Premières impressions sur la singularité d’un monde : Dérive à partir de l’article de Jacques Grinevald
p. 261-275
Texte intégral
Une civilisation débute par le mythe et finit dans le doute.
Cioran, E. M. La chute dans le temps
...La fin du monde...
Dieu se retourne et dit :
« J’ai fait un mauvais rêve ».
Valéry, Paul. Mélange
1Un jour, un critique a prétendu que Jacques Grinevald « dramatisait l’Histoire » ; Danielle Provansal parlait d’une « allure d’exorcisme, de parti-pris passionné de « sa démonstration » plus proche de la fuite lyrique que de la rupture épistémologique ».
2Drame (bas-lat. drama) : action théâtrale ; Exorcisme (lat. exorcizare) : pratique religieuse pour chasser les démons ; Lyrique (gr. Lyrikos) : destiné à être mis en musique et chanté, joué sur une scène. Et pour prolonger la métaphore musicale, il nous faudrait mentionner la propension qu’a l’auteur pour des notes où parfois l’on se perd. « Sottilissimo imitatore di Dedale ? ».
3Parti-pris passionné, « bruits », efforts à tendre vers « l’in-disciplinaire », tentative de renouer avec l’artiste-ingénieur et d’exorciser les démons pour que renaisse le « grand Architecte divin », traducteur de la production sociale de l’espace et du mouvement, en espérant dans « la fécondité de la décompartimentalisation » ? Si oui, l’auteur choisit la forme qu’ont toujours utilisée, cycliquement ou lors d’événements graves, les groupes sociaux (et les individus) soucieux de leur reproduction : la dramatisation de l’Histoire à travers les fêtes (carnavals, funérailles, etc.), au moyen de lyrisme et de passion. Dramatiser l’histoire ? et si Grinevald acceptait la critique ! Appréciant trop et l’épistémologie et l’auteur pour chercher — et souhaiter — une rupture possible, je me suis contenté de la citation qu’il fait des propos de Michel Serres (1977) et d’écouter la « musique ».
4Si, comme le prétendait Gustav Mahler, « l’essentiel en musique ne se trouve pas dans les notes », celles de l’article de Grinevald demeurent indispensables même si elles nous contraignent parfois à une certaine acrobatie. Elles nous offrent la possibilité de reconstruire de longs tronçons de l’itinéraire suivi et nous permettent « d’envisager » des auteurs dont la fréquentation est pour le moins inhabituelle à la plupart d’entre nous.
5A nos oreilles, la musique entendue n’est pas toujours céleste malgré une certaine constance à prendre de l’altitude, à demeurer « stratosphérique ». Nous y voyons deux raisons : d’une part, l’originalité d’une tentative qui embrasse un vaste champ et brasse un nombre considérable de références et de données ; d’autre part, le fait que les « musiciens » sont devenus des « professionnels attachés à un maître unique, des domestiques, producteurs d’un spectacle réservé uniquement à une minorité ». (Attali 1977 :31)
6Mais « le musicien n’est pas pour autant le reflet des rapports de production de son temps » (Attali : 36), et musique car « confrontation dialectique avec le cours du temps » (Serres 1974) ; « ça » produit du sens. Mais quel sens ? Celui que nous y trouvons le temps d’une confrontation. C’est pour cette raison que nous préférons parler de « dérive » pour ce qui va suivre plutôt que de commentaire critique.
7« Prenant la rotation des corps célestes comme exemple et comme leçon », Vitruve donne les proportions de l’homme, dans un cercle, « modèle du monde » (Grinevald p. 154). L’ordre du cosmos dicte la mesure et le clos du cercle traduit l’ouverture de l’architecte sur le monde, lequel justifie ainsi son rôle de médiateur et d’interprète entre Dieu et les hommes. Le cercle sanctionne, non pas les limites de l’Homme, mais l’harmonie inscrite dans une finitude au-delà de (et grâce à) laquelle commence une autonomie par l’action. L’exemple et la leçon sont dans le macrocosme : le(s) soleil(s) est (sont) Savoir. Il ne s’agit pas d’un savoir/Pouvoir car le macrocosme dispense son enseignement à tous, et l’observation des habitats « traditionnels » (pour ne considérer que ce domaine) nous révèle l’égalitarisme et l’universel de la leçon dans la diversité des réalisations.
