travers ces luttes et notamment sous leur forme armée que la révolte pourra se transformer en projet révolutionnaire. A. Cabrai, l’un des rares dirigeants africains qui a su éviter le discours idéologique, en a une conscience claire. Il incite les militants à respecter les particularismes ethniques qu’il aime détailler et spécifier. L’unité n’existe que par rapport à l’oppression commune. La fusion des pratiques militantes, sous leurs aspects militaire, politique et culturel est la seule qui produira cet agent historique nouveau : le peuple libérateur (Cabrai 1975 : 163-190). Des luttes te ce type ne s’engagent pas : maintenant que le colonisateur qui pourrait en être la cible s’est intelligemment éclipsé, l’initiative restera dans les mains des intellectuels, civils et militaires.
75Or ceux-ci sont à la fois obnubilés par l’enchaînement idéologique croissance-nation-Etat et déchirés par les contradictions que la réalité impose. La modernisation apparaît toujours comme la condition du « développement » qui unirait les ethnies dans une nation. L’Etat se situerait en aval et en amont du processus. Mais en réalité le choix doit se faire entre plusieurs incompatibilités, en combinant des éléments pris dans les trois couples suivants :
76A B
771. accumulation rapide — distribution égalitaire
782. bureaucratisation — mobilisation populaire
793. dépendance — autonomie (Al étant incompatible avec Bl, B2 avec A3 et B3, etc.)
80Aucun de ces choix n’est dépourvu de contradictions. Il est par exemple possible de tomber dans l’aliénation de la modernité, en essayant de se dégager de l’authenticité folklorique (Adotevi 1972 : 235). Mais en même temps, cette volonté de moderniser peut susciter une alliance temporaire entre éléments subalternes des forces armées et la petite bourgeoisie des villes11 qui soit porteuse d’un potentiel subversif réel12.
81Ni la rupture violente avec le marché mondial, ni le transfert à l’Etat de la responsabilité de l’accumulation, ni l’unification « nationale », ni les trois ensembles ne suffisent pour ouvrir les voies d’une libération des masses africaines. La mise en cause du concept et de la pratique du « développement » et de l’étatisme apparaît de plus en plus comme une condition indispensable du plus grand bonheur possible pour le plus grand nombre.
82Une telle position est certes destinée à rester longtemps minoritaire même parmi les intellectuels qui se veulent lucides et désintéressés. Elle apparaît comme limitation des modes écologiques et anarchisants de l’Occident.
83« Nous sommes d’accord pour critiquer la croissance et limiter les destructions naturelles et sociales qu’elle impose » disent les intellectuels, « mais quand nous aurons atteint nous aussi un niveau permettant de satisfaire les besoins les plus élémentaires de nos populations ».
84Cependant, il devient de plus en plus évident que la croissance à travers l’industrialisation périphérique crée davantage de problèmes qu’elle n’en résoud. Et encore ce type de croissance n’est-il pas accessible à tous les pays. L’invention de nouveaux rapports sociaux et de buts inédits pour les activités productrices devient ainsi quelque chose de plus qu’une manifestation d’originalité intellectuelle, une inéluctable nécessité.
85La domination de l’idéologie du « développement » déplace la réflexion de la société sur elle-même du problème crucial des inégalités qui la déchirent vers la question mythique de l’efficacité productive. Or le vrai problème n’est pas tant l’enrichissement des sociétés prises dans leur ensemble, mais la mise en échec de la transplantation de la rationalité capitaliste qui, par sa nature même, déforme et déséquilibre les structures internes.
86La socialisation de la pénurie à travers une structure largement décentralisée peut à elle seule sortir immédiatement de la misère des milliards d’hommes, la majorité de l’humanité. Pour se libérer des oppresseurs actuels, les intellectuels africains doivent employer la critique marxiste. Mais pour éliminer l’oppression, ils doivent y ajouter un projet original de production sociale.
87Dans les rencontres hasardeuses de l’humanité avec son destin, des filières entières ont été délaissées et ont abouti à des impasses. Nous sommes incapables d’imaginer qu'elle aurait pu être l’évolution de l’Egypte, de la Perse, des Incas et des Mayas parce que même nos rêves sont dominés par la galaxie historique qui va du rationalisme grec, à travers le juridisme romain et l’esprit judéo-chrétien au productivisme capitaliste. La recherche d’une voie déviante se fera dans les périphéries de la périphérie. Abandon d’un certain type d’industrialisation et décentralisation peuvent certes être présentés comme des facteurs d’impuissance économico-militaire et par conséquent de dépendance.
88Or ces arguments signifient qu’on est incapable de sortir de la logique de la croissance. En fait il n’y a pas de limite à la reproduction de la dépendance à travers le besoin de financement et le transfert de technologie. En ce qui concerne le rapport de force militaire, on peut répondre que la technologie militaire ne signifie efficacité que dans un espace urbanisé et banalisé comme celui du Centre. L’espace des pays du Tiers Monde est de qualité différente, comme le montrent les succès des Vietnamiens et plus récemment, ceux des mouvements pour l’indépendance des colonies portugaises et encore aujourd’hui, ceux du Polisario. Le coût des opérations de police internationale peut être élevé. 11 se peut qu’elles se heurtent aussi à des oppositions de masse, à des actions violentes, qui se manifesteront dans le centre lui-même.
