Chapitre II : Nature et fonctions de l’État périphérique
p. 37-43
Texte intégral
1On n’accepte pas impunément n’importe quelle forme car il n’existe pas de forme sans contenu. Or, nous l’avons dit, la rationalité bourgeoise et l’historicité bourgeoise sont le contenu de l’Etat moderne. Elles vont marquer la nature et les fonctions de l’Etat périphérique. Quel qu’il soit.
Intégration et étatisation
2La rationalité bourgeoise repose sur « l’axiome de l’intégration », celle-ci est chargée d’une valeur (historiquement ?) positive : un marché intégré vaut mieux qu’un ensemble de producteurs-consommateurs éparpillés, une nation intégrée vaut mieux qu’un ensemble d’ethnies séparées, un pouvoir intégré vaut mieux qu’une multitude de pouvoirs autonomes, etc.. Si on ne la réfère pas à la logique capitaliste, c’est-à-dire à un ensemble de nécessités historiques particulières, cette valorisation positive de l’intégration se transforme en dogme. Et c’est ce dogme qui domine — idéologiquement — le système mondial. Les Etats périphériques y participent. Mais ils y participent d’une façon excentrique, donc désarticulée. Car, en effet, si, au centre le processus d’intégration-étatisation fut commandé et réglé par la lutte de classes interne et par les nécessités du marché « national », à la périphérie, nous l’avons dit, ce processus sera déterminé par le marché mondial et l’impérialisme.
3Cela aura des conséquences sur la nature et les fonctions de l’Etat périphérique. Trois schémas vont s’offrir :
4a) l’intégration au marché mondial : C’est l’hypothèse la plus commune. En l’absence d’un marché interne et d’une classe sociale nettement différenciée capable de le créer, le nouvel Etat périphérique vient, purement et simplement, intégrer les populations et le territoire qu’il contrôle au marché mondial. Les « pactes coloniaux » sous toutes leurs formes seront alors le lien entre centre et périphérie. « Compradore » ou relais, la lumpenbourgeoisie périphérique n’aura alors d’autres tâches que de maintenir cette intégration et contrôler « l’ordre » qui en découle. C’est l’Etat périphérique-client. (Les Emirats du Golfe Arabe, la quasi-totalité des Etats africains, plusieurs Etats du Sud-Est asiatique sont l’exemple-type de ce schéma).
5b) le partnership dans le marché mondial : Rompant avec toutes formes de pacte colonial, mais sans remettre en cause ni la rationalité, ni les lois du système mondial, l’Etat ici veut jouer un rôle actif. La classe — ou l’alliance de classes — qui y domine tend à jouer un rôle anticolonial (que l’on confond souvent avec anti-impérialiste).
6Renforcement des appareils bureaucratiques, centralisme politique, concentration des pouvoirs, projets d’industrialisation, croissance économique, développement de l’urbain au détriment du rural, scolarisation effrénée, fixation des populations, sont alors les principales fonctions de cet Etat. La bourgeoisie qui en procède, la bourgeoisie d’Etat, se dote alors d’un rôle « national » (« c’est l’intérêt national qui l’anime »), d’une légitimité économiste (elle demande à être jugée sur ses « réalisations économiques ») et d’un discours populiste (« elle s’appuie sur le peuple »). Mais le système mondial des Etats et l’impérialisme sont loin d’être atteints, au contraire, l’Etat et son système sont renforcés et le marché mondial que dominent les mêmes rouages et les mêmes lois est simplement réaménagé afin de tenir compte des nouveaux venus
712. C’est l’Etat national. Cependant l’idéologie « nationale » qui fonde ce genre d’expériences voile mal le capitalisme d’Etat qui les sous-tend. Le schéma a deux variantes : la variante « nassériste » avec toutes ses adaptations (Egypte, Pérou, Lybie, etc..) et la variante sous-impérialiste (Iran, Brésil, etc.).
