Lettre du pays Gouro
p. 13-18
Texte intégral
1Vers Pâques 1973, le fleuve ne coulait plus. On ne voyait plus que des trous d’eau successifs dans le lit de la Marahoué. On ne se souvenait pas d’avoir vu cela. En effet, la sécheresse depuis quelques années se fait sentir dans tout le pays. Le café ne donne plus comme avant. On se rabat sur le coton qui parfois, lui aussi, manque de pluies tardives. Partout on a vu pousser des plantations de manioc qui résiste assez bien à la sécheresse. Or ici le manioc est un peu la nourriture des jours maigres.
2Dans les villages, les gens quittent leurs cases. Les jeunes d’abord qui sont partis nombreux vers Abidjan, San Pédro, les plantations de la région de Yamoussoukro, Oumé et Sinfra. Des familles entières se sont ainsi déplacées pour des lieux réputés plus humides. On cherche surtout un salaire fixe qui ne suive pas les aléas du temps. La situation du planteur semble précaire. C’est là une des causes d’un exode rural moins sensible auparavant, aggravé par la sécheresse.
3C’est alors qu’on a commencé à parler du complexe sucrier qui devait s’implanter ici. Il y a plus de dix ans déjà les essais de rendement de la canne à sucre ont été faits vers Maminigui. Maintenant c’est dans la région proche de Zuénoula, au bord de la Marahoué que les géomètres et les pédologues arpentent la savane. Puis, en 1977, le travail des pépinières a commencé. Maintenant c’est certain, l’affaire est bien partie, on commence à embaucher.
4Partout on se réjouit de l’implantation de ce complexe sucrier. On espère que nombre de jeunes gens resteront sur place et trouveront du travail. De fait, certains quittent Abidjan et reviennent travailler ici. On pense à un salaire plus régulier. D’autres font des cultures vivrières plus importantes pensant, à juste titre, vendre au personnel salarié du complexe. Tous espèrent les améliorations qui seront apportées à Zuénoula et sa région, route goudronnée, installations sanitaires plus modernes, agrandissement de la ville.
5Mais en même temps tout cela fait un peu peur. Quand on est au village, on travaille, on travaille même très dur. Mais on est libre de son travail. Si l’on veut rentrer des champs plus tôt ou si l’on s’absente parce qu’on est fatigué ou qu’un étranger est venu, on est libre de son temps. Et puis on travaille souvent en société, on fait en sorte que le travail soit une fête. On chante, on se remercie, on s’encourage de la voix. On boit ensemble un canari de bangui.
6Pour travailler au chantier, il faut chaque jour se lever très tôt, courir au lieu du rendez-vous au petit jour, prendre d’assaut les camions, faire un travail dur avec des camarades qui ne sont pas toujours des amis. Le soir, il faut attendre les camions pour le retour après une journée le travail où l’on a mangé ce qu’on a pu emporter avec soi ou ce qu’on a pu acheter sur place auprès des femmes qui ont trouvé là une source de revenus. En fin de mois, quand on a sorti l’argent du loyer, des dettes, il ne reste pas grand chose pour vivre.
7Et puis on voit du monde autour de soi avec des salaires bien plus importants, des cadres expatriés ou non qui ont de belles maisons, des voitures. On sent davantage sa condition médiocre. Autrefois dans les villages c’était l’« égalité dans la manière de vivre ». L’inégalité qui va régner de plus en plus peut être source de progrès par un effet de stimulation mais aussi de conflits.
8Enfin on parle de faire un grand village à proximité du site de l’usine, disons plutôt une ville. Sans doute ce peut être une solution qui pour la construction elle même est plus économique mais serait source de gros déséquilibres dans la région en créant de toute pièce un centre important proche de Zuénoula. Et puis aligner des maisons ce n’est pas créer une ville. Une ville c’est d’abord un tissu de relations, d’habitudes de vie. Un éclatement de cette agglomération sur Zuénoula et les villages proches du site ne serait-il pas plus profitable pour tous? Ceci permettrait aussi de respecter davantage les manières de vivre des gens en donnant plus d’espace à chacun. On aime vivre dehors. Cela aussi doit permettre de garder des coutumes communautaires. Les événements de la vie ont une dimension communautaire qui fait que l’homme ne se sent pas seul. On aime célébrer et fêter ensemble ces événements.
