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Le Camping : un nouveau monde des objets mobiles

p. 155-166

Note de l’auteur

Nous remercions l’Institut d’ethnologie de l’université et le Musée d’ethnographie de la ville de Neuchâtel pour nous avoir donné l’autorisation de reproduire ce texte paru dans Etre nomade aujourd’hui, Catalogue de l’exposition, Musée d’ethnographie, Neuchâtel, 23 juin - 31 décembre 1979.


Texte intégral

1Chaque été, le « Grand départ » s’organise. Vagues régulières du nord au sud, du froid vers le soleil, du « chez-soi » vers l’« aventure », les voilà nos nomades à nous, vacanciers avides de kilomètres et de dépaysement. Personne n’échappe à ce vent de folie ; il faut bouger, besoin impératif ne souffrant pas l’exception. « Où as-tu passé tes vacances ? » la question ponctue inexorablement la fin de chaque période de congé.

2Tourisme et camping vont de pair : « Le camping est un moyen bon marché de passer des vacances », disent certains ; mais il n’en est rien. Lors de notre étude de terrain effectuée dans différents campings vaudois, nous y avons vu séjourner des gens de toutes professions. Il n’y a pas de relation directe entre la grandeur de l’habitation, ni surtout la modernité du matériel, et la catégorie socio-professionnelle du campeur. Des familles de condition modeste n’hésitent pas à acheter un équipement de camping luxueux qu’elles complètent chaque année selon les dernières nouveautés du marché : à l’inverse une Rolls Royce peut tracter une caravane de dimensions moyennes, ainsi que nous l’avons observé dans un camping lausannois. Si tout le monde campe, tous les campings ne se ressemblent pas : il y en a de très luxueux, de mieux équipés que d’autres, et le profil de leur clientèle varie.

3Il n’est pas dans notre intention d’essayer d’assimiler camping et nomadisme écologique classique, encore que le campeur semble, par divers points, se rapprocher du nomade :

  • Le phénomène « camping » comprend implicitement une notion de « déplacement » (on ne campe pas que dans son jardin) ; le déplacement du campeur est bipolaire (entre sa maison et « son » camping, entre deux places de camping), mais le trajet qui relie les deux points fixes n’est que distance, sans aucune autre fonction.

  • Le campeur adopte une forme d’habitation mobile. Le vocabulaire lié au camping renvoie aux nomades traditionnels : on parle de « tente », de « caravane », de « camp », même si une tente de camping n’a plus rien à voir avec la tente noire.

  • Le campeur tient le discours de l’errant, de l’ambulant : « j’aime le camping parce que je peux aller où je veux ;... être mon propre maître, ne rien devoir à personne... ». Dans un camping, on pense vivre « la liberté », le « retour à la Nature ». Un nomade sommeille peut-être dans le cœur de chaque campeur.

Le camping, un produit qui se vend bien

4Le nomade vit en relation symbiotique avec la nature. Le campeur des campings s’inscrit, lui, dans un cadre tout à fait différent, celui de la société industrielle.

5A l’aube du phénomène « camping », vers 1900, les premiers campeurs faisaient preuve d’un désir profond de retourner à une vie plus simple en redécouvrant l’effort physique : ils étaient, par exemple, des mordus de la bicyclette et des randonnées. Camper était aussi l’affaire des militaires et des boy-scouts, de ceux qui savaient « se débrouiller avec les moyens du bord » !

6Aujourd’hui le campeur entretient un rapport complexe avec la nature ; il la recherche et aussitôt qu’il l’a découverte, il l’évite ou la corrige : il est devenu avant tout un consommateur. Différentes maisons se sont spécialisées en matériel de camping. Chaque année les produits destinés aux campeurs se diversifient, se multiplient, se perfectionnent, deviennent de plus en plus légers, maniables, spécialisés. Des expositions temporaires présentent périodiquement ce nouveau matériel, toujours mieux adapté à ce type de vacances, comme les « salons du tourisme ».

7Le budget-camping du campeur moyen est élevé ; il ne se limite pas au premier investissement que représente l’achat du matériel de base : dans ce domaine, rien n’est jamais acquis, tout est en constante transformation : une tente qui répond à vos « besoins » aujourd’hui n’y subviendra plus demain ; elle sera déjà dépassée, périmée, bonne à être remplacée... même plus bonne à revendre, qui en voudrait ? Tout se démode tellement vite !

