Le tourisme ? Un objet sur le monde
p. 245-272
Note de l’auteur
En réalité, nous avons commencé de travailler sur le thème du tourisme dès 1974, dans le cadre de l’Institut d’ethnologie de l’Université de Neuchâtel (Pr. Pierre Centlivres).
Texte intégral
... « Ce qui va nécessiter la mise en question préalable de la notion d’objet, qui obstruait de sa masse opaque et homogène l’accès à toute idée et système ou organisation. »
« On a toujours traité les systèmes comme des objets ; il s’agit désormais de concevoir les objets comme des systèmes ».
E. Morin
1Le tourisme et ses produits constituent-ils un objet ou non ? Le débat étant ouvert, il convient de révéler les éléments de solution déjà existants. Outre les travaux de Morin, auxquels nos citations en exergue renvoient, nous faisons également grand cas de la démarche de Dollé, adoptée comme hypothèse de travail principale de notre étude.
2« Alors que le signe est la matérialisation symbolique de ce à quoi il renvoie, c’est-à-dire à l’objet que le signe est censé signifier, dans la société marchande impérialiste ce n’est plus l’objet qui est signifié par un signe, c’est le monde des signes qui est préexistant à l’objet et l’objet n’existe que d’être signifié. » (Dolle 1972 : 98)
3Les promoteurs parlent du tourisme comme de produits qu’ils assortissent de « garanties » (garantie-soleil, garantie-photos, garantie-souvenirs,...) : ils offrent du concret. D’une année à l’autre, ils proposent des produits « nouveaux », en « exclusivité », indice d’obsolescence. Il faudrait donc considérer le tourisme comme passible d’objet à la condition que puisse en être dégagée une stratégie de signes employée pour le signifier. Dans une première étape1 — dont seulement la phase finale est ici restituée —, nous avons analysé un important matériel publicitaire (voir bibliographie). De cette étape découlent les lignes qui vont suivre.
Les conditions d’existence du signe1
4« Une société n’est plus seulement lisible à la façon d’y produire des marchandises par du travail, mais à la façon dont y est produite une demande pour ces marchandises par un travail produisant des consommateurs » (Attali 1978 : 17). Si Attali a raison, il en découle que, contrairement à certaines positions marxistes dogmatiques, il faut reconnaître à la création de différences sociales un rôle primordial dans l’évolution du capitalisme actuel. La valeur-signe devient dès lors l’un des concepts-clé susceptibles d’éclairer la nature des faits sociaux.
5Car c’est par la consommation que se concrétise véritablement la différence sociale. La stratégie des besoins se présente comme stratégie de fabrication de l’obsolescence, c’est-à-dire un procédé de renouvellement, de recréation de signes capables de se substituer à d’autres jugés inefficaces à stimuler le comportement consommatif. Deux sortes d’acteurs sont appelés à accomplir cette fonction : ceux à qui la consommation est « offerte » sous forme de signes à manipuler ; il s’agit plutôt de spectateurs que d’acteurs. Ceux qui par intérêt doivent créer de nouveaux besoins : soit autant de chemins d’intégration et de différenciation sociales.
6La scène sociale est donc le lieu d’un échange intensif de signes de la part d’une population frénétiquement « consommative ». Ainsi se vit une situation dans laquelle chacun peut se reconnaître à la fois intégré, supérieur à son voisin et unique parmi tant d’autres. En revanche, tous les voisins se retrouvent égaux et solidaires pour penser et prouver leur supériorité par rapport à un hors-groupe.
Les contradictions productives et le statut du signe
7C’est dans le cadre que nous venons d’esquisser que sera traité le phénomène tourisme et ébauchée une analyse de la reproduction de la différence sociale.
8Le tourisme crée l’illusion de la variété du choix alors qu’il ne fonctionne en fait que comme générateur de différence. L’information publicitaire n’est là que pour un effet de spectacle car le touriste, dans sa connaissance globale de ce qui lui est présenté, sait déjà quels signes il pourra retenir, quels signes sont licites et lesquels ne le sont pas.
9L’appareil publicitaire offre une panoplie de signes pour permettre un maximum d’identification ou d’intégration chez un maximum de gens à seule fin d’augmenter le nombre des clients éventuels.
10Mais pour que la promotion de la consommation touristique soit réellement efficace, on propose des valeurs qui s’opposent quant à leur signification, comme il apparait dans la deuxième partie de cet essai, mais qui s’accordent grâce à la fonction du message publicitaire et de l’accueil du consommateur. On ne berne jamais le touriste : on réclame son concours !
11C’est donc sous l’action conjuguée du promoteur et du consommateur possible que le code se retrouve doté d’un mode d’emploi. Alors que l’action de la promotion est génératrice de contradiction sur le plan des significations offertes, celle du consommateur est créatrice de différences sociales. D’où cet impératif au discours promotionnel : il ne suffit pas de dire n’importe quoi, encore faut-il le dire mieux que les autres !
12Y a-t-il ou non hiérarchie de signes ? Il ne peut y avoir, en aucun cas de hiérarchie absolue : tout signe est susceptible de devenir dominant selon la place du consommateur-manipulateur dans le code social2, ou plutôt selon la place que le code assigne au consommateur-manipulateur. En outre, un signe dominant, hiérarchiquement fort, peut s’évanouir très rapidement dans les bas-fonds du code. Nul objet n’est censé ignorer la loi d’obsolescence qui régit son statut.
