Les besoins fondamentaux dans la stratégie de la Fondation Bariloche
p. 257-276
Texte intégral
1Le modèle de stratégie de développement socio-économique1 conçu sous le patronage de la Fondation Bariloche, en Argentine, est une réponse au courant d’opinion qui affirme que la crise actuelle est surtout due aux limites physiques de la planète2. Ce modèle montre la nécessité de trouver des moyens de subsistance pour une masse de population sans cesse croissante qui ferait que l’humanité risque d’atteindre rapidement ces limites. Selon cette vision, qui ne remet pas en cause la structure de la société et qui parfois même passe sous silence les effets de la consommation démesurée des pays industrialisés qui utilisent environ 85 % des ressources totales du monde, la solution de la crise résiderait essentiellement dans une limitation énergique de la croissance démographique.
2Le groupe de Bariloche3 partit de l’idée que la poursuite de l’évolution actuelle de l’humanité risque effectivement de provoquer de graves déséquilibres, mais que les causes ne sont ni d’ordre physique ni une conséquence inévitable du progrès, mais socio-politiques, et qu’elles ne sont que le résultat d’une organisation sociale reposant sur des valeurs en grande partie destructives.
3Partant de la considération qu’un être humain ne pourra s’incorporer activement à son milieu social et culturel que si ses besoins fondamentaux sont satisfaits, le groupe estime que les politiques de préservation des ressources ne peuvent se limiter à des mesures circonstancielles et qu’elles ne pourront réussir que dans la mesure où elles viendront compléter les politiques destinées à améliorer les conditions matérielles et culturelles des masses miséreuses. D’où l’une des hypothèses centrales du modèle de Bariloche :
le véritable contrôle de l’accroissement de la population ne peut passer que par une meilleure satisfaction des besoins fondamentaux, et que ce mieux-être, impliquant des changements radicaux de l’organisation sociale et internationale, ne pourra être atteint que dans le cadre d’une nouvelle société cohérente, non gaspilleuse, où la production est déterminée par les besoins sociaux et non par le profit, et qui repose sur l’entière participation de toute la population aux décisions.
4Il n’est cependant pas suffisant de décrire une société idéale, encore faut-il démontrer qu’elle est viable, qu’à partir des conditions actuelles de disponibilité en capitaux, en main-d’œuvre et en ressources, de l’évolution démographique, de la quantité de terres cultivables, etc., les différentes régions du monde, plus particulièrement les plus pauvres, sont capables d’atteindre dans un délai raisonnable les objectifs fixés en matière de satisfaction des besoins fondamentaux.
La corrélation entre la croissance démographique et le mieux-être
5Partant d’études récentes4 montrant qu’il n’y a pas de corrélation significative entre la diminution du taux de croissance démographique et l’augmentation du PNB par habitant, les auteurs commencèrent par localiser six facteurs (variables) du développement socio-économique qui influent directement sur l’évolution démographique (espérance de vie à la naissance, natalité, nombre de personnes par famille, etc.) et sur le bien-être : le nombre de logements par nombre de familles, l’alimentation, l’urbanisation, l’éducation et la population employée dans les secteurs primaire et secondaire5.
6Si l’objectif global est la satisfaction des besoins fondamentaux, ceux-ci sont de natures très diverses et l’effort social que demande leur satisfaction est également différent pour chacun d’eux6. Cela impliquerait de déterminer des critères pour établir des priorités et dans quelles proportions ces besoins devraient augmenter. Il s’agissait donc de choisir un indicateur qui dépende directement de chacun des facteurs socio-économiques (logement, alimentation, éducation, etc.) et qui réagisse aux variations de chacun d’eux.
Les exercices d’évaluation montrèrent que la variable qui reflète le mieux les conditions générales de vie d’une population était l’espérance de vie à la naissance (evn)7.
7La méthode fut donc d’optimiser l’EVN de manière à atteindre, année après année, sa valeur maximale, tout en introduisant un certain nombre de restrictions destinées à assurer une évolution harmonieuse du développement socio-économique, dont la plus importante établit que le niveau de satisfaction de chaque besoin ne doit jamais connaître, au cours de l’expérience d’application (1980-2060), une diminution par rapport à sa valeur précédente8. Et parmi toutes les possibilités qui vérifient cette condition, on choisit celle qui maximise l’EVN. Toute production de biens et de services exige une combinaison de capital, de travail et de ressources, la quantité produite et les proportions de cette combinaison variant en fonction du secteur économique considéré et de la technologie utilisée.