8Au campeur qui veut acquérir une nouvelle tente est offerte une gamme impressionnante de produits. En fonction de ses goûts et de son budget, il hésitera entre une tente « messager floride » (« une tente ravissante pour familles exigeantes »), ou une tente « eskimo » (« la tente igloo française éprouvée depuis plus de 40 ans... »), ou une tente « Spatz-vagabond » (« petite de l’extérieur, grande à l’intérieur, qui répond depuis des dizaines d’années aux exigences extrêmes des globe-trotters »), ou peut-être une tente « nomade » (« la tente où l’on peut se coucher en long ou en large, tente qui résiste absolument à la tempête, se monte en 10 minutes et qui est donc particulièrement indiquée pour des voyages, d’où son nom »), pour reprendre les termes du catalogue Spatz 1979.

9La diversification des objets destinés au camping se retrouve à tous les niveaux. Non seulement un terrain de camping comprend plusieurs types d’habitations : sac de couchage (très rarement utilisé comme seul abri, car à ce titre il n’est pas toléré dans les campings suisses), tente, tente-remorque, caravane, mobilhome, « camper », bungalow, mais encore chaque catégorie comporte d’innombrables modèles disponibles sur le marché.

10Au cours de sa vie, le campeur ne va pas nécessairement du modèle simple au modèle compliqué, du léger au lourd, du mobile à l’immobile. L’hésitation du campeur s’inscrit entre un besoin d’aventure et de liberté, « partir », et le besoin de sédentarité, ou plutôt de propriété, « avoir un chez-soi bien à soi » :

  • Choisir l’Aventure et la mobilité, et opter ainsi pour un équipement ultra-léger (équipement de camping pour haute montagne par exemple), ou supergadgétisé comme le motorhome, qui permet au campeur d’être « plus nomade » que le nomade.

  • Choisir la sédentarité et devenir propriétaire d’une caravane, d’un mobilhome immobilisés sur une parcelle louée à l’année que l’on aménage comme un véritable petit jardin (bacs à fleurs, pseudo-barrières de 30 cm de haut en fil de fer, habillé de plastique vert, portails, petits nains...).

11Choisir l’un et l’autre et avoir une tente ou caravane suffisamment confortable pour s’y sentir à la maison tout en ayant la possibilité de se déplacer d’un camping à l’autre.

Le campeur et son équipement

12L’équipement traditionnel du nomade obéit à certaines exigences : être réduit à l’extrême, léger (son poids est déterminé par la charge que peuvent supporter les animaux de bât) et peu encombrant (le tout est contenu dans un espace restreint, la tente). Les objets fragiles, en terre par exemple, sont très peu nombreux ; on leur préfère des objets en bois, en métal ou en cuir.

13L’équipement du campeur n’est pas soumis aux mêmes impératifs parce que lié à la motorisation.

14Le campeur circule en voiture (dans certains campings, tel celui d’Avenches-Plage, canton de Vaud, les fiches d’entrée indiquent que plus de 90 % des campeurs sont venus en voiture, en 1977) ; animal de bât du campeur, elle impose moins de limites, quelle que soit la charge à transporter : ce n’est pas l’équipement du campeur mais au contraire la voiture qui s’adapte aux nouvelles exigences. On achète un modèle plus puissant parce que l’on vient d’acquérir une caravane plus grosse, plus spacieuse. La voiture peut être aménagée en fonction du chargement et se retrouve ainsi munie de porte-bagages, de remorque ; le coffre s’agrandit. En outre la batterie est utilisée pour alimenter le réfrigérateur, le « gonfleur électrique » (pour matelas pneumatiques) muni d’une fiche spéciale se branche à la prise de l’allume-cigare.

15Le moyen de transport fait partie intégrante du camping : ainsi l’unité de base dans un camping se compose d’une habitation mobile, de ses habitants (le plus souvent une famille nucléaire) et d’une voiture.

Les objets et le quotidien « transformés » pour être déplacés

16Tout catalogue de vente de matériel de camping montre à quel point ce marché s’est étendu, touchant l’habitation (tentes, caravanes...), le mobilier et la literie (lit de camp, chaises, matelas pneumatique...), la cuisine « brûleur à gaz, cuisinière, vaisselle...), l’habillement (training, lunettes de soleil...), les loisirs (boules de pétanque, canne à pêche...), l’aménagement extérieur (bacs à fleurs, nains, barrière...), le « nécessaire-vacances » (films, appareil photo...).

17Il est difficile de ne pas être frappé par l’énorme effort publicitaire destiné à lancer ce matériel-vacances. La plupart des objets qui portent l’étiquette « camping » nous sont familiers car ils conviennent souvent aussi à la détente sur un balcon ou au jardin.