13Quant au problème d’établir une hiérarchie momentanée, on pourrait procéder de deux façons. Il s’agirait d’effectuer une analyse de contenu, soit d’un discours de vacancier, soit d’un message publicitaire. Mais, étant donnés les problèmes spécifiques liés à l’analyse de contenu (Gardin 1974), un tel projet ne saurait rester que provisoire et, bien entendu, très subjectif (Goldmann 1964, 1970) ; le résultat donnerait une idée de la hiérarchie des signes dans le message ou le discours analysés, rien de plus. Ou alors, on pourrait dresser la hiérarchie des signes (toujours par l’analyse de contenu) d’un lieu/moment donné de la consommation vacancière. Par exemple : les discours de tous les usagers d’un camping, d’un paquebot en croisière, ou encore les messages publicitaires de tous les projets présentés lors d’un salon de tourisme. Là encore, nous n’obtiendrions qu’une hiérarchie définie dans le temps et dans l’espace social, c’est-à-dire indicative et très relative.
14Une troisième voie, celle proposée ici, consiste à repérer d’abord les signes offerts par les promoteurs, puis ceux qui font l’objet d’une « attente » chez le consommateur. Les deux séries vont se conjuguer suivant les situations pour donner naissance à « l’objet touristique ».
15En d’autres termes, la manipulation des signes s’effectue autant que possible à travers un système de confrontation où le manipulateur, c’est-à-dire le consommateur, choisit sa hiérarchie provisoire, aléatoire, compte tenu de sa position sociale. Il est évident que le choix effectué détermine aussi un statut assigné par les autres. On pourrait rapprocher ce système de confrontation d’une sorte de paradigme instable composé sur la base d’un code qui ordonne l’ensemble des signes offerts et l’ensemble des « attentes » du consommateur, variant en fonction de la sélection qui s’opère. C’est ainsi que le futur acheteur participe activement à la naissance de « l’objet touristique ».
L’espace polarisé
16La base ou support matériel des pratiques découlant du tourisme est l’espace.
17L’espace peut se penser de deux manières : continu ou discontinu. Dans le premier cas, il s’identifie au terroir : espace « territorialisé ». Dans le second, nous sommes en présence d’une pluralité de lieux flous, opaques ou indiscernables (voir Lacoste 1976 : 31-9).
18En Occident3, l’espace se pense en terme de discontinuité, comme spatialité différentielle (Lacoste 1976 : 36) ou comme marchandise.
19L’Occident est maître du procès « tourisme » grâce à sa conception tautologique et mystique du Progrès. Le dictionnaire Robert l’identifie entre autres au développement en bien, au changement en mieux par lequel on approche d’un but, d’un résultat, à l’évolution de l’humanité, de la civilisation vers un terme idéal.
20En avançant sur les deux béquilles que lui fournit le mythe du Progrès, c’est-à-dire l’Histoire cumulative et l’évolution technique, l’Occident s’accorde dans tout échange une valeur positive. Valeur positive donc, mais face à quoi ? Face à l’espace continu, au terroir, qui est ainsi disjoint par cette maîtrise de la définition de ce mythe. La « cassure » de cet espace continu s’opère par une intervention tautologique inverse : d’où les termes de sous-développé ( = non Progrès), primitif (loin du terme idéal de la civilisation), etc.. Le terroir est donc doté de valeurs négatives, lesquelles entretiendront en permanence la conviction qu’a Narcisse devant son miroir d’être beau : permanence de la positivité dans cette déclaration circulaire d’autosatisfaction. Il s’agit de l’autosatisfaction de ne pas trouver chez les autres le positif que l’on maîtrise, autosatisfaction de voir les autres copier notre positivité, donc satisfaction d’avoir gagné. Mais, parallèlement à cette vision « triomphaliste », on introduit dans les consommateurs potentiels le besoin d’aller chercher ailleurs ce qu’on évoque nostalgiquement comme manquant chez nous.
21A cette charnière se situe l’opération du tourisme. Elle consiste, dans une première phase, à aller chercher des valeurs positives dans l’espace considéré négativement ; en d’autres termes, il s’agit de rechercher ailleurs les motifs de l’autosatisfaction sans laquelle le progrès ne peut plus continuer de chanter ses propres louanges. Dans une deuxième phase, on crée une impression de négativité ou de manque à l’intérieur du champ des valeurs se donnant comme positives pour entretenir l’illusion qu’on ramènera du positif de l’espace classé comme négatif ; donc entretien de l’autosatisfaction pour que s’auto-entretienne le déplacement.
22Ce qui est décrit comme valeurs positives, valeurs négatives, espace positif ou négatif, ne l’est que par un « jeu » de signes. Tout repose sur une tautologie où le progrès se renvoie à lui-même sa propre image par le biais d’une autosatisfaction que le progrès « paie » pour être auto-satisfaite.
23Pour terminer, il faut ajouter que l’action d’aller chercher des valeurs positives dans l’espace négatif est guidée par la combinaison de la rentabilité du promoteur avec celle du client. La rentabilité se pose ainsi comme le critère préalable au mouvement : s’il n’y a pas de rentabilité, il n’y a pas « d’objet tourisme » non plus.
24En synthèse : dans un procès d’autosatisfaction, le Progrès se renvoie l’image de sa positivité. Les valeurs positives ont besoin de valeurs négatives pour se reproduire, par le biais de l’idée de Progrès, ou créent du négatif « ailleurs ». De cet espace négatif, on offre au touriste la possibilité, voire l’obligation, de rapatrier de l’autosatisfaction, c’est-à-dire des « valeurs positives ». Le mythe du Progrès se trouve renforcé par une réserve supplémentaire d’autosatisfaction.
La prohibition du non-rentable
25Cette autosatisfaction est déjà fortement suggérée dans le signe ou service « personnalisé » qui est offert au touriste ; il est en effet conçu de manière suffisamment vague pour que chacun croie, en s’y retrouvant, qu’il a été spécialement fabriqué pour lui seul. Autrement dit, pour qu’il y ait participation, il faut que chacun se sente pris à partie personnellement par le message publicitaire.
26Par un jeu de simulation on tend à créer des suggestions de valeurs positives dans l’ailleurs ainsi que des besoins ou des manques. Ici le touriste n’a plus qu’à se laisser bercer : « nous vous procurerons des souvenirs inoubliables ! »4.
