En face de l’homme, l’objet
Forme et fonction du silex au design
p. 135-154
Texte intégral
1L’histoire de l’outil est l’histoire d’une triple séparation : de l’homme d’avec l’outil ; de l’homme d’avec soi-même ; et interne à l’outil, qui se scinde en forme et fonction.
2C’est ce dernier aspect qui retiendra notre attention, étant toutefois entendu qu’il est indissociable des deux autres : la phénoménologie de l’objet est aussi une phénoménologie de l’esprit. Ou, pour dire les choses plus simplement : le devenir de l’objet depuis ses origines manifeste le devenir du sujet qui le fabrique et le manie : l’homme.
Aux origines de la dissociation
3Les outils les plus anciens que nous connaissions sont ceux que les fouilles archéologiques ont mis au jour dans les sites du paléolithique inférieur. La forme est encore maladroite, au point qu’il est souvent impossible de savoir s’il s’agit de morceaux de silex trouvés tels quels et reconvertis en outils ou s’ils ont été façonnés par l’homme. Encore très « faible », la forme est à l’opposé d’une gestalt.
4Les techniques de percussion se développeront très lentement au cours des millénaires et l’on peut estimer que pendant une très longue période, durant laquelle le silex est écaillé d’une manière grossière, la forme est en retard sur la fonction assignée à l’objet (couper, racler, gratter, etc.).
5Dans une étude consacrée à ce problème, l’historien de l’art Herbert Read notait que « dans toute conception d’un outil, il existe un point optimum d’efficacité fonctionnelle qui détermine la forme en termes du matériau utilisé ». Et il constatait que, pour un certain nombre d’objets, « l’homme parvint à ce point optimum à l’époque paléolithique supérieure » (Read 1968 : 34). La lente histoire de l’adéquation forme/fonction se compte en effet en centaines de millénaires, qui verront se perfectionner les techniques d’enlèvement des éclats jusqu’au moment où le polissage relaiera ou complétera ces techniques (néolithique).
6Déjà au paléolithique supérieur, comme le relève H. Read, était atteint un type d’outil où forme et fonction coïncident parfaitement. Certains bifaces de cette époque, certaines pointes de flèches ou haches en pierre polie du néolithique, donnent l’impression d’une parfaite unité : la forme « fonctionne », la fonction est pleinement « informée »1. Même aujourd’hui, avec les moyens techniques dont nous disposons, pourrions-nous perfectionner tel couteau ou hache en silex, en affiner le tranchant, sans diminuer la résistance de l’outil ? En modifier la forme ne pourrait (et ne pouvait) se faire que dans le sens d’un manque (fragilité) ou d’un excès (formes « inutiles » ou même préjudiciables au fonctionnement).
7L’objet va s’acheminer vers ce troisième stade — dépassement du fonctionnel stricto sensu vers un certain « arbitraire » symbolique — après le paléolithique. Il passe de ce que Leroi-Gourhan appelle l’esthétique fonctionnelle (où le beau s’identifie à l’utile, que ce soit dans un silex ou dans la proue d’un transatlantique) à l’esthétique figurative (le beau figure « sur » le fonctionnel).
8Dès lors, en effet, que la maîtrise technique permet d’affiner l’outil « au-delà du point d’efficacité maxima, vers une conception de la forme en soi » (Read 1968 : 32), c’est-à-dire « esthétique », la voie s’ouvre vers ce qui deviendra plus tard la décoration2 Peu importe, du point de vue où nous nous plaçons ici, que la forme, qui va se « séparer » de la fonction, ait une signification symbolique, magique, religieuse ou purement esthétique. Dans tous les cas, elle manifeste qu’il y a désormais place, « dans » l’outil, pour quelque chose qui dépasse son utilité spécifique : une part d’excédent, de contingent, voire de créatif. Plus jamais la forme n’adhérera à une finalité exclusivement instrumentale. Plus jamais l’outil ne sera uniquement l’outil3. Les tentatives modernes de réconcilier forme et fonction n’échapperont qu’en apparence à la séparation.