8Le pouvoir est l’aboutissement d’un processus qui se situe au niveau de l’autonomie des interactions.
9« En faisant voir le désordre innovateur des Renaissants, Panofsky (1969 :108) faisait voir ... que là aussi le « chaos fut la condition préalable de l’ordre ». « La pensée épistémologique actuelle ne dit pas autre chose. C’est un véritable renversement du monde, une redécouverte du Chaos. » (Grinevald p. 174). Dans notre interprétation nous considérons que la démarche des Renaissants est une tentative (historiquement réussie) de subversion du désordre. La Renaissance s’empare de Vitruve et Brunelleschi « invente » le brevet d’invention ! UN RESPONSABLE. Leonardo da Vinci (1451-1519) inscrit l’homme dans le cercle et le représente en mouvement à l’intérieur. LIMITE. De l’ordre du macrocosme, nous passons aux ordres du microcosme (aux canons ! il est intéressant de noter que les vocabulaires de l’esthétisme et de la guerre se rejoignent pour signifier la « mesure »). L’autonomie, d’externe se fait interne. Début de l’auto-surveillance ? Gerhard Kremer (1512-1594) découpe la terre, la met « en carte », révolution réduite à un cylindre ! NORME. Kremer est dit « Mercator », mot qui, en latin, signifie « marchand », « trafiquant » ; à travers ce symbole que nous donne la linguistique, il serait tentant de dater de cette époque le commencement de la fin d’un espace-communication au profit de l’espace-marchandise.
10Les « savants » construisent sur terre la légitimation d’un savoir qui aura ses responsables, lesquels seront limités par un pouvoir qui attendra d’eux la création de normes (l’histoire ne nous dit pas quel prix Brunelleschi aura payé au Prince pour l’obtention de son brevet).
11« La diversité, c’est la vie ». La terre est mise en coupe réglée par un « mercator » dont la vision du monde commandera désormais à sa représentation. « L’uniforme tue la vie » ! (Grinevald p. 150). Cet abandon par le pouvoir d’une légitimation contractuelle fondée sur une autonomie des interactions (dominants/ dominés naissant d’un Savoir macrocosmique) au profit d’une légitimation « terre-à-terre » ne signifie-t-il pas commencement de la fin des pouvoirs auxquels se substitueront désormais les puissances, non pas Renaissance, mais nuit où fut conçu le S.S.M.I. (système scientifico-militaro-industriel) même si la gestation fut longue ?
12Désormais, l’ordre sera microcosmique ! Sans entrer dans les détails qui le consacre « occidental », constatons que c’est cet ordre qui vise à exercer son hégémonie sur la totalité de la planète, après avoir étouffé la diversité sous son propre toit. Parachutage et victoire de l’hétéro-norme ! L’effort d’encerclement de la totalité de la connaissance par les savants-artistes de la Renaissance aboutit, dans le S.S.M.I., à une mécanique d’un autre ordre (mais suite logique) : On trie les découvertes. En passant de l’ordre créateur (macrocosmique) à la création de l’ordre (microcosmique), On est obligé « d’oublier » certains acquis de la science ; le savoir n’a de statut que dans la mesure où il correspond et/ou sert à des stratégies : stratégies visant à créer de l’ordre par des découpages qui sont autant « d’interfaces »1 entre la réalité et nous, stratégies « publicitaires » visant à faire passer ces interfaces pour la réalité (ce qui est relativement facile dans le cadre de la parcellisation qui précède et qui rend toute vision globale impossible).
13Précisons peut-être ce que nous entendons par « réalité ». « La première apparition thermodynamique du désordre nous a apporté la mort. La seconde, microphysique nous a apporté de l’être. La troisième, génésique, nous apporte la création. La quatrième, théorique, lie mort, être, création, organisation ». (Morin 1977 : 42). Somme d’acquis scientifique, voici une « réalité » (en fonction du discours explicite de la logique qui nous guide) ; or celle-ci est voilée dans des opérations de triage, des stratégies qui font « comme si... ». Refus idéologique de croire au primat du macrocosme pour lui préférer notre ordre « stratégique » : primat aux forces de l’ordre !
