La classe dominante, c’est l’État !
p. 53-72
Texte intégral
1Le trait commun aux « sociétés périphériques » n’est peut-être pas tant le sous-développement (concept en creux, qui n’est pas unificateur d’une nation) que la tentative de se soustraire à la dépendance à l’égard des anciennes métropoles, des impérialismes politiques et économiques, et de faire entendre leur voix dans le concert mondial.
2Or, au cours de ce siècle et particulièrement depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, les processus d’indépendance se sont tous traduits par la constitution d’Etats nouveaux ou le renforcement d’Etats anciens vassaux, quelle que fût l’idéologie politique proclamée par leurs hérauts.
3Dans ce qui est dit, on entend d’un côté l’affirmation que l’unité nationale est nécessaire au développement et à l’indépendance, seule capable de se placer au-dessus des classes et de les abolir par l’effort commun ; de l’autre, la critique contre la clique des usurpateurs qui exploitent le peuple et font le jeu des impérialismes, ce qui rendrait nécessaires une nouvelle révolution, de nouveaux pouvoirs. En deçà des paroles, quel rôle, concrètement, l’Etat joue-t-il dans la vie du peuple, dans le développement des ressources et des forces productives ? Y a-t-il espoir de le voir « dépérir », de voir s’instaurer une société sans classes ?
4Poser ces questions, c’est identifier des inquiétudes face aux totalitarismes, aux procès d’indépendance ; inquiétudes qui sont assez générales. Encore faut-il qu’elles se traduisent en interrogations concrètes, en examens pratiques des situations. Il y a quelque cynisme à traiter théoriquement la question de l’Etat.
5Ce texte propose une lecture qui ne provient pas — je le regrette — d’une expérience directe et approfondie sur le terrain, mais d’une série d’observations qui reflètent des réalités confluentes : la constitution et la permanence d’une classe de gestionnaires, de nouveaux patrons, d’un Etat-classe ; observations qui concordent sur plusieurs points avec l’examen de la situation dans les sociétés industrielles ainsi qu’avec les « prémonitions » des théoriciens libertaires depuis un siècle.
6Depuis que sont apparus, dans les colonies politiques ou économiques, des mouvements de libération, d’indépendance ou de renouveau national, les anciens empires se sont peu à peu dissous, les impérialismes ont pris de nouvelles formes. Des expériences spécifiques se sont construites avec les populations directement concernées, tant dans le champ économique que politique. La diversité des moyens mis en œuvre respectait souvent les particularismes locaux, ethniques ou historiques : une guérilla, un maquis ne peuvent subsister que s’ils ont l’appui de la population. Ainsi, pour citer des exemples en vrac, la non-coopération en Inde, les partis de type populiste et le rôle des syndicats en Amérique latine, le financement et le fonctionnement du FLN tablant sur l’existence d’une forte population travailleuse algérienne en France, les partis et regroupements passant par-dessus les frontières coloniales en Afrique noire créèrent des situations originales, déroutantes pour l’analyste politique.
7On aurait pu imaginer que le rapport entre la société civile et ses institutions se fonderait dans l’histoire et la nature des rapports sociaux existants, voire qu’il prendrait des formes inédites. Or la condition partout reconnue de l’indépendance a été l’unification de la nation par l’Etat.
8S’il faut garder présentes à l’esprit les différences entre les nations nouvelles nées de la décolonisation récente (l’Afrique dans sa majorité) et celles constituées aux xviiie et xixe siècles avec une certaine influence des philosophies politiques européennes et nord-américaines (la plupart des pays d’Amérique latine), des traits communs les distinguent néanmoins des Etats du Vieux-Monde nés du renversement des monarchies féodales. Dans ceux-ci le développement économique et industriel a largement précédé l’existence d’un Etat centralisé ; l’Etat-Nation y a succédé à des formes archaïques — mais pas toujours dépendantes — et il n’a assumé que bien plus tard, depuis les années trente et plus encore depuis les vingt dernières années, des fonctions de contrôle, de coordination et de sauvegarde de l’économie. Dans les sociétés périphériques, c’est l’Etat lui-même qui est constitutif de la nation, moteur de l’économie, gérant des ressources.
9Dans tous les pays d’Afrique, après l’indépendance, écrit I. Wallerstein (1966) « un grand nombre de gens s’imaginaient que la liberté, c’était la fin de toute espèce de contrôle ou la répartition immédiate des richesses entre tous. Les dirigeants des partis nationalistes ne se faisaient évidemment pas d’aussi naïves illusions, mais elles étaient compréhensibles de la part de paysans et d’illettrés. (...) Les leaders durent répéter à plusieurs reprises que l’indépendance exigeait de travailler dur et de ne compter que sur soi-même ».