9Il serait naïf, cependant, de voir la fonction comme une finalité abstraite et intangible, une idée, de laquelle la forme se rapprocherait progressivement jusqu’à la dépasser. Le rapport est en fait bipolaire, les deux termes se déplacent relativement l’un à l’autre : s’il est vrai, comme l’affirme H. Read, que la forme est généralement en-deçà de la fonction dans un premier temps, il n’est pas certain que, l’ayant « rattrapée », elle soit vouée au symbolique ou à l’esthétique, c’est-à-dire, du point de vue utilitaire, au superfétatoire, au gratuit. Car l’optimum fonctionnel ne doit pas être conçu comme un point fixe. A mesure que la forme s’en rapproche, lui aussi va se modifier : la maîtrise technique qui permet, au paléolithique supérieur, d’affiner suffisamment le silex pour en faire des « couteaux » a suscité en même temps la possibilité de fabriquer des outils encore plus affinés : pointes de lances et de flèches, notamment, dont la forme ne s’écarte pas pour autant de la rigueur fonctionnelle.
10Autrement dit, si la maîtrise technique peut ouvrir la voie à la « forme en soi » (Read), elle peut aussi susciter une redéfinition de la fonction, voire la création de nouvelles fonctions ou sous-fonctions, par rapport auxquelles la forme se trouvera à nouveau « en retard », jusqu’au moment où un nouvel optimum sera atteint, qui engendrera son propre dépassement, et ainsi de suite.
11Prenons un exemple contemporain. Ce n’est qu’après des décennies d’essais et d’erreurs, de tentatives et d’accidents, que l’avion à hélice atteint une forme adéquate à sa fonction (aérodynamisme du fuselage et des ailes, train d’atterrissage rétractable, etc.), lui permettant de voler à de hautes vitesses, lourdement chargé, avec des risques réduits. Mais cette maîtrise n’allait pas donner lieu à l’éclosion (qui, même dans le cas particulier, eût dans une certaine mesure été concevable) de formes « esthétiques ». Au contraire, la maîtrise formelle déboucha sur de nouvelles exigences fonctionnelles (aller plus vite, plus loin, au moindre coût) qui favorisèrent notamment l’invention du réacteur. Les prodigieuses possibilités offertes par celui-ci dépassèrent rapidement les formes acquises ; celles-ci durent être « corrigées » par des études théoriques et des essais en souffleries. Une fois la nouvelle adéquation réalisée, la voie était ouverte vers un autre dépassement fonctionnel : la fusée interplanétaire.
La spécialisation des objets
12S’il est vrai que forme et fonction sont constamment en interaction, l’une étant toujours en passe d’être réappropriée par l’autre et réciproquement, il convient de ne pas sous-estimer un fait important, dans l’histoire de l’objet, qui est la diversification de ses fonctions sociales. Le devenir historique a vu les objets se spécialiser en outils proprement dits, en objets symboliques (magiques, religieux, etc.), en objets purement décoratifs et en objets artistiques.
13Cette évolution a des origines fort anciennes, et la décoration, notamment, est loin d’être propre à notre civilisation. Les objets archaïques — vases, armes, pirogues, etc. — sont pour la plupart pourvus d’éléments formels et de couleurs qui ne relèvent pas directement de leur fonction utilitaire. Mais cette « décoration » n’est pas exactement du même ordre que la nôtre : investies de significations globales, formes et couleurs ne se destinent pas, originellement, à un regard proprement esthétique, au sens où nous comprenons cette expression aujourd’hui. On peut en dire autant, pour prendre un exemple plus proche, du vase grec, dont la morphologie est redoublée par des représentations iconiques — scènes guerrières, athlétiques, ébats amoureux, etc. — arbitraires par rapport à sa fonction de récipient, mais trouvant pleinement leur sens dans une conception du monde où le quotidien ne s’est pas encore séparé du mythique. Dans l’univers hellénique, comme l’atteste le mot « techné », désignant à la fois le faire de l’artisan et de l’artiste (Heidegger 1958 : 18, 46), le « partage des rôles » de l’objet était encore embryonnaire.
14Il faudra une longue évolution, de la Renaissance (où se développe une conscience artistique spécifique) au xixe siècle (qui voit naître l’art pour l’art et la science pour la science), puis au xxe siècle où s’accentue la division du travail dans tous les domaines, pour que s’affirme pleinement la spécialisation des objets eux-mêmes.
15C’est donc dans le sens d’une autonomie croissante qu’a évolué la décoration. S’il est en effet possible de rattacher la décoration du vase antique ou de l’objet artisanal à des représentations fortement symboliques, il en va rarement de même aujourd’hui. Cette évolution est parallèle à celle des formes artistiques, qui se sont progressivement affranchies, à partir de l’impressionnisme, de la référence extérieure, pour aboutir, avec l’art « abstrait », à des œuvres qui trouvent leur sens en elles-mêmes. On pourrait voir, pareillement, un passage de la décoration « symbolique » à la décoration « pure » que nous connaissons aujourd’hui. L’art pour l’art issu du xixe siècle aurait ainsi son pendant dans une décoration pour la décoration4. Une telle indépendance de la forme décorative manifeste « a contrario » l’avènement d’une fonctionnalité libérée : celle de l’objet industriel, qui s’acquitte purement et simplement de sa fonction (comme l’ouvrier spécialisé s’acquitte de sa tâche, et d’elle seule).
