Car le mot déjà est regard, l’objet action
Quelques principes méthodologiques en vue de l’étude des objets
p. 41-91
Texte intégral
D’un à l’autre mot, tu es plus vieux. (Philippe Jacottet)
1Tout de suite l’obstacle du mot « objet ». De quoi s’agit-il, de quels objets va-t-on parler ? La question est d’autant plus pertinente qu’il devrait s’agir d’un article, sinon théorique, du moins à prétentions méthodologiques. De toute façon, puissent ces quelques mots pas faire vieillir le lecteur pour rien !
2Les deux termes lâchés « théorie », « méthode » peuvent soit se transformer immédiatement en un monde cristallisé et clos, respectable et respecté, soit rester un instant en suspens entre certitude et déraison, instant privilégié où il y encore tension vers une interrogation les concernant. Saisir cet instant, s’y glisser.
3Théorie de l’objet, principes méthodologiques pour l’étude des objets. Affirmer signifie risquer, reconnaissons donc qu’il n’y a pas à proprement parler de théorie de l’objet.
4En reprenant la définition que donne Paul Foulquié (1978 : 352) d’une théorie sociologique : « exposé rationnel tendant à des explications et des prédictions systématiques concernant la nature, les catégories et la dynamique des interactions des milieux humains », même en y rajoutant le terme « objet » en disant par exemple « la dynamique des interactions des milieux humains étudiée sous l’angle de la part qu’y prend l’environnement matériel constitué par les objets », on ne saurait constater l’existence d’une véritable théorie de l’objet. Nous ne nous trouvons cependant pas dans un vide théorique. Jean Baudrillard surtout (1968), Pierre Boudon (1969), Henri Lefebvre (1970), Abraham A. Moles (1967) et bien d’autres ont tenté de cerner le monde des objets sous l’angle théorique. Leurs apports sont précieux et le présent article saura le moment voulu laisser dévoiler les mines dont certains filons l’ont alimenté.
5Quant à la méthode : « ensemble de règles ou de procédés conçus pour assurer économiquement un résultat déterminé (méthode de lecture ou d’écriture, de comptabilité et de sténographie ; méthode des sciences naturelles, des sciences humaines) » (Foulquié 1978), de nombreux livres et articles traitant directement ou indirectement des objets nous aident à formuler certains principes méthodologiques susceptibles de guider des recherches à propos des objets, sans pourtant nous livrer une théorie à proprement parler.
6Là encore, des précautions sont à prendre. Le sens du mot « méthode », outre celui mentionné ci-dessus, a fini par faire également référence à un sérieux équivoque (qu’est-ce qui est « sérieux ») ou être simplement utilisée comme une recette de cuisine académique. Dès lors il n’y a plus recherche, ni a fortiori découverte. D’autre part, le principe de la nécessité d’une méthode (ensemble de règles et procédés conçus pour assurer économiquement un résultat déterminé) est peut-être bon, défini en ces termes, pour la sténographie, mais quel est le « résultat déterminé » envisagé lorsqu’il s’agit de l’étude des objets dans un contexte social et quel sont les « procédés » auxquels il est fait allusion et qui seraient garants d’une « économie » ? Vont-ils vraiment pouvoir prétendre constituer les ferments d’une recherche ? C’est ailleurs qu’il faut chercher la réponse.
7La définition du Littré du mot « traverse »1 dit ceci : « route particulière, plus courte que le grand chemin ou menant à un lieu auquel le grand chemin ne mène pas ». Le double sens de ce terme pourrait constituer un éclairage de ce qui sera considéré comme méthode : soit celle-ci est économique et coupe court pour déboucher sur le grand chemin (le but d’une recherche n’est pas toujours forcément celui-ci !), soit elle mène à un lieu auquel le grand chemin ne mène pas, et c’est l’inconnu, le lieu de la découverte. Et tant pis si la traverse peut devenir le chemin le plus long ! C’est donc surtout la traverse elle-même, dans un premier temps et dans son sens second, qui constituera le plaisir de la connaissance, l’acte cognitif n’étant ni seulement un lieu, ni seulement un moment mais un processus, un chemin le long d’une traverse. « Mais alors » pourrait-on objecter, « il ne s’agit plus de méthode, on ne sait pas où l’on va ! » En effet, on ne sait pas où l’on va mais on emprunte tout de même la traverse et ce choix en lui-même constitue un premier principe méthodologique.
Le « vrai » savoir se souvient d’un pluriel paradoxal
8Tout discours qui touche à des sociétés extra-occidentales comporte le danger de se croire pertinent par rapport à lui-même, mais d’être en fait impertinent à l’égard de ceux dont il croit « devoir » parler. Or le lieu d’où il parle (géographique mais surtout social et culturel) est indépassable. Le cœur du problème se trouve dans la question de l’attitude face au savoir, question liée intimement à celle de la méthode.
9A la faveur de l’écoute d’un dialogue (à situer dans le temps avant la première guelle mondiale) entre un aveugle (’dont les mains trop blanches s’étaient allongées à caresser des oiseaux volés’) et le narrateur, alors adolescent, quelque part dans le midi de la France, on saisira mieux la nature plurielle du savoir.
10— « On paie les professeurs », ajouta-t-il (l’adulte) avec assurance, « pour empêcher les enfants de s’en amuser ».
11— Les professeurs savent tout, répliquai-je avec assurance, et ils n’ont qu’à fermer les yeux pour se le rappeler. Cependant ils enseignent que rien ne durera comme ils ont appris. Ils défendent les pauvres.
12— Ils défendent les pauvres dans une langue qu’ils n’apprennent qu’aux riches. Si tu essaies de dire comme eux, tu deviens sourd et muet.
13— Que gagneraient-ils, demandai-je, à avoir voulu cela ?
14— C’est un mensonge qui les gagne, et peut-être qu’il les nourrit. Un peu comme s’ils déclaraient n’être bons à rien de façon à convaincre ceux qui s’en foutent.
15— Ils veulent le bien, dis-je, la peine des autres les atteint.
16— Ils ne sentent pas la souffrance. Ils croient que l’envie est la seule douleur. Et s’ils écrivent sur les pauvres, c’est qu’ils ne se sont pas mis à leur place...
17« Ils ne sont pas assez éveillés, ajouta-t-il, pour appeler ceux qui s’élèvent. On n’enseigne bien que ce qu’on invente.
18Encore faut-il se souvenir qu’on a eu à naître1.
19(...) On écrit donc pas pour les autres ! m’écriai-je !
20— Les autres, jeta-t-il en s’éloignant, si tu as à les chercher c’est que tu n’existes pas » (Bousquet 1977 : 63-65).
21Dans ce dialogue, l’adulte jouant avec les mots répond à l’enfant suffisamment à côté de sa question bien concrète pour mieux l’entraîner au cœur du problème, celui du savoir. Lorsque l’aveugle dit des professeurs « ils défendent les pauvres dans une langue qu’ils n’apprennent qu’aux riches (...) Et s’ils écrivent sur les pauvres, c’est : qu’ils ne sont pas mis à leur place », ces quelques mots renvoient à ce que B. Delfendahl entend par savoir-saisie, alors que quand Bousquet dit, toujours à propos des professeurs, « ils ne sont pas assez éveillés pour appeler ceux qui s’élèvent. On enseigne bien que ce qu’on invente. Encore faut-il se souvenir qu’on a eu à naître », nous avons affaire à un savoir de type fréquentation.
Association contre nature ?
22Faudra-t-il dès lors choisir entre un savoir (saisie) et un savoir (fréquentation) ? Une méthodologie capable d’assurer la saisie de l’objet d’étude ou une méthodologie permettant la fréquentation de l’objet ?
23Dans les sciences en général, tout ce qui n’est pas quantifiable, chiffrable, susceptible d’être soumis au traitement d’un ordinateur a, et aura à l’avenir, de moins en moins de poids. Pour manipuler, pour transformer, pour développer, il convient de pouvoir mesurer. Le savoir-saisie est là pour cela, c’est le savoir « des riches » (celui de l’élite des pays industrialisés que l’élite des pays du Tiers Monde s’empresse d’acquérir).
24Du savoir fréquentation, Delfendahl dit ceci : « Le “scientifique”, le “savant” pose des questions à l’objet ; c’est l’objet qui pose des questions à l’amateur. (...) Par “amateur” j’entends une ethnologie animée par l’amour de son objet plus que par celui de son propre discours ou de sa propre “saisie" de l’objet » (Delfendahl 1973 : 218).
25Il ne s’agit pas de noyer le poisson et d’utiliser savoir-saisie ici, savoir-fréquentation là, mais de tenter l’expérience d’une double mise à l’épreuve d’un type de savoir par l’autre. Le savoir-saisie dans le cadre de ces lignes n’est pas uniquement le savoir quantifiable, mesurable, mais le savoir analytique, soumis à une logique rationnelle, spécifique d’instrumentalisation branchée sur un but à atteindre (dans le sens de Weber et de Habermas).
26La méthodologie proposée ou la recherche sur le plan méthodologique serait de considérer la méthode en deux branches, pour reprendre la métaphore du début, deux ramifications coïncidant avec les deux acceptions du terme « traverse » au sens donné par le titre.
27La première, analytique, de l’ordre de la saisie, devrait rejoindre la grande route où se traitent les problèmes tels que ceux de l’aliénation, de la socialisation a-sociale, de l’impérialisme homogénéisant pour ne prendre que trois des grands axes de nos préoccupations. Ces questions sont rattachées à la problématique très englobante des conflits.
28La seconde consistera à essayer de se souvenir avec Bousquet « qu’on a eu à naître », même aux objets, et à apprendre à les fréquenter et à mieux fréquenter les hommes à travers eux ou sans eux.
29Il sera peut-être objecté que ces deux attitudes face au savoir ne peuvent aboutir à deux types de méthodologie complémentaires. Effectivement, les buts de ces deux orientations méthodologiques ne sont pas les mêmes. L’un peut-être atteint et épuisé. L’autre relève davantage d’un cheminement « à suivre » et à poursuivre.
30L’essai périlleux d’associer deux types de connaissance ne nous permettra effectivement pas une meilleure saisie de l’objet telle que nous l’aurions de toute façon obtenue en utilisant seulement la méthode privilégiant le savoir-saisie.
31En revanche, la saisie directe de l’objet associée à une fréquentation de celui-ci devrait aider à dépasser un tant soit peu l’amour de son propre discours, raison d’être narcissique, si caractéristique du monde académique.
32Jean Dubuffet en parlant de la révolution, dit à peu près ceci : la révolution retourne le sablier, la subversion le fait éclater. Le savoir-saisie est capable de tourner et de retourner le sablier, le temps et le rapport au temps y demeurent prisonniers.
Notre hypothèse, au niveau de la méthode, est qu’un certain dosage de ces deux types de rapports à la connaissance et au savoir pourrait faire éclater le sablier, dans le domaine particulier du rapport entretenu avec et par les objets dans le social, c’est-à-dire dans le rapport entre l’être et l’avoir. Voilà qui devrait contribuer à rompre « l’isolât fictif de la méthode » ! (Girard 1978 : 65).
L’objet, un porteur de formes, mais encore ?
33En ce qui concerne la définition, la question est de savoir qu’est-ce qui est objet, qu’est-ce qui ne l’est pas. De toute évidence, une cuillère est par exemple un objet. Pour certains, les difficultés d’identification commencent déjà avec un « objet » telle la chaise car l’objet est apparenté, selon ces auteurs, au bibelot. D’autres admettront la chaise mais refuseront de considérer la table comme objet, étant donné que cette dernière ne peut être portée facilement, légèrement, d’un endroit à l’autre. On rapprochera la chaise de la table plutôt que de faire comme Grock, le clown, qui poussait le piano vers le tabouret en vue de les rapprocher. Ici, le critère est celui d’une certaine maniabilité manuelle, donc humaine. Le critère de la dimension est retenu par exemple par Moles et, selon lui, il doit être fabriqué, être le produit de l’homme au travail, si possible, ajoute-t-il, le produit d’une civilisation industrielle ! Finalement, pour juger de ce qu’est un « objet objectif », Moles suggère que l’on prenne mille sujets et dix mille éléments du monde industriel,... On demandera aux mille sujets de dire ce qu’ils appelleraient « objet ». (...) De leurs réponses se dégagera une phénoménologie statistique de l’objet (Moles 1969 : 5).
34Jean Baudrillard dans son livre Le système des objets (1968 : 8) dit : « En fait, tous ces2 modes le classement peuvent paraître, dans le cas d’un ensemble, en continuelle mutation et expansion, comme l’est celui des objets, à peine moins contingent que l’ordre alphabétique ». Dans un premier temps Pierre Boudon n’est pas plus précis : « (...) disons d’une façon sommaire qu’ils (les objets) vont de la boîte d’allumettes ou du boulon, du stylo ou du papier jusqu’à la machine-à-écrire et l’automobile, la maison, le gratte-ciel, l’ensemble urbain peut-être, en passant par les nombreux objets peuplant les boutiques, magasins, ... musées ... Nous ne saurions (...) écarter fusils, tanks, avions et autres variétés guerrières de l’objet » (Boudon 1969 : 65).