14C’est ce refus de la « réalité » qui consacre le système comme « mortifère », cette volonté de rester en-deçà de la première apparition thermodynamique du désordre. Refus d’admettre que l’ordre est corollaire du désordre et de permettre que se développe le jeu des interactions (Morin 1977 : 51).
15Refus de considérer le pouvoir générique du chaos. Du schéma ci-dessous nous ne gardons que l’extrême-droite : Ordre — Organisation — Ordre. On tourne en rond ! En faisant mentir l’étymologie d’organisation (Organ : bouillonner d’ardeur), On la bureaucratise. En ce cercle vicieux qui refuse ses propres acquis dans la mesure où « ça » le désorganise, On découpe, On parcellise, On isole.
16Le système « se pense comme » ouvert tant qu’il existe des poches de diversité à réduire. En réalité, c’est un système fermé et sa logique est d’enfermement. Quand cette logique ne trouve plus de diversité à « enfermer » pour faire croire à l’ouverture, le système se retrouve ce qu’il est réellement, c’est-à-dire ce que sa logique le condamne à être : fermé. C’est à ce moment que la question de la survie se pose pour lui ; alors, sur le cadavre de la diversité On crée des différences. Interfaces salvatrices ! Pas d’ouverture, mais dans une logique de couverture On fabrique des nuages ; les vieux se décomposent : troisième âge, quatrième âge... Pourvu que la médecine suive ! Le secteur tertiaire se fait doubler par le secteur quaternaire. Ne parlons pas des taxinomies de la déviance, ni de celles du développement qui se fait piéger par la « découverte » d’un quart-monde sous le toit qui l’a vu naître. Le soleil ne suivait plus ? Alors dans son infinie sagesse On inventa le solaire. On tourne en rond, mais On monte ! Vie qui aura bien un jour une fin car, pendant ce temps, le désordre attend son tour devant l’entrée des fournisseurs.
17Au vu de son article, il semble que pour Grinevald l’écologie soit une cause entendue ; elle traduit « une résistance du vivant contre les forces de la mort, non pas celles de l’univers — il s’en accommode fort bien — mais celles du S.S.M.I. ». A notre avis, il manque là une partie importante du problème : et l’écologie « scientifique », interface parmi d’autres et service de renseignements du S.S.M.I. ? Et l’écologie appliquée, industrie de l’anti-pollution ? Il semble que, dans ces domaines, nous soyons loin d’une « nouvelle cosmogonie ». Tout au plus un retard dans la cosmo-agonie !
18Quand, lors de la pseudo-crise du pétrole, le S.S.M.I. nous invitait à épargner les sacs-poubelles en plastique car c’est aussi du pétrole, cette démarche était proclamée « écologique » et ressentie comme telle par de nombreuses personnes de bonne foi ; et pourtant, On n’attirait l’attention que sur le gaspillage du contenant sans remettre en cause le fait de la nécessité qu’il fut en plastique, et sans aborder le gaspillage au niveau du contenu On nous invitait à ne plus repasser nos sous-vêtements pendant que, sur les trottoirs d’une Suisse de la « Toilettekultur », continuaient d’officier les aspirateurs-à-feuilles-mortes (n’évoquons pas les mouvements de troupes et la nécessité pour les unités de consommer les dotations en hydrocarbures dans le seul but qu’elles se reportent, sans diminution, d’une année sur l’autre).
19Que nous ne soyons pas d’accord avec l’« écologique », qui qualifie de telles pratiques, est une chose ; néanmoins, nous sommes obligés d’en tenir compte à partir du moment où elles sont reproduites sous ce vocable par le S.S.M.I. et que les gens y croient. Stratégie péjorative qui ramène l’écologie à une simple économie d’énergie et les écologistes à des farfelus qui s’éclairent à la bougie ; stratégie « flicarde » qui pose l’économie d’énergie au niveau de l’individu et conduit ainsi à l’auto-surveillance (Attali 1978).
20« L’écologisme représente une alternative pacifiste, non-violente, la voie de la technologie douce » (Grinevald p. 152). Eternel problème de l’idéal et des moyens de le réaliser. Là encore, il faudrait peut-être nous étendre sur les différentes motivations qui peuvent fonder les vocations écologistes. Est-il plus « écologique » de réfléchir devant son compost sur le pourrissement de la société, de rêver de faire sauter la ville, ou encore de s’en ficher en « faisant du biologique » qu’on ira vendre en ville ?