8Le modèle travaille donc en répartissant chaque année, compte tenu de l’accroissement de la productivité, certaines parts de capital et de travail à chacun des secteurs économiques. Les cinq secteurs économiques définis dans le modèle sont l’alimentation, le logement, l’éducation (qui produisent les biens nécessaires à la satisfaction des besoins fondamentaux), les biens d’investissement et les autres biens de consommation et services (comprenant toutes les autres activités économiques). Ainsi on tend à satisfaire les restrictions et à optimiser l’EVN9. Et lorsque les niveaux de satisfaction des besoins sont atteints, la qualité des biens et des services est améliorée.
9Ainsi, ce modèle se différencie de la plupart des autres modèles réalisés à ce jour par une caractéristique très importante, à savoir que la population est engendrée de manière endogène, c’est-à-dire que l’évolution démographique est considérée comme une conséquence de l’évolution des facteurs socio-économiques, et le modèle indique à quel moment l’amélioration de ces facteurs permet d’atteindre l’EVN maximale.
Les besoins fondamentaux et les niveaux de satisfaction
— L’alimentation
10Si actuellement les limites physiques ne restreignent pas la production d’aliments, puisque, actuellement, seuls environ 40 % de la terre arable sont utilisés, elles pourraient cependant le faire à l’avenir. En effet, la limitation de la croissance démographique dépendant surtout de l’élévation des niveaux de bien-être, et étant donné les faibles moyens — en capitaux, en capacité de production, etc. — qui existent au départ, l’augmentation du niveau de satisfaction des besoins pourrait être très lente dans certaines régions et la population n’arriverait ainsi pas à être stabilisée avant d’atteindre les limites physiques de la production d’aliments. Le problème fut donc d’évaluer s’il sera à l’avenir possible d’alimenter convenablement l’humanité, quel est le mode le plus rentable de production d’aliments et quel en est le coût.
11Conscients que les exigences alimentaires dépendent de multiples facteurs,
les auteurs ont néanmoins retenu le niveau controversé de 3000 calories et de 100 grammes de protéines par jour et par personne10 et un des fondements socio-économiques du modèle est que la terre est un bien social et que les divers blocs11 doivent s’autosuffire plutôt que d’importer des aliments.
12Ils évaluèrent les coûts de l’investissement nécessaire à l’augmentation de la production — culture, élevage, pêche — de la colonisation de nouvelles terres et de la dégradation des sols (diminution de la fertilité, érosion, urbanisation)12, le taux des pertes (dégressif en fonction de l’amélioration des systèmes de transport, de stockage et de distribution), etc.
13Le processus d’optimisation de ce sous-modèle « alimentation » permit de calculer la main-d’œuvre et le capital nécessaires au secteur agriculture et le produit brut correspondant. L’écart entre le produit brut obtenu et celui de l’année précédente représente le nouveau produit brut, et celui-ci est à son tour réparti entre les trois sous-secteurs, culture, élevage et pêche. Ce produit est utilisé pour coloniser de nouvelles terres et pour produire plus de facteurs de production (engrais, tracteurs, etc.), de manière à maximiser le rendement par hectare, l’objectif retenu étant de 4 tonnes/hectare. Les trois sous-secteurs permettent d’obtenir les quantités totales de calories et de protéines produites et, en utilisant les données démographiques, d’en déduire la consommation par habitant.
— L’éducation
14D’après les auteurs, l’importance de l’éducation sur les autres facteurs découle de l’hypothèse selon laquelle elle est capable d’engendrer les comportements sociaux nécessaires à la participation active et compétente des individus et des groupes à la réalisation de l’avenir poursuivi13. Mais participer à la production et aux changements socio-économiques, et vivre ce processus de manière satisfaisante, exige une éducation permanente. Les valeurs, les idées, l’information et les connaissances, les techniques, etc., perdent d’autant plus rapidement de leur efficience que ces transformations sont importantes et que le rythme en est accéléré, et les outils fournis par l’éducation initiale n’ont ainsi pas de valeur indéfinie. Par conséquent, les auteurs :
remettent en cause l’éducation « classique » et suggèrent une généralisation de l’éducation conçue comme une activité normale et permanente des personnes ( tant des adultes que des jeunes, sans priorité) tout au long de leur vie.
15Des élèves en nombre beaucoup plus important (en particulier à cause de l’incorporation des adultes), l’explosion d’une éducation non traditionnelle et informelle ainsi que l’hétérogénéité des besoins qui doivent être satisfaits par un tel système d’éducation permanente, entraînent une extension appréciable des services, donc des coûts. Les auteurs partirent des données sur le taux de scolarisation des jeunes auteurs entre 6 et 18 ans14 en 1960, année de départ du modèle, ainsi que des informations concernant le pourcentage du produit brut à attribuer au secteur éducation, et ils calculèrent ainsi le coût moyen d’un an de scolarité par élève15. Au cours des années successives, compte tenu du capital et de la main-d’œuvre, les auteurs calculèrent le produit brut attribué à ce secteur, ainsi que les places disponibles et le nouveau taux de scolarisation.