16Les tentatives de « réunification » sont pourtant nombreuses, dès le xixe siècle, à commencer par le mouvement des « Arts and crafts », dont le chef de file, W. Morris, avait à cœur de retrouver l’authenticité de l’artisanat et de réconcilier le produit avec l’usager. Autre tentative, celle du « Modern Style », qui aspire à dépasser la distinction entre objet utilitaire et artistique. Mais, loin de disparaître, la décoration s’y développe excessivement, recouvrant la fonction de ses entrelacs, l’enveloppant dans ses volutes. Malgré ses ambitions, l’objet Art Nouveau reste un objet de décoration, ou du moins un objet décoré.
17La plupart de ces tentatives ne font qu’exacerber la dissociation (qui est à son apogée en cette fin du xixe siècle) en essayant de l’éliminer. Le Bauhaus, à son tour, s’y appliquera avec une rigueur et une cohérence extrêmes. Mais nous verrons que cela se fera au prix d’une autre séparation.
Bauhaus, design : l’unité retrouvée ?
18On l’a mille fois dit, il y a un ascétisme, un rêve de pureté absolue, dans le Bauhaus. Mais un rêve qui accepte la réalité ou, du moins, qui part d’elle : à l’inverse des « Arts and Crafts », qui aspiraient à restaurer un monde artisanal en voie de dissolution, contrairement aux contre-cultures (hippies, etc.) qui prétendront plus tard nier l’importance des objets au nom d’une vie plus authentique, le Bauhaus ne remet en cause ni le fait industriel ni l’existence de l’objet.
19Critiquant la division du travail (et notamment la séparation art/artisanat), le Bauhaus reconnaît néanmoins le mode de production en série, les formes induites par celui-ci, ainsi que les nouvelles matières (les tubes en acier chromé joueront un rôle déterminant dans les chaises de Breuer). Ce n’est pas l’objet lui-même qui est de trop pour le Bauhaus, mais une part de celui-ci : le décoratif, tout ce qui apparaît comme résiduel en regard d’une fonctionnalité rigoureusement définie. Dans tout ustensile, il y a l’essence et l’accident, le nécessaire et le contingent, et le second terme doit être irrévocablement éliminé.
20Mais l’intention du Bauhaus va plus loin. Il ne s’agit pas tant d’épurer l’objet en subordonnant la forme à la fonction, que de redéfinir celle-ci dans chaque cas. L’ustensile est repensé dans son fondement, avec le souci de dégager son « ustensilité » spécifique, son « essence ». L’objet Bauhaus — et plus tard design — est par vocation un objet dont la fonction est informée ou, ce qui revient au même, dont la forme fonctionne. Une opposition est révolue, celle de l’être et du paraître : l’un et l’autre ne doivent faire qu’un.
21Aussi n’est-il pas abusif de dire que pour le Bauhaus, où la fonction est érigée en système, la beauté de l’objet est donnée en plus, comme un épiphénomène (Moles et Wahl 1969 : 126), car rien, effectivement, ne permet d’y désigner des « lieux » du Beau, des aspects ayant une valeur purement esthétique. En termes quantitatifs, on remarquera que dans certains objets traditionnels, la part décorative peut être matériellement détachée de la part fonctionnelle (ex. : les entrelacs des clés anciennes) et pesée : tant de grammes de fonctionnel, tant de décoratif, alors que, bien évidemment, un objet de type Bauhaus ne pourrait être pesé qu’intégralement. En le regardant, nous ne repérons aucun point d’accrochage esthétique : beau ou laid, l’objet l’est en entier.
22S’il est donc vrai que la coïncidence entre forme et fonction interdit, à la limite, toute analyse esthétique de l’objet, ne sommes-nous conduits à admettre que cette dimension, cessant d’être « sur » l’objet, affirme sa présence à un niveau plus fondamental ? Ne pourrait-on dire que ce qui se donne à voir, dans ces objets, ce n’est plus la surface, la morphologie, ou quelque élément artificiellement agrégé, mais sa fonction, c’est-à-dire sa « raison » même ?