27Ainsi le négatif se transforme en valeurs positives par un sentiment différé d’autosatisfaction qui est garantie par la situation où le touriste se trouve de rentabiliser son argent. Au fur et à mesure que l’industrie touristique se développe, la rencontre gratuite avec les « autres » (les populations et les espèces différentes) devient plus difficile. C’est par le truchement de « l’objet tourisme » capable de dégager du profit qu’on organise les nouveaux « contacts interculturels ».
28La prohibition du non-rentable favorise ainsi dans le domaine du tourisme l’émergence de la pensée impérialiste qui réalise le pillage de tout ce qui se trouve ailleurs et qui est supposé manquer ici. C’est la recherche des Autres ailleurs, un ailleurs où l’on se retrouvera entre soi chez les autres condamnés à nous imiter, face aux autres, condamnés à être nous-mêmes. En définitive, cette prohibition du non-rentable qui garantit l’échange nous auto-satisfait entre nous, et ceci sur le dos des autres ; et dans un tel contexte, il n’est pas décisif que ces autres soient des Masaï, des Cévenols, des Espagnols ou des Thaï.
29En plus de l’autosatisfaction immédiate qu’il procure, le processus permet la création d’une réserve de manque (négatif) nécessaire à l’autosatisfaction future, la fabrication d’un réservoir de « valeurs positives », palliatif à l’obsolescence des objets touristiques « vendus ».
30Rentabiliser ses loisirs signifie pour le touriste constater que ce qu’on lui avait promis existe, à quelques variantes près, et que le promoteur est honnête et dit la vérité.
31Ce dernier peut contrôler l’ensemble du processus et obtenir son succès commercial, dans la mesure où il est capable d’associer les clients à l’œuvre de promotion des valeurs négatives de l’ailleurs en valeurs positives d’ici.
Ethnographie possible des signes touristiques
32La deuxième partie de notre essai sera consacré à la présentation de quelques signes susceptibles de transformer la pratique touristique en un véritable objet de consommation.
33Rappelons-le, l’« opération tourisme » repose essentiellement sur deux procédés parallèles. Le premier consiste en une recherche de différence capable de donner naissance, par le truchement des signes, à des objets valorisés par la conjugaison de l’activité promotionnelle et celle des consommateurs. Cette recherche de différence (l’ailleurs qu’on n’a pas ici) s’accomplit cependant dans l’absence d’auto-critique. On cherche ailleurs ce qui fait défaut ici sans que cela suggère une quelconque remise en cause du modèle instauré par la société industrielle « avancée ». La raison de ce paradoxe est à retrouver dans le deuxième procédé, la recherche d’autosatisfaction.
34Le mode de vie urbainoccidental, le confort fourni par la société « moderne » et « développée », sont présents dans bien des lieux « touristiques » ; leur finalité est de compenser, voire de limiter le dépaysement et, par conséquent, de valoriser les acquis de la société dominante. Enfin, il convient de rappeler que le processus spécifique du tourisme n’est jamais qu’un des moments du système de la consommation. Aussi, la recherche de la différence (en fait, on Ta vu, de la pseudo-différence) ou de l’autosatisfaction, s’accomplit par un effort de promotion touristique qui, lui, est bâti sous forme d’énoncés contradictoires. De cette façon, le touriste peut « choisir » : de la différence qui n’en est pas vraiment, de l’inconnu qui n’en est guère, de l’aventure sans risque, de la sociabilité pré-organisée, de l’indépendance balisée, etc.. Cette accumulation d’énoncés contradictoires, nous l’avions appelée « amalgame » : le touriste se laisse allécher par du nouveau, mais on lui donne en même temps toujours de quoi se sécuriser (se sentir chez lui).
35A ce stade, il faut distinguer 2 catégories de signes :
Les signes explicites, simples, relativement univoques, pouvant se substituer, s’aider, s’annuler... et qui fonctionnent dans différents registres (par registres il faut comprendre des inventaires, des listes, pouvant être groupés sous le même « chapeau » ou signe, un peu à la manière des énumérations d’un dictionnaire de synonymes, analogique, de mots croisés, de rimes...) ;
les signes implicites, abstraits, voire complexes, et dont la complexité se fonde bien souvent sur une aptitude à fonctionner dans plus d’un registre, souvent simultanément.
36Une classification des signes se concrétise sous la forme « positive » et « négative », que le principe de rentabilité sépare.
Économie
37Présentation du signe : les situations économiques défaillantes ailleurs (valeur négative implicite) rendent l’objet touristique « intéressant financièrement » (valeur positive explicite). On gagne sur le voyage dans son ensemble : « Grâce au cours de change favorable, notre offre est plus avantageuse qu’en 1976 » ; sur l’acquisition des signes que l’on restituera : « Neuf heures à terre vous suffiront pour acheter des souvenirs, la vannerie... et la poterie sont particulièrement avantageuses » ; on gagne aussi sur la consommation pendant les vacances : « Etant donné qu’à Jersey on ne lève pas d’impôts sur les articles de luxe, vous pouvez boire un whisky au bar pour quatre-vingt-dix centimes » ; « Peut-être aimeriez-vous faire confiance au hasard et jouer avec la machine à sous ? Si vous gagnez, faites un tour à la boutique hors-taxes, si vous perdez, consolez-vous en buvant un verre au bar... A bord votre argent triple de valeur ! »
38En règle générale, pour que les touristes ne se sentent pas dépaysés et puissent s’adonner à la frénésie consommatoire, des haltes à des points shopping sont toujours prévues dans les projets de circuits et de séjour, le plus souvent sous le couvert d’artisanat local. Les zones de franchises de douanes ou les tax-free-shops sont parfois au centre du projet : « Achetez des cravates Dior à Nassau, des caméras japonaises à Singapour ». La grammaire vient en aide au matraquage par l’emploi massif soit de l’impératif, soit de préfigurations des conduites « inéluctables » : « Tout d’abord, adonnez-vous au shopping à des prix hors-taxes ». « Vous vous régalerez des nombreuses boutiques de la rue principale, d’où vous ne partirez pas sans avoir acheté... ».