21Enfin, il faudrait méditer sur l’ambiguïté de certains thèmes écologiques quand ceux-ci se retrouvent identiques dans des discours et des revendications qui vont de la gauche à la droite (en passant par les extrêmes). S’agit-il des thèmes qui sont réellement ambigus ou des discours ? Est-ce Gauche-Droite qui ne veut rien dire (Baudrillard 1978 : 28), ou tout à la fois ?
22Ces remarques ne veulent pas être une façon de « cracher dans la soupe », de jeter l’enfant avec l’eau du bain, mais nous pensons très sérieusement qu’elles méritent de solides réflexions. Celles-ci sont nécessaires pour quitter le niveau stratosphérique. Il ne faut pas perdre de vue qu’entre un Panofsky, un Prigogine, un von Foerster et les individus potentiellement « prêts » (à travers des motivations multiples) pour un « univers inventif », se situe le S.S.M.I. avec sa faculté à fabriquer la différence et à « récupérer » la diversité (voyez dans le domaine de la musique, comment Wood-stock et la pop furent phagocytés.
23L’univers inventif réclame l’invention permanente, l’invention permanente exige une réflexion continuelle sur notre insertion dans le système qui la tue dans l’œuf. Penser notre insertion, c’est être capable d’analyser nos motivations, ce qui ne peut se faire sans une connaissance du dit système. L’univers inventif suppose une tactique, « un nomadisme des idées » court-circuitant la récupération. Evidemment, le S.S.M.I. a beau rôle car il est plus facile de créer un quatrième âge que d’inventer en permanence, surtout quand il faut penser après le travail et que l’on n’est pas payé pour ça. C’est pourquoi après avoir eu droit à de nombreux volumes, nous approchons de la « Grande Encyclopédie des Conduites Alternatives » ; les écologistes l’achèteront et On fera un best-seller.
24La contre-culture a ses génies mais elle possède également ses faussaires (Lancelot 1974) !
25La réflexion constante sur le mode d’insertion demeure indispensable car la recherche d’une certaine cohérence passe par une prise de conscience de nos contradictions, ce qui ne veut pas forcément dire leur suppression immédiate. Comment, dans notre cas, ne pas penser au « J’écris, donc je déboise » de Robert Jaulin. Même si elle a souvent bon dos, seule la pratique peut nous permettre de nous en sortir, et la pratique « c’est la praxis, c’est-à-dire le processus total, global — incluant aussi bien le concret et l’abstrait, le fait et sa représentation, les conditions de vie des hommes et la manière dont ils les pensent, la nature et les efforts pour la maîtriser — à partir de quoi et dans quoi tout existe, tout advient, tout se pense : la pratique sociale » (Dolle 1972 : 148).
26Nous arrivons-là au point de confluence avec ce que certains nomment « éco-logiques » (Sabelli p. 226). L’anthropologie peut nous apprendre beaucoup de choses dans le domaine des pratiques sociales par la relation qu’elle nous donne des logiques « autres » et à condition qu’elle inclue « l’éclairage en retour » dans sa problématique (nous y reviendrons au moment de considérer la relativité des cultures).
27Si nous reprenons le schéma de Morin (1977 : 58) en ayant présente à l’esprit une certaine littérature anthropologique, nous constatons que des groupes humains faisaient ou font « une thermodynamique du non équilibre » comme Monsieur Jourdain de la prose, qu’il s’agisse des paysans du Valais au xixe siècle (Berthoud) ou des sociétés rurales d’Afrique de l’ouest (Berhtoud et Sabelli 1976), par exemple. Ici et là, nulle interface venant contrarier le jeu des interactions, nulle information (désinformation par amalgame), mais Information obéissant à des lois précises (Attali 1975 : 87-91) et, entre autres, « l’information se dégrade avec le temps », ce qui exclut ou limite considérablement l’accumulation. Pour reprendre Costa de Beauregard : « l’information, c’est de la néguentropie potentielle » (Morin 1977 : 290) ; Quand l’information ne remplit plus ce rôle qui est la condition essentielle pour qu’un groupe se vive comme groupe, c’est-à-dire comme îlot de néguentropie, elle est abandonnée au profit d’une autre information dont la « fabrication » passe par une ouverture sur le désordre.