10Pour G. d’Arboussier, ministre au Sénégal à l’époque, deux sortes d’obstacles se présentent (Arboussier 1961) (je résume ses mots) : obstacles de résistance (tribalisme, régionalisme) et obstacles de dissociation (la bourgeoisie africaine alliant son intérêt à ceux de bourgeoisies externes, et les intellectuels, cadres et techniciens, dont la nation a grand besoin, se coupent d’elle pour s’allier à des idéologies — et des sources de revenus — extérieures). L’Etat nouveau doit avoir toutes les forces vives à sa disposition, lui seul sait et doit les orienter. « Dans la mesure où la spécialisation s’intensifie et où la division du travail s’effectue à l’intérieur des frontières nationales, il devient difficile ou du moins onéreux de faire sécession. Ce n’est pas par hasard que les formalités de douane et d’émigration sont subitement devenues beaucoup plus sévères après l’indépendance, entre le Togo et le Ghana par exemple, ou entre la Guinée et le Sierra Leone. Il y avait à cela plusieurs raisons, et en particulier le fait que ces mesures favorisaient la formation d’une économie nationale, qui contribuait, entre autres, à renforcer le sentiment national et, par-là, le loyalisme des citoyens » (Wallerstein 1966 : 109).
11Le développement servirait-il d’abord le « renforcement du sentiment national », les intérêts de l’Etat ?
12Pour les nations nouvelles d’Afrique noire, en particulier, les « impératifs » de la construction de l’Etat cités par les gouvernants et leurs théoriciens peuvent se regrouper selon les thèmes suivants : l’unité territoriale, c’est-à-dire la lutte contre le tribalisme et les ingérences extérieures ; l’indépendance économique, c’est-à-dire le développement ; la place à prendre dans le système mondial des Etats, c’est-à-dire la modernisation. L’inventaire des instruments mis en place se résume à la mobilisation permanente et totale des forces et des ressources humaines au service de la construction ou du raffermissement de l’Etat. Le tableau de la situation en Afrique noire que donne un manuel récent (Merle 1972) ne laisse guère d’espoir sur l’établissement de sociétés plus libres, plus égalitaires, plus humaines. Je reprends brièvement le fil de son discours :
13L’armée, d’abord, est un facteur important de modernisation : c’est la seule force matérielle organisée, avant le parti, bien plus que les syndicats ou les associations de producteurs. Ainsi les coups d’Etat militaires serviront à accélérer la modernisation, à éliminer la corruption et le népotisme. Si les cadres supérieurs anciens respectent la division des corps sociaux et entendent redonner rapidement le gouvernement aux civils, les jeunes officiers visent à le conserver pour eux, à instaurer des régimes militaires (Burundi, Togo...). Or « l’armée s’use au pouvoir : elle y perd son intégrité de force sociale et politique et sa capacité de constituer l’élément moteur du développement africain » (Merle 1972 : 350).
14Pourtant le développement, formule magique, ne peut être assuré que par l’Etat. Industrialisation, création des infrastructures et du marché, urbanisation, enseignement et formation professionnelle : « des modifications (des structures économiques et sociales) de cette importance ne peuvent être imposées que par un pouvoir fort » (1972 : 357) La démocratie parlementaire, le régime présidentiel même n’y suffisent pas, car ils n’ont pas cette vertu d’unification qui, faute de corps intermédiaires (les syndicats africains sont souvent des instruments du pouvoir plus que l’expression des travailleurs organisés, le corps enseignant est insuffisant et peu contrôlable, l’armée, on l’a dit, veut le pouvoir pour elle-même) ne se trouvera incarnée que dans le Parti unique, ou du moins le Parti identifié à l’Etat. L’exemple du système de prise des décisions au Sénégal est éloquent : « Les discussions préalables et l’adoption de décisions ont pour cadre le Bureau politique du parti élargi aux membres du gouvernement et aux députés. Ce sont ces réunions qui, ayant lieu tous les quinze jours, définissent la politique de la nation. Le rôle de l’Assemblée nationale est simplement de transformer en une règle juridiquement obligatoire pour tous les citoyens ce qui n’était qu’une décision du Parti » (1972 : 370).
15A lire cet exposé on ne peut s’empêcher de constater ce paradoxe, qu’à des mouvements d’indépendance venus du peuple, prônant le peuple comme acteur principal (et souvent le premier concerné par les coûts des luttes de libération) succèdent des Etats qui s’arrogent la représentation unique d’un peuple mutique. Au nom du développement, de la modernisation, jugés essentiels à l’indépendance nationale ; en faveur, toujours, de la classe d’Etat.
