Pauvreté absolue : la tentation de l’impossible et les faux-semblants
p. 279-291
Texte intégral
1La pauvreté absolue, la ligne de pauvreté et leurs corollaires les besoins fondamentaux garnissent depuis le début des années 1970 la panoplie oratoire et scripturale des plans et cogitations sur le Tiers Monde : conférences internationales, projets d’experts, préoccupations des planificateurs. Même au fond de l’Assam (Inde), un fonctionnaire nous demandait en novembre 1978, lorsque nous parlions de la Chine : « Là-bas, quel est le pourcentage de gens en dessous de la ligne de pauvreté ? »
2Cet article se réfère à une partie importante du Tiers Monde. Souvent citée dans les débats sur la pauvreté, l’Inde, masse de 650 millions, a joué un grand rôle dans la formulation de ces concepts.
Vieilles idées et nouvelles étiquettes
3Il est tout de même un peu curieux de parler de nouvelles stratégies au sujet de la pauvreté car la question est posée dans l’optique du développement depuis au moins un siècle. En 1870, Dadabhai Naoroji, un Parsi de Bombay, publiait un article : « The wants and means of India », suivi en 1876 d’un autre texte : « Poverty in India »1 où il avançait des estimations chiffrées sur la pauvreté. Plusieurs fonctionnaires de l’Indian Civil Service, britanniques et indiens, se sont penchés sur la question, ont proposé des remèdes et tenté des expériences, souvent réussies, de projets en faveur des pauvres2.
4Après l’indépendance (1947), le mouvement du développement communautaire parle des « besoins ressentis » (felt needs) et souligne la nécessité d’agir à la fois sur l’économique et le social dans ce qu’on appelait le multipurpose approach. Plus récemment et sur un ton général, H. W. Singer relevait : « En fournissant les ressources initiales pour une meilleure santé, une meilleure éducation, une meilleure alimentation, un meilleur habitat et une plus grande sécurité sociale, qui sont les clés de la croissance, nous devons faire prendre conscience aux gens de la possibilité d’améliorer la qualité de la vie »3. L’auteur ne disait pas d’où proviendraient ces ressources initiales !
5Aujourd’hui, les étiquettes ont changé et se sont multipliées, mais il reste à voir ce qu’il est advenu de la pauvreté.
L’heure des calculs
6En 1971, V. M. Dandekar et N. Rath publient avec le soutien de la Fondation Ford un livre qui fait grand bruit : Poverty in India4. Les auteurs déterminent le montant du revenu par tête nécessaire à assurer le minimum vital dans les campagnes et dans les villes en fixant des normes minimales, principalement pour l’alimentation et en se basant sur les prix des produits de première nécessité. D’après leurs calculs, 40 % des ruraux et 50 % des urbains vivent en dessous de ce qu’on allait bientôt appeler la ligne de pauvreté (poverty line)5. Les dépenses de consommation couvrent principalement l’alimentation, les vêtements, le combustible.
7Le niveau alimentaire fait l’objet de calculs particuliers. Les deux auteurs prennent comme minimum 2250 calories. Un tiers des ruraux et la moitié des urbains seraient en-dessous.
8Ces estimations vont faire tache d’huile. Un an après leur publication, R. MacNamara, président de la Banque mondiale, les reprend6. Il parle tout d’abord de la « tranche de 40 % la plus pauvre » de la population des pays disposant des plus faibles revenus moyens. Puis il cite le sous-continent indien où 200 millions sur 500 millions ne disposent que de 40 dollars par an.
9En 1973, le président MacNamara développe ces thèmes : « Ils sont près de 800 millions, soit 40 % d’une population totale de 2 milliards d’habitants, qui s’efforcent de subsister dans des conditions inhumaines de malnutrition, d’analphabétisme et de misère : la pauvreté dans son sens le plus absolu »7.
10Que les résultats chiffrés de V. M. Dandekar et N. Rath aient eu de l’influence sur la Banque mondiale est certain, mais comme nous avons eu l’occasion de le dire à quelques-uns de ses cadres lors d’une visite à Washington, à elle seule la coïncidence entre les 40 % de l’Inde et les 40 % des 2 milliards laisse un peu songeur. Plus troublante est la validité des chiffres à propos de l’Inde et des autres pays.
