Chapitre I. Rôle et éthique de l’architecte
p. 25-29
Texte intégral
1Le rôle de l’architecte est indissociable de son contexte. Jamais au cours de l’histoire l’architecte occidental n’a cherché à s’abstraire de son contexte ; seule la définition qu’il en a donné fut plus ou moins audacieuse, son analyse plus ou moins approfondie.
2Lorsque les premiers congrès internationaux d’architecture moderne (CIAM), il y a quelques cinquante ans, posèrent les jalons d’une architecture nouvelle, unifiée internationalement, ils basaient leur analyse sur l’évolution commune des sociétés, sur le développement des médias et clamaient ainsi l’universalité des besoins en habitat. En bref, ils ne reniaient pas le contexte de leur naissance, mais prônaient une échelle nouvelle, une méga-échelle à laquelle va s’adresser l’architecture moderne.
3Cette attitude dite « fonctionnaliste » se base sur les besoins et les usages occidentaux qu’elle érige en principes culturels. Un tel parti pris reflète l’importance accordée à la technique occidentale issue de l’industrialisation. Et maintenant, imbibée de cette technologie à laquelle s’est identifiée notre culture, notre civilisation tend à imposer « généreusement » son modèle dans le contexte africain. Pourtant, même « fonctionnellement » parlant, nulle analyse lucide ne prouve que nos besoins, qui d’ailleurs ne sont le plus souvent que des commodités, correspondent à ceux des populations du Tiers Monde. N’ayant guère vécu l’influence d’un siècle de civilisation industrielle, celles-ci restent régies par des systèmes de valeurs et des modes culturels bien différents. Ainsi notre intervention d’architecte ne peut-elle, à nos veux, se dispenser d’aborder le contexte de l’architecture traditionnelle africaine, en général, et en particulier de la région Gouro.
4Peut-on parler d’architecte dans la société traditionnelle africaine ? La réponse s’impose d’emblée. Les critères spécifiques à une profession, tels qu’on les définit en Occident ne conviennent pas à l’habitat traditionnel africain, où tout homme est un architecte en puissance. Si l’acte de créer et de construire son habitat permet un épanouissement personnel, l’individu ne peut toutefois le faire hors du contexte communautaire. Car cet acte est tributaire du groupe ; il se fait par et pour le groupe et exprime la perpétuation des modes de vie, mettant en évidence le rôle des structures sociales. La construction d’une case pour un individu est un acte collectif, car toute la communauté participe à sa construction, et le bâti sera là pour affirmer l’individu comme membre à part entière de la collectivité.
5En Pays Gouro, l’habitat n’a pas de terminologie technique. Ses constituants sont emprunté aux mots qui servent à désigner le corps humain auquel l’habitat est identifié. Ainsi les éléments architecturaux les plus signifiants recourent-ils à une terminologie anthropomorphique et font correspondre par exemple, la porte à la bouche, les fondations aux pieds, le crépi du mur à la peau. L’habitat prend une valeur symbolique à laquelle se lient les croyances animistes. En accord avec les théories de la réincarnation, l’habitat présente des phases cycliques de vie à l’instar de tous les organismes vivants. Ces phases cycliques font alterner une phase de repos lorsque le matériau est à l’état naturel et une phase de vie marquée par la naissance. Façonner le matériau en vue de l’employer dans la construction nécessite une consultation du devin ainsi que des sacrifices propitiatoires. Par l’action du temps, le bâti se dégrade, car il est assez peu entretenu et la mort viendra finalement le sanctionner. Son retour à la terre et sa nouvelle phase de repos contiennent les germes d’une réincarnation, d’une reconstruction de la terre (La durée du cycle de vie est estimée à 20 ans environ).