8c) La dissociation : Ici, la lutte anti-impérialiste est menée à son terme réel, c’est-à-dire à l’expérience démocratique et socialiste. Cette expérience se traduit par une rupture avec le système mondial, rupture qui n’implique pas seulement un aspect négatif (refus de participer aux institutions internationales et autarcie), mais également un aspect positif : redéfinition de nouveaux rapports sociaux, reformulation d’un nouveau modèle de développement, mise sur pied d’un certain nombre de pouvoirs non-étatiques (communes populaires par exemple). A la rationalité bourgeoise politique (l’Etat) et économique (le marché) se substitue alors la rationalité communautaire, laquelle crée les prémisses du dépérissement de l’Etat. C’est, on l’a compris, la Chine... de la « Révolution culturelle », projet à peine entrevu. Trop « spécifique » pour faire l’objet d’une généralisation significative ? Trop « isolée » pour servir de cadre de référence politique ?
9Mais la Chine de la normalisation, celle de l’économisme, celle d’aujourd’hui, ne peut-elle (encore !) servir ...a contrario ? Son expérience récente semble prouver, en tout cas, que : l’économisme (en tant qu’idéologie) la primauté de l’Etat (en tant que cadre politique) et le système mondial actuel tiennent ensemble comme les doigts de la main. En effet, de 1965 à 1970, la Chine avait rompu avec le système mondial. Elle avait établi des centres de « contre-pouvoir ». Elle semblait s’engager dans une voie devant la mener au lent processus du dépérissement de l’Etat. Elle s’était dotée d’une idéologie excluant l’économisme. A partir de 1970 un processus contraire s’engageait. Il culmine aujourd’hui avec la primauté de l’Etat, le renforcement de l’économisme et l’intégration au système mondial. Ces phénomènes sont-ils liés ? Existe-t-il une quelconque détermination entre eux ?
Forces productives, croissance et étatisation
10« Le politique, c’est de l’économie concentrée ». La formule est certes lapidaire et rapide, mais elle va à l’essentiel : l’intervention (il faudrait dire l’existence) de l’Etat dans le champ économique. Le phénomène est ancien. Il est connu.
11Cependant, dans le système mondial actuel, caractérisé par une extrême concentration économique et politique, l’Etat ne se contente plus d’organiser la croissance (le chimérique Etat-libéral-arbitre-« veilleur de nuit »). Il la prend en charge. L’Etat est la croissance... de l’économique (plans, comptabilités nationales, politiques économiques...) Or, dans les formations sociales centrales, la bourgeoisie dispose elle-même de ses propres réseaux de pouvoir, de contrôle et de communications... ce fait lui donne une relative autonomie par rapport à l’Etat. Par contre, dans les formations périphériques seules l’Etat peut mettre en œuvre les moyens importants qu’exige la prise en charge de la croissance économique. La bourgeoisie (qu’elle soit cliente ou d’Etat) se trouve par conséquent plus dépendante, plus liée aux appareils d’Etat. Il en va de sa survie et de son existence propres. Ce phénomène donne aux Etats périphériques un aspect plus jacobin dont le type-limite est... l’Etat soviétique13. Prenant en charge l’ensemble des rouages économiques et des secteurs de la croissance (même si les effets de celle-ci sont exportés, dans le cas de l’Etat-client), l’Etat périphérique se doit de contrôler également tous les réseaux de communications (au sens large : partis politiques, syndicats, associations diverses, mass-média, écoles, etc.). Il sédentarise les nomades, au risque d’accroître les dangers que représente économiquement et écologiquement l’urbanisation14. Il unifie les langues et les coutumes au risque d’annihiler toute richesse culturelle. Il refuse toute initiative locale, même là où sa propre rationalité l’exige. Il interprète tout principe de diversité comme tentatives de divisions, etc.. Bref, la société « civile » ne s’exprime plus. C’est l’Etat qui l’exprime.
12Fusion complète du social, de l’économique et du politique, l’Etat périphérique, tout comme l’Etat soviétique, préfigure déjà ce que sera l’Etat au Centre. Paradoxe ? Non, paroxysme de l’idéologie économiste avant atteint « l’universel », le « général ». Hegel triomphant de Marx ? Le stalinisme, cet « hégélianisme du pauvre » (Glucksmann 1976) l’emportant sur le léninisme ?