— Logement et urbanisation
16Comme nous l’avons vu, l’urbanisation a une influence sur certaines variables démographiques : elle tend à faire augmenter l’espérance de vie et à faire diminuer la mortalité, la natalité ainsi que le taux de croissance de la population. Par ailleurs, estimant que le maintien de bons niveaux de santé, qu’une meilleure productivité et qu’une cohabitation familiale dépendent aussi de la qualité du logement, l’objectif des auteurs fut donc de déterminer quel est le type de logement qui, tout en étant compatible avec les possibilités matérielles des pays pauvres, réunit certaines conditions minimales, et dans quel délai les différents blocs pourraient couvrir leur manque de logements, compte tenu qu’ils doivent simultanément couvrir le déficit des autres besoins fondamentaux. Les besoins du secteur logement devant être calculés en fonction de l’accroissement de la population, de la nécessité de pallier les insuffisances existantes et de remplacer les unités anciennes, les auteurs commencèrent à évaluer le volume du manque de logement16, le degré d’amélioration exigé et ils déterminèrent, respectivement pour le bloc « développé » et le bloc « sous-développé », le type de maison le plus économique compte tenu de la technologie utilisée, la surface couverte par personne et le coût par mètre carré (main-d’œuvre, matériaux, infrastructure)17.
17Mais l’influence du logement sur la croissance démographique ne devient significative que lorsque l’habitat est amélioré, c’est-à-dire le logement et l’infrastructure communautaire ainsi que les services sociaux — éducation, santé, transports et voies d’accès, adduction d’eau, etc. C’est la raison pour laquelle les auteurs :
supposent que, compte tenu de l’objectif de société du modèle qui conçoit la ville et la campagne comme un espace intégré et sans inégalité, tous les logements construits à partir de 1980 feront partie d’un ensemble groupé (agglomération) qui, d’une part, favorise le développement de l’esprit communautaire et la participation, et qui, d’autre part, représente la seule solution économique pour fournir des services et une infrastructure convenables.
18Les expériences d’application préliminaires montrèrent que lorsque la politique proposée commence à être appliquée, en 1980, les exigences de ce secteur sont telles, étant donné l’état véritablement catastrophique du logement et des services, qu’elles provoquent en Afrique et en Asie un déséquilibre dans toute l’économie. C’est la raison pour laquelle les auteurs établirent un développement progressif pour ces deux blocs : on commence en 1980 par construire des habitations qui ont un niveau un peu inférieur à celui fixé pour les pays « sous-développés »18, puis qui s’améliore continuellement — en particulier, en renforçant les services et l’infrastructure — pour atteindre ledit niveau en l’an 2000. A mesure que le modèle démontre que l’économie atteint un niveau qui permet de satisfaire tous les besoins aux niveaux déterminés, le type de construction s’améliore peu à peu de manière à ce qu’en 2040 le niveau établi comme objectif initial pour les pays « développés » soit atteint.
Les possibilités d’application matérielle de la société proposée
19La possibilité matérielle de réaliser la nouvelle société a été vérifiée au moyen d’un modèle mathématique, dont l’objet fut de déterminer dans quels délais et dans quelles conditions les divers blocs pourraient atteindre la satisfaction des besoins fondamentaux conformément aux niveaux établis, et quels en seraient les effets sur les variables démographiques. Les auteurs testèrent le comportement du modèle sur la période 1960-197019, période durant laquelle le modèle devait reproduire, avec ses indicateurs et sa méthode, l’évolution réelle des différents blocs. Les écarts minimes entre les valeurs réelles de 1970 et celles auxquelles parvint le modèle attestèrent de son exactitude et de sa fiabilité.
20L’application du modèle, dont nous allons présenter les résultats, représente l’expérience de base standard, c’est-à-dire celle qui, selon les auteurs, reproduit de la manière la plus réaliste possible l’évolution probable des blocs jusqu’en 2060 (fin de la durée d’application du modèle), à condition que soient appliquées, à partir de 1980 (année zéro de l’optimisation), les politiques socio-économiques préconisées (avec toutes les restrictions, hypothèses, options idéologiques, etc.)20.
21Les résultats montrèrent que si ces politiques étaient appliquées dès 1980, les besoins fondamentaux seraient déjà satisfaits au cours des premières années dans le bloc « développé », mais il faut attendre 1992 pour qu’ils le soient en Amérique latine et 2008 en Afrique. En Asie, en revanche, à l’exception de l’éducation, ils n’arrivent pas à être satisfaits jusqu’en 2060.