16En Amérique latine, la crise de 1929 (année où plus de la moitié des exportations allaient vers les Etats-Unis) et la deuxième guerre mondiale qui bouleversa les échanges allaient faire basculer des pays essentiellement exportateurs vers des tentatives de régimes autarciques. L’élevage et les mines sont des activités traditionnelles, peu mobiles, exigeant de moins en moins de personnel ; la modernisation passera par les villes et un gonflement démesuré du secteur tertiaire, fonctionnaires, universitaires, militaires de carrière. Il n’y a pas de classe d’entrepreneurs, de capitalistes inventifs ; les anciennes oligarchies s’intéressent peu à l’industrialisation, où les profits ne sont pas rapides, et c’est l’Etat qui la prendra en charge avec son armée de techniciens, en faisant appel à des capitaux et à des experts étrangers, en créant des sociétés publiques ou mixtes. Régulateur des relations extérieures, l’Etat garantit la crédibilité des prêts et des investissements ; agissant dans l’« intérêt national », il se fait les lois qu’il veut. L’Etat entrepreneur n’est pas de dimension négligeable : au Chili, la Corporation de Fomento (CORFO, fondée en 1939), qui, après avoir développé des industries de base (hydrocarbures, électricité, cuivre, communications) et des instituts de recherche, est devenue principalement une institution de crédit et de planification qui avait en 1967 un actif de mille millions de dollars US et employait 60.000 personnes. Elle n’a pas diminué ses activités depuis lors (Mercier Vega, 1967). Le vrai pouvoir passe aux mains des techniciens — des technocrates, littéralement —.
17L’Etat, c’est le Centre, l’Un. même dans l’Etat de démocratie représentative, les courants divers doivent parvenir au compromis ou au consensus dans les institutions propres de la démocratie. L’Etat est un au-delà de la société, un intérêt supérieur dont les hommes ne peuvent modifier que les formes, que les manifestations.
18Claude Lévi-Strauss (1955) voit l’apparition de l’écriture en étroite corrélation avec la formation des cités et des Empires, des Etats et de l’asservissement. Henri Lefèbvre (1965) voit dans l’imposition d’un temps uniforme un trait constituant de l’Etat centralisé. Dans le processus de l’abolition des droits féodaux, la plupart des historiens attribuent pour qualité à l’Etat moderne l’uniformisation des poids et mesures. Tout progrès vers l’unification, le contrôle : parce qu’il serait le gardien de lois immanentes, de lois de la nature (la communication entre les hommes, la mesure du temps, l’unité mathématique), l’Etat omniscient asseoit sa domination sur le peuple.
19Mais la diversité des poids et mesures qui s’ajoutait à la multiplicité et à la complexité technique des droitures féodales, les paysans et les suzerains en faisaient bien leur affaire. Plus avant, la diversité des langues, des alphabets et des normes n’empêchèrent pas Pythéas ni Marco Polo de parcourir des terres nouvelles et d’en ramener des enseignements.
20Héritières de parcelles de culture exogène (langue, écriture, calendrier...), les sociétés périphériques les ont intégrées en les décalquant ou les paraphrasant : en changeant de langue nationale, en modifiant les jours fériés, mais restant toujours dans le lexique. L’homogénéisation des moyens de communication qui servait les intérêts impérialistes (les réseaux routiers, les frontières nationales, le tissu urbain) perdure pour servir à son tour les nouveaux maîtres. Si G. Balandier accepte de faire pour la Fédération horlogère suisse une enquête sur le temps en Afrique (1963), c’est que l’unification du temps ne peut que contribuer à l’unification et à la modernisation des Etats, à leur faire gagner leur place et leur reconnaissance dans le système mondial. Il existe, écrit Balandier dans l’introduction à son rapport, une « relation maintenant connue et largement acceptée entre la gestion du temps et la gestion du progrès. Les plus dynamiques des sujets questionnés associent la maîtrise du temps et la réalisation des objectifs fondamentaux : développement économique et construction nationale. Ils reconnaissent implicitement que, pour mettre les nations africaines « à l’heure » du xxe siècle, il faut d’abord apprendre au grand nombre d’Africains à lire l’heure et à mieux se soumettre au temps objectif ».
21Lorsque l’État est moteur et unificateur, on ne peut plus affirmer qu’il soit au service d’une classe dominante : il est lui-même la classe dominante. Les hérauts les plus loquaces du peuple, de la classe ouvrière et de la paysannerie pauvre sont aussi ceux qui savent le mieux les faire taire et réaliser le plus complètement l’Etat-classe.