Primitif
39Présentation du signe : l’objet touristique se constitue sur une valorisation négative rendue possible par l’effet de dépaysement temporel et spatial. On retrouve le primitif au niveau des choses et des personnes ; ses media peuvent être la nature, la ruralité, la gastronomie, les enfants... Primitif est un terme qui est de moins en moins employé isolément, il est accompagné le plus souvent d’adjectifs modificateurs, il peut être également simplement suggéré par des variantes. Parmi les adjectifs et variantes, citons : intact, pur, sauvage, sacré, vierge, authentique, inviolé, immaculé, véritable, exotique, indigène, naturel... etc.
40« Un pays (Maroc) à la fois fier et accueillant, violent et raffiné, aussi bien par ses paysages superbes que par ses peuples encore authentiques ».
41« La visite de la pacifique tribu des Karen blancs sera assurément une des étapes les plus marquantes du circuit. Vivant à l’écart, dans une région sauvage et peu fréquentée, les Karen blancs y mènent une existence naturelle en marge de la civilisation ».
42« Yukon - Alaska : aux individualités et à tous ceux qui estiment être nés 400 ans trop tard, puisque tout ou presque a été découvert depuis lors, nous vous proposons... (nature vierge) ».
43Présentation pudique donc, en règle générale, même si les vieux réflexes subsistent parfois : « Kenya - Curiosités : le contact avec la population de races diverses et souvent encore primitive ».
Pauvreté
44Présentation du signe : le passage du négatif au positif s’effectue essentiellement par l’idéologie de la charité. Ce signe est intéressant car il est le seul qui empêche un bon retour de l’autosatisfaction, comme nous l’avons précédemment décrit. Il est impossible de satisfaire le client, sans une information préalablement livrée « à domicile » sur les différentes organisations ou démarches caritatives ; sa fonction est d’arranger la conscience à l’avance, pour que la pauvreté ne soit pas un obstacle au cours de la phase « consommative », ce qui gâcherait toute restitution des signes par la suite. Le caritatif évite ainsi bien des existences torturées et permet au touriste de prendre en photo « de pauvres petits affamés de ces affreux pays lointains tout là-bas... » (Greg 1976 : 6), et de tenir, au retour, le discours des organisations de charité qui lui fournissent ainsi un « bon » signe !
45« ... Vous découvrirez un monde complètement à l’écart de notre civilisation et vous verrez, de vos propres yeux, combien les biens de ce monde sont inégalement répartis ».
46Une très grande organisation de tourisme a bien compris le parti qu’on pouvait tirer de la pauvreté alliée au caritatif. Ses catalogues pour 1979 utilisent le thème de l’année de l’Enfance en produisant ce genre de discours : « ...Il peut cependant arriver que l’on se trouve face à la pauvreté et la misère... Nous désirons aussi contribuer à améliorer le sort des enfants en attirant l’attention de nos clients sur le fait que la pauvreté est encore grande dans certains pays. Et également là où nous passons nos vacances. Celui qui prend conscience de cette réalité se conduira de manière à ne pas causer de torts aux défavorisés. Les plages des pays tropicaux,... sont autant de cadeaux que nous acceptons avec gratitude. Mais pensez que les hôtels dans lesquels nous logeons sont pour bien des gens du pays des paradis inaccessibles. C’est le droit de chacun de voyager dans des pays et des continents lointains... ». La pauvreté gêne-t-elle notre autosatisfaction ? Contournons-là en la mettant en évidence, balayons les scrupules en évoquant le « droit » au voyage, confortons-nous de notre progrès en accédant aux « paradis » pour eux inaccessibles, occultons notre mal-développement par notre conviction qu’ils sont défavorisés et évitons de penser que le tourisme n’est peut-être pas neutre, que sous son impact la pauvreté peut se transformer en misère, car il faudrait alors envisager le droit de voyager comme un invasion illicite et l’économie touristique comme une forme de traite.
47Enfin, pourquoi ne pas tirer un parti publicitaire du cocktail pauvreté/charité et mentionner en caractères gras dans l’annonce publicitaire : « ... Nous avons versé la somme de cinquante mille francs suisses au Fonds des Nations Unies pour l’Enfance lors de la parution de notre prospectus. »
48Ici ce sont les enfants eux-mêmes qui deviennent objet.
Progrès
49Présentation du signe : le négatif est encore une fois implicite et évoqué comme présent avant « l’apport » de la civilisation industrielle. L’objet touristique prend du sens en fonction du positif réalisé. Le progrès est généralement évoqué de deux manières : soit que les gens visités l’ont atteint, soit qu’ils ne l’ont pas « encore » atteint. Dans les deux cas, il renvoie à nos valeurs et à nos succès. Dans ce sens, le progrès reste surtout le thème de discours permettant une pratique de l’autosatisfaction à haute dose : « ... si vous restez au Brésil, inoubliables seront également les impressions que vous accumulerez à Sao Paulo, car ce n’est pas en vain que l’on appelle cette ville la métropole des superlatifs. » L’hôtel Ivoire d’Abidjan nous procure l’intense satisfaction d’avoir été compris : « Le plus haut édifice d’Afrique Occidentale. L’hôtel est une ville dans la ville... la patinoire artificielle est une grande attraction. » ; « A Fuengirola, sur la Costa del Sol, là où, il y a quelques années, n’habitaient pour ainsi dire que des pêcheurs, un grand quai-promenade et une longue plage de sable fin vous attendent. De bons restaurants typiques, des bars, des night-clubs, de nombreux magasins et boutiques vous offrent un contraste intéressant ». Pauvres pêcheurs, « pour ainsi dire » ! La tournure grammaticale de la phrase donne même à penser : y avait-il vraiment une plage,... avant ?