35On voit mal pourquoi l’on s’épuiserait à chercher une taxinomie rigoureuse de l’objet alors que celui-ci est en constante mouvance. Lorsque cette taxinomie a été tentée, elle n’a pas été d’une grande utilité. Cependant, il reste à répondre à la question : qu’est-ce qu’un objet ? Tout d’abord, c’est un porteur de formes et c’est précisément en raison de cette lisibilité apparente de la forme qu’on a été si souvent tenté de le classifier avant ou comme préalable à son étude. Or l’objet ne se définit pas en lui-même une fois pour toutes. La vie d’un seul objet-forme est jalonnée de relations au sein desquelles il se constituera comme objet à facettes multiples dont la seule à être fixe (et encore, pas toujours) sera celle de sa forme. Mais ici on empiète sur la seconde définition de l’objet, infiniment plus complexe, que l’on traitera plus loin.
36Quant à l’objet réduit à sa seule forme, dans son statut le plus dépouille, on retiendra, à défaut de classement et de taxinomie, la division de base de Roger Caillois (1962). Quatre principes de genèse des formes y sont retenus. Ils incluent toutes celles existantes dans les diverses sociétés et dans la nature. Ce sont tout d’abord les formes naissant à la suite d’un accident, d’un événement fortuit naturel : tremblement de terre, avalanches, éruptions volcaniques etc..., tous ces phénomènes donnent lieu à un premier type de formes. En second lieu, un autre phénomène intervient, biologique celui-là, celui de la croissance (coquillages par exemple) ; vient ensuite la forme façonnée par la main et l’outil de l’homme, forme unique, artisanale, qui n’est née ni d’un accident (sauf exception dans le cas de « découverte » technologique) ni du résultat d’une croissance biologique. Finalement, le principe du moule, c’est-à-dire la forme prédite aux fins de reproduction d’elle-même à un nombre indéterminé d’exemplaires.
37En conclusion, nous estimons que c’est à propos des deux derniers principes générateurs de formes que l’on peut décider qu’il y a objet, c’est-à-dire support de formes d’un type particulier.
38On ne retiendra pas les exceptions ici : en effet, on peut penser tout de suite au coquillage utilisé comme ornement de table. N’est-ce donc pas un objet ? Oui, mais nous voulons en rester pour le moment aux principes généraux empruntés à Caillois et que nous appliquons aux objets, car ce n’est qu’avec le deuxième type de définition que le concept même d’objet devrait s’affiner.
39Jusqu’ici, il ne s’agissait que de répondre aux questions : qu’entendons-nous « vulgairement » par objet et y a-t-il moyen d’en faire une taxinomie qui puisse être utile à la recherche sur l’objet considéré sous sa représentation « raffinée » (au niveau de sa définition). En anticipant un petit peu sur la suite, précisons que les objets ne sont évidemment pas que porteurs de formes des deux types décrits. Ils sont investis de multiples facultés, ils sont changeants — rien de moins immobile qu’un objet —, ils transforment ce qui les entoure, le matériel, l’immatériel, et sont transformés à leur tour par la situation dans laquelle ils sont insérés. L’effort méthodologique principal consistera précisément à réussir non pas simplement et platement à définir l’objet à l’aide d’instruments plus sophistiqués que celui dérivé de Caillois, mais à en faire une lecture adéquate d’un point de vue socio-culturel.
40Le concept de lecture est ici ambigu car il implique la lisibilité, la transparence des objets. Or rien n’est moins vrai. En outre, il y entre un élément (probablement non-conscient) de linéarité du fait qu’il est associé à une lecture ordinaire de documents écrits. Il serait plus judicieux de parler dès lors de déchiffrage bien que grosso modo et avec les réserves faites ci-dessus, le terme de lecture puisse être utilisé.
« Le langage poétique est le langage de la création. Il n’y a pas de mots pour les preuves » (Paul LaCour)
41Il y a différentes façons d’envisager la lecture des objets. Nous avons utilisé le mot « phénoménologie » un peu auparavant et c’est avec ‘crainte et tremblement’ que nous le reprenons maintenant avec la possibilité d’appuyer nos intuitions-certitudes sur les écrits de G. Bachelard. « Fréquenter » un objet d’étude n’est pas sérieux en milieu dit académique.
42En effet, cette fréquentation va conduire tout de suite à mettre quelques bémols à la clé d’une simple lecture linéaire et scientifique des choses. En laissant parler les objets elle va permettre à la situation de se renverser : les objets poseront des questions insolentes et troublantes telles que : « es-tu réellement sûr d’être le déchiffreur clé en main ? L’objet n’a-t-il pas quelques attributs du sujet dans des circonstances déterminées, les connais-tu, les contrôles-tu à supposer que tu les détectes ? Au nom de quoi ta grille de lecture, quand tu ne connais même pas le b-a ba de la relation qui nous lie et de celle qui nous sépare du reste du monde ? ».
43Si ces questions paraissent sans fondement, pourquoi ne pas essayer d’y découvrir un procédé heuristique capable de dévoiler quelque chose d’inutile peut-être, au premier degré, mais pertinent pour qui garde une curiosité gratuite à l’égard des choses de la vie, pas des moindres puisque ici nous sommes déjà dans le domaine de la poésie, c’est-à-dire de la création (poièsis) ?
44Lire, déchiffrer, fréquenter l’objet, c’est susciter une interrelation créative au cours et au terme de laquelle le sujet et l’objet se trouvent re-créés ou récréés (au sens étymologique du terme, c’est-à-dire ranimés). Là où se trouvaient un sujet réifié et un objet « mort », sans raison d’être l’un à l’autre, s’instaure une fréquentation, donc la découverte d’un éclairage nouveau. C’est à la création de ce sens nouveau que l’action se ressourcera. Ainsi de la poésie qui, perpétuelle création de langage, transforme des choses et les êtres à travers le regard qu’elle fait poser sur eux.
45Changer le regard est une action, la poésie est action, l’œuvre d’ouvrir les yeux, action subversive par nature tant qu’elle tend a démonter l’évidence d’une réalité de statu quo et à proposer des alternatives de vie. Lorsque Maurois dit que « l’homme d’action est avant tout un poète », il profère une tautologie de nature didactique s’opposant efficacement au poncif du poète rêveur (lire : inactif, inefficace, hors du « monde »). En réalité, sa lucidité le fait rejeter hors de la société lorsqu’il n’est pas récupéré au sein de la ’culture cultivée’ afin de mieux y être phagocyté.
46Le décryptage du sens poétique des objets transforme le regard que ceux-ci orientent jusqu’à ce qu’il se pose sur ce qu’ils signifient en termes de contradictions, d’harmonie, de conflit, d’équilibre, de violence, d’aliénation, de communication, de domination, de beauté, de peur...
47Pour accéder à ce savoir-fréquentations des choses, il ne faut pas ; craindre l’apparemment dérisoire. Ainsi un stylo peut donner lieu à une réflexion qui le dépasse et qui l’englobe tout à la fois. « Ecrire et recevoir une lettre manuscrite revient à émettre et recevoir un geste sans but, un geste qui ne supporte pas d’explications rationnelles. C’est là une brèche dans l’environnement technologique dense qui nous entoure, une ouverture qui apaise notre humanité au sens premier du terme. Cette ouverture peut s’interpréter de deux façons : comme la survivance archéologique, donc réactionnaire, d’un passé incomplètement maîtrisé ou comme un effort plus ou moins conscient pour opposer à la tendance dominante du discours technologique de la volonté humaine de dialoguer avec autrui. (...) Essayons de l’utiliser (le stylo) d’une manière qui exprime notre dignité d’êtres humains (...) Et comme pour les machines à écrire (et d’autres moyens de « communication » avancés), essayons d’utiliser le stylo en tant que tel et non en raisonnant à l’envers, comme si le stylo était une sorte de machine à écrire archaïque (Flüsser 1973 : 59).
48L’établissement d’une relation avec le stylo (ou un stylo) autre que strictement fonctionnelle laisse sourdre des questions à propos des phénomènes antithétiques qui opposent la communication à la technologie aliénante. L’objet stylo, dans ce cas particulier, ne renvoie pas qu’à lui-même mais à l’univers de relations qui le composent et qu’il compose, univers qualitatif opposé à celui quantitatif de la machine à écrire. L’important étant qu’au cours de cette fréquentation l’on parvienne peu à peu à comprendre ce qu’est l’objet (pour le sujet et pour la société à un moment historique donné) tout en se débarrassant de l’objet que l’idéologie du moment a dressé dans le cadre d’une logique de la rationalisation et de la domination3.
49Ce glissement perpétuel du sujet individuel au sujet collectif est, dans le cadre de ce texte, inévitable, car, en reprenant l’exemple ci-dessus, la relation parfaitement spécifique de l’auteur à son stylo et la nature phénoménologique de cette relation le conduisent à se poser des questions qui le dépassent en tant qu’individu. Il a cependant fallu ce détour par la poésie (création) d’une relation pour déboucher sur une interrogation à propos d’un phénomène social tel le « discours dominant d’une certaine technologie ». C’est un détour très peu fréquenté par ‘ceux qui savent’, les savants, ou plutôt ceux qui se disent savants, ceux qui arrivent très vite sur le grand chemin, à l’aide de catégories de saisie, dont ils se servent finalement aussi pour se saisir les uns les autres au cours de longs débats ou même de congrès dont Baudrillard dit « qu’ils servent à peu près autant à l’avancement du savoir que les courses de chevaux et les paris à l’avancement de la race chevaline » (1972 : 143).
50C’est une action de création poétique que de déconstruire l’objet tel qu’il est imposé par le discours de la consommation par exemple, et de le façonner à sa convenance, quitte à le déraciner (action radicale) et à en faire un objet subvertissant la « réalité » proposée. Les termes (action radicale, subversion) peuvent paraître indûment ambitieux pour qualifier les répercussions d’une fréquentation avec un objet aussi insignifiant qu’un stylo.
51Cependant, l’apparemment insignifiant est le révélateur de types d’aliénation ou de domination dont la logique tend à être la même que celle engendrée par les objets les plus prestigieux ou impressionnants en termes du pouvoir inscrits dans leur chair matérielle.
52S’affiner, s’aiguiser le regard au ras du quotidien permettra de déceler infiniment mieux non seulement la logique de la domination des objets sur une grande échelle, mais ces aspects de la domination que précisément les structures de pouvoir vont chercher à dissimuler (ou qui simplement sont dissimulées).
53L’hypothèse est la suivante : la communication obtenue avec un objet ‘chapeau’ sera plus subversive que celle qui aura emprunté le chemin institutionnalisé du téléphone, par exemple, ce qui revient à dire que, à travers la connaissance progressive de la potentialité subversive inscrite dans les objets, l’on re-crée, grâce au phénomène de la fréquentation, une appréhension globale des réseaux (grands et petits) de domination par les objets. Cependant, on ne saurait se bloquer sur les facteurs de la domination et celui de l’aliénation qui n’en sont que deux parmi d’autres. La fréquentation des objets est aussi subversion ludique, découverte de l’insolite, stimulant de création pour le plaisir ou pour la critique, de toutes façons pour l’action.
54Ainsi, Ernest Bloch conçoit l’art comme devant suppléer « à l’existence qui n’a pas encore été départie aux choses » (1959 : 248). Il s’appuie sur la positivité de la poésie et sur celle contenue dans les choses, comme en latence, tandis qu’Adorno (1974) y verra un instrument de résistance à l’ordre établi. Il n’y a pas de choix à opérer entre ces deux optiques, elles sont indissolublement liées. Cela est aussi vrai de la double nature du regard poétique déchiffrant ou créant les objets.
Fréquenter les objets c’est comprendre sans dominer
55Le savoir-fréquentation n’est pas impressionné par l’intelligence mal comprise. L’intelligence a trop souvent servi une œuvre de fragmentation et elle s’est laissée complètement confondre avec la science. C’est pourquoi, les poètes dont la vocation est celle de relier à travers la création les choses, les êtres, les espaces, se sont sentis trahis par elle sans cesser, eux, de rester intelligents. Dans ce sous-chapitre, nous leur laisserons largement la parole dont l’apport va au-delà de l’explication. Tout d’abord trois cris de révolte contre l’intelligence.
56« Mirages
57(...) L’intelligence courait les rues. Elle courait après la bêtise. Elle avaient dans les jambes les passants porteurs de serviettes, les dupés qui sont du croire (...), tous les niais instruits qui mènent le monde » (Fargue 1971 : 60).
58« Voix du haut-parleur
59(...) Votre intelligence. Contraire à mon rythme. Massacre de mon harmonie, rupture de mon identité qui est aveugle, sourde, une et indivisible.
60C’est par elle que l’homme se limitait à l’homme. Incapables d’un clin d’œil sûr et de se plaquer sur mon objet sans bavardage de l’esprit, vos penseurs faisaient des prix de revient qu’ils rataient toujours.
61Vos idées, vos mots n’avaient ni noyau, ni sauce, ni qualité, ni substance. De petits échos, déchets sonores de la force. Des rapports épileptiques, une mathématique inconsciente. Pas autre chose. Ils divisaient mon principe actif. Ils bassinaient mon unité métaphysique.