28D’une manière plus concrète (et pour rester dans nos exemples), c’est ce fait qui explique l’importance de la fête (en général) ou des funérailles (en particulier) dans les sociétés rurales. Ilot de néguentropie, le groupe « tourne » ; comme l’eau sur la roue d’un moulin, les interactions entraînent la roue « Ordre/Organisation ». Avec la mort d’un des membres du groupe il y a rupture, déséquilibre dans les interactions, inadéquation, manque ou surplus d’information. Dans la fête et les funérailles, ce « don du rien » (Duvignaud 1977) dans un luxe de dépense physique et de biens jugée aberrante par nos catégories (voir les efforts des curés pour supprimer les fêtes locales et leur substituer celles de l’église dans le Valais du xixe siècle, les mêmes efforts — pour des raisons plus directement économiques — de certains « développeurs » dans le Tiers-Monde), n’est rien d’autre que le tribut payé par l’homme à la nature qui l’entoure. Tribut payé par l’organisation pour ce revivre néguentropique, le désordre que le microcosme « fabrique » permet la reproduction des informations, des intercations, dans son ouverture sur/par le désordre macrocosmique.
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29« L’humanisme, autant que la découverte de l’Amérique, fut responsable du mythe du sauvage. A vrai dire, l’Occident inventa le sauvage avant de le découvrir. La découverte de l’Amérique transforma le primitif selon Vitruve, mais ce ne fut pas à l’avantage des sauvages » (Grinevald). Les humanistes ont vu dans ces peuples des athées et ils les utilisèrent pour prouver la supériorité d’une morale naturelle ; pour répondre à ces libertins, les missionnaires devinrent anthropologues par nécessité, cherchant chez ces « êtres » la présence d’un Dieu caché et inventant ainsi le « Bon sauvage ». On voit donc naître les primitifs comme bons sauvages dans un débat philosophique au sein du monde « civilisé ». L’être réel du primitif importait peu, seul comptait le fait qu’il put être le témoin d’un Age d’or, d’un Eden originel. Au cours du xviiie siècle, le but recherché est moins la condition du primitif que le statut du civilisé ; dans une alternative entre le bien et le mal, le primitif jouait le rôle d’alibi. Au xixe siècle, il sert de jalon entre le singe et l’homme et de balle qu’on se renvoie entre monogénistes et polygénistes. Au xxe siècle, après avoir balancé entre le « pré-logique », le « sans-écriture », le « sans-histoire », etc… et après voir balayé avec horreur (au niveau du verbe) l’olutionnisme unilinéaire, nous nous sommes réfugiés, en utilisant l’alibi des besoins, derrière les notions de progrès et de développement en nous gardant bien d’expliciter comment nous pouvions les définir sans avoir recours à une ligne évolutive. Enfin, quoi qu’il en soit, le progrès est là, incontestable et incontesté : aujourd’hui, ce ne sont plus les hommes qui descendent plus ou moins vite du singe, mais les « Etats-nations » qui sont dotés d’une vitesse de décollage plus ou moins rapide.
30Malgré cette noirceur dans le paysage couvert du nuage des interfaces, l’hypothèse de Grinevald d’un « bruit de fond », permanence ténue et témoin du choc culturel d’hier nous laisse entrevoir un fragile espoir : celui que tout n’est peut-être pas mort qui permette une diversité renaissante. Le plus dur reste à faire et nous ne voyons pas actuellement où le localiser (dans le réveil de minorités, les résistances, les déviances ? Dans les différentes formes visant à rendre à la mort son pouvoir subversif, c’est-à-dire concurrençant le S.S.M.I. sur son propre terrain mais en le devançant, ce qui prive de sens sa puissance ?) et comment parvenir à l’analyser. Nous sommes néanmoins persuadés (peut-être parce qu’il s’agit là d’une évidence) que ce repérage passe par une reconnaissance de la relativité culturelle (ce qui est loin d’être une évidence au niveau de la pratique).
