Chapitre III : Le système mondial des États, stade suprême de l’impérialisme ?
p. 45-49
Texte intégral
1Une classe hégémonique — la bourgeoisie européenne — a donc façonné et imposé le système mondial. Si nous retrouvons dans ce système la rationalité et l’historicité de cette classe, nous y retrouvons également ses contradictions et ses antagonismes : division inégale du travail, verticalité politique et sociale, aliénation culturelle... bref, l’ensemble des relations sociales transformées en rapports de force et de pouvoir. Or parce que, précisément, il est devenu une sorte de « condensation matérielle des rapports de force » (Poulantzas 1976), l’Etat est, aujourd’hui, le maillon faible du système, le lieu où se déroule et se joue la crise.
2En se mondialisant, la forme étatique a, dans le même temps mondialisé les formes de sa contestation. En généralisant et en renforçant son emprise sur la planète (hommes, espace et idées), l’Etat a généralisé et radicalisé les luttes contre lui.
3La « stratégie de la classe hégémonique » semble ainsi atteindre ses limites. La problématique du mal développement, la problématique écologiste, la problématique culturelle, bref l’ensemble des problèmes sociaux, révèlent ces limites et mettent à jour la multi dimensionnalité de la domination qui s’exerce par le biais de l’Etat.
Logique de l’intégration et logique de la diversité
4Ce que la problématique du mal développement (entre autres : Commission des organisations suisses de coopération au développement 1975) et les débats sur les stratégies de développement (Fondation Dag Hammarskjöld 1975) ont démontré incontestablement c’est l’échec d’une pensée et d’une pratique fondées sur la logique de l’intégration ; celle-ci n’a ni éliminé, ni même réduit la division inégale du travail, cause essentielle de ce mal développement. Elle a au mieux perfectionné les instruments par lesquels cette inégalité se perpétuait... Politiquement, cette logique s’est traduite par la construction et le renforcement des Etats périphériques et par la mise en œuvre d’une stratégie d’association de ces Etats au système mondial impérialiste.
5Par delà les triomphalismes tiers-mondistes et les discours paternalistes, il faut convenir que, partout dans la périphérie, cette stratégie intégrationniste, ces « intégrative révolutions » comme les appelle Clifford Geertz (1963), ont abouti à la constitution d’Etat-clients ou, au mieux, à des expériences de capitalisme d’Etat. Le « mimétisme socio-culturel » dont nous parlions plus haut s’est donc révélé mystification : sortis de la domination impérialiste directe, les peuples de la périphérie se sont retrouvés enfermés dans le système mondial des Etats que domine ce même impérialisme !
6Par-delà la diversité des formes d’Etats, le phénomène étatique lui-même révèle, que ce soit au centre ou à la périphérie, l’unicité de ses fondements : la division inégale du travail, la concentration économique et politique, l’exploitation et l’aliénation. Or si la périphérie remplit une fonction de plus en plus importante dans la division inégale du travail, elle occupe corollaire-mente une place de plus en plus grande dans le dépassement du système actuel (l’anti-impérialisme joue un rôle accru dans l’évolution du socialisme). Ce dépassement impliquera la mise en œuvre d’une « stratégie dissociative »
716 dont la forme étatique elle-même devrait être la cible. C’est une exigence politique : le dépérissement de l’Etat reste inclus dans tout projet socialiste malgré les élucubrations des rédacteurs de la nouvelle constitution soviétique17 ; culturelle : cette forme qui a servi à aliéner les peuples de la périphérie colonisée et qui draine avec elle la rationalité bourgeoise ne peut servir pour leur libération. Rompre avec la forme étatique c’est également rompre avec l’uniformité et l’acculturation imposées par l’impérialisme. Du reste quelques expériences récentes de la périphérie semblent prouver (empiriquement) cette hypothèse : lorsqu’une lutte anti-impérialiste cohérente est menée à son terme, elle débouche (spontanément) sur des formes d’organisation non-étatiques : les paysans algériens n’ont-ils pas retrouvé une des formes traditionnelles d’organisation sociale en instaurant spontanément, au lendemain de l’indépendance, l’autogestion des terres (ancienne forme de possession collective des sols ?) Les Tanzaniens n’ont-ils pas renoué avec une forme d’organisation traditionnelle en instituant les villages ujamaa ? Et les Chinois avec les communes populaires ?
8Et enfin, c’est une exigence socio-économique car tout prouve actuellement qu’aucun mode de développement alternatif ne peut se passer de l’initiative des populations concernées ; initiative qui doit, elle-même, se développer en dehors de tout contrôle étatique. Ainsi, par une espèce de dialectique historique, l’émergence de l’Etat dans la périphérie semble avoir propulsé celle-ci à l’avant-poste du projet socialiste : le dépérissement de l’Etat18.