11P.G.K. Panikar a mis en question l’étude de ses collègues indiens8. D’après eux, le Kerala serait l’Etat le plus mal loti avec 90 % de la population rurale en dessous de la ligne de pauvreté. Originaire de Kerala, P. G. K. Panikar démontre que les statistiques utilisées ne tiennent pas suffisamment compte de toutes les sources de nourriture, particulièrement abondantes dans cette région et mal recensables : manioc, poisson, noix de coco, bananes... Alors que Dandekar et Rath fixent les dépenses alimentaires minimales par tête à 34-43 roupies par mois dans les campagnes et 43-55 dans les villes, Panikar avance le chiffre de 20-72 roupies.
12Les calculs sur les normes de nutrition ont été contestés par P. V. Sukhatme, ancien fonctionnaire indien de la FAO. Celui-ci critique à la fois Poverty in India et Malnutrition and Poverty de S. Reutlinger et M. Selowski9. Des travaux de ce genre tendent à exagérer le degré de malnutrition. En effet, le technique consistant à déterminer un chiffre limite pour séparer les mal nourris des autres est très arbitraire. La FAO prend pour un homme de 65 kg et une femme de 55 kg la moyenne de 2450 calories. Or, remarque P.V. Sukhatme, des personnes de même poids, de même sexe, exerçant le même travail sous le même climat peuvent se porter de la même manière, les uns avec 300 calories en plus de la moyenne, les autres en moins, ce qui donne une fourchette de 2200 à 2800 calories10.
La vie échappe aux calculs
13Puisque les calculateurs ne sont pas d’accord entre eux, essayons de voir la pauvreté absolue et les besoins fondamentaux. Les enquêtes sur le terrain, interviews, observations directes, consultations de la documentation locale, cernent un peu mieux les problèmes, tout en augmentant notre désarroi. En effet, plus un homme est pauvre, plus il est difficile de mesurer sa pauvreté.
14Nous pouvons, grâce à des ordres de grandeur acceptables, situer le budget d’un paysan moyen et aisé11. Le cadastre et les recoupements nécessaires permettent de déterminer la surface de ses champs. En s’entretenant avec l’intéressé et d’autres paysans, il est possible d’avoir une idée à peu près satisfaisante des coûts de production, des rendements des récoltes, de la part commercialisée.
15Le petit propriétaire qui, en plus de la culture de ses champs, doit trouver des activités supplémentaires, pose des difficultés. Nous sommes fixés sur ce qu’il obtient de sa propre exploitation, mais ses gains secondaires sont malaisés à mesurer. Restent les manœuvres agricoles, tous ceux qui, avec ou sans très petit lopin, dépendent essentiellement de leur force de travail. Les salaires quotidiens sont des données faciles à recueillir par interviews des propriétaires et des employés, avec tout de même un point délicat. En Inde, les salaires en argent prédominent de plus en plus, sauf à la moisson. Toutefois, il arrive aussi que le propriétaire y ajoute de la nourriture, d’après lui repas copieux, d’après le pauvre Intouchable maigre galette. La vérité se situe souvent entre deux.
16Autre point : combien de jours d’emploi dans l’année ? L’interview et la connaissance des lieux donnent des chiffres pas trop éloignés de la réalité pour les principaux travaux agricoles. Mais il reste toutes les autres activités, celles des femmes, des enfants.
17Prenons les Yanadis, groupe d’origine tribale qui constitue la masse du prolétariat rural dans le village de Manchala12. Hommes et femmes travaillent dans les rizières une partie de l’année. Industrieux et pleins d’allant, ils multiplient les activités secondaires. Enfants et adultes confectionnent des pièges en bambou pour attraper les rats des champs. Ils vendent ces pièges au bazar et utilisent le solde au service de propriétaires qui offrent une prime par rat. En hiver, ils tendent des filets pour attraper les oiseaux migrateurs. A la mousson ils pêchent dans les canaux. Un tel récupère les cheveux des femmes pour en faire des chignons postiches qu’il vend en ville. Un autre est marchand ambulant de tissus avec sa bicyclette. Comment comptabiliser ces activités ?