89Les questions réelles se posent rapidement et avec une cruauté effroyable. Ni les beaux discours appris en Occident, ni la fuite vers les authenticités folkloriques ne pourront les voiler. La lutte contre l’Etat est à l’ordre du jour, en Afrique comme ailleurs. Les intellectuels africains doivent choisir : être les bourreaux de l’Etat transplanté ou les visionnaires de la société post-étatique.
Bibliographie
Adotevi, S. 1972 Négritudes et négrologues, Paris, UGE (10/18).
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Cabral, A. 1975 L’arme de la théorie, Paris, Maspéro.
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Diop, M. 1958 Contribution à l’étude des problèmes politiques en Afrique Noire, Présence Panafricaine.
Diop, M. 1972 Histoire des classes sociales clans l’Afrique de l’Ouest, Paris, Maspéro.
Engels, F. 1961 Les origines de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, Moscou, Ed. de Moscou.
Gyenge, Z. 1976 Ethiopia on the Road of non-Capitalist Development, Budapest.
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Hristov, A. 1976 Social Structure and Social Development of West African Countries, Budapest.
Lefebvre, H. De l’Etat, Paris, UGE (10/18), 3 vol. parus.
1976 L’Etat dans le monde moderne.
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Miliband, R. 1976 « Marx and the State » in New Left Review.
Morazé, C. 1957 Les bourgeois conquérants, Paris, A. Colin.
Poulantzas, N. 1969 Fascisme et dictature, Paris, Maspéro.
Preiswerk, R., Perrot, D. 1975 Ethnocentrisme et histoire, Paris, Anthropos.
Staline, J. 1974 Le marxisme et la question nationale, Paris, Ed. du Centenaire.
White, P. 1973 « Nigérian Politics, Class Alliances and Foreign Alignment » in Social Change and Economic Development, Damachi V. Seibel, H. (Ed.), Nigeria, Preager.
Notes de bas de page
1 Par ailleurs limitée par l’état des connaissances de l’époque.
2 Le « monde » accessible à la pensée révolutionnaire de cette époque était pour l’essentiel l’Occident industrialisé.
3 « La nation est une communauté humaine, stable, historiquement constituée, née sur la base d’une communauté de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique qui se traduit dans une communauté de culture ». Il ajoute qu’une communauté « de race ou de tribu » ne suffit pas pour donner à un groupement humain un caractère national.
4 « 18 Brumaire de Louis Bonaparte » (Miliband 1976 : 285).
5 Evidemment il n’y a faille que si on accorde à Hegel une dimension humaniste libérale. Sinon cette conciliation s’opère sous nos yeux à travers la neutralisation de la société civile par l’Etat.
6 Ainsi, la naïveté infantile de certains « marxistes » de l’Est, dont l’orthodoxie « lourde » ne peut se satisfaire que de la définition de classes sociales identiques à celles de l’Europe. Ils découvrent ensuite la « différence » dans les proportions différentes qu’elles auraient eues en Afrique. Ainsi, A. Hristov (1976 : 10) découvre que le « prolétariat » fait 2 % en Mauritanie et la « bourgeoisie » 1,5 % en Haute-Volta.
7 « L’U.P.C. parle » (Collection de textes) et encore mieux Mongo Beti : Remember Ruben, Paris, UGE (10/18) 1973.
8 La raison en serait les rapports illicites que le Ministre exécuté aurait entretenus avec l’épouse du Président. Se non è vero, non è ben trovato !
9 Parmi ceux qui encouragent cette tendance un rôle croissant est récemment joué par les idéologues de l’impérialisme le plus récent en Afrique, celui de l’Union Soviétique. Par exemple dans l’ouvrage collectif sous la direction de V. Chtchetinine : (1971 : 14).
La simple énumération de 36 Etats « indépendants » dont le Gabon, le Royaume de Libye, celui du Lesotho et la République du Botswana suffisent pour étayer la thèse que l’impérialisme « n’a reculé que sous la contrainte révolutionnaire des masses, bénéficiant du soutien des forces progressistes mondiales » et pour donner la mesure « des progrès de la révolution de libération nationale en Afrique ».
10 Ce que N. Poulantzas (1969) appelle « l’Etat d’exception » n’est en fin de compte qu’une nuance dans la graduation de ces deux composantes.
11 Que Z. Gyenge (1976: 7) curieusement appelle « town dwelling people ».
12 Ce qui veut dire, entraînant un changement concret des rapports de production, avec la participation des masses en un point quelconque du processus. L’adoption d’un discours idéologique de légitimation, même marxiste, léniniste, maoïste ou autre, à elle seule peut ne rien signifier d’autre qu’une tentative pour sauver l’Etat menacé d’éclatement. Le cas du Derg éthiopien est à cet égard significatif. (Addis Hiwet: « Ethiopia from Autocracy to Revolution » in Review of African Political Economy, O.P. No I.
Auteur
Institut d’étude du développement économique et social, Université de Paris I, Panthéon-Sorbonne.
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