18Les différentes catégories que nous avons délimitées ne forment pas des ensembles fermés ; chaque saison, de nouveaux objets sont susceptibles de venir s’y glisser. Certains sont multifonctionnels et peuvent passer d’une catégorie à l’autre, selon le moment de la journée ou l’emploi. Un lit de camp, par exemple, appartient, la nuit, au « mobilier » de la tente et, dès le lever du soleil, se retrouve dans la catégorie « objets de loisirs » en se transformant en « chaise longue ». De plus, le changement de fonction s’effectue également à l’intérieur d’une même catégorie (par exemple « mobilier ») : « Le matelas de la couchette, dans la caravane, devient coussin quand dans la journée, la couchette devient banquette. Ceci veut dire que la notion d’objets n’est pas « objective » et que l’objet n’existe que par le sens qu’on lui donne dans un environnement spécifique d’objets, lequel n’a de spécificité que par le sens qu’on donne aux objets » (Delaleu, 1979).

19Ils ne peuvent pas être considérés isolément, car ils appartiennent à toute une chaîne d’objets : ainsi le matelas pneumatique est accompagné d’un gonfleur (le catalogue Spaz 1979 n’en propose pas moins de quatre types différents qui vont du gonfleur à pédale « air boy » au gonfleur et dégonfleur électrique se branchant sur la batterie de l’auto) et nécessite tout un matériel de réparation et d’entretien.

20Les objets de l’environnement familier se retrouvent sous des formes quelque peu différentes (allégés, par exemple), dans la tente, la caravane. Le tour de force des promoteurs en matériel de camping a été de miniaturiser, gadgétiser, alléger tout l’équipement de la maison, pour le faire entrer dans la plus petite des caravanes, dans la moindre des tentes familiales. Les camping transpose la redécouverte de la nature en quelque chose qui ressemble fort à la redécouverte du confort domestique. Pourtant les campeurs — même les plus sédentaires, les résidents — présentent le camping comme un mode de vie en rupture avec le quotidien. Ce sont en effet les objets qui sont la source de son dépaysement : les objets du camping ne sont jamais totalement semblables aux objets de maison ; enfin ils fonctionnent comme emblèmes des vacances.

Le camping ou le lieu d’une prise en charge

21Une place de camping représente un espace bien délimité, fini. Il s’agit souvent d’une clairière au bord d’un point d’eau (mer, lac, rivière, piscine) où la végétation tient une place importante : elle simule la Nature et répond ainsi aux aspirations écologiques du campeur ; une barrière d’arbres marque le passage à un monde différent de celui où il vit. La verdure signifie la rupture d’avec le quotidien, même si le campeur se distance de la « nature », s’en isole dès qu’il s’y trouve. Profiter du soleil en utilisant un parasol, s’asseoir en se protégeant du contact direct avec le sol par un tapis de faux gazon devant sa tente ou par des chaises.

22D’autre part, les arbres permettent de circonscrire le camp, marquant ainsi l’opposition Dedans/Dehors, intérieur du camping et extérieur. Ils protègent les campeurs des regards extérieurs, indiscrets, et empêchent le camp de s’étendre, défendant ainsi l’environnement immédiat contre l’envahissement des campeurs. Les villages à proximité de campings édictent des lois pour régir le comportement des campeurs hors du camping (habillement, bruit...).

23Les barrières ou clôtures qu’on ne peut franchir qu’en des points précis accentuent l’opposition Dedans/Dehors. Un camping, un espace bien délimité et verdoyant, est avant tout un espace organisé et contrôlé. Pour l’ensemble de la Suisse, des lois fédérales et des règlements cantonaux régissent les places de camping ; sur place, le gérant applique un règlement.

24L’infrastructure mise à la disposition de campeurs vise à répondre à tous leurs besoins. Le campeur est donc pris en charge. Ressent-il la faim ? Magasins et restaurants l’accueillent. Ressent-il l’ennui ? Des tournois de pétanque, des bals costumés s’organisent. Veut-il se laver ? Différentes installations sanitaires l’attendent. Le camping est une enveloppe protectrice et avenante : monde recréé aux dimensions de l’individu-enfant ; tout est ici, là, tout près, à la disposition et au service du campeur. On a tout prévu à son intention.

25Dans cet environnement, le campeur ne vit pas isolé et les relations sociales qui s’établissent se fondent avant tout sur le voisinage, restent en général superficielles : on se salue, on échange de menus objets ou services (on peut emprunter du sel au voisin), on joue aux cartes et à la pétanque ensemble. En dehors de services ou de participation à un jeu, il est rare que plusieurs familles s’organisent entre elles pour garder leurs enfants à tour de rôle. Les réseaux de relations sociales sont plus resserrés entre les campeurs-résidents qu’entre les campeurs de passage.