31Ce que nous entendons par relativité culturelle (faute d’un autre terme, ou plutôt par nécessité de nommer) prend, dans notre esprit, un sens un peu particulier : c’est le fait de considérer qu’une culture (au sens très large, nous pourrions aussi bien parler de groupe humain) n’est autonome que par rapport à d’autres cultures ; paradoxe où l’autonomie n’est concevable que dans la relation, l’interaction. Mais la contradiction n’est qu’apparente et nous rejoignons ici ce que nous disions plus tôt de l’Homme de Vitruve : autonomie par l’action dans la conscience de sa finitude. La relativité culturelle n’est donc pas à confondre avec le relativisme culturel, théorie selon laquelle les valeurs d’une culture sont relatives aux circonstances sociales, politiques, etc… et variables.
32Cette conscience de la finitude, de la limite (pas de la barrière), nous conduit à tenir un propos qui paraîtra au premier abord choquant : la voie qui mène à la relativité culturelle passe par une revalorisation de l’ethnocentrisme. Nous ne parlons pas ici de l’ethnocentrisme fait de références péjorant l’« hors groupe », ni de l’ethnocentrisme-vaccin qu’il suffit de mentionner en s’en défendant pour être à l’abri de tous les travers dépréciateurs sur les « autres » ; nous voulons simplement parler de la prise de conscience de notre propre identité qui fait que nous venons « de... », nous nous identifions « à... ». L’identité est le précédent indispensable à la notion de diversité. Mais la voie est étroite, entre les différents écueils sur lesquels nos attitudes risquent de nous jeter et l’éventail large entre le racisme, le paternalisme, l’amalgame, etc.. Cette démarche demeure néanmoins nécessaire car il faut d’abord s’identifier à un groupe dont les valeurs sont porteuses de sens social et privilégiées dans le seul fait de les considérer comme nos racines. L’ennui réside dans le fait que notre système de pensée conçoit rarement « moi » sans exclure « l’autre ». « Autrui, mon « prochain », c’est un autre moi. La charité n’invite qu’à s’aimer soi-même « en extension ». Seule une morale fondée sur le respect de l’autre (ce « lointain », ce non-moi) peut briser le cercle d’Occident. Quand les missionnaires vont prêcher la charité aux Indiens, littéralement, ils se moquent du monde » (Monod 1968 : 17).
33Seules les pratiques sociales à « l’autre » peuvent nous faire comprendre (au moins envisager) sa diversité et notre différence ; mais cette compréhension de la diversité se produit moins dans la confrontation directe à cet « autre » que dans la confrontation avec notre propre groupe. Là se situe « l’éclairage en retour » qui consiste à faire intervenir, dans les pratiques sociales, des éléments de cette diversité à l’intérieur de notre groupe. Diversité comprise comme désordre nécessaire à l’univers inventif. Il est clair que, dans son principe, l’éclairage en retour ne consiste pas en un pillage des ressources de diversité visant à leur utilisation thérapeutique chez nous ; il est également clair que l’application peut se révéler différente. Dans ce cas, il faudrait débaptiser le principe et nommer l’application. Pratique « ethnocentrique » dans la recherche de ses racines et de sa spécificité pour mieux « situer » la spécificité de « l’autre » et l’admettre ; compréhension de « l’autre », non pas dans le récit que l’on fait de la diversité, mais par l’actualisation de celle-ci au niveau de ses pratiques sociales à l’intérieur de son propre groupe. Telle est à nos yeux la relativité culturelle qui est à la base d’un « développement » authentique, c’est-à-dire d’un échange mutuel, loin des discours mystificateurs sur l’interdépendance, où le tabou de l’ethnocentrisme n’est là que pour mieux masquer une stratégie impérialiste.
34Faute d’emprunter la porte étroite de la relativité culturelle, le « dialogue de civilisations » ne sera rien d’autre qu’un effet de monologue d’une civilisation (La Civilisation, puisque c’est elle qui possède l’aune du progrès et du développement). Nous continuerons à faire semblant de croire que le sous-développement est endogène et nous persisterons à aller sauver nos âmes dans le caritatif que ce sous-développement engendre.
35Renaissance ou déliquescence ?