6Le matériau qu’on utilise pour la construction de la maison, le banco, peut être assimilé d’une certaine façon à l’ancêtre qui a lui-même rejoint la terre ; ceci constitue un acte de perpétuation de la tradition. Ce cycle est exprimé par le fait que chaque âge de la vie d’un homme trouve son correspondant dans l’habitat : le jeune adolescent construit d’abord une maison d’apprentissage qui l’abrite jusqu’au mariage ; ensuite il réalise une seconde habitation pour sa vie d’homme marié, enfin une troisième symbolise une certaine consolidation de sa richesse. Le symbole reste lié à l’homme et ses descendants n’hériteront pas de sa case qui disparaîtra peu après lui.
7A l’image de l’habitat « moderne », modèle de provenance occidentale souvent appelé « villa », est attachée une signification symbolique très différente, liée à la monétarisation. Cet habitat moderne bien que ne correspondant à aucune valeur culturelle traditionnelle, symbolise aux veux des Gouro les privilèges de la société occidentale. L’habitat coûteux de type européen marque l’introduction de son propriétaire dans le cycle monétaire. Il indique aussi, par l’emploi de ses matériaux, l’apparition du facteur temps et sa valeur économique : la durabilité. Porteur de ces valeurs, l’habitat « à l’occidentale » influe sur le mode d’habiter qui ne correspond plus au mode de vie et le détache par là du substrat culturel. Ce hiatus représentatif de notre société occidentale, tant à travers l’architecture qu’à travers l’urbanisme, commence à apparaître de façon analogue et entraîne avec lui des fonctions spécifiques régies par des critères économiques.
8Souvent, le rôle dévolu à l’architecte dans les programmes de développement s’apparente davantage à celui de n’importe quel expert technicien qu’à celui d’un traducteur des aspirations de la population. L’architecte mandaté pour une tâche précise n’intervient qu’à la fin d’une opération globale à laquelle il est intégré, pour justifier la bonne conscience occidentale. On attend généralement de lui qu’il mette à profit ses connaissances techniques pour créer un « milieu physique favorable » aux populations indigènes (l’amélioration des conditions d’hygiène est habituellement considérée comme le pas principal vers le développement).
9A l’évidence, l’architecte n’est pas un technicien. Son influence culturelle est considérable à travers l’habitat intégré à un mode de production.
10Dans l’analyse du rôle de l’architecte, nous avons cherché à schématiser graphiquement à quel titre il intervenait, par quels canaux il exprimait son message et aussi quels pouvaient être les impacts de son engagement.
11Si le schéma laisse apparaître deux canaux différents, précisons que ceux-ci constituent un tout dont le canal dit des coûts sociaux est le corollaire de celui des structures de production, car la plupart du temps, les opérations « clés en main » s’adjoignent, pour des nécessités pratiques, des programmes de logement des employés. En acceptant le système dans son ensemble, le corollaire habitat peut être compris comme un élément intégrant d’un système de production capitaliste.
12Supposons que, faute de débouchés sur le marché international une usine décide de stopper son exploitation. Qu’adviendra-t-il de ses employés ? Ceux-ci devront se passer d’un travail auquel ils s’efforçaient de s’habituer. Ils tenteront pourtant de conserver un logement dont ils ne pourront plus se passer. Force est alors de constater, comme le montre cet exemple, le pouvoir des programmes dits sociaux comme facteurs de colonisation technocratique.
13Bien sûr, l’hypothèse d’une fermeture globale de l’usine est extrême. En revanche, il est assez courant qu’une entreprise pratique une certaine rotation de la main d’œuvre par une politique souple d’embauche et de débauche, en dépit des conséquences inéluctables qu’elle comporte au niveau de la relation des individus avec leur habitat, soit en ce qui concerne l’image acquise par le fait même d’habiter « moderne », soit en ce qui concerne les questions purement économiques (dettes, niveau de consommation etc...). Dans ce contexte, on se demande comment l’architecte pourrait se donner bonne conscience par le simple apport d’un message technique. Peut-être, à la différence d’autres techniciens, impose-t-il davantage ses propres valeurs culturelles et accapare-t-il ainsi le statut d’enseignant d’un certain savoir vivre. En effet, guidé surtout par les critères occidentaux de rentabilité et d’efficacité, il va certainement modifier les rapports entre les hommes d’une part, et entre l’homme et la nature d’autre part.