22Lorsque Fidel Castro prend le pouvoir à Cuba, en janvier 1959, c’est sur un programme démocratique de rétablissement des droits constitutionnels et des libertés civiles. C’est en effet la violation de ces droits qui constitue le principal reproche fait au régime de Batista, plus que la dégradation de la situation économique — plutôt moins mauvaise que dans les autres pays d’Amérique latine, ou l’assujétion à des intérêts étrangers — les exportations de produits agricoles ou miniers ainsi que les investissements nécessaires à l’industrialisation rendent nécessaire une forme ou une autre de dépendance. Le Mouvement du 26 juillet est composé de forces révolutionnaires diverses, à l’exclusion toutefois des communistes qui ont composé avec la dictature de Batista, jouant en particulier un rôle dans la Confédération syndicale CTC où ils ont entre autre contribué à réprimer les grèves interdites. En quelques mois, Castro créera autour de lui un groupe homogène, éliminant ses principaux compagnons d’armes qui critiquent ses revirements et ses contradictions : Manuel Urrutia Leo, président nommé, José Miro Cardena, premier ministre jusqu’à la mi-février 1959, Huber Matos, commandant des troupes qui ont pris Santiago de Cuba et qui s’oppose à l’infiltration communiste comme à la professionnalisation de l’armée, Pedro Luis Diaz, commandant de l’Armée de l’Air, David Salvador, premier président élu de la CTC après le coup et qui sera remplacé par Lazaro Peña, déjà un des dirigeants de la centrale syndicale sous Batista. Ils seront réduits, comme d’innombrables autres moins connus, au silence, à l’exil, à la prison. Le gouvernement de Castro est formé d’universitaires, avocats et officiers supérieurs (Draper 1962), limé et raboté jusqu’à ce qu’il fasse absolument allégeance au lider maximo. Celui-ci joue de son pouvoir charismatique et de la machinerie mise en place pour mobiliser les foules à l’écoute de ses discours interminables et de ses mots d’ordre contradictoires (sur la priorité de l’agriculture ou de l’industrie, l’amitié avec la Chine ou l’URSS...), pour rayer toute opposition, encadrer l’armée par des officiers de carrière, et les jeunes gens par le rétablissement du service militaire obligatoire, en bref conquérir et construire un pouvoir absolu avec une classe nouvelle. « La nouvelle équipe dirigeante a fort à faire pour mettre au pas les organisations syndicales et ouvrières et pour encadrer les populations paysannes, écrit un observateur en 1967 (Mercier Vega 1967). Ce n’est pas le triomphe des revendications prolétariennes qui explique la nouvelle émigration et la naissance d’une opposition au régime ; c’est au contraire la transformation des organisations populaires de base en simples succursales du pouvoir, contrôlées et manipulées par lui, qui précipite la tendance au départ de tous ceux qui espéraient construire un régime de plus grande liberté et de meilleure justice sociale. »
23Un moyen sûr d’unification d’une nation est l’identification d’un ennemi commun, et l’alliance avec l’ennemi de l’ennemi. Il est peu probable que « le caractère manifestement national de la révolution cubaine (ait) conduit celle-ci à des réformes de plus en plus anti-impérialistes et (que) l’extrême dépendance de l’économie cubaine à l’égard de l’économie nord-américaine les (ait) transformées en réformes anticapitalistes » (Mires 1973). Il est bien plus vraisemblable que l’anti-yanquisme ait conduit d’abord au pro-soviétisme, par la nécessité d’un partenaire commercial et d’un allié idéologique, ce qui a permis la réintégration aisée et rapide du PSP communiste aux côtés de Castro. Il deviendra le parti unique du leader unique, s’identifiant aux services, administrations et institutions étatiques.
24L’alliance a souvent peu à voir avec le propos révolutionnaire : les passages de la Guinée, de l’Egypte, de l’Iraq, par exemple, entre l’appui soviétique et l’appui nord-américain, les prises de positions et d’armes dans la question palestinienne ou en Angola montrent bien que les alliances ne sont pas désintéressées, que les services rendus se paient. Et que, peut-être, d’un Etat à l’autre, d’un « camp » à l’autre, il y a identité fondamentale de classe.
25Le modèle cubain éclaire la formation de la classe dirigeante, débarrassée des traits caricaturaux qui ailleurs arrêtent l’attention. Ce ne sont pas tant les abus criards qui sont à retenir, couronnes d’empereurs ou voitures plaquées d’or fin ; c’est, dans le processus de développement, la prise en main délibérée des intérêts du peuple par une classe non productrice, gérant les ressources propres de la nation et les capitaux extérieurs avant tout pour se garder le pouvoir et s’institutionnaliser, sans hésiter devant le prix à payer en vies humaines.