22Concernant l’alimentation, les 3000 calories par jour et par personne seraient atteintes en 1986 en Amérique latine et en 1988 en Afrique, et les 100 grammes de protéines seulement à la fin du siècle pour ces deux blocs. L’Asie n’atteint qu’un maximum de 2800 calories en 1992, ce niveau se maintenant jusque vers 2025, puis décroît jusqu’à atteindre des niveaux ne permettant plus de survivre21. En outre, des stocks de réserves d’aliments équivalant à une année de consommation sont constitués un peu avant 1990 dans le bloc « développé » et encore avant la fin du siècle en Amérique latine. En Afrique, la réserve permet d’assurer une consommation de huit mois au maximum au début du siècle prochain, puis étant donné l’effort économique qui doit être fait pour améliorer l’éducation et le logement, elle commence à diminuer pour n’atteindre plus que l’équivalent d’environ un mois22.
23En matière d’éducation, le niveau souhaité sera atteint en 1988 en Amérique latine, en 2004 en Asie et en 2010 en Afrique. Si l’on dispose déjà d’une unité de logement par famille en 1974 dans le bloc « développé », ce niveau est atteint en 1992 en Amérique latine23 et en 2005 en Afrique24, alors que l’Asie n’arrive qu’à un taux de 0,82 unité en 2040. Et ces unités sont améliorées de 50 % en 1986 dans le bloc « développé », en 1998 en Amérique latine et en 2016 en Afrique. Mais vu que la qualité et le stock de logements répondant aux niveaux établis sont différents au départ pour chacun des blocs, à la fin de l’expérience d’application, le niveau moyen du logement dans les pays « sous-développés » continue d’être considérablement inférieur à celui des pays « développés » parce que l’effort économique est essentiellement consacré à compléter ce stock, alors que le bloc « développé » améliore son stock qui, au départ, répond déjà aux niveaux minimaux.
24L’évolution des variables démographiques (voir le tableau) reflète bien le niveau de satisfaction des besoins : le taux de croissance démographique baisse et les indicateurs de santé s’améliorent à mesure qu’augmente le niveau de bien-être général, mais à des rythmes différents étant donné les conditions socio-économiques différentes au départ. En Asie, par contre, où ces besoins n’arrivent pas à être satisfaits, excepté l’éducation, le taux de croissance baisse plus lentement, et s’il y a certes une amélioration quant à l’espérance de vie à la naissance et à la mortalité infantile, les valeurs en sont toujours plus défavorables que dans les autres blocs.
25En ce qui concerne le développement économique, le taux de croissance oscille autour de 4 % entre 1960 et 1980 dans les blocs « sous-développés », puis augmente à plus de 5 % (6 % en Afrique) au début du siècle prochain, pour ensuite diminuer jusqu’à atteindre en moyenne 3 % en 206025.
26L’élévation du niveau de bien-être est également attestée, d’une part, par l’augmentation constante de la part du PNB destinée à la consommation (85,4 % dans le bloc développé et 61,6 % en Amérique latine et en Afrique, en 2060)26 et, d’autre part, par la diminution progressive de la part du PNB qui doit être consacrée à l’alimentation. L’attribution d’une plus grande part du PNB à cette nécessité première peut être interprétée comme une plus grande pauvreté.
27En résumé, si les politiques socio-économiques préconisées par les auteurs étaient appliquées, le bloc « développé » pourrait atteindre de hauts niveaux de bien-être, même s’il réduit fortement à l’avenir son taux de croissance économique, et l’Amérique latine ainsi que l’Afrique pourraient satisfaire convenablement les besoins fondamentaux de leur population en 25-30 ans, pour ensuite améliorer le niveau de bien-être général. Mais il n’en va pas de même pour l’Asie, dont le problème majeur réside dans l’alimentation. En effet, toute la terre disponible est utilisée vers 2020, et ensuite l’effort concentré sur l’élevage et la pêche ne suffisant pas à assurer l’alimentation d’une population croissante, le niveau de consommation descend rapidement en dessous du minimum vital. Ecartant la possibilité d’importer des aliments, les auteurs ont cherché d’autres solutions, en particulier en portant le rendement agricole à 6 t/ha au lieu de 4 t/ha admises précédemment. Dans cette hypothèse, les besoins fondamentaux seraient effectivement satisfaits27, mais de grands écarts par rapport aux autres blocs subsistent dans la part du PNB destinée à la consommation, qui ne passe que de 49,7 % en 1960 à 53,5 % en 2060, et plus encore dans la part du PNB destinée à l’alimentation qui représente encore 13,7 % — contre 4,9 % en Afrique, 5,3 % en Amérique latine et 2,5 % dans le bloc « développé » —. Mais, malgré des rendements considérablement supérieurs à ceux des autres blocs, toutes les terres seront utilisées en 2035 et la capacité de production d’aliments arrivera à la limite vers 2060. Ainsi, pour résoudre le problème de l’alimentation à long terme, le bloc asiatique devra adopter d’autres mesures, telles que relever encore plus les rendements agricoles, produire des aliments à partir de sources non traditionnelles, et une politique appropriée de planification des naissances contribuerait à combler la brèche entre sa croissance démographique et sa production alimentaire (sans parler du fait que les grandes réserves de terre cultivable des autres blocs pourraient facilement couvrir cette insuffisance et, s’agissant d’une limite dont les effets sur la population ne commenceraient à se faire sentir que dans plus de 80 ans, le bloc asiatique dispose d’un temps suffisant pour trouver ses propres solutions).