14Notre démarche critique, une fois de plus, ne reste pas étrangère à l’évolution historique du monde occidental : c’est en Occident que, au lendemain de l’explosion démographique et économique, ont été élaborées les théories urbaines qui mesuraient l’efficacité en termes d’accroissements quantitatifs tous en se désintéressant progressivement des facteurs socio-politiques. C’est en Occident encore que depuis près de dix ans, la modification de ces conditions exceptionnelles de croissance ont fait ressentir le besoin de tenir compte des groupes concernés. La multiplicité des intérêts de ces groupes conduit à une remise en question du crédit qu’on accordait aux « spécialistes ». L’insatisfaction face aux méthodes « traditionnelles » a engendré une réflexion et une recherche renouvelées en vue d’une meilleure adéquation aux réalités sociales en mutation.
15Notre travail s’inscrit dans cette remise en cause des méthodes « traditionnelles », remise en cause qui s’appuie sur des valeurs telles que l’interaction des groupes et de leurs systèmes culturels, le dialogue des forces techniques et politiques, ou encore l’introduction de la dynamique temporelle dans le processus décisionnel. Ceci devrait conduire à la formulation de méthodes de planification à court terme, évolutives et dynamiques face à la conjoncture. Ainsi, bien qu’issus d’une école polytechnique, notre intérêt et notre travail ne s’orienteront pas vers une optimalisation des techniques classiques de « rendement », mais plutôt vers l’analyse des impacts de la technique et des potentiels dynamiques et évolutifs de techniques nouvelles, conçues en fonction des finalités proches des besoins fluctuants des collectivités concernées. Le rôle de chercheur et d’analyste fut d’ailleurs de tout temps une des caractéristiques de l’architecte. Autrefois, fort de son rôle de créateur, il cherchait les règles qui régissaient l’ordre des choses ; par sa vision planimétrique il s’échappait du réel pour acquérir en quelque sorte « la vision des dieux » et devenir le médiateur et le conscientisateur des valeurs de sa société.
16Aujourd’hui l’architecte et le chercheur s’affirment comme des médiateurs entre le système et les sociétés et orientent leur recherche vers la confrontation d’autres valeurs et d’autres pratiques. A notre avis il s’agit-là d’une ouverture nouvelle, les domaines de recherche vers lesquels nous tendons se situant plus probablement au niveau des valeurs traditionnelles des populations du Tiers Monde. Car, bon gré mal gré, nos méthodes nous amènent à cette conclusion : il importe de contribuer à revitaliser certains systèmes sociaux que les études et les messages qui nous parviennent nous laissent percevoir comme toujours présents. C’est donc dans une dialectique d’échanges que méthode occidentale et valeurs humaines présentes dans le Tiers Monde pourront s’enrichir réciproquement, et peut-être trouver des solutions aux problèmes humains très souvent évoqués dans les déclarations officielles.
17Pour conclure, précisons notre pensée au sujet des problèmes éthiques soulevés dans les pages précédentes. Le rôle de l’architecte n’est pas celui de créateur d’un produit fini, ni à proprement parler de directeur d’un programme. Il est très important à nos yeux de provoquer une démarche qui suscite la remise en question, l’évaluation des propositions dans le but de chercher de meilleures solutions. Pour nous, le rôle de l’architecte ressemble davantage à celui d’un animateur. Car nous ne le répèterons jamais assez, les actions des différents acteurs, l’intérêt de leur collaboration, leur épanouissement ont une importance capitale pour la réussite de tout projet.
Auteurs
Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne.
Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne.
Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne.
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