36Avant que les militaires aient leurs ingénieurs, on parlait de l’Art de la guerre : la thanatocratie a tué la guerre en obligeant à l’équilibre des forces entre les puissances ! Les technocrates imposent leurs solutions en exigeant que nos problèmes s’y conforment ! Et si le sourire de Mona Lisa n’était qu’un rictus ? « Les prophéties apocalyptiques de Léonard ne sont pas celles de Savonarole. Léonard parle du feu des canons, des inventions diaboliques du génie militaire, et il sait de quoi il parle. » (Grinevald p. 166)
37Qu’avons-nous à opposer devant cette stratégie de l’anéantissement ? Rien d’autre, sur le plan théorique, que des tentatives comme celles de Jacques Grinevald. Et quand nous disons tentatives, nous nous devons de replacer l’effort de l’auteur dans son juste cadre : il ne s’agit pas d’un essai isolé mais d’un travail s’inscrivant dans une recherche caractérisée par la continuité (certains détracteurs parleraient d’obstination). Pour ne parler que des Cahiers de l’IUED, cette recherche a déjà donné naissance à deux publications (Grinevald 1975, 1977) et le titre du présent article « Nouveaux entretiens sur la pluralité des mondes » prouve la constance dans la préoccupation. D’entrée (Grinevald 1975) la critique fut sévère (Rallo 1975) et l’auteur taxé d’irrationnalité : « La pensée en amalgame, elle, aide à passer, sans coup férir, d’un niveau de la réalité à un autre » (Rallo 1975 : 109). Pour notre part, nous voyons surtout la manifestation de cet « indisciplinaire » que revendique l’auteur et qu’il ne faudrait pas confondre avec « irrationalité » sous prétexte qu’il s’agit d’une autre rationalité : refus d’opérer un tri et volonté de montrer où le tri s’opère, soucis de « découvrir » des passages et de jeter des ponts. L’indisciplinaire ne s’identifie pas au pluridisciplinaire (à la mode par institutions interposées) : le cercle « ouvert » de Vitruve s’oppose au cercle « fermé » de Léonard - Man Power. L’indisciplinaire dérange quand le pluridisciplinaire, dans son institutionnalisation des limites entre les disciplines, rassure (ou laisse espérer un « rendement » optimum dans la collecte des données). Mais de quel droit peut-on parler du « chimiste » Prigogine quand on a fait Sciences-Po comme l’auteur ? Voilà bien cette rationalité qui s’arrête en chemin et se garde bien de savoir si l’étiquette « chimie » du Prix Nobel de Prigogine traduit le sens de ses travaux. A chacun sa « niche académique » ! Retour au Moyen-Age et oubli du décloisonnement des Renaissants en rupture.
38Même si nous nous exposons au reproche de partialité, nous voulons privilégier cet effort de briser les mesures « disciplinaires » Le but est-il atteint ? Qu’importe ! La tentative suffit à emporter notre sympathie en même temps qu’elle confirme celle que nous portons à Michel Serres. En outre, nous croyons qu’au-delà de cet effort, nous avons affaire à une authentique recherche, originale et de longue haleine ; même si cela ne constitue pas une preuve, l’abondante référence à Grinevald que fait Morin dans sa bibliographie (1977 : 394) nous conforte dans cette opinion.
39« Le macrocosme se lit, s’écoute, se voit, se touche, dans le microcosme : la mort de l’art moderne renvoie à l’art moderne de la mort » (Grinevald). Qu’avons-nous à proposer pour endiguer cette apocalypse ? Rien qu’une relativité culturelle chimérique et dérisoire, « utopie concrète » cependant et condition d’un véritable « développement » à travers laquelle nous pourrions retrouver le désordre organisateur, la diversité, le pouvoir de « dramatiser », la richesse.
40Hors ce mince espoir (qui cependant fait vivre), adressons en grinçant à notre descendance :
41« Pardonnez-nous vos enfances comme nous oublierons de pardonner à ceux qui nous ont enfantés ».
42Et Candide de creuser son jardin pour y faire un abri...
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1977 HERMES IV : la distribution, Paris, Ed. de Minuit.
Notes de bas de page
1 Par On, nous entendons ce que Dupuy et Robert (1976 : 18) nomment interface.
Auteur
Institut universitaire d’études du développement, Genève.
Atelier de recherche anthropologique, Lausanne.
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