Découverte
50Présentation du signe : par malheur, il y a encore des espaces méconnus (négatif implicite). Grâce à l’activité touristique, les découvertes deviennent encore possibles (positif implicite). La découverte est représentée principalement dans trois contextes :
le lieu est « civilisé » : la découverte y est présentée étroitement associée à la liberté (de choix) : « A votre descente d’avion, vous prenez possession de votre voiture de location, et l’aventure commence. L’itinéraire est décrit en gros et vous avez toute la liberté de partir à la découverte selon votre bon plaisir ».
le lieu est « vierge » : vous êtes un pionnier et « vous serez subjugué par le charme de ces îles inexplorées. Vous ne vous reconnaîtrez même plus, car là-bas, vous serez un autre être, un véritable Robinson ».
le lieu est sur le point d’être « défloré » : vous êtes toujours le pionnier mais le temps presse ! « Les Afghans, des gens fiers, libres, farouches, vivent encore d’après le principe ‘Dieu créa le temps, de hâte il ne fit pas mention’. Pour combien de temps encore ? ». « Encore » est un outil important pour signifier ce stade d’un pays « pas encore touché par le tourisme de masse », qui peut trouver un synonyme en « jusqu’à maintenant » : « Un voyage inhabituel dans une partie de l’Afrique noire qui, jusqu’à maintenant, a été heureusement épargnée par les grandes vagues touristiques. »
51On peut aussi signaler la découverte par délégation : « Le Togo, c’est l’Afrique noire telle qu’elle est en réalité. Sauvage, spontanée, rayonnante et chaleureuse. La beauté dans toute son authenticité... Nous avons pour ainsi dire découvert le Togo pour vous et vous en ouvrons les portes ».
52Enfin, la découverte simulée : « Et comme partout en Indonésie, il y a tant et plus à découvrir, par exemple, les traces de civilisations anciennes, la vie quotidienne des indigènes, la fabrication des célèbres batiks... ».
Inconnu/connu et sa variante prévu/imprévu
53Présentation du signe : tout ce qui est peu connu et non prévu est dangereux, donc valorisé négativement. Mais il peut être maîtrisé et acquérir un contenu positif dans l’objet touristique. C’est là que se situe toute l’opération du « frisson contrôlé » où se mélangent, dans des proportions variables, découverte, nouveauté, pionnier, pureté, etc... Il s’agit avant tout d’une opération magique où l’imprévu est prévu, où aucun organisme de voyage ne vend sa marchandise sans évoquer dans le même temps le havre de paix où l’on se remettra de ses émotions, les assurances de tous genres, les guides compétents, etc.. que nous retrouvons sous la rubrique sécurité. « Au crépuscule, vous rencontrerez le célèbre ‘homme-hyène’, puis rentrez à Dire Dawa ». « Vous vous frayez un passage à travers la jungle, sous la conduite de guides compétents, afin de surprendre les gorilles et d’observer ces puissants animaux dans leur milieu naturel. Riche d’une expérience inoubliable, vous retournez le soir à Bukavu ». « La nuit, vous pourrez suivre une chasse aux alligators (facultatif). Vos émotions — et celles des crocodiles aussi — prendront fin vers minuit, heure à laquelle se termine la chasse ».
54Heureusement les ressources sont nombreuses : « Les chutes de Yellowstone sont impressionnantes elles-aussi. Rencontrerons-nous un ours ? ». Le signe « inconnu » se trouve lié aux conditions de sécurité qu’on fournit au client. Elles sont souvent présentées sous une forme qui les « camoufle » pour ne pas gêner le discours vendant le risque. On la retrouve dans les labels, les différentes garanties et assurances (garantie-soleil, assurances frais d’annulation, places réservées près de la fenêtre, tableaux climatiques, etc.), les guides compétents et attentionnés, le matériel bien entretenu (la qualité suisse,...), la gastronomie (le chef est français, la direction suisse, Scandinave), l’importance du matériel et les « renseignements généraux ».
55Si nous prenons l’exemple des « adventure-tours » vendus comme grand frisson par le catalogue, nous retrouvons leur définition dans les renseignements généraux : « Ainsi que le précise la dénomination anglaise, ces voyages ont quelque chose d’aventureux. Mais dans ce sens, le mot aventure ne doit pas pour autant évoquer les idées de risques ou d’actions pionnières ».
56Pour des vacances de ski de fond en Laponie, « vous chaussez vos skis et, en compagnie de votre guide qui sera préalablement renseigné sur les conditions météo... ». Ailleurs, « notre guide, familiarisé avec les lieux, saura exactement où vous pourrez prendre les plus belles photos ». Au Kenya, c’est votre chauffeur qui est un expert en la matière : « Il saura s’approcher des plus beaux exemplaires, des sujets photographiques qui ne se représenteront plus de sitôt devant votre objectif ».
Chiffres
57Présentation du signe : le seul aspect qualitatif, esthétique par exemple, de la réalité ne suffit pas à constituer l’objet touristique. C’est le recours au nombre qui fournit, dans ce cas, une valeur positive à cet objet.
58Le recours au chiffre est constant. A côté des emplois « objectifs » précisant des prix, des durées, des distances, des températures moyennes, des variables de précipitations, etc., le quantitatif est là comme auxiliaire du qualitatif. Les chiffres sont en plus les garants de la bonne foi du promoteur, ils prouvent qu’il dit la vérité. Les domaines auxquels ils s’appliquent sont des plus variés : ils vont de la contenance des réservoirs de l’avion au nombre d’espèces d’oiseaux rencontrées dans la région, etc.. Ils représentent le substitut à la connaissance avant d’être confondus avec elle. « Vous verrez les 1600 monolithes qui supportèrent autrefois le célèbre palais de cuivre, un énorme bâtiment de 9 étages avec plus de 100 pièces... L’arbre sacré de Bodhi, vieux de 2200 ans est encore un autre intérêt de cette ville ». « Vous verrez le parc de Nara, le sanctuaire Kasuga avec ses 3000 lanternes et le temple Todaiji avec son immense statue de Bouddha (16 mètres de haut, 550 tonnes »).