62Au lieu de chercher de quoi et pour quoi les choses étaient faites, il fallait aimer les choses pour elles-mêmes.
Vous n’arriviez pas à l’état animal de l’intelligence.
Vous ne saviez pas communier.
Vos sentiments ? Vous aviez mal au ventre.
Assez ! » (Fargue 1971 : 145).
« J’ignore
J’ignore. Et tellement j’ignore que je sais.
Je sais en ignorant de touche si cruelle
Que ma conscience détruit même ces palais
Construits par moi dans mon ignorance farouche » (Jouve 1967 : 198).
63Ce n’est donc pas à une lecture intelligente, au sens perverti, que nous sommes conviés par le savoir-fréquentation mais à une lecture sensible littéralement parlant. Comme le veulent les phénoménologues, il a une ‘mise entre parenthèses’ des catégories scientifiques, des connaissances, des liens au monde lorsque nous sommes en train d’entrer en fréquentation avec un objet et que cet acte demande toute notre attention, Bachelard dirait notre « conscience imaginante ». Ce vide premier supposé rendre la lecture possible n’est pas simple à instaurer. « Le non-savoir n’est pas une ignorance mais un acte difficile de dépassement de la connaissance » (Bachelard 1972 : 15). Afin d’illustrer notre propos, voilà quelques exemples démontrant l’utilité de « l’ignorance » dans des situations où une réceptivité maximale face à l’objet (et à l’homme qui lui est toujours lié) est nécessaire à la compréhension.
64« (...) Il se rendit chez son ami, celui justement dont on parlait tout-à-l’heure et qui était si humain qu’il allait jusqu’à haïr les cravates un peu épaisses » (Bloch 1968 : 13). Les surréalistes ont été les maîtres dans l’art d’aider à lire, détaché du savoir. Preuve en soient ces quelques fragments :
« Une horloge qui s’obstine à rire avant de sonner » (Perret 1968 : 749).
« Il avait donné des noms à ses pantoufles » (Lichtenberg 1963 : 763).
« La robe habile qui t’invente » (Eluard 1968 : 774).
« Elle dans une toilette terriblement vive qui la fait ressembler à un engrenage dans une machine toute neuve » (Breton 1968 : 774).
Quand l’objet devient sujet : le renversement poétique
65De cette lecture de l’objet, en rien attendre d’objectif puisqu’il nous fait adhérer à lui de manière partiale et sans remord, la mise entre parenthèses ayant fait éclater nos préjugés d’hier. De là à glisser encore plus loin, il n’y a qu’un pas qui est franchi lorsque la barrière entre le sujet et l’objet s’estompe ou s’évanouit carrément.
66Nous ne sommes plus seuls à lire, nous sommes aussi « lus », et nos yeux ne sont pas seuls à voir puisque les objets se mettent à regarder ou se contentent d’activement « se donner à voir ». Libre au lecteur de croire à ces métamorphoses mais qu’il s’abandonne à l’idée d’imaginer l’éventualité qu’elles existent pour d’autres, sans que ceux-ci en soient pour autant diminués dans leurs facultés ! Illustrons ce renversement sujet-objet, objet-sujet à l’aide d’une citation :
« Ce village sans avenir vivait mon avenir. Si je levais les yeux sur ses maisons, ses caves, la rouge écurie de sa forge, je me sentais longuement regardé »2 (Bousquet 1977 : 108).
67Dans l’exemple suivant, bien que l’objet soit sujet, et que la maison dont on parle ait un regard, un autre regard s’est aussi introduit dans le texte même, celui de l’auteur qui prend ses distances par rapport à cet objet-sujet qui veut lui faire croire au « tout va bien » des choses. Dans ce méta-regard, le savoir-saisie — opposé au savoir-fréquentation — est déjà en train de pointer l’oreille.
68« ... Il y a dans les jolies petites propriétés et les maisons paisibles un premier regard de bonheur qui justement n’est même pas le nôtre mais provient de la chose même qui apparaît. (...) Par l’apparence en tout cas est promis quelque chose qu’on n’a pas besoin de tenir et qui peut souvent diaboliquement attirer dans le vide, quelque chose qui pourtant de son côté indique une ‘tendance’ au ‘tout va bien’ dans les choses » (Bloch 1968 : 186-189.)
69Quel admirable extrait ! Qui n’y retrouverait pas une certaine vision de la Suisse ! Passage qui porte en lui l’allusion à l’objet en tant que sujet d’aliénation possible et que nous essayerons de saisir à l’aide du savoir du deuxième type.
70Car rien de moins innocents que les objets. Les fréquenter ne suppose pas ne pas s’en méfier mais s’y livrer pour vivre à leur contact des retentissements divers.
71Bachelard (puisque son propos dans un livre comme la poétique de l’espace est l’image poétique) nous invite surtout à un émerveillement illimité, mais, comme nous le rappelle Bloch, le domaine des objets exige une grande vigilance. « De plus en plus parmi nous les choses apparaissent de côté. Prenons garde précisément aux petites choses, ne les perdons pas de vue » (Bloch 1968 : 14). Alors que Bachelard tiendra le langage suivant, cohérent avec ce qui précède sur le plan phénoménologique, seule la couleur change, pas l’attitude de lecture : « Sans doute faut-il aller à fond de rêverie pour s’émouvoir devant le grand musée des choses insignifiantes » (1972 : 135).
72D’un côté, appel à une lecture méfiante, de l’autre conseil de modestie dans le choix de lecture, des deux côtés lecture où le sujet est totalement absorbé dans la fréquentation.
73Toujours dans l’optique d’une réversibilité de l’objet en sujet, Paul Eluard écrit qu’il n’y a rien d’autre que « communication entre ce qui voit et ce qui est vu, effort de compréhension, de relation, parfois de détermination. Voir, c’est comprendre, juger, déformer, oublier ou s’oublier, être et disparaître » (Eluard 1968 : 787). Mais c’est avec Picasso qu’il comprendra réellement le fabuleux renversement de l’ordre de la représentation que constitue la fluidité désormais plausible entre sujet et objet. De Picasso il écrit : « ... car cet homme tenait en main la clef fragile du problème de la réalité. Il s’agissait pour lui de voir ce qui voit, de libérer la vision, d’atteindre à la voyance. Il y est parvenu » (Eluard 1968 : 944).
74Bien au-delà des yeux se prolonge la vue, lorsque l’on ferme ces derniers. La vue, dans son sens élargi, ne cesse pas pour autant. Les objets poursuivent une existence formelle et affective, d’une autre nature simplement. Permettre au regard intérieur de prolonger la vue du dehors, encore une manière de poursuivre l’objet dans ses derniers retranchements ou dans sa révélation ultime.
« L’espace, hors de nous, gagne et traduit les choses :
Si tu veux réussir l’existence d’un arbre,
Investis-le d’espace interne, cet espace
qui a son être en toi. Cerne-le de contraintes.
Il est sans borne et ne devient vraiment un arbre
que s’il s’ordonne au sein de ton renoncement » (Rilke cité par Bachelard 1972 : 182).
75Le toucher aussi est important, lecture des doigts, des lèvres. A Londres en décembre 76, une petite exposition présentait à la Tate Gallery des sculptures de Henry Moore choisies pour un public composé de personnes aveugles. Les pièces pouvaient être touchées, palpées à volonté ainsi que les outils ayant servi à les créer. Explorer une sculpture en aveugle puis, tout à la fin, ouvrir les yeux est une expérience qui permet de prendre conscience de la pauvreté de la vue seule, de la richesse de la sensation tactile, de ce qui manque au toucher par rapport à la vue et inversement. Le tactile qui, selon l’expression de Minkovski, est « l’être à deux » (1936). (une tentative similaire s’est faite à Genève au printemps 1979).
76Et enfin, il est des objets sonores, autres que les instruments de musique, c’est-à-dire qu’ils touchent notre ouïe en imagination, sans avoir à émettre de véritables sons. « Ecouter l’herbe pousser », « entendre le noisetier verdir »... mais ce sont-là des exemples tirés de la nature. Ils suffiront, croyons-nous, à nous faire comprendre.
La parenthèse des phénoménologues (provisoire et heuristique)
77L’objet fréquenté n’a rien d’un objet dans le sens de forme statique, immuable, clos sur lui-même, manipulable à merci. Il est un objet du fait même de se trouver en relation intime avec quelqu’un et s’en trouve transformé, non pas matériellement ni formellement, mais sur un plan de valeur. Bien entendu, avec l’approche phénoménologique rigoriste, il s’agit de dé-socialiser l’objet, de dé-socialiser même les souvenirs que l’objet provoque par sa présence et de les mettre entre parenthèses ce qu’en soi nous jugeons artificiel, mais dont le rôle heuristique est fondamental. L’inverse sera recherché quand on traitera du savoir-saisie avec l’objet socialisé/socialisant.
78Partant du principe de lecture aux trois niveaux proposés : vision externe/interne, ouïe, toucher, que veut dire la valorisation de l’objet dans ce contexte ? Il ne s’agit pas ici de la valorisation prise dans un sens épistémologique où le sujet, du fait de l’existence d’une non-conscience (Goldman 1971 : 136) de type social, valorise ou péjore des faits, des situations, des objets. Ici, en quelque sorte, la valeur de l’objet est redoublée, cette augmentation de valeur est recherchée sciemment. Pour Bachelard par exemple, la rêverie (Bachelard 1970, 1971) peut constituer un mécanisme enclenchant la valorisation subjective de l’objet.
79L’objet s’affirme en valeurs : à la fois à travers celles qu’il possède intrinsèquement (du fait de sa nature de relation sociale) et à travers celles que nous lui injectons dans notre relation spécifique, idiosyncrasique à lui. Il existe un certain nombre d’objets qui ont des valeurs dont nous hésitons à dire qu’elles sont déterminées une fois pour toutes, mais plutôt constantes, récurrentes dans le vécu de la plupart des personnes partageant le même objet dans une culture donnée (et surtout dans une classe sociale spécifique et à un moment donné précis de l’histoire).
80Les valeurs de l’objet acquièrent ainsi une intersubjectivité souple, toujours modifiée par le vécu individuel. Ainsi en est-il de la maison qui tend à disparaître sous son ancienne forme et à réapparaître en tant que « résidence secondaire ». La maison première manière, dont Bachelard s’est fait le chantre, a une cave et un grenier. Il montre combien l’objet peut, s’il est vécu dans un certain registre de relations généreuses, être augmenté en valeur(s). « L’investissement » ici n’est rien moins que sûr car « une valeur qui ne tremble pas est une valeur morte » (Bachelard : 1972). Mais ainsi, partant d’une rêverie (sérieuse) de maison, nous augmenterons les valeurs de cette maison : celle dans laquelle on n’a passé qu’une nuit peut-être une maison d’enfance ou une maison vécue dans l’imaginaire. Elle sera nouvellement « habitée » et ce nouvel objet transcendera l’espace purement géométrique pour accéder à un espace ne correspondant pas aux faits objectifs.
81Réciproquement, ces objets nouvellement augmentés de valeurs insufflent une nouvelle réalité d’être. Dès qu’on apporte une lueur de conscience au geste machinal, dès qu’on fait de la phénoménologie en frottant un vieux meuble, on sent naître, au-dessous de la douce habitude domestique, des impressions nouvelles. La conscience rajeunit tout. Elle donne aux actes les plus familiers une valeur de commencement » (Bachelard 1972 : 73). Quand un poète frotte un meuble « il crée un nouvel objet ». L’infiniment insignifiant de l’objet est choisi à dessein, les valeurs touchent à tout et en poésie, quand l’image est nouvelle le monde est nouveau, la réalité est autre.
82Saisir ou fréquenter scandent des rythmes différents. La lecture-fréquentation est lente, si tant est que l’on conserve encore une notion quelconque du temps. En valorisant, cette lecture ne craint pas d’exagérer ; dire cela est même probablement une tautologie, mais quand l’exagération est affublée en psychiatrie de deux ou trois étiquettes, on ne saurait trop se méfier... « L’espace poétique, puisqu’il est exprimé, prend des valeurs d’expansion. (...) Donner son espace poétique à un objet, c’est lui donner plus d’espace qu’il n’en a objectivement, ou pour mieux dire, c’est suivre l’expansion de son espace intime » (Bachelard 1972 : 183). Les limites de l’objet formel ne sont qu’accidentelles. Il suffit qu’il soit investi par l’individu au sein d’une relation spécifique (ou par une formation sociale dans le champ d’un rapport de force donné) pour que son espace poétique (et social) se gonfle. D’où il découle que l’objet n’est jamais achevé.
Transition
83S’agissait-il jusqu’à présent d’une conception classiste bourgeoise des choses, esthétisant une réalité évaporée en évacuant la lutte des classes tout en privilégiant le mode de connaissance par la rêverie et la fréquentation ?
84On tentera de répondre à cette question fondamentale dans la conclusion lorsque nous traiterons du rapport entre savoir-fréquentation et savoir-saise. La question avait déjà été soulevée à titre d’hypothèse à la page 47.