13Voire ! Dans le marxisme lui-même, le dogme du primat des forces productives dans la définition du social et du politique ne pouvait qu’enfermer la périphérie dans un dilemme dont les deux termes ramènent à l’Etat : en effet, soit « on ne socialise pas la misère » et on ne construit le socialisme que sur la base de forces productives développées, c’est la thèse « classique » de Marx et d’Engels, et dans ce cas, seule une classe déterminée (la bourgeoisie en Europe) ou l’Etat (dans la périphérie) peut assumer cette croissance des forces productives. Ce fut l’Etat... capitaliste ; soit le développement des forces productives peut être pris en charge par le prolétariat périphérique au moyen de son instrument, l’Etat de la dictature du prolétariat (entre autres : Lénine 1918). Et c’est, encore une fois, l’Etat. Dans les deux cas la logique est la même : elle est commandée par l’état des forces productives. Dans les deux cas la synthèse est la même : elle ne s’articule pas autour du socialisme, mais autour de l’étatisme.
Système mondial, impérialisme et fonctions de la périphérie
14Eliminons d’emblée une question qui a intéressé les théoriciens des relations internationales : celle de la « protective function of the State », l’Etat perçu comme entité de protection (entre autres : Morgenthau 1961, Aron 1962).
15Cette question s’articule autour de concepts tels que souveraineté nationale, indépendance et égalité des Etats et débouche sur une vision positiviste du système mondial actuel, dit de « l’Etat territorial »15.
16Concernant les Etats périphériques cette façon de poser le problème serait pour le moins... risible si les dépenses militaires ne s’étaient pas élevées en 1975 à 300 milliards de dollars !
17Quant à l’imperméabilité de l’Etat territorial, hypothèse qui fonde l’approche, elle ne se vérifie plus à l’heure des missiles et des bases militaires implantées un peu partout... dans la périphérie.
18Il faut donc chercher ailleurs les causes du maintien et du renforcement du cadre étatique. « La masse absolue et relative de la plus-value (...) extraite du travail à la périphérie augmente régulièrement depuis la fin du siècle dernier ». (Amin 1976 : 17). Client ou national, l’Etat périphérique se trouve par conséquent de plus en plus impliqué dans la division mondiale du travail. Il y apparaît même comme « partie prenante ».
19Or ce déplacement de plus en plus massif des contradictions du centre à la périphérie du système entraîne des fonctions accrues pour l’Etat périphérique. En effet, qu’il réglemente l’utilisation de sa main-d’œuvre (sous-traitance et émigration par exemple) ou bien la vente de ses matières premières, qu’il signe un contrat d’achat d’armements ou qu’il brade un morceau du territoire qu’il contrôle, l’Etat périphérique agit comme facteur régulateur du système global. En clair, il agit (en dernier ressort) sur les conditions de la lutte de classes. Maintenir et renforcer les Etats périphériques devient alors un véritable enjeu stratégique pour le centre, puisque cela lui permet d’agir indirectement sur les conditions de la lutte de classes mondiale tout en conservant les fictions juridiques de la souveraineté, de l’indépendance et de l’égalité des Etats-Nations ; ferments idéologiques nécessaires à la conservation et à la reproduction du « consensus » dont l’Etat, qu’il soit central ou périphérique, a la charge. Par conséquent, la fragmentation étatique de la planète n’est pas, dans son essence, contradictoire avec la mondialisation du capital ; elle en constitue même une des modalités puisqu’elle empêche, pour le moment, l’émergence d’autres réseaux de solidarités de classes (le prolétariat de France uni au prolétariat et à la paysannerie d’Algérie pour lutter contre l’impérialisme), ou encore des solidarités ethniques (les Basques de France unis aux Basques d’Espagne contre les Etats), etc..
Notes de bas de page
12 N’est-ce pas ce que l’on appelle aujourd’hui le Nouvel Ordre Economique International ?
13 Non au sens de « conseils ouvriers » naturellement, mais au sens de l’Etat stalinien.
14 A l’ occasion de la récente Conférence de Nairobi sur la désertification, plusieurs experts ont reconnu les dangers que représente la sédentarisation forcée des nomades. Or cette politique forcenée ne correspond-elle pas à la volonté farouche des Etats périphériques de créer ce système d’identification généralisée dont nous parlions plus haut (carte d’identité nationale, fixation de frontières qui identifient le nouvel Etat, etc...) ?
15 J. Herz fait une bonne critique de ce point de vue dans International Politics in the Atomic Age (1959).
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