Les résultats du modèle démontrent donc que le destin de l’humanité ne dépend pas de barrières insurmontables, mais de facteurs sociopolitiques, et ils vérifient l’hypothèse que la croissance de la population peut être contrôlée, et atteindre un état d’équilibre, par un relèvement général des conditions de vie, plus particulièrement par une meilleure satisfaction des besoins fondamentaux. Le seul problème concernant les limites physiques est l’épuisement des terres cultivables en Asie, et il pourrait être résolu par différentes mesures appropriées.
Les incidences de l’arrêt du progrès technologique, d’une croissance maximale et de l’aide internationale sur la satisfaction des besoins fondamentaux
28Bien que le modèle ait été conçu pour satisfaire les hypothèses de base du schéma de société proposée, sa structure permet de travailler avec diverses hypothèses et c’est pour vérifier la validité d’autres stratégies que des expériences de simulations ont été effectuées, dont nous allons présenter très brièvement les résultats28.
— L’arrêt du progrès technologique
29Dans l’expérience standard, les auteurs estimèrent nécessaire que ce progrès se poursuive, mais avec des taux plus modestes que ceux des dernières décennies. Certains estiment pourtant que le progrès même est la cause de la crise — pollution, gaspillage des ressources, etc. — et qu’il convient par conséquent de diminuer fortement son rythme, voire de l’arrêter. Les résultats de l’expérience que les auteurs ont effectuée pour vérifier les effets d’une réduction de ce progrès29 sur l’évolution socio-économique montrent qu’un tel arrêt n’a pas d’effet significatif pour le bloc « développé », les besoins étant satisfaits dans les mêmes délais que dans l’expérience standard, pour autant que la consommation soit considérablement réduite et que l’investissement augmente afin de maintenir un taux minimal de croissance. L’Amérique latine pourrait également satisfaire les besoins de sa population, avec retard par rapport à l’expérience standard, mais, au prix d’un taux maximal d’épargne, elle ne parviendrait qu’à maintenir les autres éléments de bien-être et le système de production à des niveaux minimaux. En revanche, le système s’effondre en Afrique et en Asie où la population augmente plus rapidement à cause de la lenteur avec laquelle s’élève le niveau de satisfaction des besoins. Les efforts exigés pour le relever provoquent une diminution du taux d’épargne alors que la part du PNB destinée à l’alimentation ne cesse d’augmenter (dans une situation réelle, le processus serait bien évidemment différent, car tous les efforts économiques se concentreraient sur la production d’aliments, en réduisant les investissements dans tous les autres secteurs d’intérêt social — logement, éducation, santé, etc —. Une telle situation, où la majeure partie de la population est miséreuse et ne subsiste qu’avec des niveaux d’alimentation permettant la survie, est d’ailleurs celle qui prédomine actuellement dans de très nombreux pays du Tiers Monde).
Mais les auteurs insistent sur le fait que si le progrès technologique est essentiel pour libérer les populations du Tiers Monde de la misère, il convient d’en changer l’orientation et les objectifs, car la compatibilité d’une société avec le milieu ambiant et le développement des possibilités humaines dépendent beaucoup du type de technologie utilisée. Par ailleurs, il s’agit d’adapter et de créer des technologies qui répondent aux besoins propres d’une société, et non pas d’en importer ou d’en copier sans discrimination.
— Maximiser la croissance économique
30Une des hypothèses de l’expérience standard est que tous les êtres humains sont égaux quant à la satisfaction des besoins et aux chances d’accès aux autres biens et services, alors que certains milieux affirment qu’un niveau convenable de bien-être pour toute la population peut être atteint au moyen d’une croissance économique soutenue, et cela sans qu’il soit nécessaire de trop modifier la distribution du revenu, donc en préservant une même organisation économique et sociopolitique (statu quo). C’est pour vérifier cette affirmation que les auteurs ont simulé une évolution basée sur l’hypothèse que les besoins fondamentaux de tous les habitants sont satisfaits lorsque les 20 % des moins favorisés atteignent un niveau de revenu leur permettant de couvrir convenablement ces besoins.