Le pourquoi et le comment de l’objet
23Tout objet répond traditionnellement à deux questions : « pourquoi est-il fait ? » et « comment est-il fait ? ». L’ambition de l’objet Bauhaus est évidemment de rendre cette distinction inopérante, la réponse au pourquoi devant se lire dans le comment, et la réponse au comment devant être déductible du pourquoi.
24On prétendra que cette ambition n’a jamais été entièrement réalisée, à preuve les innombrables chaises ou fauteuils différents produits à cette époque, alors qu’une fonctionnalité rigoureuse eût dû conduire à l’uniformité (à un seul « comment » pour un même « pourquoi »). Nous serions plutôt tentés de croire, pour notre part, que cette ambition a été réalisée, trop bien même, au point qu’elle a échoué par excès. A y regarder de plus près, on comprend en effet que l’idéal de la coïncidence forme/fonction devait passer, pour s’imposer, par l’hyperbole : la forme magnifie la fonction, la sublime, l’exprimant comme une idée. L’objet Bauhaus (et design) est un objet conscient de soi, un objet qui se sait. Son unité est une unité seconde, qui se donne comme le résultat d’une démarche.
25Autant dire qu’ici, et certes d’une tout autre manière que dans l’objet traditionnel, le comment excède également le pourquoi. Non plus en recouvrant la fonction d’une enveloppe décorative (qui, aussi envahissante fût-elle, laissait en droit la priorité à la fonction) mais en la signifiant et, à la limite, en la thématisant. Face aux chaises de Breuer, à celles de Mies van der Rohe, aux ustensiles de Wagenfeld, on ne peut manquer de percevoir, derrière la tranquille évidence de l’objet, l’aboutissement d’une recherche, le produit d’une réflexion voire d’une théorie.
26« S’asseoir » : en 1974, le musée de Grenoble organisait sous la direction de M. Besset une exposition entièrement consacrée aux sièges (Catalogue S’asseoir 1974). Partant de quelques « anonymes célèbres » (tels le pouf, le tabouret, la chaise alsacienne), l’exposition mettait particulièrement l’accent sur l’évolution du siège au xxe siècle. Ce parcours chronologique rendait évident, pour qui voulait bien le voir, le lent cheminement du siège vers ce que nous nous permettons d’appeler sa conscience de soi. Aucune commune mesure entre les premiiers sièges, réponses empiriques à un problème universel (comment s’asseoir ?) et les sièges des années 1920, réponses quasiment théoriques au même problème. Entre les deux, certains sièges du xixe siècle, qui annoncent déjà l’abstraction à venir : la chaise pliante de jardin, la chaise pivotante à roulettes (chaise de bureau), le siège en métal pour machines agricoles et les chaises en bois cintré de Thonet (vers 1860).
27Ces chaises Thonet — particulièrement la fameuse chaise dite « de bistrot », que l’on trouve encore dans maint établissement populaire — sont au carrefour des deux univers que nous décrivons. Elles appartiennent encore à l’ancien monde, car elles ne sont pas désincarnées, la matière (bois) y a des connotations très fortes (« chaleur », « intimité ») et son dessin n’est pas encore un design. « Schématique », la chaise Thonet ne l’est pas du fait de l’intellectualisme ascétique de quelque concepteur, mais pour des raisons proprement matérielles. En effet, l’invention qui rend possible ces chaises (faites de bois ronds cintrés en étuve, gardant leur forme après refroidissement) a ses propres contraintes, et la courbure harmonieuse des dossiers, la rondeur du siège, épousent moins la fonction par vocation théorique que par nécessité technique.
28Pourtant, par le fait notamment que sa forme est directement issue d’une rationalité technique, la chaise Thonet n’appartient plus au monde traditionnel. Elle ne baigne plus dans un univers symbolique global, elle n’est pas « enracinée », mais conçue pour un marché international. Aussi n’est-il pas étonnant que la simplicité, la linéarité de ces sièges, les désigne à notre regard rétrospectif comme des précurseurs de ceux qui vont être créés dans les années 20, notamment les fameuses chaises de Breuer et de Mies van der Rohe en tubes d’acier creux. Dans ces dernières, l’épuration de la forme sera rendue possible par une autre innovation technique : faites d’un seul tube sans fin, elles en exploitent aussi heureusement les ressources que la chaise Thonet le faisait avec le bois cintré. Avec cette différence, cependant, que les sièges Bauhaus proclament leur fonctionnalité : elle n’est pas un résultat mais un principe.