85Autre aspect à soulever maintenant : qu’en est-il de l’impérialisme culturel par les objets ? Est-ce que le savoir-fréquentation peut s’appliquer ailleurs que dans notre milieu occidental industrialisé ? Car jusqu’à présent dans ce texte, il s’agissait uniquement de principes méthodologiques pour étudier les objets des sociétés occidentales industrialisées. Est-ce qu’à propos d’autres types de sociétés l’opposition savoir-fréquentation et savoir-saisie reste pertinente ?
86A notre avis, plus que jamais, à condition de rester conscient de la dichotomie simpliste établie entre sociétés industrialisées et sociétés dites traditionnelles. Dans le cadre de ce texte, cependant, nous ne pouvons prétendre remettre en cause sérieusement cette dichotomie, car une telle mise au point demanderait à être traitée pour elle-même. Avec cette importante réserve, nous en assumons l’utilisation.
87Dans une société africaine dite « traditionnelle », les objets sont infiniment moins nombreux qu’en Occident et surtout ils sont littéralement « encadrés » par la société. Leur rôle leur est dicté par les intérêts du groupe ou de son élite, peu importe, mais le changement réside dans le peu de latitude laissée à l’objet et au sujet pour entrer dans une relation qui serait totalement idiosynchrasique et non élaborée par le groupe. Ce rapport, cependant, modelé par le groupe, est beaucoup plus riche et peuplé d’événements que ne le sont nos rapports, fonctionnalisés pour la plupart, que nous entretenons avec les objets de notre environnement quotidien.
88Il y a donc bien fréquentation (augmentation de valeur entre autres) à l’échelon social principalement (ce qui n’a plus grande chose à voir avec ce qui a été dit précédemment de la phénoménologie occidentale) et à l’échelon individuel également, comme partout, et à des degrés divers. C’est cette pratique de la fréquentation sociale avec les objets que les objets exogènes occidentaux doivent briser avant de se rendre indispensables et articuler leur discours sur les « besoins ».
89Cette destruction d’une pratique de relation aux objets ainsi que son remplacement par un autre type de pratique relationnelle à de nouveaux objets constituent l’essentiel du rôle joué par l’impérialisme culturel manifesté dans sa manipulation d’objets (exogènes et endogènes).
90La lampe3
91Existences différées, ni plus ni moins fragiles, les ombres des objets, la nuit, aux murs s’exilent, ondulent comme sur le tour, l’argile. Uo, l’aïeule a voulu que la nuit dans la pièce soit admise. Entre le noir et l’ambre à jamais compromise, seule la lampe permet l’obscurité requise, à peine moins sombre la maison s’intimise. De son crochet, le panier projette un semblant de vautour, ou bien est-ce d’un crabe le pourtour ? Le doigt menaçant d’un pilon inutilisé s’en prend à d’autres ombres.
92A l’électricité pourtant offerte, Uo a mis son veto net, pendant que déjà au village s’annonçaient les froids et nouveaux lignages de l’ampoule aux filaments-mirage.
93Chaque soir, je retrouvais la pièce livrée aux silhouettes, et du jour je perdais l’arrogance des gestes, ombre parmi les ombres, gratitude d’être ainsi que la nuit, dans la maison permise.
94Double parole cotoyée mais non intelligible, celle des êtres mobiles, celle des êtres immobiles, attendre l’indice, le signal, le fil...
95Uo, c’est le silence fait parole, la lampe autour d’elle trace une auréole que d’un geste elle m’invite à partager. « Si ngumu sana, mbili na mbili ». Deux phrases qui à la fois se rient du savoir et le transmettent. L’objet à tresser, la natte, aidé de la lampe, mon isolement brisé. Inlassablement le serpent végétal tressaute et se déroule sous sa main ancestrale.
96Les mots se croisent, se lancent à toute allure, comment suspendre ce va-et-vient sans être soi-même augure ? Décortiquer cet éclat de voix, déchiffrer ce geste appuyé d’un long rire, communier au monologue qui s’est éteint dans un coin. Les objets sont tellement à l’aise, j’aurais voulu leur être présentée, eux si fermement présents que je me sens comme au bord d’une falaise, ou plus simplement niaise.
97L’espace social imposé par la lampe, il faudra y vivre. Toute activité, une fois le soleil couché, lui est soumise. L’ampoule entraînerait outre la mort des ombres, celle de la douceur des visages penchés a même la flamme ; elle aurait permis une production accrue de robes faites par les femmes. Mais le règne de la lampe et de ses ombres complices dans ce véritable travail de rapprochement et d’immobilisation des êtres a vaincu. Uo l’a voulu. Elle sait la dispersion qui guette, le jour, les allées plus que les venues de ceux qui lui appartiennent. De l’argent, il y aura moins, mais on y gagnera en qualité de jeux d’ombres dans la lumière puisant et de présences concrètes en rapprochement....
98Pas d’échappatoire hors du cercle magique, cercle de lumière commandant la fréquentation profonde et régulière. A la relation est vouée toute importance et comme le « manque » rapproche et met en présence... dans une assiette nous mangeons, nos doigts entrecroisés dans la sauce, visages se touchant de peu, nos voix, de loin, doivent n’en former qu’une.
99Objets brutalisés, renversés sans ménagement, jetés à terre constamment, noirs de fumée, cabossés, tous renvoient brutalement à l’usage ; jusqu’à eux, la valeur statutaire ne connaît pas de passage.
100Ouverts à tout service, leur faible nombre suscite prêts et échanges, donc information sur les activités d’autrui tout au long de la journée, communication intense. Relations stimulées non par les objets seulement, mais aussi par leur absence.
101Absence des maisons quand le jour se lève. Les murs ne cachent plus rien. Des deux côtés interpelés, on n’est plus ni dedans ni dehors mais avec. L’auréole du soleil a pris le relais du tracé de la lampe et l’a élargi à l’échelle du village. Les voix jonglent par-dessus les murs, se faufilent à travers. Les conversations se poursuivent d’un foyer à l’autre, autour du puits, puis estompées au-delà du tournant. Déjà a repris la succession de dons minuscules, ni échanges, ni emprunts mais résille de relations qui fait que la part d’individu en chacun recule.
102On parle d’une dame blanche à la grande maison qui veut apprendre au village le ciment et installer tout près une petite usine pour mettre poissons et gens dans des boîtes en sourdine. Elle dit que cela les conserverait et créerait des emplois.
103Pour le moment, remarque Uo, ce qui manque c’est du bois.
Vers un savoir-saisie
104L’accent mis sur une lecture qui soit polyvalente n’empêche pas qu’il faille attacher de l’attention au fait que les sens sont aussi idéologiquement éduqués (d’où la nécessaire mise entre parenthèses de tout savoir, de tout « corps d’idées éprouvées », dirait Bachelard, et de tout sens « formé, habitué à, dressé en vue de... » ajouterions-nous). Sur la route qui mène vers une compréhension du savoir-saisie, il va falloir reprendre une partie de ce qui a été volontairement écarté auparavant. Plus possible maintenant d’innocenter la lecture.
105Il faut selon le titre de l’ouvrage de John Berger apprendre à « voir le voir » (Berger 1972), c’est-à-dire faire la critique des lectures idéologisantes/idéologisées, ceci sans illusion : elles le seront toujours, mais l’angle de lecture choisi doit l’être consciemment en essayant d’illuminer autant que possible cette zone d’ombre de la non-conscience sociale (qui est à la société ce qu’est l’inconscient à l’individu). Voir le voir signifie apprendre à repérer la grille de lecture que l’idéologie dominante nous a mise entre les mains et à en faire la critique. Comment, par exemple, « voir le voir » que nous proposent les discours tenus à propos du colloque de Palerme ? En d’autres termes, comment décoder les discours des institutions internationales, comment voir à travers leur écran de fumée « idéologique » ? Ce problème est, bien sûr, général, si nous retenons l’exemple du colloque de Palerme, c’est qu’il concerne les objets.
106Sous les auspices de l’Unesco, il a réuni journalistes et directeurs de musées du monde entier autour du thème : Le droit à la mémoire culturelle. A la suite de l’appel du directeur de l’Unesco, M. M’Bow, les modalités, les principes du retour d’objets d’art « appartenant à un patrimoine culturel irremplaçable » à ceux qui l’ont créé, devaient y être discutés. M. Eyo (directeur du Musée national — pratiquement vide — du Nigéria) et M. Haque, directeur du Musée national du Bangladesh, demandèrent à ce que « les objets les plus caractéristiques du passé de leurs pays respectifs » (Rebeyrol 1978) leur reviennent, tout en reconnaissant que des « pièces typiques constituent les meilleurs ambassadeurs des cultures » et qu’à ce titre un certain nombre d’entre elles doivent être montrées dans les musées à l’étranger. On imagine un peu le casse-tête de la réalisation d’un tel projet mais ce qui nous retient ici est le nouveau « droit » lancé sur le marché des droits sur la scène internationale, celui à la mémoire culturelle...
107Cet exemple est utilisé ici en vue de montrer en quoi ce que l’on peut lire comme étant un encouragement au savoir-fréquentation est en réalité une mystification. En effet, il convient de se distancer d’une telle campagne orchestrée par l’Unesco et les directeurs de musées. Dans un premier temps, il est compréhensible que l’on songe au rapatriement de ces multitudes d’objets dispersés dans les musées et les collections privées. L’objet restitué aurait au moins un environnement géographique pertinent, mais à part cela... Ce vaste déplacement d’objets, s’il se fait, sera engagé pour l’unique satisfaction de ceux qui l’ont initié. D’autre part, le droit à la mémoire culturelle cache le droit de détruire les cultures qui tentent de se vivre et de se reproduire, non pas à l’aide d’objets prestigieux, classés, ‘muséifiables’ par des experts, mais par une pratique s’opposant au mode de production capitaliste et à la pénétration étrangère. Ces sociétés ont leur mémoire culturelle et ce ne sont pas les objets exposés à Lagos ou à Dakar qui y changeront quoi que ce soit.
108Leur mémoire en revanche risque de disparaître si disparaissent leurs objets quotidiens et si leurs dirigeants décident d’un type de développement appuyé sur une élite (militaire, bureaucratique, etc..) elle même liée aux intérêts occidentaux.
109Le savoir-fréquentation n’est donc pas celui que l’on pratique dans les musées lorsque l’on apprend à chuchoter respectueusement devant les vitrines derrière lesquelles des objets se regardent mourir à l’ombre d’une étiquette indiquant leur date de naissance et leur origine : « voir le voir » nous alerte sur ce que peut impliquer de collaboration (consciente ou non) ces opérations de camouflage voilant des opérations d’ethnocide autrement plus graves.
110Il conviendrait de commencer par supprimer passablement de projets de développement s’il s’agissait sérieusement de permettre aux gens de conserver leur mémoire culturelle.
111Chez nous aussi, dans les sociétés industrielles avancées, au fur et à mesure que nous perdons des pans de notre mémoire culturelle, surgissent des musées de toute sorte (musée paysan, musée des arts et métiers, musée ethnographique, etc...). En raison de cette tendance qui va s’accentuant, « voir le voir » est un guide utile pour renouveler notre perception et se réapproprier de façon critique notre héritage culturel, c’est un instrument dont la lecture peut servir de garde-fou à un savoir fréquentation qui serait en train de ‘planer’, qui aurait perdu sa composante créative critique. « A Ciry-le-Noble, près de Monceau-les-Mines, tel jardin d’éclusier, entre le canal et la route, est organisé en « musée » des transports d’autrefois : la barque, c’est le sauvage de la péniche automotrice ; la charrette, c’est le sauvage de l’automobile. Dans tel autre jardin, on peut voir une locomotive à vapeur, sauvage du turbo-train et, de même, un char-à-banc, sauvage de la voiture ». (Hissard 1978 : 121).
112La puissance de conditionnement de la valeur d’échange de l’objet sur le « voir » par exemple, est immense et devrait sans cesse être mise à nu. A preuve parmi tant d’autres, l’exemple du tableau de Leonardo da Vinci « La vierge à l’enfant avec Sainte Anne et Saint Jean-Baptiste » qui « devint célèbre du jour où un Américain se mit en tête de l’acheter pour deux millions et demi de livres » (Berger 1972 : 25). D’ailleurs, hors du musée, se retrouve le musée à l’échelon du quotidien. De plus en plus, les rues où se trouvent les boutiques, les magasins de luxe et les grands magasins, expriment en reflet le phénomène de ‘muséification généralisée’ : l’élément de la vitrine bien sûr y contribue, surtout par sa manière toujours plus sophistiquée de mettre en valeur les objets : éclairages, rappel de la nature sous sa forme romantique (feuillage, guirlandes florales, bouquets, troncs d’arbre, sable, coquillages, etc...) ; les mannequins, les situations hyperréalistes reconstituées : une femme dans sa cuisine nous renvoie au musée Grévin. Dans une chambre à coucher, tout y est, même la touche de ‘négligé’ supposée injecter une petite dose de ‘réalité’ dans le tableau.
113Le savoir-saisie par rapport à l’objet constitue, lui, le deuxième en valeur ses objets, a gagné ainsi la rue. Il en découle d’une part une résurgence de la croyance en l’aspect sacré, quasi religieux de l’objet (cela étant patent au Musée) et, dérivant de cela, une accentuation du caractère proprement sacralisé du phénomène plus global de la propriété privée.