26Dans les campings résidentiels surtout, on assiste à une véritable émulation collective ; les campeurs réagissent les uns par rapport aux autres et tentent, par la possession d’objets, de s’affirmer face à leurs voisins, plus que dans la vie de tous les jours. Une caravane ou une tente est moins hermétique qu’un appartement. En se promenant, on salue le voisin, on peut, d’un coup d’œil, embrasser toute son installation, voir ce qu’il a, ce qu’il n’a pas. Les tentes de type bungalow et les caravanes se ressemblent par l’équipement, fourni par les mêmes marchands. Acheter un objet parce que le voisin ne l’a pas encore, ou l’acheter parce qu’il l’a déjà, c’est ainsi qu’on voit dans le domaine des loisirs des jeux envahir un camping en un temps record, en une véritable course aux nouveautés. Cette émulation, magnifiquement suscitée et cultivée par les promoteurs de matériel de camping, est une des clés de leur extraordinaire réussite commerciale.

27L’importance donnée au voisinage se révèle aussi par de petits signes. Ainsi, les rideaux décorant les fenêtres des tentes « pavillons » ou des caravanes ont, contrairement à ceux des appartements, le plus souvent soit une double face (le tissu est imprimé des deux côtés) soit le bon côté tourné vers l’extérieur : perdant leur fonction première de ménager une intimité, de faire écran, ils deviennent un ornement pour ceux qui les verront de l’extérieur.

La vie quotidienne

28La vie quotidienne (dans un camping est ponctuée par les obligations liées à la « survie » du campeur : sommeil, repas, emplettes et préparation des repas, vaisselle, entre lesquelles devraient se greffer les loisirs.

29La vie au camping ne diffère pas totalement de la vie de chaque jour ; elle s’organise selon un même horaire, même si celui-ci est plus souple, l’alimentation y occupant la plus grande place. Le temps réservé aux loisirs se limite en moyenne à deux heures le matin et trois l’après-midi. Le campeur, là pour se reposer et ne rien faire, n’a pas une minute ! En fait, les tâches quotidiennes se distinguent difficilement des loisirs. Le propre même du camping est de faire passer celles-là au rang de celles-ci.

30C’est dans sa cuisine aux nombreux gadgets que le campeur se retrouve « primitif » ; il organise sa vie quotidienne autour de l’acquisition de sa subsistance, que cette acquisition se déroule dans un supermarché ou sur le lac lors d’une partie de pêche amateur en canoë gonflable. Plus précisément, toutes les tâches quotidiennes ne sont pas des jeux. Un choix s’opère et certaines tâches ménagères sont réservées aux femmes, comme la vaisselle, le nettoyage et la lessive, tâches dépréciées auxquelles les hommes ne participent pas volontiers. Les rôles sont inégalement partagés, le « dépaysement » concerne donc surtout les hommes.

31Comme chez les chasseurs-collecteurs, il incombe aux hommes seuls de s’acquitter des certaines tâches demandant de la force physique, tel le transport de l’eau.

32Aussi étonnant que cela puisse paraître, c’est dans les tâches que le campeur trouve l’exceptionnel, la « rupture » : le seul fait de camper, de vivre hors de son appartement, persuade le campeur qu’il vit différemment, qu’il retrouve sa liberté. Par le « confort », plus grand à la maison, moins grand au camping, s’accomplit le dépaysement : les gestes les plus ordinaires (préparation des aliments, repas, etc.) deviennent extraordinaires et entrent dans le monde des vacances et des jeux. Un rôti à la broche, surveillé par le père de famille, à la vue de tous, ne se compare pas avec la préparation d’un repas ; le soin de la broche est le prolongement d’un acte imaginaire, mais primordial : la capture du gibier dans la nature sauvage, acte masculin par excellence.

Être nomade 21 jours par an

33Les campeurs se situent dans une double dépendance : toute une infrastructure sédentaire et marchande est mise à leur disposition ; ils n’existent qu’en fonction de, et peut-être par réaction contre, la société industrielle.

34La durée de leur vie nomade correspond au maximum à la durée du temps de congé. Le groupe social formé par l’ensemble des campeurs d’un camping est éphémère ; il se dissout à la fin de chaque week-end, à la fin de chaque période de vacances. Le campeur est le « nomade des temps modernes », celui qui résistera à tous les empiètements de la société industrielle, parce qu’il en est le produit et qu’il en a adopté la rationalité.

Bibliographie

Delaleu, D. ; Rossel P.
1979 voir article dans le présent Cahier.

Keller, W.
1979 Camper
wollen anständig sein, Der Alltag, no 5, Zurich. Cahiers de l’Institut d’ethnologie, no 2, 1979, Neuchâtel.

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