9Il faudrait aussi éviter un autre trop grand déséquilibre entre les gens qui travaillent au complexe sucrier et les paysans des environs qui ont encore leur place. Les salariés du chantier auront à se nourrir et il serait dommage qu’on aille chercher loin ce qu’on peut produire sur place. Il y a ici des possibilités de culture et d’élevage. Il y a aussi le commerce et les services que cette main d’œuvre salariée fera surgir. Il faudrait que le développement de la région soit pensé en fonction de tout cela pour créer un développement harmonieux de l’ensemble.
10On peut faire confiance à la masse paysanne d’ici. Ses possibilités d’adaptation sont grandes. Mais il faut pour le bonheur de l’homme que cette évolution ne soit pas une cassure brusque. Une rupture provoque le malheur. Une évolution, une adaptation, peut être bénéfique. Autrefois le niveau technique n’était pas très élevé mais la culture humaine était grande. L’inclusion du complexe sucrier au cœur du pays fera évoluer le niveau technique et matériel. Si cela se fait au détriment de l’homme, ce n’est pas le bonheur qu’il apportera. Mais s’il permet de faire évoluer la culture ancienne dans un cadre nouveau, celle-ci peut retrouver une vigueur qui favorisera le bonheur de l’homme.
11Ainsi la culture ancienne est essentiellement communautaire. Elle ne peut survivre si ce caractère communautaire disparaît. Or il est certain que l’urbanisation que va apporter le complexe ne va pas dans le sens d’une culture communautaire mais favorise un agglomérat d’individus et d’individualisme. La manière dont seront conçues les habitations nouvelles dans les nouveaux quartiers doit permettre et favoriser l’expression communautaire de la vie. Il n’est pas nécessaire pour cela de faire des quartiers ethniques. En dépassant les différences ethniques superficielles, on retrouve un niveau culturel plus large où le caractère communautaire de la vie est affirmé.
12Enfin la culture ancienne est caractérisée aussi par une vision de l’homme dans l’univers dont la réalité visible n’est que l’apparence de la réalité. On pense parfois que la culture africaine n’est pas une action sur la nature. Ce n’est pas exact. Ce que nous voyons étant l’apparence de la réalité, on pense que la meilleure façon d’agir sur la nature passe par une action sur les forces spirituelles qui soutiennent cette réalité matérielle. La technique occidentale ne veut connaître que la réalité matérielle, en ce sens elle est matérialiste. La conception africaine est spiritualiste sans nier la technique. Si la conception matérialiste occidentale apportée par la technique déployée dans un ensemble comme le complexe sucrier devait l’emporter sur la conception spiritualiste du monde, je ne pense pas qu’elle apporterait le bonheur aux hommes.
13Je fais confiance à cette population pour qu’elle ne se laisse pas matérialiser mais garde une vision spirituelle du monde et de l’homme. J’espère que cette rencontre de deux cultures au sein du complexe sucrier permettra un rééquilibre des deux conceptions, pour le plus grand bonheur des hommes. L’Occident, par le primat mis sur la technique oublie des valeurs spirituelles primordiales comme le respect de l’homme, de tout homme et de tout l’homme qui n’est pas seulement un producteur ou un consommateur. La technique alors ne rend pas l’homme heureux. L’Afrique a besoin de la technique occidentale pour domestiquer une nature difficile et la mettre au service de l’homme. Cette rencontre de deux cultures est une chance pour l’homme de demain. Elle sera réussie si les deux cultures sont respectées et se fécondent l’une l’autre.
14Le 18 juillet 1978
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