Une cage à la recherche d’un oiseau (Kafka)
114Chacun sait ce que saisir un objet veut dire au sens courant. Le savoir-saisie par rapport à l’objet constitue, lui, le deuxième grand axe proposé pour l’étude des objets. Ayons à l’esprit quelques uns des sens du terme ‘saisir’ : prendre possession, revendiquer un droit, capter, se rendre maître de..., et nous aurons une idée du type de rupture opérée avec le premier axe, celui du savoir-fréquentation... L’aspect ‘saisie’ de ce savoir ne sera pas élaboré ici car il s’agirait dans ce cas de faire un historique de la pratique scientifique occidentale. Nous supposons connue la logique qui sous-tend l’ordre scientifique en Occident.
115C’est le règne de l’efficacité de la saisie mais c’est surtout le règne de l’histoire, en ce sens que l’objet ne sera plus accepté tel quel pour ce qu’il est. Ses formes d’expression, leur contenu, le travail de l’objet sur ce qui l’entoure, les rapports sociaux qui ont présidé à sa venue au monde, tous ces éléments et d’autres encore sont à étudier pour saisir sur le vif l’historicité de leur existence active dans une société donnée. Lecture exigeante, mais dont l’exigence est d’une autre nature que celle que requiert la fréquentation. Cette lecture n’est pas lente, elle ne suscite aucun « retentissement » elle se veut systématique afin de révéler la causalité des phénomènes concernant les objets et presser l’objet à connaître jusqu’à en retirer la dernière goutte.
116La première partie de ce texte se basait sur le principe méthodologique suivant : le choix d’emprunter une traverse (route qui va ailleurs que sur le grand chemin ou qui, si elle s’y rend, l’atteint à la suite de détours). Le deuxième principe méthodologique se situe au cœur du savoir-saisie puisqu’il s’énonce comme suit : faire appel à toutes les sciences humaines ou exactes afin de cerner l’objet de toutes parts. Cet appel suppose de la part du chercheur une croyance en un « corps d’idées éprouvées » (Bachelard) car c’est du moins comme cela que se considèrent les sciences ou plutôt qu’elles sont considérées par ceux qui en sont les disciples. Or, il existe plusieurs sociologies, plusieurs économies, anthropologies, sémiologies, psychosociologies, art sociologique ou sociologie de l’art (à ne pas confondre !) qui, toutes, estiment « être éprouvées », c’est-à-dire avoir fait leurs preuves. Au chercheur de faire son choix, ’en son âme et conscience’ à l’intérieur des écoles se partageant ces domaines de la connaissance. Cette remarque n’est là que pour relativiser les diverses saisies possibles de l’objet. Le principe demeure, celui de l’ouverture en direction des instruments conceptuels les plus variés, avec pour limite la capacité du chercheur à les manipuler (ou celle de l’équipe).
117Le 3ème principe de méthode adopté ici consiste à admettre l’objet comme point de départ de l’analyse (et non pas en débutant par l’étude des rapports sociaux ou par des considérations sur l’impérialisme par exemple). Dans bien des cas, il serait plus sécurisant de faire une bonne vieille analyse des rapports de classe ou des activités des multinationales. Partir de l’objet par la fréquentation suppose briser l’évidence de la simple présence matérielle de l’objet et d’aller au-delà. L’évidence de la forme de l’objet peut être pauvre en information ou riche en pouvoir d’expression selon la situation dans laquelle celui-ci se trouve à un moment historique donné, selon les autres objets qui l’entourent ou qui sont absents, en fonction de son insertion dans une « phrase » (pour reprendre l’analogie de la linguistique saussurienne) composée de plusieurs objets, sa place dans ce syntagme (privilégiée, anodine, déterminante ?).
118L’objet n’est jamais seul, il n’est qu’un élément dans un réseau de significations et d’actions à plusieurs niveaux : traversé, traversant, lieu de passage obligé, nœud de relations etc. Aborder l’analyse en commençant par considérer l’objet concret (l’ordinateur, le cendrier, le barrage, la maison, tel vêtement), c’est miser sur son pouvoir de révélations graduelles apparaissant au fur et à mesure de l’analyse, qui nous amène à reconstituer des réseaux de domination, à déceler les conflits, à soulever les latences, à expliquer les failles de tel projet.
119Un simple exemple suffira à situer le débat :
120Le problème des machines exportées à grands frais crée partout des obstacles au niveau de la communication entre, par exemple, ingénieurs européens et techniciens africains.
121Le rapport de l’Européen à sa machine est celui du respect allant parfois jusqu’à la vénération. Il fera tout pour la maintenir en état, quitte à rester indéfiniment sur le terrain, les experts succédant aux experts et ne pouvant se résoudre à abandonner les machines et l’équipement. Pour le technicien ou l’homologue africain, la fascination de la machine n’est pas en relation avec le maniement révérencieux ou avec un traitement minutieux quant à son entretien.
122Un ingénieur constructeur de routes au Kenia nous disait : « Parfois, je regarde notre matériel (heavy road building equipment) puis je regarde mon mécanicien regarder la machine, ensuite mon regard revient à l’objet en question et à la lueur d’un éclair de lucidité fortuite, j’entrevois l’abîme qui sépare mon rapport à l’objet et son rapport à l’objet. En fait de rapport, il n’y en a aucun, ni entre lui et moi, ni entre lui et la machine, si ce n’est de domination ».
123Le même type d’abîme se retrouve à l’Université de Dar-es-Salaam où des techniciens africains critiquent la présence de machines ultra-sophistiquées à côté desquelles ils disaient passer tous les jours sachant qu’elles n’étaient pas utilisées, leur seul ‘rôle’ étant d’avoir été ‘commandées’. Mais, ajouta l’un d’eux, « Je ne peux passer chaque jour à côté de ces machines sans en être moi-même transformé. Pourrais-je un jour — si je suis en position de prendre la décision — refuser la tentation d’en faire venir aussi, même si je sais qu’elles n’ont que valeur de prestige stérile ? J’aimerais ne pas avoir à les fréquenter tous les jours, elles me gênent ».
124A propos de Nestlé et de ses activités en Suisse et à l’étranger, on aurait pu par exemple, faire toute l’analyse de son caractère de multinationale et de ses effets en découlant sur le terrain. Partir de l’objet4 nous a permis non seulement de mettre en lumière ces aspects connus et importants mais de déceler un grand nombre de conflits et de situations d’aliénation à l’échelon local qui expliquaient le succès de Nestlé et dévoilaient son action (commerciale mais aussi socio-économique et psycho-sociologique). En partant de la multinationale, nous ne serions jamais parvenu à une analyse si proche des effets immédiats et quotidiens de l’objet-biberon, ou alors cela se serait produit, dans le meilleur des cas, par hasard.
125Au lieu donc de partir d’un système global de domination, il convient de s’attaquer à un élément (ici l’objet) qui, de proche en proche, nous le restituera à la fin, mais sur un autre mode, et avec comme acquis un long parcours, parfois souterrain tellement il est à ras du sol et à ras de l’objet. Ainsi, peu à peu, toutes les composantes actives de l’objet à un moment historique précis, seront « saisies ».
126Le 4ème principe méthodologique consiste à partir de l’objet, soit, mais défini de telle façon qu’il devienne presque ‘infini’ du fait qu’il débouche tout naturellement sur l’analyse des rapports sociaux. L’objet ‘infini’, c’est l’objet défini par l’infinité des relations qui le constituent et qui de plus sont en constant état de mouvance.
127Ce ne seront des relations structurales que dans la mesure où les objets traités seront des objets où n’entrent au départ que des éléments techniques purs. Mais même dans ce cas, un tel système des objets ne pourrait être décrit scientifiquement car cela entraînerait, comme l’écrit Baudrillard, « qu’on le considère dans le même mouvement, comme résultant de l’interférence continuelle d’un système de pratiques sur un système de techniques » (1968 : 15).
128Ce sont les relations gravitant autour de l’objet comme système de pratiques qu’il faudra examiner, bien plus que comme un système de techniques qui est fortement contingent au système de pratiques et non l’inverse.
129L’objet deviendra ainsi cet historique de relations auxquelles il a participé (et participe) activement. Les faits qui ont jalonné sa vie sont réels, font partie de sa physionomie sociale et de toute définition le concernant. Relations en amont de son existence avec du travail abstrait servant à le faire émerger en tant que forme, avec des hommes concrets, des machines ou des outils, mais aussi avec des plans, des dessins, des calculs, finalement avec une publicité annonçant sa parution à la surface du monde des objets.
130Une fois inséré socialement, c’est-à-dire dès le début, les relations le déterminant se poursuivent et se poursuivront durant sa vie et au-delà de sa mort ; car, même en aval de sa vie telle qu’elle était prévue par l’ordre de production, il lui arrive de continuer une existence seconde comme reste, déchet et d’inaugurer tout un cycle de relations qui feront de lui encore un autre objet.
131On assiste actuellement à une véritable inflation de discours sur les déchets et la pollution. Ces discours sur l’aval de l’objet ne sont en fait qu’une partie de cet objet, ils concernent sa représentation sociale au moment de sa ‘mort’ officielle, représentation sociale qui n’a pas tardé à être manipulée : à preuve tous les conseils administrés sur le traitement à faire subir aux objets morts (recyclage du verre, etc...). On parle de recyclage au lieu de parler des limites techniques qui rendent ce recyclage obligé et au lieu de parler des limites de la société qui oblige ce recyclage (d’ailleurs souvent parfaitement aberrant économiquement parlant, mais comme d’habitude pas pour tout le monde...).
132« Des analyses technologiques montrent bien, par exemple, que la croissance des déchets industriels est liée à la croissance des aspects “non-fonctionnels” des objets ». (Latouche 1978). Serge Latouche en déduit que les déchets ne sont pas des réalités techniques (uniquement) mais des rapports sociaux (par ce biais on en arrive très vite à devoir analyser en effet, le mode, le rôle social de l’ostentatoire, l’attitude socio-culturelle face à la mort, etc...), toutes relations fondant l’objet, déchet ou non.
133L’objet est du domaine du substantif, on peut le nommer. Cependant, entre le nom et l’objet, quel abîme ! Or, c’est justement lui qu’il s’agit d’explorer.
134Lichtenberg, le surréaliste parlait d’un couteau sans lame auquel on aurait retiré le manche. Il nous reste à l’esprit pourtant le mot ‘couteau’ qui alors ne recouvre qu’une image mentale. Mais les couteaux insérés dans un contexte socio-historique donné, tels ceux qui sont présentés dans le film d’Yves Billon (« La guerre de pacification en Amazonie ») font, eux, jaillir, si l’on en restitue soigneusement les liens les constituant, un pan très large de l’histoire de la pénétration capitaliste au Brésil, extermination et intégration des Indiens d’Amazonie incluses.
L’objet formel, le discours sur l’objet, l’objet rapport social
135Il a été question jusqu’ici de l’infinité des relations créant l’objet, celles-ci étant considérées en bloc ; avec le 6ème principe de méthode, il est proposé de distinguer entre d’une part, les relations créant l’objet au niveau du discours et de l’autre, les rapports sociaux en tant que relations créant l’objet et étant créés par lui dans un mouvement dialectique incessant. Le deuxième type de relations englobe le premier et il convient de garder cela en mémoire dans l’analyse globale.
136Pierre Boudon parle de variété scopique, phonique et scripturale de l’objet (Boudon 1969 : 71-72). Le terme de ‘variété’ nous gêne ici car il peut laisser supposer que l’objet est soit phonique, soit à d’autres moments scriptural etc. Or, il n’en est rien. L’objet est toujours total et fondé sur ces trois composantes que l’on ne distingue que pour mieux les traiter.
137L’objet formel, brut, détaché du discours porté sur lui et de la marque qu’il laisse dans la société n’est pas capital dans l’analyse saisie, ce n’est qu’avec l’acte de fréquentation qu’il reprend ses droits. Brièvement, le discours à propos de l’objet comprend « tout ce qui se dit » sur l’objet (son usage, sa fabrication, ses prestations réelles, ses promesses, son temps de viabilité, etc...). On le trouve dans la publicité, à la radio, la télévision et les mass media en général, dans les revues spécialisées, les commentaires des consommateurs, les affiches, etc.
138Quand à l’objet-rapport social, ce sont les marques laissées par l’objet dans le tissu social et sur lui par le contexte social puisque ces relations sont toujours à double sens.
139Trois exemples pour tenter de montrer cet aspect global de l’objet-relation et son immersion totale dans des rapports sociaux qu’il anime et qui l’animent. Il est clair que ces exemples ne sont pas développés mais seulement esquissés afin de faire entrevoir les pistes à suivre dans l’hypothèse d’une recherche approfondie.
140En Charente maritime, on peut voir, le long des routes bien en vue des automobilistes, des rangées de grandes cheminées en pierre dont le manteau et la hotte sont diversement décorées de gravures à même la pierre. Une vue d’inspiration phénoménologique s’attarderait — peut-être — à l’impression d’être ici coincé entre deux visions superposées : celle du cimetière de voitures et celles du cimetière tout court. Sentiment d’indécence : ces cheminées sont absolument nues ; on imagine la violence de l’opération préalable de désossement qui les a arrachées de ces maisons dont elles constituaient les tripes. Aujourd’hui, par centaines, elles dressent leur squelette artificiellement soutenu, en plein air, sous le regard des voitures qui ne ralentissent même pas.