26Ce sont les techniciens et les administrateurs qui définissent le Plan, la Réforme agraire, le Commerce extérieur. En Algérie, un principe de base de l’économie a été l’autogestion des entreprises et des domaines. Pendant les deux premières années de l’indépendance, alors qu’il s’agissait de mettre sur pied une constitution et des appareils ministériels et administratifs, la reprise des biens vacants par les travailleurs agricoles et industriels a permis la poursuite de la production, freiné le démantèlement de la population travailleuse, donné le coup d’envoi à la construction de la nation.
27A peine l’inventaire des ressources opéré et l’Office national de la réforme agraire mis en place, la filière ascendante (allant des coopératives de production à l’UNCAC, l’organisme national de commercialisation) a été entièrement subordonnée à ce que l’on a pu appeler la « télégestion » (Desroche 1965), la filière administrative descendant de l’ONRA aux comités de gestion pour donner des ordres à chaque échelon. La mise sous tutelle des domaines autogérés, la constitution de sociétés d’économie publique pour l’industrie et les ressources du sous-sol ont découragé rapidement l’auto-organisation des travailleurs, favorisé les fraudes et le travail noir, provoqué une nouvelle émigration, ce qui donnait à l’appareil autant de raisons de se renforcer. De plus, une bonne partie de l’administration française avait été conservée et simplement doublée par de nouveaux fonctionnaires jusqu’aux décrets d’algérianisation et d’arabisation, c’est-à-dire pendant le temps nécessaire à former de nouvelles élites fidèles au régime et à épurer les acteurs importants de la guerre d’indépendance qui ne s’identifiaient pas avec le Parti. La mise à l’écart des autres dirigeants du GPRA par Ben Bella, puis celle de Ben Bella par Boumedienne en ont été les manifestations les plus voyantes. Il en va de même pour la mobilisation contre un ennemi extérieur (tantôt Israël, tantôt le Maroc) qui permet d’employer et d’encadrer les jeunes, les chômeurs, inutilisables dans des buts strictement productifs avec le développement d’industries hautement capitalisées (les hydrocarbures en particulier).
28On peut raconter pareille histoire pour d’autres pays. Le même processus d’africanisation progressive de l’administration s’est passé dans la plupart des pays d’Afrique noire, les anciens personnels restant au titre de l’assistance technique. « Interrogés sur leurs perspectives d’avenir, la grande majorité des étudiants africains déclarent vouloir devenir fonctionnaires. On pourrait être étonné de ce dévouement à la chose publique. En fait il semble que la réalité soit toute différente : la fonction publique est un moyen d’approcher le pouvoir et d’acquérir une situation avantageuse. » (Mabileau, Lavroff 1972).
29Il arrive que les gouvernements passent et que les administrations restent. Au Chili, la CORFO a survécu à la présidence d’Aguirre Cerda, à celles de Videla, de Carlos Ibañez, de Jorge Alessandri, de Frei et d’Allende, chaque régime conservant et enflant les effectifs des anciens fonctionnaires, vendant ou rachetant certaines sociétés de production ou institutions de crédit. En Argentine, sous Peron comme sous Videla, la masse énorme des permanents syndicaux reste en place tout en étant « contrôlée » (ou du moins en leur offrant des postes de travail) par des militaires, bons serviteurs de l’Etat mais certainement incompétents dans les questions du travail. La bureaucratie a le pouvoir, donc la possibilité de contrôle idéologique, mais avoue son incapacité et son manque d’autonomie en le partageant.
30Les oppositions au pouvoir en place, en revanche, s’affirment sans vergogne compétentes pour gérer l’Etat : ce sont plus des contre-Etats que des contre-pouvoirs, elles sont aisément aussi éloignées du peuple travailleur que les dirigeants en place. Elles utilisent elles aussi comme arme de prédilection le nationalisme, contre les ingérences extérieures ou la prétendue usurpation de territoires. Ainsi on a vu en 1975 les extrême-gauche révolutionnaires chilienne et bolivienne rivaliser en déclarations sur l’accès de la Bolivie à la mer.
31Au xixe siècle, la Bolivie avait possédé pendant quelques années la province d’Antofagasta, sur le littoral du Pacifique, région riche en salpêtre et en cuivre. En 1879, le Chili reconquérait cette zone ; il s’ensuivait divers traités plus ou moins explicites, plus ou moins reconnus. Lorsque le général Pinochet rencontre Banzer pour négocier un accord facilitant l’accès de la Bolivie à la mer, le nationalisme outrancier et l’appel au droit historique ne sont pas tant du côté des dictateurs que des groupes révolutionnaires, en exil ou dans la clandestinité, revendiquant la seule représentation authentique du peuple et enrobant leur déclaration d’une hypocrisie internationaliste qui ne trompe guère. Il vaut la peine de les citer en parallèle (Interrogation : 1976).