18Finalement, utilisons aussi nos yeux. Visitons les paillotes de l’énorme prolétariat sans terre. Chez les plus pauvres, le compte des biens est, hélas, vite fait ! Lorsqu’une femme du Bihar porte sur elle son unique sari, sans même de blouse, découvrant une épaule maigre et fripée, il n’est pas besoin de pousser très loin les investigations. De même pour ces Chamars et Dusads dans l’est de l’Uttar Pradesh accablés par la misère, inertes dans le regard, la parole, l’action. Pourtant, quelles estimations articuler sur leurs revenus ? L’œil, l’observation, en un mot le contact sont autrement plus révélateurs que les chiffres réunis dans l’abstrait13.
19Louis Dumont avait déjà fait des observations semblables lors de son étude de village dans le sud de l’Inde : « Une quantification systématique conduit à mon sens à des excès. Pour exprimer en monnaie ce qui ne l’est pas en fait (denrées produites à la ferme) ou pour chiffrer avec précision des moyennes des dépenses, etc., on est obligé de multiplier les suppositions arbitraires, de s’en remettre à une documentation officielle peu sûre ou à des informations forcées... Il est difficile d’estimer globalement la consommation annuelle, surtout parmi les pauvres, qui sont les plus nombreux. Car, non seulement ils ont une consommation irrégulière, mais ils achètent au détail, au jour le jour... »14.
20Arrêtons-nous au problème plus particulier de l’alimentation. L’observation sur le terrain fournit des points de référence. Ainsi durant nos enquêtes de villages en 1963-1964, nous étions frappé par la corrélation, au reste banale, entre la consommation régulière de lait chez les enfants comme chez les adultes et la surface économique minimale qui permettait à une famille de tourner. Ceux qui se trouvaient au-dessus possédaient une ou quelques vaches ou bufflesses, produisaient et buvaient du lait. Les très petits propriétaires et les paysans sans terre, lorsqu’ils avaient une bufflesse, vendaient le plus de lait possible, sauf ce qui allait aux petits enfants. Quant à ceux qui n’avaient pas de bétail, ils n’avaient pas d’argent pour acheter du lait.
21Il serait imprudent d’aller au-delà de ce genre de remarque car tout essai de quantification alimentaire est quasi voué à l’échec, à moins de peser, des jours durant, ce que mangent les intéressés. En plus de l’ordinaire de base, blé, riz, millet, il faut tenir compte de tout ce qui échappe aux statistiques ou enquêtes par sondage comme celles du NSS. Prenons de nouveau les Yanadis qui vont récupérer le paddy que les rats stockent dans les diguettes des rizières. Une famille peut obtenir ainsi 50 kg de riz par an, ce qui n’est pas négligeable15. Non contents de voler les rats, certains groupes ethniques vont jusqu’à les manger, ce qu’ils avoueront avec peine de peur des préjugés de caste. M. N. Srinivas révèle d’autres mets qui paraissent aussi insolites à un Occidental qu’à un Hindou de caste supérieure, tels que serpents d’eau, crabes des champs, insectes16.
22Après avoir rappelé ces faits, Srinivas conclut : « Nos diététiciens et nutritionnistes qui travaillent dans leurs bureaux climatisés feraient bien d’aller aux champs étudier l’alimentation des masses... » Ce genre d’étude exige de longs mois d’affilée. « Il ne peut être laissé à une catégorie subalterne d’investigateurs qui font la navette entre leur cité et les villages voisins »17.
23En conclusion, les calculs sont trop incertains pour donner un sens aux plans de développement qui en découleraient étroitement. Par contre, comme le remarquait un ami, Ashok Mitra, « la pauvreté se vend bien. Elle enrichit experts et professeurs chargés de mission pour telle ou telle organisation ». Ancien membre de l’Indian Civil Service, A. Mitra allait chaque mois se retremper dans quelque village pour ne pas perdre le contact avec la réalité, même lorsqu’il exerçait les hautes fonctions de secrétaire de la Commission du Plan.
