Chapitre I. La géographie : un savoir délaissé ?
p. 143-146
Texte intégral
Une voix ténue
1Convenons-en avec Hildebert Isnard : « dans le chœur des Sciences Humaines, la Géographie ne parvient pas à faire entendre sa voix. »1 Ajoutons qu’elle n’est pas toujours mieux entendue dans le monde des praticiens et des théoriciens du développement. Universitaires trop enclins au bavardage littéraire voire à l’art pour l’art pour bien des technocrates ; touche-à-tout superficiels, agents d’une discipline mal définie pour nombre de leurs collègues des Sciences de l’Homme et des Sciences de la Nature, à quoi servent donc les géographes ?
2Ni merles blancs, ni moutons noirs, les géographes sont sans doute, pour partie, responsables du peu de cas trop généralement accordé à leur discipline. N’ayant pas accédé aux tribunes offertes par les mass média aux historiens, aux ethnologues, aux sociologues, aux économistes, ils semblent pour la plupart s’être tenus à l’écart du tourbillon d’idées remué dans la presse et dans les grands livres qui ont, depuis un quart de siècle, marqué la réflexion sur le développement et, plus largement, sur l’avenir de l’homme en son milieu. La vague écologiste, l’engouement pour les problèmes de l’environnement, la recherche de nouveaux types de développement — développement endogène ; écodéveloppement2 — ont en revanche investi avec éclat des domaines où, trop modestement sans doute, des géographes ont travaillé.
3Les vogues et les vagues passent ainsi auprès d’elle, mais la géographie échappe toujours à la mode, et reste pour beaucoup une discipline académique, productrice d’un savoir souvent trop peu désireux d’aider à l’urgente nécessité d’agir. Pour s’en tenir au domaine qui est le nôtre, on voit peu les géographes tropicalistes sur les tréteaux du grand théâtre des conseillers du Tiers Monde.
4Croit-on pour autant qu’ils n’ont pas d’idées ? On pourrait le penser à lire A. Cunha, B, Greer-Wootten et J.-B. Racine.
Un procès virulent et d’étonnantes redécouvertes
5« Nouveaux géographes » puis « géographes radicaux », A. Cunha, B. Greer-Wootten et J.-B. Racine sont à l’affût — et c’est tant mieux — de ce qui peut donner à leur discipline une plus grande pertinence scientifique et sociale. D’auteurs voulant « commencer par rappeler brièvement les grands traits de l’évolution » de la Géographie, on s’attend toutefois plus à une manière de procès-verbal posé qu’au réel procès qui nous est offert. Car nos procureurs virulents dressent des réquisitoires sans merci au terme desquels, tropicalistes ou non, la plupart : des géographes passés ou présents sont condamnés à disparaître dans les poubelles de l’histoire de la pensée : la tardive redécouverte de l’intérêt du vieux concept vidalien de genre de vie n’est qu’un mince atout dans les mains de la défense...
6Les régionalistes, qui ont donné à la géographie française leur forte marque et sans doute sa contribution la plus reconnue à l’étranger, sont l’objet du plus significatif des chefs d’accusation : « plus soucieux de particulier que de général » et philatélistes qui s’ignorent, n’ont-ils pas fait rapidement tomber leur discipline « dans un savoir particularisé, en termes d’accumulation répétitive d’une information descriptive, une collection de timbres-poste qu’aucun principe, qu’aucun concept clair ne permettait vraiment d’ordonner » ?3. N’ont-ils pas ainsi, comme la plupart de leurs collègues bâtisseurs d’une géographie multiforme mais toujours descriptive, servi, « sous le flot des faits et des apparences décrites par l’approche empiriste-positiviste », l’idéologie du capitalisme mondial ?4.
7Ces accusations prises en compte, on nous permettra quelques observations.
