L’incendie...
p. 320-322
Texte intégral
1La ville est divisée par un fleuve profond qui constitue plus qu’une frontière naturelle. Les riches et les civilisés se trouvent presque tous sur la rive gauche. Dans l’histoire de la ville, le feu avait déjà éclaté à plusieurs reprises. En quelques endroits, il couvait presque constamment. Mais quand il s’étendit à toute la rive droite, il devint inévitable que l’on s’en préoccupât. Seul, un petit groupe de citoyens versés dans l’ontologie affirma en termes doctes et élégants que les incendies n’existent pas... Lorsque des preuves réelles furent apportées, ce petit groupe se tourna vers la numismatique.
2Sans aller aussi loin et considérant la chose du haut de leur piédestal, quelques épistémologues convaincus que leurs préoccupations sont une fin en soi et non une réflexion liée à l’action, déclarèrent que, si les incendies existent bel et bien, ils n’appartiennent pas aux phénomènes que l’intelligence humaine peut connaître de manière satisfaisante.
3Les déontologues se lancèrent alors dans la bataille, insistant que la chose soit mise à l’étude. Ils réussirent à rassembler de nombreux adeptes car, dès que fut expliqué ce qu’est la déontologie, bien des gens estimèrent en être de fervents défenseurs.
4Là-dessus, un comité de citoyens fut formé qui, estimant que trop de gens utilisaient des mots compliqués, et notamment les spécialistes en incendies, proposa d’adopter une attitude réaliste. Ils furent contraints d’admettre qu’il est difficile d’être réaliste lorsqu’on ne connaît pas la réalité. Mais leur argumentation s’imposa quand même auprès de certains, car elle fut basée sur la conviction que le bon sens est la source principale de connaissances.
5Par exemple, alors que d’aucuns préparaient un plan d’action contre l’incendie, les réalistes remportèrent leur première victoire en prouvant que le problème des incendies n’était pas nouveau. En effet, en 1870 déjà, un Parsi de Bombay en avait parlé.
6Là-dessus, un sursaut mental se produisit chez quelques académiciens érudits qui, se sentant contraints d’admettre l’existence des incendies, relevèrent la faiblesse de l’analyse du phénomène chez les autres. Leur principal apport fut de découvrir que l’incendie était encore mal défini. Il ne se situa en fait qu’au stade d’une prénotion.
7Un autre groupe reconnut le problème mais il lui sembla que la publicité donnée à l’incendie fût l’œuvre d’une grande entreprise privée, soutenue par une banque de renommée mondiale et dirigée par un capitaliste de la pire espèce qui ne pensait qu’à faire son beurre et à vendre des engins destinés à étouffer les feux. Les stratèges de la lutte contre les incendies devinrent ainsi des agents de l’impérialisme.
8C’est à ce moment précis que ceux auxquels l’effort de réflexion est épargné en toute circonstance par le mot d’ordre : « C’est un truc à la mode », entrèrent en scène.
9Ceci n’empêcha pas, au contraire, un vaillant humanitaire d’aller chercher dix enfants âgés de trois ans pour leur offrir quinze jours de vacances sur la rive gauche. Plus tard, il eut d’ailleurs beaucoup de difficultés pour retrouver les parents et il décida d’engager une grève de la faim.
10A ce stade avancé de la prise de conscience, quelques spécialistes possédant une solide formation en statistiques se réunirent. Le principal point à l’ordre du jour était de savoir combien d’indigènes de l’autre côté du fleuve étaient les victimes du feu. Pour le banquier il s’agissait de 40 % de la population, mais d’autres ne purent admettre les bases de ce calcul. Ils avaient déjà vécu sur la rive droite et parlaient donc avec autorité. Le chiffre de 34 % leur paraissait plus approprié.
11Se sentant encore plus près de la réalité, d’autres prétendirent que les indigènes sont ainsi faits qu’ils ne souffrent pas autant du feu que les habitants de la rive gauche. Un historien contra leur offensive en rappelant la tentative datant de plusieurs siècles qui avait consisté à prouver que les indigènes ne possédaient pas d’âme. Le Saint-Siège avait retiré cette affirmation après qu’une délégation se fut rendue sur place. La pertinence de cette argumentation fit revenir quelques numismates à l’ontologie. Dans un impressionnant ouvrage, ils créèrent les fondements philosophiques du phénomène de l’incendie. Cela n’empêcha pas les sceptiques de réaffirmer leur conviction concernant l’insuffisance toujours préoccupante des fondements théoriques et conceptuels d’une telle étude.
12On vient d’apprendre que l’Assemblée générale des Nations unies a décrété 1984 « Année internationale des incendies ».
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