141Mais saisissons l’objet, en partant de lui, de sa carcasse formelle, afin d’indiquer comment, par quoi, il est relié de manière invisible à l’œil nu à toute l’histoire d’une région. Il faudra alors trouver ceux qui tiennent un discours sur l’objet-cheminée (les antiquaires, les rabatteurs-intermédiaires), essayer de les faire tenir ce discours composant l’objet en utilisant les ruses du client potentiel bien sûr, ou en s’affirmant bravement ‘chercheur’ passionné, ou encore en feignant la fréquentation pour faire vibrer l’âme de l’interlocuteur peut-être sensible aux vieilles pierres.
142Se dessinera alors un premier réseau tissé autour de l’objet. On ne saurait préjuger de rien, mais l’on peut imaginer que les éléments de ce discours seront dominés par la valeur d’échange et la valeur-signe. La valeur-signe faisant mousser l’échange en suspens par des accents vibrants sur le rustique, l’authentique, stigmatisant le petit-bourgeois ascendant, les retraités — pourtant clients potentiels financièrement parlant mais qui ne comprennent pas ce signe-ci — et qui trouvent ces cheminées incommodes parce qu’elles prennent trop de place, elles salissent etc. De ces discours se dégagera une multitude de relations de domination entre différentes catégories sociales de la population saintongeaise qui soit passent directement à travers l’objet et le fondent, soit ont été en quelque sorte montrées du doigt par l’objet-cheminée et le discours qu’il a provoqué.
143Une piste conduira ensuite peut-être chez les particuliers où devront être scrutés les rapports entre la cheminée et les autres objets de la pièce, précisant la nature de l’objet-cheminée dans un contexte de ‘résidences secondaires’ entre autres. Là aussi se faufileront des bribes de discours sur l’objet qui en préciseront le contour social. Ces résidences à vieilles cheminées devront être classées selon le niveau social qu’elles possèdent ou auquel elles aspirent, peut-être en vain... Tout un matériel sur les thèmes ville-campagne, retour à la nature, le discours écologique à nouveau élargira le rayonnement de l’objet, laissera filtrer l’affect social dont il est investi.
144Un troisième volet de discours traquera l’objet (car c’est de cela qu’il s’agit avec le savoir-saisie des sciences dites humaines) chez le paysan de l’endroit. Comment voit-il la chose, cette exposition en plein air d’objets jadis intimes. Ils parleront peut-être de l’étranger, du vacancier, du citadin, de ses difficultés, rira en coin de son engouement pour les objets d’autrefois, du temps capricieux de la politique agricole du centre... sa femme se maintiendra peut-être plus près de l’objet lui-même « Depuis qu’on a vendu le champ devenu terrain à bâtir, on a déménagé, on installé le fuel, c’est plus propre, plus facile ».
145Puis le chercheur tombera sur une autre maison occupée par une vieille de 94 ans qui jurera ses grands dieux que pas un jour de sa vie ne s’est écoulé sans qu’elle ne s’occupe de sa cheminée, c’est elle qui cherche le bois, elle dit aimer ça.
146Peu à peu, de relations entre générations à relations entre classes sociales, toutes illustrées ou révélées à travers l’objet de départ, c’est-à-dire la cheminée, émergera « une analyse des rapports sociaux » ou les dominants se plaindront de ce que les paysans ne « lâchent » plus comme avant. « Le bon temps c’était avant, quand, on leur donnait une table en formica et ils étaient tout heureux de vous céder leur table de châtaignier ». Tandis qu’aujourd’hui, une propriétaire de l’endroit me confie : « à l’époque j’ai acheté ma propriété et le terrain pour le prix d’une de ces cheminées ! ».
147Le discours méprisant sur le paysan, celui goguenard de ce dernier seront passés au crible afin de donner à la cheminée de pierre saintongeaise toutes ses dimensions sociales. Sera également à étudier le terrain des ventes aux enchères et celui de la mise en scène de l’objet. Sans parler du travail de taupe pour dénicher les cas de cheminées extorquées ou dérobées dans des maisons dites abandonnées mais dont les propriétaires sont dispersés aux quatre coins de France, d’où sensibilité nécessaire à l’exode rural, à l’éclatement des familles, à la conjoncture économique. Pointeront, à un moment ou à un autre, des allusions aux pressions du tourisme et à ses avantages. Fuseront des remarques sur la conception du développement de la région. Dans cette brève illustration sont restés entremêlés le discours sur l’objet cheminée et la cheminée comme rapport social, à dessein. Le travail de démêlage ne peut se faire ici.
148Nous avons peu parlé de l’objet dans sa vie quotidienne et des relations instaurées par lui dans la cellule familiale, de son rapport aux autres objets dans la pièce (la TV par exemple). Il faudra le faire : de là des développements sur la marque laissée par la cheminée (utilisée ou mise au rancart dans la pièce même), sur la communication, sur la rêverie, activité permise par elle, suscitée, entretenue. Remplacé par quoi ? Est-ce que ses bras de pierre possèdent encore le pouvoir d’accueillir parole, échange, confidences, complots ?
149Un autre objet sera à même de révéler les contradictions d’un pays ayant choisi un type de développement capitaliste, la couverture des Masaï. II y eut un temps (pas si lointain : on en trouvait encore des échos en 1976) où la question se posait de savoir si l’on devait permettre aux Masaï (population nomade, éleveuse de bêtes à cornes) de porter pour tout vêtement une couverture. On se demandait si cette coutume était compatible avec les critères de décence d’un pays civilisé. Autour de l’objet-couverture se sont regroupées des interventions dans la presse, au niveau de débats parlementaires, dans l’opinion publique.
150Elles tournaient autour des thèmes suivants : modernisation, décence minimale, respect de l’identité culturelle d’un peuple, mais aussi des questions à propos de la folklorisation des Masaï : certains partisans farouches de la couverture se faisant accuser de vouloir maintenir « intacts » les Masaï pour les touristes avides « d’authenticité tribale »... Discussion futile ? Ce serait trop vite dit. A partir de l’objet-couverture et de son intensité d’expression, s’est dégagé un débat sur les thèmes fondamentaux pré-cités. Ceux-ci auraient tout aussi bien pu être soulevés en et pour eux-mêmes, mais on ne se serait probablement pas désembourbé des formules rhétoriques de circonstance. Tandis que là avec un objet aussi simple, mais lourd d’affects, le langage tenu a comporté des éléments révélateurs sur les conflits kikuyu — autres groupes tribaux en général et nomades en particulier. D’autre part, cela a donné l’occasion aux représentants des Masaï d’exposer publiquement leurs divergences à ce propos à l’intérieur du groupe même. Divergences concernant l’attitude à adopter face au « développement » kényan dont la couverture s’était faite momentanément le support attitré.
151Ainsi, l’analyse de l’objet doit inclure celles préalables de l’objet formel, du discours à propos de l’objet et des marques laissées par l’objet dans les rapports sociaux. Une fois ces trois aspects dûment examinés, apparaîtra alors l’objet total qui, comme relation, devient de plus en plus ‘fluide’ (sa matérialité de moins en moins pertinente) et ‘consistante’ (sa vie, les relations qui le créent et celles où lui devient sujet de relations lui donnant un « contour » infiniment plus précis et complexe à la fois). Ainsi de la couverture Masaï.
152Dans le but de mieux faire saisir cette triple consistance de l’objet, il sera dit quelques mots de l’objet-arme pour montrer, entre autres, comment le discours sur un tel objet tend à camoufler la partie de l’objet qui imprime sa griffe à la société. L’objet-arme, dans sa complétude, inclut cet élément entretenu d’ambiguïté au niveau du discours. Sam Cummings, l’un des vendeurs d’armes les plus « émérites » (sur une petite échelle et à titre individuel) tient ces propos sur les objets qu’il tente d’écouler dans le monde : « toutes les armes sont défensives et toutes les pièces prises séparément ne sont pas mortelles » (Sampson, 1977 : 27). Il parvient, dit Anthony Sampson, auteur du livre The Arms Bazaar, à transformer, tout en manipulant un certain type de langage, n’importe quelle arme en un outil légèrement ennuyeux. C’est le même ton neutralisateur que l’on retrouve dans le British Defence Equipment Catalogue.
153Toujours dans l’optique de minimiser l’effet réel de l’objet au moyen d’un jeu sur le discours concernant l’objet, on apprend d’un liquide inflammable qui, en détonant, déchire les corps des victimes, qu’il ne faudrait pas le considérer « comme une arme, mais comme un mécanisme de mort ». Le mot ‘arme’, sans doute, a encore une connotation trop belliciste, en revanche ‘mécanisme de mort’ conserve un petit relent d’efficacité fonctionnelle ‘propre’. Il faudra juger le fait de vendre des armes comme s’il s’agissait de voitures, commande un autre trafiquant.
154Une autre ruse aux fins de ‘bémoliser’ sa marque sociale, consiste à ridiculiser le client par rapport à cet objet. Ceci se fait couramment avec les pays du Tiers Monde. Il semblerait, à entendre les discours des trafiquants occidentaux que les dirigeant du Tiers Monde soient les seuls à considérer les armes comme des jouets. « Ils (l’Iran et ses voisins) ne désirent pas vraiment la guerre. Mais le problème demeure car si vous avez un certain nombre de ces joujoux, combien de temps s’écoulera avant que vous n’ayez envie de les essayer ? » (Sampson 1977 : 308).
155Sampson esquisse de temps en temps l’inscription sociale faite par les armes dans les pays acheteurs : « La taille des compagnies d’armement était tellement envahissante que leur simple arrivée dans le Tiers Monde bouscula déjà l’équilibre local ». A partir de là, un monde à creuser, dont ferait partie également l’analyse des liens qui rattachent irrésistiblement un type d’armement au suivant comme les maillons d’une chaîne infernale (ceci est évidemment vrai pour la plupart des autres objets, plus quotidiens : « Chaque livraison d’armes créait d’office le besoin pour la suivante », écrit Sampson à propos des Saoudiens en 1976 (1977 : 307). L’arme doit avoir fait une marque sur le terrain social d’abord, dont celle de créer et perpétuer des besoins mais — dans certains cas — on espérait qu’elle deviendrait « autonome », c’est-à-dire que la présence d’un personnel étranger serait devenue inutile. Ce fut le rêve de la doctrine Nixon, élaborée après les enseignements tirés de la guerre du Vietnam. Parfois l’objet matériel, formel, disparaît presque complètement, seules finissent par compter les tractations financières et la corruption, à tel point qu’on en arrive à se demander s’il y avait réellement un objet-arme au départ et où est-ce qu’il se trouve à présent.
156Les marques laissées sur le terrain des pays extra-occidentaux font à leur tour des inscriptions dans la fibre socio-économique des pays occidentaux. A preuve les espoirs que les « arsenaux du désert » seraient en mesure de constituer une solution partielle aux problèmes de chômage en Occident (aux Etats-Unis plus particulièrement après les accords de Camp David), car la détérioration et l’obsolescence congénitale des armements seraient à même, souhaite-t-on, de maintenir au travail des ouvriers de cette industrie.
157Une analyse appuyée fortement sur l’aide du savoir-saisie parviendrait à montrer comment l’objet-arme, la présence d’armements et leurs inscriptions sociale et économique, la compétition dans ce domaine entre industries et entre pays, finissent par constituer un des modèles dominants de ‘développement’ pour nombre de pays extra-occidentaux.
158Pour y parvenir, cependant, il faudrait reprendre et analyser systématiquement les trois composantes de l’objet total : l’objet formel, le discours sur l’objet et dans ce cas, la réification du discours comme objet dans le but de minimiser ses inscriptions sociales de mort, et finalement les rapports sociaux créés par l’objet-arme.
Entre un état de conscience et un état du monde, il n’y aucun rapport sauf une nécessité de rencontre (Bounoure)
159Il est temps d’éclaircir les rapports entre savoir-fréquentation et savoir-saisie, axe double proposé et pourtant antithétique. Il a été tenté jusqu’ici non pas de diluer l’un dans l’autre mais de les mettre côte-à-côte et de considérer leurs apports respectifs. Leurs « résultats » n’ont pas à être comparés car le savoir-fréquentation et le savoir-saisie ne se réclament pas des mêmes référents, ils se situent sur des plans méthodologiques radicalement différents. Ce n’est que lorsque la méthode devient pratique consciente que l’on pourrait alors suggérer un enrichissement mutuel à travers la perméabilité des deux méthodes.