31Les résultats de l’expérience montrèrent que le maintien de la distribution actuelle du revenu signifie, dans le meilleur des cas, retarder de presque deux générations l’objectif de satisfaction de besoins, en 2043 en Amérique latine et en 2046 en Afrique, contre respectivement 1992 et 2008 dans l’expérience standard, tout en utilisant 3 à 5 fois plus de ressources pour les atteindre. Comme le remarquent les auteurs, ces résultats sont très optimistes, car, d’une part, la distribution du revenu des 20 % les plus pauvres n’est pas uniforme et si l’hypothèse reposait par exemple sur les 5 % les plus démunis, le PNB par habitant nécessaire pour satisfaire ces besoins serait considérablement plus élevé. D’autre part, une stratégie qui retarde encore la satisfaction des besoins aurait pour conséquence un accroissement démographique plus rapide que celui calculé par le modèle, vu que cette satisfaction de besoins est précisément le facteur qui contrôle le mieux la croissance démographique, ce qui provoquerait une diminution du taux de croissance du PNB par habitant, et qui augmenterait encore le délai nécessaire pour atteindre le revenu nécessaire.
32Les auteurs ont aussi calculé le taux de croissance économique qui serait nécessaire pour que la population de tous les pays parvienne à satisfaire ses besoins approximativement dans les mêmes délais que dans l’expérience standard, tout en maintenant la structure actuelle du revenu. Ces taux, qui devraient osciller entre 10 et 12 %( !) pour les pays « sous-développés »30 — et pratiquement inatteignables — contrastent avec ceux qui sont nécessaires dans l’expérience standard pour atteindre facilement ces objectifs, sans imposer des sacrifices sociaux intolérables.
La réduction du taux de croissance proposé dans le modèle standard permettrait un renversement de la tendance anti-écologique qui prévaut et faciliterait l’adaptation progressive du système de production aux objectifs et aux valeurs de la nouvelle société. Ce n’est donc pas une croissance démesurée de l’économie qui permettrait de l’atteindre, mais plutôt la réduction de la consommation non indispensable, l’accroissement des investissements, l’élimination des barrières socio-économiques et politiques, la distribution égalitaire des biens et des services produits, et dans les pays « sous-développés », la mise en place d’une politique active d’élimination des soldes négatifs de la balance commerciale.
— L’influence de l’aide internationale
33Certains milieux estiment qu’une « solidarité » internationale plus conséquente pourrait réduire, voire même éliminer les inégalités existantes entre le bloc « développé » et le Tiers Monde. L’expérience standard a par ailleurs montré que si tous les blocs pouvaient atteindre, par leurs propres moyens et sans aide extérieure, les niveaux proposés de satisfaction des besoins et augmenter sensiblement leurs conditions générales de bien-être, les conditions pour atteindre ces objectifs restaient cependant inégales, le bloc « développé » et l’Amérique latine pouvant les atteindre plus facilement que l’Afrique et l’Asie.31
34Les résultats de la simulation des effets de l’aide sur les inégalités mirent en évidence qu’une telle aide provoque une légère augmentation du taux de croissance dans le bloc « développé », mais n’affecte pas les niveaux de bien-être.
35L’hypothèse est que le bloc « développé » commence par transférer des capitaux, sans remboursement, représentant 0,2 % de son PNB en 1980, part qui augmente annuellement de 0,2 % pour atteindre 2 % en 1990, puis les besoins fondamentaux étant satisfaits, elle diminue de 0,2 % par an pour cesser totalement en 10 ans. Mais l’effet d’un tel transfert de capitaux ne peut avoir une influence sur le niveau de bien-être que s’il existe des conditions d’égalité sociale analogues à celles proposées par le modèle, car dans les conditions actuellement en vigueur dans la plupart des pays « sous-développés », il ne contribuerait qu’à augmenter les nombreuses dépenses des secteurs privilégiés, et n’aurait qu’un effet peu important ou nul sur les conditions de vie de la majeure partie de la population.
36Si en Afrique et en Asie elle ne modifie pratiquement pas les délais dans lesquels les besoins sont satisfaits — d’où le peu d’effet sur les variables démographiques — les effets de l’aide se manifestent au début du siècle prochain surtout pour un revenu par habitant plus élevé que dans l’expérience standard.