59Avec ces énoncés, le touriste tient de grands éléments pour son discours de restitution des vacances ; il suffit de mémoriser pour pouvoir commenter les diapos, ou de savoir lire si on possède un couplage magnétophone sur son projecteur.
Culture
60Présentation du signe : dans des espaces supposés « vides » quant à l’histoire et à la culture {valorisation négative implicite), on constate des « présences ». L’objet se constitue sur une valorisation positive.
61Sous couvert de culture, on vend tout d’abord de l’histoire ; qu’il s’agisse de l’histoire des gens — le plus souvent, folklore — ou des monuments, nous avons de toute façon souvent affaire à une culture morte, à des objets. L’évocation du culturel est parfois tautologique : « Héraklion, ville attirante... par ses curiosités » et à Rio « les curiosités sont intéressantes et nombreuses ». Par ailleurs, on en arrive à vendre les hommes, les monuments, la révolution et les guerres : « A Amritsar, nous découvrons le monde des Sikhs, impressionnant par sa splendeur mystique et son éthique simple mais profonde ».
62« ... Hariponchai avec sa grande pagode, un des monuments les plus sacré du Nord de la Thailande ».
63« Borobudur, le plus grand complexe de temples bouddhiques ».
64« Vous ne manquerez pas de descendre l’escalier de Potemkine où la révolution prit son véritable départ ».
65Et les guerres, avec la ligne Maginot, le mur de l’Atlantique, les camps de concentration, le désert du Sinaï, etc. Enfin, le folklore est aseptisé en des comparaisons hardies : « Le flamenco et la corrida... ces deux activités sont cependant aussi caractéristiques de l’Espagne que le ‘jodel’ et la varappe le sont en Suisse ».
66L’espace s’incrit dans la culture-signe. Mais souvent le temps fait défaut. Le promoteur nous dit alors : « A l’impossible sommes tenus », comme nous le montre ce passage : « Vous rêvez d’explorer les pays au pied des plus hauts sommet du monde, de découvrir leurs paysages grandioses, leurs très vieilles cultures, la diversité de leurs peuples et de leurs religions. Et bien que vous n’ayez qu’un peu plus de deux semaines, vous ne voulez pas être bousculés. Nous avons pris tout cela en considération en établissant notre programme... ».
67Et encore : « ...une eau transparente qui bat les plages de sable doré, de fiers cocotiers qui se dressent au-dessus des baies aux eaux d’azur. Et en plus, un arrière-pays avec des monuments témoins de la culture des siècles passés ».
68La mer, la plage, l’arrière-pays : trois plans pour se mouvoir et où seuls les deux premiers seront le plus souvent utilisés, mais qui ne peuvent « fonctionner » sans le troisième.
Gastronomie
69Présentation du signe : la recherche d’autosatisfaction est la base de la constitution de ce signe. Son rôle essentiel est de sécuriser le touriste dans l’ailleurs, de supprimer sa peur au ventre, en quelque sorte. Avec la gastronomie, le promoteur peut opérer un déplacement facile du centre du monde et faire ainsi que le touriste se retrouve chez lui n’importe où.
70De ce rôle qu’on lui demande de remplir, il ressort que la gastronomie, telle qu’elle est évoquée dans les prospectus, peut être un bon indicateur de « développement ». On peut en effet distinguer trois genre d’évocation :
La cuisine indigène n’est pas mentionnée ; cela veut dire que le tourisme en est à ses débuts dans la région et que le promoteur n’a pas un bon contrôle local. On amène donc sa cuisine avec soi. Au propre, c’est le cas du Club Méditerranée, et, au figuré, c’est le fait de déclarer que « les établissements locaux font notre cuisine ». Le promoteur prend des précautions dans la présentation de sa marchandise en écrivant par exemple : « A votre attention : le tourisme au Togo est encore relativement jeune et certaines imperfections poliraient se produire de temps à autre au point de vue service — cependant, un peu de compréhension et une bonne parole ne manqueront pas d’effet ». La cuisine elle-même y est présentée sans détails. Pour Cuba : « Ce n’est pas un paradis pour les gourmets, mais il y a de bons buffets comprenant toutes sortes de salades et de fruits tropicaux, ainsi que divers mets créoles de poisson, viande ou saucisses ».
La cuisine indigène commence d’être maîtrisée tandis que la cuisine occidentale (pas encore gastronomie !) s’affirme. Les mises en garde du promoteur — en d’autres termes, les légers risques d’insatisfaction du client — subsistent mais l’énoncé se fait plus précis : « Au Tropicana (Togo), bonne cuisine bourgeoise. Dans les autres hôtels, la cuisine française est prédominante. Et naturellement partout des spécialités africaines, par exemple : le ‘fou-fou’ et de nombreux mets de poisson ». Pour un stade plus « avancé », l’exemple de l’Indonésie : « Cuisine connue et appréciée des gourmets du monde entier (suit une liste de spécialités : noms vernaculaires et traduction). Les grands hôtels servent également la cuisine européenne et tous les hôtels un petit déjeuner copieux ». Un élément qui nous indique le degré d’encerclement de la cuisine indigène est celui de la facilité avec laquelle on peut la faire « chez nous ». Dans le cas de l’Indonésie, sa cuisine est devenue, au Centre, gastronomie (nous ne parlons pas des écarts qui peuvent exister entre cette gastronomie et la « vraie » cuisine).