160Dans le récit qui suit, la terre est prise comme objet (c’est-à-dire support de forme : champ, parcelle, discours prononcé à son propos, rapport social). Il s’agit de quelques fragments tirés d’entretiens illustrant particulièrement bien l’enchevêtrement entre le savoir-fréquentation et le savoir-saisie. L’auteur valaisan, un paysan montagnard de 70 ans, politiquement très actif dans sa commune, révèle à travers les mots trouvés pour exprimer les termes de la lutte et ceux du rapport de force sur le terrain, un usage alterné du savoir-fréquentation et du savoir-saisie. Dans l’argument, l’un prend appui sur l’autre et inversement. Le rapport à l’objet est de nature fréquentatoire exceptionnellement intense, mais l’auteur n’en néglige pas pour autant les arguments avancés par les représentants du savoir-saisie (indifféremment désignés pas ‘ils’, ‘eux’, ‘on’, les géomètres, les ingénieurs, les promoteurs, les fédéraux, etc.). Il s’y oppose en y répondant avec des arguments parfois de nature technique (saisie) et parfois par des raisonnements de nature affective (fréquentation). Dans sa pratique quotidienne de lutte, il ne néglige rien des éléments du savoir-saisie pouvant être utiles à sa cause qui est le maintien de l’agriculture de montagne.
161Sa lutte, sa curiosité insatiable, sa persévérance dans le combat tirent leur substance dynamique d’une fréquentation de l’objet, moteur de son action. Le thème général du récit est le remaniement parcellaire en cours et le droit à l’existence des paysans de montagne.
162« Coupe les arbres si tu veux, casse aussi les pierres mais prends garde, prends garde à la lumière livide de l’utilité » (Breton Eluard 1970 : 86).
163« On dit de l’agriculteur de montagne qu’il est un éternel quémandeur. Mais non, il ne demande que son droit à l’existence en tant qu’agriculteur de montagne.
164Ils étudient si ça vaut la peine de garder encore cette race de montagnards parce qu’avec la conjoncture actuelle, elle est parasitaire. Bien sûr, l’agriculture de montagne n’est pas rentable, il lui faut un accessoire, on dit paysan-ouvrier ou ouvrier-paysan. L’agriculture n’est pas rentable. Alors on nous dit « Faire de l’agriculture aujourd’hui, c’est un luxe ! ». Voilà comme on est aidé. Ce que l’on demande c’est que les prix agricoles soient un peu mieux appropriés aux coûts du jour, qu’on arrive peu à peu à la parité des salaires (avec les ouvriers de l’industrie).
165Moi, je leur dis : « On vous demande notre droit à la vie comme tout le monde. Puisqu’on vous gêne, faites-nous la colonisation intérieure puis prenez nos terrains et faites-en des parcs à chamois pour divertir la station touristique, puisque ces pentes-là ne sont intéressantes pour personne. Vous ne pouvez pas nous tuer, c’est encore défendu en Suisse de tuer son semblable, alors commencez à comprendre ce qu’on vous dit. Bien sûr, sur vos plans, le terrain est plat et les lignes sont droites, mais venez voir une fois de près la géologie du terrain.
166Vous expropriez les meilleurs terrains avec votre politique des masses et puis vous venez nous dire ensuite : « Oh, l’agriculture de montagne ! ».
167Avec le remaniement parcellaire, il faut savoir que notre village est pentu à 60 %. Les parcelles devraient ne pas être trop grandes de 2-3 et pas de 5-8 ha. Nos ancêtres ont parcellisé le terrain pour que chacun ait une parcelle près du village et une autre plus éloignée, une bonne parcelle et une un peu moins bonne. Les nouvelles parcelles, aujourd’hui c’est tout du ‘moyen’. Avant, nos ancêtres avaient voulu répartir les risques sur plusieurs parcelles. On pouvait tenir compte de l’ensoleillement, du gel, du racinement, de la qualité du terrain, de la proximité ou de l’éloignement du village. Cela permettait aussi un décalage des travaux assurant un maximum au niveau de la qualité du fourrage.
168Il faut comprendre que le remaniement en montagne est différent qu’en plaine. Le terrain ici est un terrain de moraines glacières, il peut changer de qualité de 50 mètres en 50 mètres. Mais dans les bureaux, la disparité des terrains est gênante, alors on se facilite la tâche sur le papier ! Au siècle de la technique, on ne tient pas compte de l’avis de l’habitant de l’endroit. Demandez-donc au paysan ce qu’il voudrait, mais vous êtes trop rigides dans vos idées. Quand vous aurez remanié, vous vous en irez, mais nous les terriens de l’endroit resterons...
169Les ingénieurs, tellement qu’ils étudient, tellement qu’ils cherchent quelque chose de nouveau, que leur brûler la pointe des ailes avec notre expérience, on peut pas... On les laisse expérimenter. Améliorer, améliorer, c’est la méthode de nos ancêtres qui était la mieux adaptée aux terrains en pente.
170Ils disent « atavisme », je veux bien, mais c’est notre âme, cette terre pétrie de nos mains et avec ces outils-là. Le paysan n’est pas plus bête qu’un autre, mais son âme, sa situation est liée à sa terre et à un mode d’exploitation que les techniques ne comprennent pas. Ici le travail de la rentrée des récoltes, celui de l’exploitation du terrain sera toujours à l’ancienne mode parce que les machines agricoles ne rentrent pas en ligne de compte.
171Et puis, ils nous ont induits en erreur. Ils avaient dit « la zone village sera remaniée pour elle-même, les parcelles ne changeront pas sur un pourtour de 150 mètres autour du village ». Mais il y a des endroits où ils ont remanié à 50 mètres du village. Si par exemple, j’ai un jardin potager à 100 mètres du village, il passera dans la zone agricole et ce jardin me partira. Je leur ai dit, à ces messieurs : « Faites pas trop de grandes parcelles au levant, près du village, comme cela tous les habitants auront un petit coin près du village où faire brouter une chèvre ou pousser quelques légumes. Le départ des arbres par exemple, te va au cœur, à d’autres endroits, c’est une grange qui te quitte.
172Qualité de la vie, c’est un joli mot, ils l’emploient beaucoup mais n’arrivent jamais à l’expliquer. Nous, la terre nous touche le cœur, le cœur de l’exploitant, parce qu’il peut dire « ça, c’est mon chez moi ». C’est un problème de cœur, ça dépasse l’entendement, c’est pour cela que je reviens à te dire « ça se vit, ça ne s’explique pas ».
173Les arbres. Y’en a un, on lui a mis tout d’une (parcelle), il n’a plus un petit coin de pommiers à côté de la maison, comment expliquer cela ? Les meilleures parcelles, près du village, on les a mises en masse et vendues à d’autres. Eux, est-ce qu’ils nous présenteront des comptes où cet argent a passé, à part pour aider à financer le remaniement, qu’ils disent...
174Ils nous avaient aussi promis, avant le vote sur le remaniement, que dans les terrains en pente, les m2 perdus pour faire chemins et talus seraient compensés par du terrain accordé ailleurs et que les pertes de récolte dues aux travaux de remaniement seraient remboursées. Cela n’a pas été le cas par la suite.
175Si les pouvoirs publics ne nous subventionnaient pas, la montagne deviendrait domaine public et l’entretien des montagnes coûterait encore plus cher à la collectivité que les subventions. La montagne à l’abandon devient brune, il y a risque d’incendie pour les chalets, les gens n’y viendront plus, à commencer par les touristes.
176Il veulent faire le remaniement pour soi-disant améliorer la qualité de la vie, mais c’est contre notre volonté ! Quand on a voté le remaniement, si le nombre des voix ne passait pas, c’était les surfaces qui primaient. Ce sont les surfaces qui ont gagné, pas les voix et ils voudraient qu’on soit content !
177Le problème des taxes, c’est aussi toute une histoire. Elles sont mal faites car il aurait fallu tenir compte de la question de la surface, du plan, de la rentabilité agricole, de celui de la valeur géologique du terrain. La valeur commerciale, il n’y a pas que cela, il y a encore la valeur d’exploitation qui nous concerne. Si tu as plus de surface mais que tu dois abandonner une vache car la surface n’est pas bonne à pâturer ou, au contraire, si tu as moins de surface mais d’une valeur marchande supérieure, tu devras aussi abandonner une vache, faute de fourrage.
178Le technicien, le géomètre, ils auraient dû étudier l’endroit pour défendre les intérêts agricoles. Mais les taxes, ils les ont calculées en regardant ! Ce sont les membres de la commission d’exécution, pas ceux de la commune qui ont taxé, il y avait bien un paysan, mais tu vois, il n’avait pas grand chose à dire.
179Chez nous, le remaniement c’est une révolution communiste plutôt que communautaire. On nous enlève des parcelles, on réduit les surfaces, le reste est mis en masse, les masses sont mises aux enchères, puis quand l’habitant de l’endroit ne peut pas acheter, ce sont les spéculateurs qui s’y mettent, les promoteurs qui ne pensent qu’à faire rendre leurs capitaux à 100 %.
180On dit le foin sec, c’est vilain. Mais il faut un crétin pour aller encore faucher si haut. Seulement ce crétin-là, il faudrait le reconnaître !
181Ils nous envoient des formulaires : « exprimez vos désirs ! » mais les désirs, ça prend du temps ; à eux cela leur fait trop de travail, alors ils tiennent compte de la valeur de taxe et pas de la valeur d’exploitation. Moi, je récolte pas mon foin sur la valeur-argent, je le récolte sur des m2. Les arbres qu’on m’a enlevés, ils seront bien payés, mais on m’a éloigné du village, on m’a enlevé ce qui était près de chez moi. Alors, il faut lutter, débattre. Eux, c’est rien que la valeur de la taxe.
182Quand ils nous voient employer un râteau contre ces terrains pentus, ils disent qu’il faut bien avoir l’amour de la montagne pour s’agripper contre ces pentes avec un râteau de bois aux 21 dents, quand on voit tout au fond de la vallée faucher les foins avec la faucheuse, charger avec l’auto-chargeuse, à nous qu’il faut toujours faire ces cordées (bottes de foin nouées), faucher à la faux, et porter cela à dos d’homme à la grange.
183Et ces outils aratoires que tu trouves encore chez les paysans qui sont un peu usés. Le râteau, regarde, son manche est mince, les doigts de deux générations ont employé ce manche, les dents se cassaient, mais le manche a toujours été conservé, ils gardaient ça comme leur âme. Affaire d’argent, ils n’ont pas de prix.
184Le vrai paysan montagnard se battra même jusqu’au sang pour sauver son pays. Lutte à mort, lutte sauvage et sans merci, conquête ardente, image de ceux qui arrachent chaque jour leur vie des flancs ingrats de la montagne »4
185Ce texte est d’une telle richesse qu’il aurait pu constituer le point de départ de cet article. Il est l’illustration par excellence de la nécessité d’un alliage entre savoir-fréquentation et savoir-saisie avec pour enracinement une fréquentation à l’objet. A la fois en filigrane et en clair, on retrouve au détour de presque chaque phrase la tension entre les deux savoirs indispensables l’un à l’autre, contradictoires lorsque l’un détruit l’autre, complémentaires lorsque l’un sert à défendre la vie que représente l’autre. La tentation était forte de vouloir pousser le lecteur à apprécier dans le détail tout ce qui s’y trouve, mais, au niveau de la lecture du texte, ce que dit ce paysan sur le plan de sa lutte, s’applique au même titre : « Ça se vit, ça ne s’explique pas ».
Conclusion
« Posez des questions, vous n’obtiendrez que des réponses »
Michael Balint
« Il n’existe pas de panacée au choc de la rencontre »
Virginia Woolf
186La couleur a été annoncée précédemment quant au rapport envisagé entre savoir-fréquentation et savoir-saisie à propos des objets : leur articulation ne peut se faire sur le plan uni d’une connivence de nature scientifique. Elle se noue dans une pratique où le chercheur ni ne s’enferme dans la béatitude d’une contemplation privilégiant son rapport individuel à l’objet (ceci n’étant pas la définition du savoir-fréquentation mais une interprétation mystifiante), ni ne s’empresse d’enfermer l’oiseau de la connaissance dans la cage de ses catégories.
187Par analogie, ce qu’un ethnologue (Leenhardt 1971) a su comprendre en 1902 à propos des Canaques, c’est-à-dire qu’il y a pas de passage possible de la pensée ‘rationnelle’ à la pensée mythique, mais nouveaux équilibres de l’une et de l’autre, chacune tenant compte de l’altérité ‘adverse’ (contrainte ou non), reste vrai pour le savoir-fréquentation et le savoir-saisie. L’un et l’autre font appel à une logique différente mais — au sens où nous l’envisageons — l’un stimule l’autre : le savoir-fréquentation stimule le savoir-saisie, tandis que ce dernier puise une certaine raison d’être dans le savoir-fréquentation.
188Un savoir-saisie qui se veut ‘blanc’, sans affect (il ne l’est d’ailleurs jamais) par rapport à l’objet qu’il étudie, est un savoir qui tue l’objet ou qui — en le manipulant comme un poids mort — tue à travers lui d’autres savoirs, d’autres sociétés.
189Le mot-clé retenu ici est la pratique qui, à trois niveaux doit se charger d’articuler le savoir-fréquentation et le savoir-saisie sans les mêler mais en les dynamisant l’un l’autre.
190Tout d’abord, la pratique au niveau de la vie quotidienne avec les objets. Puis la pratique ‘tout court’, à savoir la praxis.