29Cette primauté de l’idée sur la chose apparaissait déjà dans les chaises de Rietveld, dont certaines sont antérieures à celle du Bauhaus. Mentionnons sa chaise de bébé (1920), toute en carrés et angles droits, la « chaise de Berlin » (1923), ou encore la chaise « Zig-zag », dont les quatre panneaux rectangulaires (base, pied, siège, dossier) constituent presque un « degré zéro » de la chaise. Conformément à l’esprit « De Stijl », ces sièges en bois s’en tiennent à un géométrisme élémentaire et aux couleurs primaires (avec le noir, le blanc et le gris). On a pu voir ces sièges comme des Mondrian à trois dimensions (la peinture n’imiterait plus l’objet, mais l’objet imiterait la peinture). Bien qu’historiquement cette assertion soit erronée (le fauteuil « Red and Blue » de Rietveld est antérieur aux peintures dont il se serait inspiré), elle n’est pas pour autant dépourvue de pertinence car tout se passe comme si la structure de ces chaises et fauteuils était empruntée (dans les deux sens du terme) : elle paraît étrangère à l’objet, elle a quelque chose de maladroit. N’a-t-on pu dire, à propos du « Red and Blue », que Rietveld paraît l’avoir conçu « comme s’il n’avait jamais vu de chaise » (Brown 1968 : 126) ?
30Faut-il entendre par là que ce siège est mal conçu ? Nous dirions plutôt qu’il est trop conçu : il y a comme un excès de l’idée sur la chose et, bien que le fauteuil se révèle étonnamment confortable, il conserve un aspect idéal, archétypique : « En vissant simplement les chevrons de section carrée qui forment l’ossature de son fauteuil, par exemple, Rietveld les met en « contact visuel » sans les faire se recouper. Son fauteuil réalise ainsi en quelque sorte l’archétype « élémentaire » du siège, libéré non seulement de tout ornement, mais de tout artifice technique. Il n’y a là aucune recherche de primitivisme, aucune affectation de gaucherie. Ce qui nous est proposé, c’est un objet qui à chaque moment nous permet de revivre sa genèse (...) » (S’asseoir 1974 : 11).
L’essence précède l’existence
31« Une chose est déterminée par son essence. Pour lui donner une forme lui permettant de fonctionner correctement — qu’il s’agisse d’un réservoir, d’un siège ou d’une maison — il faut d’abord étudier son essence (...) »5. Deux idées sont énoncées ici par W. Gropius (en 1925) qui valent encore largement pour le meilleur design : 1°) chaque objet a une essence ; 2°) celle-ci doit être déterminée avant la conception et la fabrication. Nous pourrions exprimer cela en inversant la formule sartrienne définissant l’Homme. Ici, l’essence précède l’existence.
32Cette antériorité de l’idée par rapport à l’objet est d’ailleurs parfaitement exprimée par le mot « design », qui signifie à la fois forme et intention, dessin et dessein. Ainsi, l’idéal (Bauhaus) d’une abolition de la division du travail engendrait quelques décennies plus tard la fonction hautement spécialisée de celui qu’on appelle en italien le progettatore. Evoluant dans le monde de l’idée mais ne touchant pas à la matière, il n’aura dépassé la séparation artiste-artisan que pour en connaître une autre, entre la conception et la production. Là où les Grecs ne connaissaient qu’un mode du faire (« techné ») et la Renaissance seulement l’art et l’artisanat, nous avons désormais une quadruple spécialisation — artiste, artisan (en voie de disparition), ouvrier, designer — dont seul le dernier n’a aucun contact direct avec le produit.
33L’antériorité de l’idée n’est certes pas un fait uniquement contemporain. Dans la production artisanale, notamment, la conception ne précède-t-elle pas toujours la réalisation ? L’artisan se conforme à des schèmes traditionnels qui lui laissent une marge d’invention restreinte : la conception préexiste non seulement à l’objet mais, dans une large mesure, à l’artisan lui-même. Or là est toute la différence. C’est dans la mesure où ces schèmes s’imposent à l’artisan comme des modes du faire immémoriaux, dont il ne connaît pas l’origine (ils vont de soi, comme l’usage de tenir l’outil de la main droite), qu’ils coïncident dans sa conscience avec le faire. Il n’y a donc pas d’exécution, au sens fort du terme, si l’on désigne par là un acte qui succède à un projet, à une visée pleinement consciente, thématique6.