24Faut-il alors rejeter tous ces discours ? Il est difficile de résister à l’agacement que suscitent les savants schémas sur la pauvreté et les besoins fondamentaux, tant ils sont éloignés de la vie réelle et quotidienne des paysans. Or, il faut rapporter les mises en garde que m’adressait le même Ashok Mitra : « Toutes ces discussions et ces études ne sont pas inutiles, malgré leurs faiblesses. Elles aident à mieux faire prendre conscience des problèmes de la pauvreté. Elles peuvent se traduire par des orientations plus adéquates des plans. »
25On pourrait tenter de clore le débat de la manière suivante. Les calculs et études macro-économiques sur la pauvreté relèvent de l’impossible et de l’inutile. Nous savons sans ordinateur que le problème est suffisamment grave pour nécessiter les plus grands efforts, car ceux-ci ont plus de chances de rester en deçà des besoins que d’aller au-delà.
26Deuxièmement, parler de pauvreté absolue ne nous avance guère, car nous voyons mal comment utiliser un tel adjectif à propos du monde relatif par excellence de la nature humaine.
27Faut-il par ailleurs critiquer la définition surtout matérielle de la pauvreté : alimentation, santé, instruction, emploi... ? A observer les êtres les plus misérables, à parler avec eux et de préférence dans leur langue, on s’aperçoit qu’à partir d’un seuil très bas de pauvreté matérielle et physique, l’ensemble de la personnalité dans ses activités, son intellect, sa spiritualité se trouve atrophié. La misère matérielle aiguë provoque un lourd phénomène d’inertie, ce qui rend tout projet d’assistance — et plus encore de participation — extrêmement difficile. De tels hommes n’auront parfois pas même la force de se plaindre de leur sort. D’autres, par contre, seront amers et pleinement conscients de leur condition d’exploités, ce dont ils parlent ouvertement.
28Même s’il est discutable, incomplet, mal quantifiable, le concept d’extrême pauvreté physique et matérielle ne peut pas être écarté, comme nous allons le voir plus bas. Il constitue une réalité objective qui n’a rien à voir avec l’ethnocentrisme ou les valeurs culturelles, puisqu’il s’est manifesté sous maintes latitudes et à différentes époques. Lutter contre la pauvreté faisait partie des devoirs du prince dans la chrétienté médiévale ou du mandat du ciel confié au souverain oriental. Pour toutes ces raisons, il serait injuste de rejeter en bloc des appels comme ceux de MacNamara.
Les pauvres et les riches
29Les discussions sur la pauvreté absolue font le procès de la croissance centrée sur le slogan : « Les riches s’enrichissent, les pauvres s’appauvrissent »18, dans ce qu’on appelle bien à tort la « révolution verte ». Sans ouvrir un débat général, ce dont nous serions incapables, rappelons que le processus se déroule de manière très différente au Mexique ou en Asie du Sud, par exemple.
30Le cas indien est fréquemment déformé au-delà de ce que la fragilité humaine peut faire pardonner. Une étude du BIT dans laquelle l’Inde tient une grande place conclut : « Le nombre des pauvres dans les campagnes a augmenté et très souvent leur niveau de vie a baissé. Ce qui est surprenant, c’est que ceci soit arrivé peu importe une croissance lente ou rapide »19. La Banque asiatique surenchérit : « Il existe un accord général quant à l’aggravation considérable de ces problèmes dans les dernières décennies »20. Même affirmation dans le rapport de la FAO sur la réforme agraire et le développement rural de 1979. L’hebdomadaire pourtant fort sérieux The Far Eastern Economic Review mentionne à propos de l’Asie « des îles capitalistes prospères dans un océan de petits propriétaires appauvris et de travailleurs sans terre » (13.7.1979). Quant aux livres de Susan George, Frances Moore-Lappé et Joseph Collins, ils reprennent en gros les mêmes thèmes21.
31Face à ces jugements massifs jouissant d’une large publicité, de nombreuses études arrivent à des conclusions fort différentes. Déjà, au début des années 1970, plusieurs chercheurs22 concluaient que même les petits propriétaires indiens de moins d’un hectare achetaient nouvelles semences et engrais chimiques, utilisaient contre paiement l’eau d’un puits tubé à pompe installé par un propriétaire de quelques hectares, lorsque n’existait pas un système public d’irrigation. Ainsi, une vaste catégorie de petits paysans voyaient leur sort s’améliorer. Quant à ceux qui dépendaient essentiellement de leur force de travail, ils profitaient aussi du mouvement : hausse des salaires en termes réels, élargissement du marché de l’emploi grâce à la croissance agricole et à l’expansion des autres secteurs de l’économie rurale : transports, commerce, petite industrie...