37En Afrique, il permet de mieux satisfaire les besoins, en particulier l’éducation et le logement, comme l’atteste l’augmentation de la part du PNB destinée à la consommation ; en Asie, en revanche, cette part reste pratiquement constante car les niveaux de qualité des services, de l’éducation et du logement sont inférieurs à ceux du bloc africain, par rapport auquel elle doit consacrer une plus grande part de ses revenus pour améliorer ces services.
Les auteurs font remarquer que les résultats du modèle à si long terme peuvent varier considérablement en fonction d’altérations minimes de certaines variables et qu’elles peuvent être une source de ces inégalités obtenues. Ils ont ainsi calculé qu’une augmentation de seulement 0,5 % du taux de progrès technologique réduirait ces inégalités et aurait ainsi un effet plus important sur le développement économique des pays pauvres que l’aide par transfert de capitaux. D’autre part, la solidarité internationale pourrait prendre d’autres formes plus efficaces que le transfert net de capitaux, car le modèle montre l’importance de l’élimination du solde négatif de la balance des paiements sur la croissance économique des pays « sous-développés », et le bloc industrialisé pourrait fortement y contribuer, par exemple en fixant des prix plus équitables pour les produits de ces pays.
Notes de bas de page
1 Cette étude a été traduite en français sous le titre Un monde pour tous, A. O. Herrera, Paris, PUF, 1977.
2 En particulier à la suite du retentissant rapport du Club de Rome, Meadows et autres, Halte à la croissance ?, Paris, Favard, 1972.
3 De très nombreux chercheurs ont participé à l’élaboration de ce modèle, nous les désignerons ci-après par « le groupe » ou « les auteurs ».
4 En particulier, Nations Unies, Major economic and social correlates of demographic trends, 1950-1970, E/Conf. 60 BP/11.
5 Il existe certes d’autres variables valeurs culturelles, religieuses, etc. — qui sont certainement significatives, mais difficilement quantifiables ; les tests préliminaires montrèrent cependant que ces six variables étaient satisfaisantes quant au degré de précision atteint.
6 Ainsi, par exemple, l’alimentation est essentielle pour que les personnes puissent développer leurs capacités, mais des conditions convenables de logement influent également sur les possibilités d’action. Les ressources étant rares, auquel de ces deux besoins doit-on donner la priorité, et dans quelle mesure ?
7 Le PNB par habitant, qui est encore l’indicateur le plus couramment utilisé, ne donne pourtant aucune indication sur la distribution du revenu, il ne reflète pas la forme donnée à la croissance économique (or c’est elle qui détermine les effets sur les facteurs démographiques) et il augmente aussi avec les dépenses improductives ou même nuisibles (exploitation abusive de ressources, par exemple).
8 Outre cette restriction et celles concernant les niveaux de satisfaction mentionnées dans le paragraphe suivant, les autres concernent le taux de progrès technologique (entre 0,5 % et 1 % suivant les secteurs économiques), la proportion de la force de travail et son évolution, la limite du transfert de main-d’œuvre d’un secteur à un autre (au maximum 2 % par année), la répartition des capitaux entre les différents secteurs, la part du PNB investit pour la préservation du milieu ambiant (2 % du PNB pour le bloc « développé » ; 0,1 % en 1980 pour atteindre progressivement 1 % en 1990 pour le bloc « sous-développé »), le taux d’investissement limité à 25 % (un taux supérieur exigerait un trop gros effort social), la part du PNB destinée à la consommation et aux services qui ne peut descendre en dessous de 45 %, mais qui ne peut pas dépasser sa valeur de 1970 tant que les besoins fondamentaux ne sont pas satisfaits, le PNB par habitant, etc.
9 La plupart des modèles établissent des proportions fixes qui sont maintenant maintenues constantes dans le temps — ou ne peuvent changer qu’au moyen d’un mécanisme prédéterminé — ils ne sont donc guère plus que des extrapolations de la situation existante au moment de l’année de départ (le modèle World III est un exemple de ce procédé). Au contraire, les buts à atteindre étant connus, le modèle de la Fondation Bariloche essaie, pour chaque année, plusieurs solutions (substitution entre capital et travail, etc.), de manière à sélectionner celle qui convient le mieux pour atteindre ces objectifs.
10 Les essais réalisés lors des expériences d’application préliminaires montrèrent qu’en utilisant d’autres niveaux les résultats du modèle variaient assez peu.
11 Dans le modèle le monde a été divisé en quatre blocs, en fonction d’exigences d’uniformité relative des conditions socio-économiques de départ et de continuité géographique, la collaboration régionale, surtout entre les pays « sous-développés » constituant un élément important de la stratégie de ce modèle : le bloc « développé », l’Amérique latine, l’Afrique et l’Asie. Précisons que les expressions « pays sous-développés » et « pays développés » ne sont utilisées par les auteurs que par commodité, tous ces pays étant considérés comme mal-développés.