8S’ils reconnaissent que « certaines questions aujourd’hui abordées par la théorie du développement ont jadis été traitées par les géographes »5, nos auteurs font, somme toute, peu de cas des travaux des tropicalistes. Les préoccupations et les théories successives des écoles géographiques nord-américaines retiennent dans l’ensemble bien davantage leur attention. Certains de nos étonnements en résultent-ils ? Car « les coups de boutoirs de la géographie radicale » telle qu’elle est ici définie6 ne semblent pas toujours dégager, tant s’en faut, des chemins vierges. « Envisager le développement comme un processus déterminé par l’interaction complexe entre une structure culturelle et une structure physique »7 peut difficilement apparaître comme une idée très neuve, et l’on est surpris d’apprendre que « certains géographes en ont fait récemment la démonstration, une société ne construit pas son espace à partir de sa seule base infra-structurelle, mais aussi à travers tout ce qui constitue sa superstructure »8. A lire les grandes thèses des tropicalistes français, on croyait savoir que depuis plus de quarante ans — de Pierre Gourou à Paul Pélissier9 et aux chercheurs de la troisième génération, — les géographes (trop de noms, trop d’exemples seraient à citer ici) prenaient en compte, outre l’espace en jeu, la société considérée, ses croyances, ses comportements, son système de valeurs, en un mot sa « culture ».
9L’image de la géographie présentée par nos auteurs apparaît ainsi étrangement lacunaire, en un domaine concernant au premier chef l’écodéveloppement. On risquera, pour expliquer ce malentendu, une hypothèse. A. Cunha, B. Greer-Wootten et J.-B. Racine demandent à leurs collègues d’être plus explicites sur la signification sociale des faits observés, et plus largement, sur la signification même d’une recherche trop avare de principes et de concepts ordonnateurs.
10Principes, concepts : les mots sont lâchés. Ajoutons-y, car ils sous-tendent l’étude qui nous retient : théories et modèles. Indépendamment de sa capacité ou de son impuissance à aider à bâtir un monde plus juste, l’énorme information accumulée par les géographes tropicalistes, faute de grandes idées éclairantes, faute en conséquence d’être aisément transmissible, ce thésaurus serait-il donc condamné à ne devenir qu’un savoir délaissé ? Mais comment ne pas voir que l’une des idées-forces qu’illustrent ces travaux est, précisément, l’un des fondements de l’écodéveloppement : la reconnaissance de l’originalité et de la dignité de chaque peuple, inscrites dans la spécificité des rapports qu’il a établi, dans son aire culturelle, avec sa terre, avec son milieu ?
11Le malentendu dépend sans doute de ce que l’on attend prioritairement de la recherche géographique. Nos auteurs ont, semble-t-il, leur conception à cet égard, qui nous paraît expliquer la virulence de leur réquisitoire. Au-delà des multiples écoles ou tendances de la géographie, au-delà des diverses conceptions qu’on peut se faire des rapports souhaitables entre l’étude géographique, l’échange pluridisciplinaire et l’engagement pratique, il existe une dichotomie majeure entre deux formes de recherche géographique, due, croyons-nous, à deux types de tournure d’esprit, à deux voies de la curiosité intellectuelle, à deux sensibilités envers l’homme et ses sociétés. Très schématiquement — car évidemment ces deux tendances peuvent cohabiter chez le même chercheur, qui les manifestera tour à tour — l’une accorde la primauté au concept, l’autre au terrain.
Notes de bas de page
1 H. Isnard, J.-B. Racine, H. Reymond : Problématiques de la Géographie. PUF. Paris 1981, p. 15.
2 Sur la notion de développement endogène nous renvoyons à l’ouvrage collectif : Domination ou partage ? Développement endogène et transferts des connaissances. UNESCO. Paris, 1980 ; sur le concept d’écodéveloppement, à Ignacy Sachs : Stratégies de l’écodéveloppement. Economie et Humanisme. Paris, 1980.
3 Cunha, A. ; Greer-Wootten B. ; Racine, J.-B., p. 26.
4 Ibid., p. 78.
5 Ibid., p. 20.
6 Ibid., p. 103.
7 Ibid., p. 104.
8 Ibid., p. 33.
9 Pierre Gourou, Les paysans du delta tonkinois, « Etude de géographie humaine ». Paris et La Haye, Mouton 1965 ; Paul Pélissier, Les Paysans du Sénégal. « Les civilisations agraires du Cayor à la Casamance », Saint-Yrieix, Fabrègue 1966.
Auteur
Centre culturel français de Calcutta.
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