32« Demain, quand l’Amérique latine sera socialiste, les travailleurs boliviens auront les mêmes droits sur l’océan américain que les autres travailleurs latino-américains... Pinochet et sa camarilla savent bien que, du point de vue du droit international bourgeois, la Bolivie n’a aucun droit sur la mer, et le passage qu’ils ont accordé représente la renonciation la plus flagrante du siècle à la souveraineté nationale de la part d’un gouvernement chilien »1
33« La classe ouvrière de Bolivie est ainsi à la fois profondément internationaliste et profondément nationale... Les ouvriers, en tant qu’avant garde du peuple entier, revendiquent dans leurs documents programmatiques notre droit historique de retrouver les anciens territoires usurpés lors d’une guerre de rapine. »2
34(De même, ce sont les socialistes espagnols, par la voix de Felipe Gonzalez, qui se font les avocats des droits historiques de l’Espagne sur les Canaries, contre le « soutien révolutionnaire » de l’Angola au mouvement de libération...) (Le Monde, 2-9-1977).
35Les opposants dont on entend la voix peuvent se dire les porte-parole d’un peuple grugé, ils n’en ont pas moins la même origine sociale et les mêmes aspirations que la classe au pouvoir. Les universités sont à la fois des pépinières de révolutionnaires et l’antichambre de la haute administration. Les centres d’études militaires sont à la fois inspirés par les méthodes américaines et les meilleurs séminaires sur le marxisme, le mouvement social et la prise du pouvoir. De même que les syndicats sont à la fois des creusets pour l’action directe et pour la bureaucratie ; que les associations peuvent être des lieux de prise de conscience et d’autonomie comme de solides instruments d’intégration ; que les Eglises peuvent être la meilleure caution du pouvoir comme sa contestation la plus vive. Il est difficile d’échapper à l’un ou l’autre de ces aspects, dont les contradictions ne sont pas mortelles ; il est toujours tentant, pour ceux qui sortent d’une haute école ou d’un séminaire, d’intervenir dans les mécanismes de l’Etat.
36Lorsqu’un Etat nouveau se crée, lorsqu’un régime nouveau s’instaure, après une brève période d’effervescence et d’expression spontanée, les priorités sont fixées : faire travailler le peuple en silence, épurer et renouveler la classe gestionnaire et technicienne des vestiges du colonialisme ou de l’oligarchie. Le personnel ancien n’abdique pas : les exclus du nouveau régime s’engouffrent dans les organisations internationales et les instituts étrangers, pour revenir dès que s’ouvre une brèche, dès qu’un compromis peut être passé. Le ballet des présidents du Dahomey de 1959 à 1970 (Maga, Ahomadegbé, Apithy) qui se succèdent les uns aux autres, s’opposent et s’entre-déchirent jusqu’à participer de concert à un seul et même gouvernement tripartite, avec leurs alliés et leurs clients, leurs familles et leurs experts, n’est qu’un exemple parmi d’autres.
37Dans ces conditions, parler de dépérissement de l’Etat, parler même de droite ou de gauche, ça pourrait bien être du cynisme ou de la mauvaise foi. Le ralliement à un camp ou à un impérialisme ne sert-il pas d’abord à renforcer l’Etat, à asseoir les privilèges de la classe au pouvoir, plutôt qu’à créer une société nouvelle, à développer les ressources matérielles et humaines du pays dans leur originalité ? Lorsque Cuba revient à une production démesurée de sucre après avoir essayé de liquider la monoculture au profit de l’industrialisation forcenée ; lorsque l’Algérie conduit à l’étouffement des petits ateliers et entreprises maraîchères autogérés pour mettre tout l’effort (et les capitaux et les compétences) dans l’exploitation des sous-sols, quels intérêts sont-ils en jeu, qui en retire les bénéfices ?
38« Le premier acte dans lequel l’Etat apparaît réellement comme représentant de toute la société — la prise de possession des moyens de production au nom de la société — est en même temps son dernier acte propre en tant qu’Etat. L’intervention d’un pouvoir d’Etat dans les rapports sociaux devient superflue dans un domaine après l’autre, et entre alors naturellement en sommeil. » On voudrait bien voir des exemples de cette démonstration d’Engels... (Engels 1877).