34Il est encore plus évident, si nous remontons dans le temps, que la lente évolution des grossiers éclats du début de l’humanité aux parfaits bifaces du paléolithique n’est pas commandée par une idée, une intention (sinon au sens étymologique du terme : « tendre vers »). La perfection du biface évolué est le résultat d’une recherche informulée, si lente à travers les centaines de millénaires qu’elle ne pouvait connaître ses étapes et n’avait donc nulle conscience de son devenir. Ce n’est que pour nous, qui avec le recul- historique pouvons comparer et voir évoluer ces silex jusqu’à l’adéquation forme/fonction, qu’a un sens ce que nous appelons leur « perfection ». Aussi peut-on dire, en comparant ce qui est incomparable, que l’objet design est à la fois très proche du biface évolué et en même temps à l’opposé de celui-ci, dans la mesure où l’« essence » est dans un cas un point de départ (design) et dans l’autre un aboutissement (silex).
35En ce sens, la forme d’un chasseur supersonique ne relève pas plus du design que la forme, tout autant aérodynamique, fonctionnelle et sobre, d’un albatros. En vérité, ce qui différencie fondamentalement de telles formes (naturelles ou artificielles) du design, ce n’est pas le défaut de coïncidence forme/fonction, mais au contraire le fait que cette coïncidence est si forte, qu’elle ne laisse aucune marge, si minime fût-elle, pour que le dessein/dessin puisse se donner à voir comme tel. Cette coïncidence ne s’affiche pas, elle est simplement.
Un objet théorique
36Acier chromé, verre, plastique, matières lisses et froides, refusant toute inscription du geste producteur et du geste utilisateur (leur marque apparaît comme un défaut ou une dégradation), rejetant toute trace de la vie et du quotidien (l’objet ne se patine pas, ne s’use pas : il se salit ou se casse), le design paraît ne vouloir rendre compte que de lui-même. Qu’est-ce à dire ? Sur quoi portent-ils alors témoignage, ces objets altiers, que tiennent-ils à distance — là, en face de nous — dans leur froideur délibérée ? Est-il abusif de répondre : leur concept ?
37Convoquons encore un objet de Rietveld, sa lampe de table (1925), par exemple. A l’extrémité d’une longue tige en acier maintenue verticalement par une masse cylindrique faisant office de pied, la partie principale est constituée d’un habitacle en métal (avec partie transparente tournée vers le bas) dont la forme (cylindre prolongé par une sphère de plus grand diamètre) s’apparente à celle d’une ampoule. Il y a comme une double distanciation de l’objet par rapport à lui-même, dans lequel on peut reconnaître à la fois un « moment » analytique : les trois parties, très nettement séparées, expriment les principales fonctions et sous-fonctions d’une lampe de table (éclairer, surplomber, être auto-supportée), et un moment synthétique : la partie supérieure, à laquelle est dévolue la fonction principale (éclairer), ne fait pas que s’y conformer (comme n’importe quelle lampe), elle la signifie en même temps. Cette lampe en forme d’ampoule (il en existe aujourd’hui de nombreuses versions dans le commerce) est à la fois fonctionnelle et méta-fonctionnelle : elle éclaire et, en même temps, commente le fait qu’elle éclaire. Le commentaire porte sur la lampe en général. Il n’est donc pas abusif de prétendre, comme le fait J. Baudrillard, que le design réduit « toutes les valences possibles d’un objet (...) à deux composantes rationnelles, deux modèles généraux : l’utile et l’esthétique, qu’il isole et oppose artificiellement l’un à l’autre » (Baudrillard 1972 : 235), pour ensuite les réunifier comme « schème idéal ». Devenant le « signifiant d’un signifié objectivable, rationnel, qui est sa fonction » (1972 : 233), l’objet ne fait que confirmer, en le niant, le moment premier de la séparation.
38« D’un cylindre, je fais une bouteille » disait le peintre Juan Gris. La même démarche en trois dimensions au lieu de deux, est-elle au principe des objets dont nous parlons ? Telle cafetière de Wagenfeld donne l’impression d’avoir été conçue comme l’abstraite relation entre une sphère et un demi-cercle, les éléments fonctionnels qui leur correspondent — récipient et poignée — paraissant être là « en plus », comme pour justifier, incarner ces formes « a priori ». C’est pourtant à propos de la production de Wagenfeld, apparemment si « artistique », qu’on a pu dire que « l’évidente pureté des formes, l’absence de tout message superflu, rendent manifestes le sens et l’essence, l’usage et la fin des objets » (Klesse 1975 : 2). Car plus la forme s’abstrait, plus elle nous parle de l’objet. Là où la décoration traditionnelle parasitait l’objet par adjonction et superfétation, le Bauhaus lui confère un surcroît d’identité par le commentaire, le redoublement, la tautologie. Dans les deux cas il y a donc un « excès », qui tantôt détourne de l’ustensile, tantôt le confirme.