9Certes la lutte de classes reste le moteur de cette « stratégie dissociative », mais ici également la logique de la diversité doit imprégner notre réflexion : le fait-même que nous nous plaçons au niveau du système mondial nous oblige à élargir nos concepts traditionnels. Il en va ainsi du concept de lutte de classes, lequel doit être singulièrement approfondi pour pouvoir rendre compte de la diversité des classes dominées (paysans, ouvriers, masses dépaysannées et clochardisées, immigrés, etc..) de la multi dimensionnalité de la domination (économique, politique, culturelle, idéologique) et de la multiplicité des formes de révoltes (spontanées, organisées, de masse, avant-gardistes, partisanes, frontistes, etc.).
10L’émergence politique de la périphérie dans le projet socialiste permet cet enrichissement théorique, elle permet d’atteindre ce que J. Galtung appelle « le marxisme généralisé » c’est à dire un marxisme débarrassé de son européocentrisme (l’Europe, sa bourgeoisie et son prolétariat montrant aux autres régions du monde « l’image de leur propre avenir »). Ici encore, le principe de la diversité doit prévaloir sur celui de l’intégration.
Scénario étatique et scénarii communautaires
11L’impérialisme est en crise. Cependant, il n’est pas appelé à s’autodétruire. Deux scénarii, fondés sur l’action des forces sociales en présence, semblent se confronter :
12— Le scénario étatique : L’exploitation de la périphérie se renforcerait de plus en plus et le centre continuerait à y exporter ses contradictions. Pour contrôler et maintenir cette verticalité le pouvoir économique et politique se concentrerait de plus en plus.
13Ce scénario étatique impliquera une action intégratrice de plus en plus forte et de plus en plus orientée vers la constitution de grandes entités étatiques (processus de régionalisation19 menant inévitablement à l’Etat mondial, que ce soit sous la forme d’un directoire par les grandes puissances (type ONU) ou sous la forme d’une réelle autorité politique mondiale.
14Bien entendu, dans ce scénario, les fonctions actuelles de la périphérie seront maintenues, au profit du centre et au détriment des peuples périphériques. « La Sainte alliance des Etats » contre les peuples et les classes sociales trouvera alors son expression la plus parfaite et la plus achevée.
15— Les scénarii communautaires : « L’évolution de l’Etat dans un sens de plus en plus autoritaire s’accompagne d’une impuissance toujours plus grande à répondre aux problèmes fondamentaux de la société. Dès lors, les grands mouvements de lutte auront de plus en plus la tendance à sortir du cadre national... » (Guattari & Macciocchi 1977).
16Dans ce scénario, les luttes anti-impérialistes, les luttes de classes au centre, les révoltes micro-culturelles, les exigences dites « écologistes » opéreraient comme facteurs de dépérissement de l’Etat et convergeraient dans un courant dissociatif général. Elles effectueraient une série de ruptures dans le système mondial.
17Rupture économique : elles rompent avec la logique de l’accumulation primitive du capital et de la division sociale du travail pour s’orienter progressivement vers la logique de la satisfaction des besoins.
18Rupture politique : elles rompent avec l’Etat comme forme d’organisation sociale permettant la « condensation des rapports de force sociaux » et perpétuant la division inégale du travail (dirigeants-dirigés).
19Rupture idéologique : elles rompent avec la valorisation positive de l’intégration et l’annihile en tant que facteur d’aliénation et de domination, réhabilitant ainsi les logiques de la diversité contre la logique de l’intégration imposée par l’impérialisme.
20Dans ce scénario, la constitution de nouvelles entités sociales (les communautés) autocentrées, self-reliantes et autogérées se substituera à l’étatique sous toutes ses formes.
21Le système mondial des Etats paraîtra alors, comme le stade suprême de l’impérialisme.
Notes de bas de page
16 La notion est empruntée à Roy Preiswerk (Intervention au Colloque sur le Nouvel Ordre économique international organisé par l’Institut universitaire des hautes études internationales, Genève, juin 1977).
17 Pour ce débat consulter le dossier : « La crise du pouvoir en Union soviétique » in Le monde diplomatique, juillet 1977.
18 Nous regrettons que K. Radjavi n’ait pas analysé cet aspect du problème dans son ouvrage : La dictature du prolétariat et le dépérissement de l’Etat de Marx à Lénine (1975).
19 C’est l’hypothèse qui sous-tend le deuxième rapport du Club de Rome : Stratégie pour demain (Mesarovic, Pestel 1974).
Auteur
Institut universitaire d’études du développement
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