39Dans le vieux monde, plusieurs observations montrent que l’Etat-classe s’installe aussi. Les nouveaux patrons, le vrai pouvoir économique, ce ne sont plus les entrepreneurs privés. Le capitalisme sauvage n’existe plus. Les décisions se prennent dans les hautes administrations, au Plan, dans les instituts d’économie publique, dans les organismes mixtes : dans des organes de l’Etat, mais de moins en moins dans les Parlements. L’Etat moderne qui fut d’abord caution et garant (par les caisses de compensation et de retraite, l’allocation de capitaux à des régions défavorisées ou des secteurs en difficultés, la surveillance des services sociaux et des conventions collectives) devient le premier gérant, le seul négociateur, bien en dessus des enjeux idéologiques.
40Le rôle essentiel dans la relance et la modernisation de l’économie a été assuré en Italie par l’I.R.L, en Espagne par l’LN.L, énormes holdings publiques qui conservent le même personnel (d’origine fasciste ou opus déiste) de techno-bureaucrates à travers les changements de régime. Les énarques qui ont discuté de l’avenir de LIP en 1973 et l’ont reprise en mains pour en faire une entreprise modèle et moderne, avec la bénédiction et les fonds des pouvoirs publics, venaient autant du jeune patronat dynamique que des rangs socialistes.
41Pourtant, l’imagerie traditionnelle subsiste : les ennemis du peuple, ce seraient les capitalistes bedonnants et cruels, avec les fidèles services de la CIA. On s’insurge lorsque les universités vendent leurs travaux à l’industrie privée ; on passe sous silence, mieux on valorise leur contribution à la bonne marche des services publics. Qu’un président américain (par exemple) s’entoure de banquiers et d’hommes d’affaires, c’est la preuve qu’il va exploiter le peuple et affamer le Tiers Monde ; qu’il prenne pour conseillers et exécutants des professeurs et des fonctionnaires syndicaux, c’est le gage de son esprit démocratique. Il y a peu de voix pour dire qu’il s’agit des mêmes personnes, de la même classe.
42Tout cela dit rapidement, puisque ce n’est pas là le thème de ce cahier.
43Les anarchistes, depuis belle lurette, ont critiqué l’imagerie en matière d’évolution du capitalisme. Si l’on peut admettre qu’il y a, dans le système capitaliste, une généralisation de l’état de salarié (abusivement qualifiée de prolétarisation), la paupérisation n’est pas prouvée, encore moins si l’on compte au nombre des « prolétaires » les cols blancs, les cadres intermédiaires, les intellectuels salariés. Il serait d’ailleurs plus correct de dire que les classes moyennes ne disparaissent pas au fur et à mesure de la concentration capitaliste, mais s’accroissent en nombre et en force puisqu’elles composent le corps des fonctionnaires, des gérants, des cadres syndicaux et de partis, entre autres. Enfin la concentration ne s’opère pas tant dans la propriété des moyens de production que dans la direction des opérations productives et de la bureaucratie : le « capitalisme populaire », l’« actionnariat ouvrier » ne sont pas des leurres quant à la possession financière mais quant au contrôle de l’utilisation des capitaux et à leur gestion. L’équipe de direction d’une entreprise peut être plus puissante que le conseil d’administration proprement dit.
44Les partis de gauche le savent bien, qui forment un réservoir inépuisable de gestionnaires : « énarques », dirigeants syndicaux, conseillers économiques et militaires, hauts fonctionnaires, directeurs de sociétés nationales. C’est là qu’ils se préparent à prendre le pouvoir ; peut-on imaginer qu’ils vont le rendre au peuple ?
45Les nouvelles classes dirigeantes, le pouvoir de la technobureaucratie, les anarchistes les ont aussi débusqués depuis longtemps. Une seule citation :
46« C’est le propre du privilège et de toute position privilégiée, écrit Bakounine en 1870, que de tuer l’esprit et le cœur des hommes. L’homme privilégié soit politiquement, soit économiquement, est un homme intellectuellement et moralement dépravé... Un corps scientifique, auquel on aurait confié le gouvernement de la société, finirait bientôt par ne plus s’occuper du tout de science, mais d’une tout autre affaire ; et cette affaire, celle de tous les pouvoirs établis, serait de s’éterniser en rendant la société confinée à ses soins toujours plus stupide et par conséquent plus nécessiteuse de son gouvernement et de sa direction. Mais ce qui est vrai pour les académies scientifiques l’est également pour toutes les assemblées constituantes et législatives, lors même qu’elles sont issues du suffrage universel. Ce dernier peut en renouveler la composition, il est vrai, ce qui n’empêche pas qu’il se forme en quelques années un corps de politiciens, privilégiés de fait, non de droit, et qui, en se vouant exclusivement à la direction des affaires publiques d’un pays, finissent par former une sorte d’oligarchie politique ou d’aristocratie. » (Bakounine 1870).