L’encerclement est terminé et le dénomination de la cuisine occidentale se précise. La cuisine occidentale commence à devenir gastronomie dans la Périphérie, les cuisines des autres Périphéries réinterprétées selon le code gastronomique du Centre, pénètrent également. En Côte d’Ivoire « les mets, fortement influencés par la cuisine française et enrichis par les délicieux fruits des tropiques, sont considérés comme excellents. A Abidjan, on trouve un grand nombre de restaurants servant des spécialités russes et vietnamiennes ». Au Sénégal : « la cuisine française est la plus répandue et enrichie par de nombreux fruits de mer et poissons ainsi que par les délicieux fruits des tropiques. A Dakar et dans ses environs, il y a de nombreux restaurants de spécialités de toutes catégories ».
La cuisine du Centre est elle-même encerclée, la cuisine internationale est née : toutes les cuisines, qu’elles soient du Centre ou des Périphéries, sont ingurgitées dans le monde entier sous le label de gastronomie. C’est la taverne bavaroise au premier étage, le bistrot au second, le Beef-corner au troisième, etc… Au Nassau beach, vous pouvez dîner « dans l’un des quatre restaurants du même hôtel :
au Beef Cellar - Spécialités et grillades
au Aloha Restaurant - Spécialités hawaïennes et chinoises
au Café de la Ronde - Spécialités européennes
au Drumbeat Club - Spécialités internationales avec programme folklorique ».
71Tout renvoie à tout pour cacher qu’il n’existe rien ! Rien d’autre que la recherche de l’autosatisfaction que l’on trouve quand on participe, par exemple, au voyage « Week-ends gastronomiques à Istambul » et que le programme propose : « le Mangal, un choix français à la carte : grand restaurant français d’Istambul situé dans le Sheraton ».
72Concluons en citant les croisières gastronomiques sur des fleuves où il n’y a normalement « rien d’intéressant », la gastronomie restant l’ultime recours pour entretenir un flux de touristes glissant sur de l’espace. « On vous sert non seulement des légumes et du riz à discrétion, mais aussi de la viande ! Et cela même pour des repas qui ne coûtent qu’environ vingt-cinq francs, boissons et service compris ».
Du nouveau (La lutte contre l’obsolescence)
73Présentation du signe : ce qui existe ailleurs n’est plus suffisant ni nouveau pour des consommateurs (négatif implicite). On propose donc d’autres formes de plaisir, fruit du « savoir » et de la « mode » d’occident (positif implicite).
74Pour ce qui est des variantes offertes contre l’obsolescence, et si nous prenons l’exemple du safari, nous sommes actuellement très loin de ce qui se pratiquait au bon vieux temps des colonies. Néanmoins, les catalogues regorgent de projets « safaris », où le sens est déjà une extension sémantique5 ; le promoteur y taillera de belles tranches et nous offrira, tour à tour :
Le safari sous conduite scientifique : « le monde des oiseaux d’Afrique orientale », « le monde des animaux », et éventuellement d’autres thèmes particuliers.
Le safari à « l’espèce » : peut être en combinaison avec la catégorie précédente, et toujours sous la conduite de guides compétents. Exemple : le « safari au gorille ».
Le safari avec mort d’espèces : n’appartient normalement pas à la liste des produits offerts. On le trouve cependant grâce à une extension du terme dans l’expression « safari sous-marin » employée comme variante à « chasse sous-marine ».
« Le safari du connaisseur » : « nous avons conçu cette nouvelle formule. Ce safari vous conduit dans des régions moins connues où vous pourrez observer les animaux sauvages en dehors des circuits touristiques habituels » Cet exemple illustre bien cet effort de la promotion à créer de la variante : les animaux sont dé-sauvagés ailleurs, le long de circuits qui ne reçoivent pas les mêmes habitués. En descendant dans la gamme, le safari du connaisseur fait place à diverses formules (camping safari self-drive ou le mythe du « faites votre programme vous-même ») pour arriver à un stade de dégénérescence prononcée où l’amalgame donne à l’ensemble une impression de santé :
75« Nouveau : le mini-safari optimal... le mini-safari est tout à fait indiqué pour ceux qui veulent savoir ce que c’est qu’un safari sans pour autant devoir renoncer à leurs vacances balnéaires. Ou pour les habitués de longue date et qui voudraient revivre cette aventure ».
76Petit à petit, le produit glisse vers le statut de sous-produit, d’où il pourra être exhumé à tout moment pour servir de base à la fabrication d’autres variantes.
77La langue peut être un auxiliaire précieux car elle permet la fabrication sur « du vide », comme dans l’exemple suivant que nous livrons à la réflexion du lecteur :
78« Sporthotel Shimo La Tewa ! Vacances différentes,... en dehors des normes ! Passez d’autres vacances, non pas au bord de la mer, mais près d’un bras de mer : Mtwapa-Creek ».
79C’est dans cette catégorie de variantes contre l’obsolescence que viennent se ranger la plupart des extraits que nous considérions au départ, comme des perles, c’est-à-dire comme stupides et/ou involontairement drôles.
Les nouvelles tendances de la fabrication de l’objet touristique
80Si, traditionnellement, l’entrée dans le corpus est provoquée par la technique de l’accrochage au moyen de mots-vedettes, paradoxes et/ou icônes et orientation spatiale, lesquels fournissent une prégrille de lecture, les nouvelles tendances des promoteurs se situent sur le mode de l’hyperréel. Les formes que nous avons rencontrées sont les suivantes :
81— le promoteur fait l’autocritique de ses propres projets. Exemple : « le Ramsès, circuit de 9 jours en Egypte »
82pour :
visite très complète en peu de temps
qualité Hilton
83contre :
841’) trop court pour bien approfondir l’Egypte
85— le courrier du lecteur (avec réponse du promoteur) : le promoteur publie ce courrier dans le catalogue, sur une page ou deux. Il semble que les critiques soient savamment dosées.