32En fait, pour y voir clair, il convient de ne pas tout mélanger en distinguant les zones qui ont connu une croissance substantielle, voire rapide, et celles où la production suit avec peine la hausse démographique ou se fait dépasser par celle-ci.
33Bien avant la « révolution verte » qui commence entre 1965 et 1967, on observait une certaine corrélation entre le niveau général de l’économie de telle zone rurale, les salaires du prolétariat et le marché du travail. Par la suite, les nouvelles semences, la progression des engrais, de l’irrigation ont avancé de manière très inégale selon les régions, pour des raisons dont la plupart n’étaient guère evitables23.
34Ces dernières années, notamment pendant six mois en 1978/79, nous avons fait des constatations qui recoupent celles des auteurs cités plus haut. Dans les zones de forte croissance (nord-ouest pour le blé surtout), et de croissance assez marquée (deltas rizicoles en Andhra et au Tamil Nadu), salaires réels et marché du travail dans et hors de l’agriculture se sont améliorés. Les intéressés le reconnaissent et leur comportement, leur manière de parler, leurs vêtements confirment ce progrès de manière plus évidente que les chiffres. L’amélioration de leur condition matérielle s’accompagne d’un esprit plus alerte, une attitude beaucoup moins « écrasée » que lors de nos premières visites. Certaines différences de caste s’atténuent partiellement. En d’autres termes, c’est tout un ensemble de facteurs matériels et non matériels qui s’est mis en marche.
35Quant aux quelques riches de chaque village, ils s’enrichissent évidemment et il est possible que l’écart se creuse encore davantage entre eux et les pauvres mais, l’essentiel, à ce stade tout au moins pour les pauvres, c’est de vivre un peu mieux.
36Dans les régions de faible croissance (par exemple, l’est de l’Uttar Pradesh et le Bihar), les riches ne vivent pas mieux qu’il y a vingt ans et les pauvres voient, selon les cas, leur sort stagner ou parfois empirer.
Les rhéteurs et le réel
37Comment expliquer l’écart entre ce genre d’observations et les rapports et articles cités plus haut ? Revenons à N. M. Srinivas : « En économie, le travail sur le terrain est considéré comme une activité indigne d’esprits distingués (sophisticated). La tendance générale, depuis l’indépendance, est de s’appuyer sur des statistiques réunies par diverses organisations, la Commission du Plan, les ministères, le National Sample Survey, les rapports des Nations Unies... Alors que les économistes extraient avec diligence chaque once d’information de ces textes... l’idée de faire eux-mêmes du terrain ne leur vient pas à l’esprit... Ceci laisse vraiment perplexe de la part de personnes qui veulent mettre un terme à l’exploitation des pauvres... Ce but louable ne les incite pas à entrer en contact étroit avec ceux qui font l’objet de leur souci et de leur sympathie »24.
38Ces remarques n’ont qu’un défaut, Srinivas se limite aux économistes indiens, alors que sa critique vaut pour un nombre considérable d’économistes des pays riches et pauvres, de chercheurs dans bien d’autres disciplines, d’experts internationaux, de hauts fonctionnaires. Les rapports du BIT et de la Banque asiatique et d’autres études correspondent exactement aux critiques de Srinivas. Les auteurs brassent beaucoup de papier et ne font que de furtives apparitions dans les villages25.
39Les thèmes esquissés ci-dessus exigeraient des commentaires plus détaillés26. Ceux qui ont été présentés devraient néanmoins suffire pour apprécier l’écart de plus en plus scandaleux entre les rhéteurs et le réel. Mais qui fera l’effort d’expliquer les raisons de cet écart ? Une telle forme de contestation dérangerait beaucoup d’intérêts. Et puis, elle ne s’insère pas dans les bons vieux débats entre la gauche et la droite, car la prétention intellectuelle, le conformisme, l’esprit parasite font bon ménage avec les élans idéologiques de tout bord.
Notes de bas de page
1 Cite par M. L. Dantwala, Poverty in India Then and Now, 1870-1970, New Delhi, MacMillan, 1973, p. 2.
2 Par exemple, l’expérience de développement rural lancée par Rabindranath Tagore au Bengale en 1922, celle du Dr Spencer Hacht (Unions Chrétiennes de jeunesse) au Travancore à la même époque, celle un peu postérieure d’un haut fonctionnaire britannique F. L. Brayne au Panjab, celle de V. T. Krishnamachari au Gujrat... Cf. Evolution of Community Development Programme in India, New Delhi, Ministry of Community Development, 1962.