L’univers du dédoublement
39Les objets que nous avons évoqués plus haut illustrent parfaitement ce dédoublement de l’objet. Ainsi a-t-on pu voir dans la chauffeuse « Barcelona » de Mies van der Rohe « le contraire d’un siège d’usage, une sublimation de la fonction ‘siège’« (S’asseoir, 1974 : 14). Mais c’est peut-être le berceau de Peter Keler qui exprime le mieux cette idée de sublimation, d’un décollement de l’objet par rapport à sa fonction. Ce berceau, fait au Bauhaus en 1922, se fonde sur trois formes : deux rectangles réunis en « V » forment les côtés du berceau, qui est clos à ses extrémités par des panneaux triangulaires ; ceux-ci s’inscrivent dans deux cercles, qui reposent directement sur le sol, permettant le balancement. A ces formes « minimales » correspondent des couleurs primaires : rouge, bleu, jaune. Extrême abstraction de l’objet, réduit à ses éléments essentiels (encore qu’un élément important soit absent : le rideau), et qui paraît tellement désincarné qu’on croirait se trouver devant des formes et couleurs « en soi », que le berceau serait venu incarner après coup.
40Imaginons un enfant qui eût vécu ses premiers mois dans ce berceau et pris ses premiers repas dans la chaise de bébé de Rietveld. Il aurait été confronté à un environnement extrêmement abstrait, presque théorique, lui désignant l’« idée » du berceau, l’« idée » de la chaise avant même qu’il ne connaisse leurs noms. Certes, ces notions lui eussent été imperceptibles comme telles. On peut néanmoins supposer, surtout si elles avaient été renforcées par d’autres éléments socio-culturels, qu’elles n’auraient pas été inopérantes.
41Est-il nécessaire d’ajouter qu’inversement, dans le cas de l’objet traditionnel, ce rapport « thématique » de l’objet à sa propre fonction est inexistant ? L’éclatement de l’objet en deux instances distinctes, et leur consciente réconciliation, n’a été possible qu’à partir du moment où s’est mise en place une rationalité envahissante, s’appliquant à départager dans tous les domaines le fait et la signification, l’objectif et le subjectif. C’est l’acharnement positiviste qui a permis, toutes valeurs symboliques écartées ou isolées, que l’on puisse se concentrer sur la seule fonction de l’objet. A la même époque, notons-le, le taylorisme s’appliquait pareillement à épurer la production de l’objet, analysant le travail de l’ouvrier, décortiquant chaque geste afin d’en éliminer ce qui n’est pas strictement opératoire. Objet-fonction et travail-fonction participent donc d’un même univers socio-économique, qui érige la rationalité en valeur suprême.
42Nous avons vu que l’objet design participe d’un univers du dédoublement, de la distance de soi à soi, un univers que l’on peut proprement qualifier de spéculaire. Mais, et c’est encore un aspect qui mérite d’être évoqué, le design ne joue pas seulement une part active dans ce processus, il n’est pas uniquement un des lieux de son affirmation : le design est aussi, intentionnellement ou non, objet de ce devenir, il est lui aussi soumis à cette perception au deuxième degré qui s’applique désormais à tout et à rien.
43En effet, malgré sa vocation à l’universalité, malgré son ambition de constituer un espéranto de l’environnement quotidien, le design reste un style parmi d’autres, qu’on peut voir dans les magasins d’ameublement, à côté du mobilier rustique ou Empire. Dès lors qu’il est soumis à ce jeu de la différenciation (formelle et sociale), le design est destiné à être perçu comme une manière, un genre, autrement dit comme un objet. Telle est donc la seconde contradiction fondamentale du design : il n’a pas seulement dissocié l’objet sous prétexte d’en retrouver l’unité, il s’est également proposé à un regard objectivant par sa volonté constante d’affirmer sa « différence », de se donner précisément comme du design.
44Ce rêve inouï d’une globalité instrumentale, d’une totale unification du champ formel de la quotidienneté, s’est donc résolu en réalité presque opposée, celle d’une particularité, d’une originalité, qu’on apprécie ou non, et qui joue pleinement son rôle dans le jeu de la différenciation sociale et de l’affirmation d’un standing. Notons que le design était sans doute condamné à l’échec de son rêve d’universalité, car — dans les circonstances socio-économiques actuelles — il n’aurait pu se diffuser sans se dégrader, c’est-à-dire sans se nier lui-même (comme en témoigne tout le sous-design de Prisunic ou d’ailleurs).