86« Circuit Turquie recommencée »
87— A la majorité des étapes, hôtels plus que sommaires, peu compatibles avec le coût du voyage. Je referai ce voyage avec une autre organisation. »
88Mme A.R. - Paris
89— Alors nous souhaitons qu’un de nos confrères puisse créer pour vous, dans la Turquie de l’Est, une chaîne Hilton d’ici là ! Ce n’est pourtant pas faute de vous avoir avertie dans notre brochure.
90« Circuit aventures mexicaines »
91— Nous n’avons pas été trompés. Ce que vous avez mis pour et contre dans votre brochure est sincère. Quelques bavures au niveau de l’autocar, mais ‘ras le bol’ du poulet, du riz, des frites mexicaines et du café américain ».
92M.M.I - Toulon
93Réponse :
94— « Hélas, en matière de nourriture, hors de France (ou à quelques exceptions) il n’y a pas de salut... Pour le café, une recommandation : emportez un grand pot de Nescafé. A de très rares exceptions près, celui servi dans les pays lointains, n’est pas au goût français. »
95Le dernier exemple de ce courrier des lecteurs montre bien comment la gastronomie (plus exactement les habitudes culinaires) peut être employée pour « déplacer » le centre du monde.
96Le concours et les tests sont une idée particulièrement habile d’organiser un concours avec les photos que les clients auront prises pendant leurs vacances ; les photos retenues restent la propriété de l’organisme de voyages qui disposera ainsi d’une base d’illustrations pour son prochain catalogue.
97Au terme de cette étude, le lecteur devrait être à même de s’y retrouver, non seulement dans la préparation de ses propres voyages mais dans l’évaluation de ses vacances passées ; il devrait également être capable — mais qui sait — de devenir lui-même promoteur de tourisme.
Conclusion
98« Dans la société marchande impérialiste... l’objet n’existe que d’être signifié »6 (Dolle 1972 : 98). Par l’opération publicitaire, la promotion touristique et les pratiques consommatoires, l’objet-tourisme s’impose à notre quotidienneté. L’aliénation des visités de telles pratiques est évidente ; et si nous nous proposons d’approfondir ce problème dans une suite à ce travail, nous en avons déjà vu quelques exemples. Des totalités7 sont contraintes, réduites et enfermées dans des contours qui permettent de les appréhender, les embrasser et les « connaître » d’un seul coup d’œil, globalement. Transformées en objets, elles deviennent manipulables à travers un système de signes.
99Opération simplificatrice et mystificatrice, aliénante, car ces totalités seront désormais condamnées à se comporter comme des modèles réduits et simulés, dans les limites que le tourisme veut leur donner.
100L’objet de nos désirs, et de nos opérations d’achat-vente a désormais une forme, des contours perceptibles, une fonction, un prix : on peut voir, toucher, utiliser, user, jeter, acheter, échanger, négocier.
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Continents Lointains 76-77.
Continents Lointains 77.
Continents Lointains 78
Continents Lointains 78-79.
Tour du Monde avec SAS 78.
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Les meilleurs voyages agraires 77.
Tourwest/Tourorient : Le Magazine des Voyages No 1, 1977.
Airtour Suisse : Voyages individuels 16-11.
Mer et Soleil 76-77.
Envol au gré du vent 77.
Universal S. A. : Mallorca, Majorque + Quiz 77, 1977.
Antigua, la sensation des Caraïbes 79, 1978.
Popularis, Vacances 77 : nos atouts, 1977.
Paquet : Croisières prestige 1977.
En Méditerranée à bord d’Azur 1977.
Club Méditerranée : Catalogue 77, 1977.
Africatours : Afrique du Sud 1976-77.
Qualitours : Vacances originales 1977.
Journaux & Revues
PARTIR No 32 janv. 1977.
Le Monde du tourisme et des loisirs (depuis 1976).
Divers.
Notes de bas de page
1 Dans le cadre de cette étude, le mot « signe » désigne tout élément de nature informationnelle susceptible de s’échanger non réciproquement. Il s’agit là d’une hypothèse de travail qui devrait s’éclaircir dans les pages qui vont suivre.
2 On pourrait appeler code social la hiérarchie implicite et dynamique de la société et dont chaque membre est vecteur.
3 Il faudrait faire des nuances, l’Occident ayant aussi (encore) des terroirs (Delaleu & Rossel, 1977). Mais admettons-le comme entité pour le moment.
Il est à noter cependant qu’originellement le tourisme était confiné dans l’intra-occidental. Sa massification a entraîné la création du processus qui est décrit dans les lignes suivantes. Toutefois, cette première tradition touristique subsiste de nos jours (Cf. les palaces en Suisse), d’autant mieux qu’elle offre le contrepoint du positif dans le positif (auto-valorisant) par rapport au positif dans l’espace des valeurs négatives.
4 Les citations des textes publicitaires ont été extraites des prospectus cités en bibliographie.
5 Safari n.m. (mil.xxe ; mot africain — souahéli — « bon voyage » ; de l’arabe safora « voyager »). Expédition de chasse en Afrique noire. Par extension : simple excursion au cours de laquelle on prend des photos d’animaux sauvages, (petit Robert 1972)
6 Objet n.m. (Oject, xvie ; lat. scholast., objectum « ce qui est placé devant », de objicere « jeter (jacere) devant »).
(Concret). 1° Didact. Toute chose (y compris les êtres animés) qui affecte les sens, et spécialement la vue. La perception répondant à une certaine destination. (Dictionnaire Robert, éd. de 1972)
7 Totalité est ici synonyme de sociétés vivant en marge du système industriel et possédant leur identité propre.
Notes de fin
Auteurs
Institut universitaire d’études du développement, Genève ; atelier de recherche anthropologique, Lausanne.
Institut universitaire d’études du développement, Genève ; atelier de recherche anthropologique, Lausanne.
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