191La problématique de la vie quotidienne ne peut être entamée ici. Ce que dit H. Lefebvre, à savoir-que « la vie quotidienne a perdu une dimension, la profondeur. Ne reste que la trivialité. Les immeubles sont des machines à habiter, souvent bien construites, et la cité une machine à entretenir la vie de travail hors du travail. Chaque objet, déterminé par sa fonction, se réduit à un signe, il commande ceci et interdit cela » (1961 : 82-83), est capital. La profondeur perdue est à retrouver, entre autres, par le savoir-fréquentation aux choses et aux gens.
192La pratique dans le quotidien de ce double ‘savoir’ fréquentation-saisie est celle qui nous engage à faire de n’importe quel objet un sujet d’étonnement au delà de l’évidence première.
193Cet objet, cependant, va exiger plus qu’une approche de fréquentation, fût-elle profonde. Il posera des questions qui renverront à un rapport social (dont nous avons vu qu’il faisait partie de sa constitution même d’objet). Ces questions, même si elles restent en suspens, sans réponse, question-flash dont la vie quotidienne est investie, resteront souvent à l’état de germes.
194Mais en surgissant, elles auront porté atteinte à la lisibilité dominante de l’objet. En s’accumulant en strates successives, une dernière contingence peut-être les fera s’exprimer en une question de fond. Telle celle posée, par exemple, dans l’article « La société de lessivage » où le discours entourant le produit à lessive et la pratique qu’il suggère montre la parenté d’une part entre X-tra, Axion, Harpic, Scratch etc, les gestes qui accompagnent l’usage de ces produits, le résultat qui en dérive, la nécessité de traquer l’impureté partout dans tous les recoins du ménage, et, d’autre part, le macrocosme politique qui lui aussi traque, purge, élimine la pègre et les « microbes migrants ». La femme présentée ainsi à travers les produits de nettoyage dont elle se constitue l’esclave, est la complice, à son niveau, d’un pouvoir de « police » dans tous les sens du mot, dit François Brune, qui ajoute « Et c’est ainsi qu’à la longue, les publicités de lessive inscrivent dans l’esprit des gens la quotidienne nécessité d’un ordre répressif » (1978).
195Dans un musée d’ethnographie, l’on peut être frappé par un objet dit ‘exotique’, ce dernier transmet une onde de choc : il y a rencontre, dialogue entre deux sujets. Puis, peu à peu, ouverture sur le rapport au monde que suppose l’objet fréquenté et sa présence dans un musée. Alors, à travers le retentissement subi au contact de l’effigie d’un cheval blessé sioux, se glisseront des questions que l’objet renvoie en indiquant violemment ou subrepticement qu’il ‘vit’ dans un lieu où l’Occident « tout seul, maître de ce terrain de culture, y trace ses sillons, y plante ses mots, l’arrange à son gré, selon sa logique, pour répondre aux seules questions qu’il se pose » (Colin 1965 : 150). Et déjà le savoir-saisie a pris la relève pour mener la réflexion plus loin.
196C’est en transformant nos rapports avec l’écran d’objets qui nous maintient fascinés et passifs tout en stimulant notre force de travail que graduellement la société et sa logique d’impérialisme interne et externe pourra être révélée concrètement par le savoir-saisie.
197« Si mes soldats commençaient à penser, aucun d’eux ne resterait dans les rangs » disait Frédéric II. Parallèlement, si le peuple du quotidien se mettait à penser, c’est-à-dire à fréquenter l’univers objectai dans lequel il est emprisonné, on pourrait imaginer un autre type de ‘sortie hors du rang’ que celle de la défense du consommateur, une sortie qui ne se contente pas d’accommoder le monde des objets, lové à l’intérieur de sa propre logique mais essaye de l’en déloger.
198Le préalable de la rencontre est indispensable pour susciter le savoir-saisie de manière à, en même temps, dégeler celui-ci. Le savoir-saisie restera toujours en liaison avec l’ébranlement initial de la fréquentation. Si ce n’est plus le cas, l’articulation se rompt, le savoir-saisie s’autonomise, devient jeu intellectuel et de pouvoir stérile et dérisoire s’il n’était avant tout dangereux et efficace.
199Savoir retentir aux objets qui parlent, exige une décentration par rapport à la présence bruyante et arrogante de l’homme. Celle-ci, constamment nous voile le message discret des choses, le filet de voix parfois ténu des objets. C’est un truisme que de dire qu’à force de parler de l’Homme, de ses Droits et de nommer toutes les sciences le concernant directement, les sciences humaines, l’homme a disparu, est devenu statue vers laquelle on pointe pour justifier toute action cherchant une caution honorable. Cependant, si l’on ne craint pas de faire de l’homme un objet à travers les objets, machine de consommation, on redoute de considérer que les sciences, même si elles déshumanisent l’homme et son milieu, soient inhumaines.
200En outre, elles ne concernent pas que l’homme mais les choses et les phénomènes. Garder l’appellation « sciences humaines » perpétue le malentendu de la place réelle de l’homme dans l’univers. La structure de ces sciences ne fait que refléter la place que l’homme occidental s’est attribué dans l’univers. La pratique des objets du quotidien suppose donc un travail de réflexion sur ce changement radical de perspective qui s’est traduit dans les faits et c’est ironique : les objets ‘comptent’ plus que l’homme mais les sciences continuent à se dire ‘humaines’. Il s’agirait simplement de déplacer un peu l’homme, de se considérer comme élément d’un ensemble plus vaste et d’observer l’évolution des autres variables.
201L’articulation du savoir-fréquentation et savoir-saisie dans la pratique de la recherche a déjà été esquissée. Là non plus, on n’échappe pas au choc de la rencontre puisqu’elle dérive de la pratique du quotidien. On pourrait dire que la pratique au niveau du quotidien est à la pratique de la recherche ce que le savoir-fréquentation est au savoir-saisie, c’est une sorte de passage obligé. Le préalable de la fréquentation dans le domaine de la recherche, s’il se fait jusqu’au bout, émondera quelques barreaux de la cage du savoir-saisie. Ainsi le chercheur ne sera jamais totalement garanti contre la fuite toujours possible de l’oiseau, l’éclatement à jamais probable de l’objet. La connaissance, le processus de connaissance plutôt, n’en sera que plus vivant, actuel.
202Quant à la praxis, ici celle du développement, l’on sait que le savoir-saisie est la règle et qu’il n’est pas tenu compte sérieusement des rapports subtils existant entre objets exogènes par exemple et sociétés « à développer ». « Les meilleures lames sont celles qui restent dans leurs fourreaux » dit-on dans les arts martiaux. Que signifie ce précepte pour nous, Occidentaux ? Probablement quelque chose faisant appel à une considération d’ordre moral. La réponse est qu’il faut savoir oublier jusqu’à l’instrument de la connaissance (ici la lame, le sabre), reste alors, vraiment, l’art...
203Cette remarque pour souligner à quel point il est indispensable d’avoir réglé ses propres comptes avec le savoir occidental avant de se lancer dans l’ailleurs et de se frotter à l’Autre dans le but (explicite ou non, conscient ou non) de le transformer. Ces comptes doivent se régies ici, dans notre société industrialisée. Une fois la distinction savoir-fréquentation/savoir-saisie opérée et vécue, la représentation de l’ailleurs et du différent en sera transformée et la pratique que nous pensions adéquate, subvertie, même si, au départ, elle s’appelait « pratique de développement ».
204La pratique courante reste celle de passer outre et de continuer à ‘développer’ imperturbablement ce qui « doit » passer par le crible du mode de production capitaliste d’Etat ou non. Mais cette pratique passe d’échec en échec sur le terrain de son élection. Il faudrait commencer par interroger la pratique de l’autre, sa pratique de fréquentation sociale, avec ses objets, ou sa pratique de simulation de notre pratique occidentale, ou encore de questionner sa pratique de résistance à un développement imposé à travers le biais d’une nouvelle pratique par rapport à des objets.
205Tout dépendra de l’aptitude à emprunter la traverse-fréquentation. Le Grand chemin saisie de l’Occident est connu, il est trop vivant pour avoir été disséqué jusque dans ses plus petits morceaux. Reste l’articulation proposée de la traverse sur le chemin, de l’influence de la première sur le second.
Bibliographie
Adorno, T. W.
1974 Théorie esthétiques, Paris, Klicksieck.
Bachelard, G.
1970 Le droit de rêver, Paris, PUF.
1971 La poétique de la rêverie, Paris, PUF.
1972 La poétique de l’espace, Paris, PUF.
Baudrillard, J.
1968 Le système des objets, Paris, Gallimard.
1972 L’économie politique du signe, Paris, Gallimard.
Berger, J.
1972 Voir le voir, Paris, Alain Moreau. Bloch, E.
1976 .Le principe espérance, Paris, Gallimard.
1968. « La lampe et l’armoire », in Traces, Paris, Gallimard.
Boudon, P.
1969 « Sur un statut de l’objet », in Communications, no 13, Paris, Seuil.
Bousquet, J.
1977 Le roi du sel, Paris, Albin Michel.
Breton, A. ; Eluard, P.
1968 « Dictionnaire abrégé du surréalisme », in Oeuvres complètes, Paul Eluard. Paris, Gallimard.
1930 Immaculée conception, cité dans Annie Lebrun, 1970, Les mots font l’amour, Paris, Losfeld.
Brune, Fr.
1978 « La société de lessivage », in Le Monde, 22-23- oct.
Caillois, R.
1962 Esthétique généralisée, Paris, Gallimard.
Colin, R.
1965 Littérature africaine d’hier et de demain, Paris, A.D.E.C. Delfendahl, B.
1973 Le clair et l’obscur ; critique de l’anthropologie savante, défense de l’anthropologie amateur, Paris, Anthropos.
Eluard, P.
1968 « Dictionnaire abrégé du surréalisme », in Oeuvres complètes, Paris, Gallimard.
1968 « Donner à voir », Oeuvres complètes, Paris, Gallimard.
Fargue, L.-P.
1971 Epaisseur suivi de Vultume, Paris, Gallimard.
Foulquié, P.
1978 Vocabulaire des sciences sociales, Paris, PUF.
Flüsser, V.
1973 La force du quotidien, Paris, Mame.
Girard, L.
1978 « Le reste est silence », in Traverses, no 12, Paris, Minuit.
Goldman, L.
1971 La création culturelle dans la société moderne, Paris, Denoël.
Hissard, M.-J. et Hissard, J.-R.
1978 « La Joconde et les sept nains », in Autrement, no 16, Paris.
Jean Jouve, P.
1967 Diadème suivi de Mélodrames, Paris, Gallimard.
Lescure, J.
1972 Lapicque, Galanis, cité par G. Bachelard in La poétique de l’espace, Paris, PUF, 1972.
Latouche, S.
1978 « Les revers de la production : éléments pour une approche nouvelle des mythes et des réalités de la pollution », in Traverses, no 12, Paris, Minuit.
Leenhart, M.
1971 Do Kamo : la personne et le mythe dans le monde mélasien, Paris, Gallimard.
Lefebvre, H.
1961 Critique de la vie quotidienne, Paris, L’Arche.
1970 « Elément pour une théorie de l’objet », in Du rural à l’urbain, Paris, Anthropos.
Perret, B.
1968 « Dictionnaire abrégé du surréalisme », in Oeuvres complètes de Paul Eluard, Paris, Gallimard.
Minkovski, E.
1936 Vers une cosmologie : fragments philosophiques, Paris, Aubier.
Moles, A.
1967 Sociodynamique de la culture, Paris, Mouton. 1969 « Objet et communication », in Communication, no 13, Paris, Seuil.
Rebeyrol, Y.
1978 « Le droit à la parole », in Le Monde, 30 décembre.
Sampson, A.
1977 The Arms Bazaar, Londres, Hodder and Stoughton.
Notes de bas de page
1 Utilisé pour la revue du même nom Traverses
2 Taille, degré de fonctionnalité, forme, durée, le moment du jour où ils émergent, la matière qu’ils transforment, le degré d’exclusivité ou de la socialisation dans l’usage, etc.
3 Un exemple type est l’objet bombe atomique dont on craint au premier degré les effets parce que c’est un engin de mort et que sa fabrication produit les déchets que nous savons. L’analyse de tout système à des fins de contrôle constitue le deuxième niveau d’étude de l’aliénation à travers cet objet. Le troisième niveau étant celui des retombées sociales à l’échelon du quotidien de ce quadrillage des individus et de ces sociétés.
4 Propos recueillis par l’auteur, d’un paysan valaisan désirant garder l’anonymat.
Notes de fin
Auteur
Institut universitaire d’études du développement, Genève.
Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Côté jardin, côté cour
Anthropologie de la maison africaine
Laurent Monnier et Yvan Droz (dir.)
2004
La santé au risque du marché
Incertitudes à l’aube du XXIe siècle
Jean-Daniel Rainhorn et Mary-Josée Burnier (dir.)
2001
Monnayer les pouvoirs
Espaces, mécanismes et représentations de la corruption
Giorgio Blundo (dir.)
2000
Pratiques de la dissidence économique
Réseaux rebelles et créativité sociale
Yvonne Preiswerk et Fabrizio Sabelli (dir.)
1998
L’économie à la recherche du développement
Crise d’une théorie, violence d’une pratique
Christian Comeliau (dir.)
1996