47On peut déclarer Bakounine gagnant contre Engels, les inquiétudes n’en demeurent pas moins. Les confluences que l’on peut observer entre les nations nouvelles d’Afrique, les pays d’Amérique latine où la démocratie a disparu en quelques années, l’URSS et ses satellites, la Chine (Caddart 1976) et les pays industrialisés : montée du secteur tertiaire, absorption du pouvoir par une nouvelle classe, identification des oppositions dites « de gauche » à la technobureaucratie, tout cela ne laisse guère d’espoir sur les possibilités de révolution par l’Etat. Les discours intellectuels s’inscrivent dans la même logique, que ce soit pour dénoncer les totalitarismes ou proposer de nouvelles formes de gestion de la société : ils s’exténuent à confirmer, infirmer ou renouveler la pensée marxiste sans s’attacher à observer, interroger, comprendre les réalités.
48La discussion entre les thèses de Lénine et de Roy, au deuxième congrès de l’Internationale communiste, sur la révolution dans les colonies, n’a pas d’intérêt théorique : son intérêt réside dans le fait que la partie gagnante, qui détenait le pouvoir, allait envoyer Borodine en Chine et jouer un rôle décisif pour le devenir de centaines de millions de Chinois.
49Le pouvoir ne supporte pas la diversité, le pluralisme, l’autogestion qui prétend se passer de lui ; il les appelle dissidences, ce sont ses antithèses. Lorsqu’un gouvernement dialogue avec les partis d’opposition, leur offre des places et des forums, qu’on ne s’y leurre pas : c’est qu’ils jouent le même jeu, c’est qu’il s’agit des mêmes personnes, du même projet de prise du pouvoir et de gestion de l’Etat. On ne peut être que pessimiste quand les révolutions prétendent se faire par l’Etat. Pessimiste, mais pas aveugle : le projet libertaire n’est pas d’exorciser l’Etat, mais de comprendre comment il fonctionne, comment se prennent les décisions, qui détient le pouvoir réel. Non pour le prendre, mais pour déterminer les objectifs de la lutte, les lieux d’intervention, les alternatives pratiques.
Bibliographie
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Arboussier, G. d’
1961 L’Afrique vers l’unité, Paris, Ed. Saint-Paul.
Bakounine
1870 « L’Empire knouto-germanique et la révolution sociale » (reproduit in Œuvres, T. III, Paris Stock 1908).
Balandier, G.
1963 Le temps et la montre en Afrique noire, Bienne, F.H.S.
Caddard, C.
1976 « Une dictature de bureaucratie nouvelle », in Regards froids sur la Chine, Paris, Seuil.
Desroche, H.
1965 Cours au collège coopératif, Paris.
Dolgoff, S.
1976 The Cuban Revolution, New York, Free Life.
Draper, T.
1962 Castro’s Revolution, Myths and Realities, New York.
Engels, F.
1877 Anti-Dühring (Paris, Ed Sociales 1963).
Interrogations
1976 « Nacionalismo y ultra-izquierdismo en América Latina, (documentas, no 8). Lefebvre, H.
1964 La proclamation de la Commune, Paris, Gallimard.
Levy Strauss, C.
1955 Tristes Tropiques, Paris, Plon.
Mabileau, A.
Lavroff, D.
1972 « Le pouvoir politique en Afrique noire » in Merle (1972).
Mercier Vega, L.
1967 Mécanismes du pouvoir en Amérique latine, Paris, Belfond.
1978 La révolution par l’Etat, Paris, Payot.
Merle, M. (sous la direction de...)
1972 L’Afrique noire contemporaine, Paris, A. Colin.
Mires, F.
1973 « Nationalisme et révolution », Les Temps Modernes, Paris, juin.
Wallerstein, I.
1966 L’Afrique et l’indépendance, Paris, Présence Africaine.
Notes de bas de page
1 « Mañana, cuando América latina sea socialista los trabajadores bolivianos tendràn sobre el mar de America los mismos derechos que el resto de los trabajadores latinoamericanos ... Pinochet y su camarilla saben perfectamente que desde el punto de vista del derecho internacional burgués Bolivia no tiene derechos algunos sobre el mar, y el paso que han dado significa la más abierta renuncia a la soberanía nacional por parte de un gobierno chileno en este siglo. » ( El Rebelde, organe du MIR chilien, février 1975)
2 « Así es la clase obrera de Bolivia, profundarnente internacionalista y profun-damente nacional al mismo tiempo ... Como vanguardia de todo el pueblo, los obreros reinvindican en sus documentos programáticos nuestro histórico derecho de retornar a los antiguos territorios usurpados en una guerra de rapina. » (ELN bolivienne, août 1975)
Auteur
Centre international de recherches sur l'anarchisme, Genève.
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