45Significatives de l’extériorité à laquelle est condamné le design sont les expositions qui lui sont régulièrement consacrées, qu’elles soient à but commercial ou culturel. Dès lors qu’il est exposé, accompagné d’un panneau avec nom du designer, fabricant, etc., l’objet se trouve en situation muséale. Il apparaît comme symbole de lui-même : non comme une chaise sur laquelle s’asseoir ou un couteau avec lequel manger, mais analogon de chaise ou de couteau. On est donc passé à un autre niveau de dissociation : non plus interne à l’objet — entre forme et fonction — mais externe, l’objet basculant globalement (forme et fonction à la fois) dans l’altérité. L’objet particulier s’efface. Se désignant comme exemple de design, il tient un discours sur le design en général.
46Ainsi la boucle est bouclée. L’objet le plus ambitieusement unitaire se révèle être, en définitive, miné par la séparation. L’identité se découvre comme alterné. Et qui est l’Autre, sinon le sujet de l’objet, l’homme de la société occidentale avancée, qui dans son rêve hégémonique fou a voulu prévoir (prévoir) ses outils et, par-delà, prévoir le monde, le faire à son image, à l’image de sa théorie ?
47Dans l’image spéculaire que me renvoie le design, je me reconnais dans l’exacte mesure où je m’abolis comme sujet individuel. L’objet me requiert dans ma généralité fonctionnelle : homme qui s’asseoit, homme qui mange, homme qui dort. Comme l’ustensile traditionnel (fabriqué selon des modèles immémoriaux), il s’adresse à moi en tant qu’utilisateur générique. Mais avec ceci de nouveau, qu’il me renvoie une image de moi conceptuelle, théorique. Quand je vais à l’objet design, c’est mon schème idéal, mon double immatériel prévu et projeté par l’Autre, qui m’attend.
Bibliographie
Baudrillard, J.
1972 Pour une critique de l’économie politique du signe, Paris, Gallimard.
Brown, Th. M.
1968 « Rietveld et l’objet créé par l’homme », in G. Kepes : L’objet créé par l’homme, Bruxelles, La Connaissance.
Heidegger, M.
1958 « La question de la technique », in Essais et conférences, Paris, Gallimard.
Klesse, B.
1975 Wagenfeld, du Bauhaus à l’industrie, cat. expo., Paris, Musée des arts décoratifs.
Lier, H. Van
1969. « Objet et esthétique », in Communications, no 13, Paris, Seuil.
Moles, A. et Wahl, E.
1969. « Kitsch et objet », in Communications, no 13, Paris, Seuil.
Noblet, J. de
1974 Design, Paris, Stock/Chêne.
Read, H.
1968. « Les origines de la forme en art », in G. Kepes : L’objet créé par l’homme, Bruxelles, La Connaissance.
Notes de bas de page
1 Ces mots sont dans une certaine mesure inappropriés, puisqu’aussi bien ce n’est que par un extrême effort d’abstraction qu’il nous est possible de distinguer rétrospectivement, et peut-être abusivement, formes et fonctions dans un univers où elles n’existaient pas encore comme deux instances séparées.
2 Il va de soi que cette évolution ne sera pas linéaire ni continue. Elle n’apparaît que si l’on fait abstraction des particularités historiques et géographiques et des cas d’espèce, pour considérer le devenir de l’outil à l’échelle des millénaires.
3 On rétorquera qu’il ne l’a jamais été, puisqu’il est vraisemblable qu’aux origines il a été investi de significations qui l’intégraient dans un univers symbolique, au même titre que les éléments naturels. Mais, précisément, ces significations investissaient l’objet, elles n’y étaient pas matériellement inscrites.
4 Certains objets, bien que relevant de la catégorie décorative, ne sont pas intrinsèquement marqués du sceau de la dualité que nous évoquons. Ce sont les objets proprement décoratifs (et non décorés). Objets foncièrement unitaires, c’est en entier que le collier, la statuette, le bibelot, etc. sont décoratifs. Ils ont pour fonction de décorer. Ce n’est plus l’objet qui est décoré, mais le lieu ou le corps qui est décoré par l’objet.
5 W. Gropius, cité par J. de Noblet (1974).
6 H. van Lier a très bien décrit ce rapport sans distance à l’objet (qui n’est pas encore un « objet ») dans les sociétés archaïques (1962 et 1969).
Auteur
Département de sociologie de l’Université, Genève.
Section de sociologie de l’Université, Lausanne.
Ecole supérieure d’art visuel, Genève.
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