3 H. W. Singer, Problems op Social Development, Geneva, UNRISD, 1965.
4 Poona, Indian School of Political Economy.
5 Ces travaux s’appuient sur les enquêtes par sondage du National Sample Survey (NSS), organisation indépendante des divers ministères.
6 Washington, discours de 1972 devant le Conseil des Gouverneurs.
7 Nairobi, Discours prononcé devant le Conseil des Gouverneurs, 1973.
8 « Economics of Nutrition », Economic and Political Weekly, Annual Number, February 1972, pp. 413-430.
9 Washington, World Bank Staff occasional papers, 1976.
10 P.V. Sukhatme, « Incidence of Undernutrition », Indian Journal of Agricultural Economics, N° 3, 1977, pp. 1-7.
11 C’est déjà plus difficile dans le cas des paysans riches.
12 Andhra côtier, district de Guntur.
13 Les yeux peuvent eux aussi tromper. En revanche, ils sont utiles lorsque le coup d’œil s’ajoute à une expérience directe relativement solide dans le temps et dans l’espace.
14 L. Dumont, Une sous-caste de l’Inde du Sud, Paris, Mouton, 1957, pp. 107-110.
15 Article de B. A. Boxale, M. Lipton, J. Neelakanta, M. T. Greedy, Economic and Political Weekly, 15.5.1976. Nous avons constaté que cette pratique est effectivement très répandue dans le Sud comme dans le Nord.
16 Pour dissiper tout préjugé, rappelons que les cuisses de grenouilles et les escargots, dont se délectent les gourmets de chez nous, soulèveraient le dégoût de beaucoup d’Asiatiques.
17 Economic and Political Weekly, 5.6.1976.
18 Cf. entre autres P. Wignaraja, From the Village to the Global Order, Development Dialogue, N° 1, 1977, pp. 35-48.
19 ILO, Poverty and Landlessness in Asia, Geneva, 1977, p. 1.
20 Asian Development Bank, Asian Agricultural Survey, Manilla, 1979.
21 S. George, How the other half dies... Harmondsworth, Penguins Books, 1976 ; Frances Moore-Lappé, J. Collins, L’industrie de la faim, Montréal, L’Etincelle, 1978.
22 J. Q. Harrison, Small Farmers Participation in Agricultural Modernization, New Delhi, Ford Foundation, 1970. C. Muthiah, « The Green Revolution — Participation by Small Versus Large Farmers ». Indian journal of Agricultural Economics, N° 1, 1971. P. K. Bardhan, « On labour Absorbtion in Asian Rice Cultivation with Particular Reference to India ». (Bangkok, ILO, 1978), cité par M. L. Dantwala, Economic and Political Weekly 23.6.79. C. H. Hanumantha Rao, Technical Change and Distribution of Gains in Indian Agriculture, New Delhi, Macmillan, 1975, p. 35. André Béteille, Studies in Agrarian Social Structure, Delhi, Oxford University Press, 1974. Edwards E. O. (ed. by) Employment in Developing Nations, New York, Columbia University Press, 1974.
23 Cf. notre ouvrage Les chances de l’Inde, l’heure d’Indira Gandhi, Paris, Le Seuil, 1973.
24 N. Srinivas, « Village Studies, Participant Observation and Social Research in India », Economic and Political Weekly, Special N°, August 1975, pp. 1387-1393.
25 Dans le rapport de la Banque asiatique, les auteurs écrivent qu’ils ont visité chaque pays en moyenne pendant une semaine ou moins ! (p. xiv).
26 Nous renvoyons le lecteur aux derniers chapitres de notre livre Bangladesh, Development in Perspective, New Delhi, MacMillan, 1979, et à notre article « Slow and Fast Moving Rural Areas in India. The Rich and the Poor », International Quarterly for Asian Studies, N° 314, 1979, pp. 359-375.
Auteur
Institut universitaire d'études du développement, Genève ; Institut universitaire des hautes études internationales, Genève.
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