12 Seule une traction de la terre utilisable par l’agriculture (terre arable) est utilisée à un moment donné, et cette superficie peut être augmentée au moyen de la colonisation ou au contraire diminuée à la suite de cette dégradation.
13 Les études préliminaires ont en effet mis en évidence que l’éducation est l’un des facteurs qui influe le plus sur l’évolution démographique, et en particulier sur la variable à optimiser, l’EVN.
14 Dans le modèle, seuls les 12 ans de scolarisation de base sont inclus, les autres catégories — éducation de niveau moyen et supérieur, formation continue, etc. — font partie du secteur « autres biens de consommation et services ».
15 Une fois tous les niveaux des besoins fondamentaux satisfaits, le coût par élève augmente de 2 % cumulatifs par an jusqu’à atteindre un maximum déterminé.
16 Les auteurs estiment qu’environ 50-60 % de la population mondiale vit entassée dans des maisons mal équipées et peu salubres, et le manque de logements serait de 7 % dans le bloc « développé », 40 % en Amérique latine, 50 % en Asie et 60 % en Afrique.
17 A l’intérieur des limites de coût établies, le type de maison peut évidemment considérablement varier en fonction de facteurs climatiques, coutumes, disponibilité en matériaux de construction, de la taille d’une famille, de l’organisation interne et de critères esthétiques, etc.
18 7 m2 par personne, au lieu de 10 m2 (20 m2 dans le « bloc développé »).
19 Période pour laquelle existent des informations et des statistiques relativement complètes, entre autres sur les variables utilisées.
20 Le tableau figurant à la fin de cet article présente l’évolution de quelques indicateurs démographiques, économiques et de santé durant la période d’application du modèle.
21 C’est la raison pour laquelle l’expérience n’a pas été poursuivie au-delà de l’an 2040 pour le bloc asiatique.
22 En 2060, 27,5 % des terres potentiellement cultivables ne sont pas encore utilisés dans le bloc « développé », en Afrique et en Amérique latine, il sera nécessaire de coloniser de nouvelles terres, mais les terres non utilisées restantes sont encore très importantes (49 %, resp. 63 %) ; en Asie, toutes les terres utilisables sont exploitées vers l’an 2020 déjà !
23 La taille de la famille passe de 4,5 personnes en 1960 à 3 personnes en 2060, c’est-à-dire que la demande en unités augmente continuellement par rapport à la population totale, ce qui se produit également dans les autres blocs « sous-développés ». En revanche, dans le bloc « développé », la demande augmente plus lentement et se stabilise à partir de l’an 2000.
24 En Afrique, contrairement à l’Amérique latine, étant donné le faible niveau de départ du secteur éducation, les niveaux de ce secteur sont atteints après ceux du logement.
25 Cette accélération de la croissance est due à l’augmentation du taux d’investissement qui passe de moins de 20 % à 25 %, suite à l’effort exigé pour améliorer le logement, l’éducation, etc., et à l’élimination du solde négatif de la balance des paiements du commerce extérieur ; la diminution ultérieure est due à la diminution du taux d’augmentation de la force de travail et à l’utilisation d’un taux de progrès technologique qui est certainement un peu inférieur à celui existant entre 1960 et 1980.
26 Cela signifie que le bloc « développé » peut, par exemple, choisir de réduire le temps de travail, donc d’augmenter le temps libre, sans que cela affecte particulièrement son niveau de bien-être, ce qui n’est pas le cas du bloc « sous-développé » qui, disposant d’une quantité inférieure de biens et de services au-delà du niveau des besoins, peut certes augmenter ce temps libre, mais au détriment d’une qualité de bien-être toute subjective.
27 Les 3000 calories seraient atteintes en 1994 et les 100 grammes de protéines en 2000, les niveaux d’éducation en 2005 et l’unité familiale de logement en 2020.
28 Une présentation chiffrée de ces simulations dépasserait le cadre de notre article et nous renvoyons le lecteur intéressé à l’ouvrage en question.
29 L’hypothèse retenue est que le taux de ce progrès est le même que celui de l’expérience standard (entre 0,5 et 1 % suivant le secteur économique) jusqu’en 1980, puis celui-ci diminue progressivement pour devenir nul à partir de l’an 2000 (la productivité devient donc proportionnellement constante).
30 Et entre 5 et 6 % dans le bloc « développé ».
31 Un rendement agricole de 6 t/ha a été retenu pour les mêmes raisons que celles exposées lors de l’expérience standard.
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