Emigration et bipolarité : l'espace divergent
p. 47-52
Texte intégral
1La manière dont on conçoit la migration détermine la limite et la portée des explications. La perspective proposée ici place la migration dans le contexte des deux dimensions fondamentales : l'espace et le temps. La reconnaissance des changements orchestrés dans la migration par ces deux dimensions en permettra une vue historique et établira les paramètres de ces mouvements et leurs conséquences sur ceux qui partent et surtout sur ceux qui restent. L'élaboration des rôles que jouent ces deux dimensions révèle les distinctions entre la migration traditionnelle et celle de nos jours, tout en montrant aussi que la distance qui séparait les partants des restants a été nettement rétrécie par la domination du temps comme dimension structurante dans la période contemporaine.
2Si l'on conçoit l'espace comme l'étendue ou le territoire qui contient les actes historiques d'un groupe et que le temps est perçu comme la durée nécessaire à la transformation d'un individu traditionnel à un état moderne, il s'ensuit que, dans la migration traditionnelle, l'espace a dominé le lieu de départ et s'est même imposé sur le lieu d'arrivée. En effet, dans la problématique de la migration, le groupement humain dépendait, en plus de la langue ou de la culture, d'un territoire qui renfermait géographiquement le sens de l'ethnie, tout en gardant les points de repère de l'histoire et des traditions du groupe ethnique. Les attaches à un village, à une région ou à un espace géographique ont donné à cette dimension son caractère particulier et son importance symbolique. Le rapport à l'espace traditionnel du passé, cet étroit lien entre le groupement humain et son territoire a concrétisé l'identité à tous les niveaux possibles, surtout envers la Nature.
3En vérité, c'est surtout l'importance accordée à l'espace qui a fourni le contexte traditionnel de la migration. Pour ceux qui partaient, autant que pour ceux qui restaient, le lien à l'espace familier restait dominant. Etant donné le lien à la collectivité et l'identité qui en dérivait, la nécessité de chercher ailleurs le pain pour survivre ne changeait point cet attachement héréditaire à l'espace d'origine. En fait, on comptait sur le retour à l'espace d'origine, une fois résolu le problème de la survivance. D'ailleurs, l'importance qu'avait l'espace dans la vie de ceux obligés de partir au loin leur rappelait que le territoire étranger où ils allaient passer une période temporaire ne pouvait jamais être le leur. De surcroît ils n'étaient pas prêts à changer d'ethnie. Dans le pays d'accueil, ils étaient étrangers et ils ne cesseraient de l'être qu'au moment de leur retour dans leur propre espace. En somme, l'importance de l'espace comme dimension faisait de la migration un acte de séparation radicale de l'espace identitaire. Par conséquent, ceux qui partaient et ceux qui restaient ne pouvaient comprendre la mobilité qu'en terme spatial.
4L'histoire du déracinement de deux groupes qui ont émigré aux Etats-Unis servira d'exemple de l'importance de la dimension de l'espace. Au dix-septième siècle, les émigrés européens qui habitaient Plymouth, territoire inclus plus tard dans l'Etat de Massachusetts, ont parlé de leur espace d'accueil en termes de terre promise. En interprétant leur longue et ardue traversée de l'Atlantique comme un acte dont l'inspiration venait de leur Dieu, les Puritains ont conçu leur nouvelle vie en termes spatiaux. En se soumettant à l'idée de la Terre promise, d'un paradis véritable, ils concevaient leur nouvel espace comme un Jardin d'Eden, un espace utopique, mais réalisable. Leur rêve et leur vision ont été traduites en l'idée d'un espace qui dépassait en toute forme leur espace réel d'origine. Les Puritains ont délié leur espace de la Nature, mais ils restaient dans la dimension d'espace.
5Pour les Chinois qui ont commencé à émigrer en 1848 l'Amérique de l'ouest était la Montagne d'Or. En la désignant ainsi, le nouveau territoire pouvait se concevoir en espace provisoire, une mine d'or d'où l'on extrairait le précieux métal qui leur permettrait de rentrer dans leur espace ancestral où ils retrouveraient langue, croyances, cérémonies, nourriture et amitiés. Ils n'avaient donc pas l'intention d'y rester, car la Montagne d'Or n'avait que sa valeur économique. C'est dans ce sens que la métaphore spatiale a permis aux émigrants chinois de cette période de rester dans la dimension d'espace, tout en faisant la distinction entre le village de leurs aïeux et l'Amérique de l'ouest.
6On peut constater jusqu'à quel point les émigrants pour qui l'espace a dominé comme dimension structurante ne pouvaient que concevoir un espace unipolaire. Leur langue et leur culture gravitaient autour d'un seul pôle qui marquait leur passé, leur héritage et leur identité. La conviction d'un retour éventuel à cet espace héréditaire confirmait la valeur de leur courageux départ à la recherche de ressources économiques durant une période incertaine. Certes, dans le cas des Puritains qui cherchaient un espace offrant la mise en pratique de leur croyance religieuse, il n'y avait pas l'idée de retour. Mais ces derniers avaient investi leur futur espace de toutes les valeurs sacrées : langue, religion et continuité. La création d'un espace nouveau avait la profonde signification d'enracinement. Ils ne se sentaient pas séparés de leur espace d'origine.
7En revanche, dans le cas des premiers émigrants chinois, il est important de voir qu'ils avaient sécularisé leur nouveau territoire. La Montagne d'Or n'était qu'un espace matériel qui leur permettrait de regagner l'espace d'origine. Ils avaient, par conséquent, neutralisé l'espace américain.
8Pour tous ceux qui étaient obligés de partir, il y avait dans la migration traditionnelle adhérence à l'espace unipolaire ancestral. Ils faisaient la distinction entre l'espace d'origine qui renfermait toutes les significations et les symboles de leur héritage et l'espace d'arrivée qui n'était conçu qu'en termes économiques et, par conséquent, en espace sécularisé.
9L'avènement de la modernité a sécularisé aussi l'espace, mais la société moderne, en mettant en valeur la dimension du temps, a fini par reléguer l'espace à une place secondaire. Armée de buts rationnels et d'objectivisme, la modernité a replacé l'espace dans le contexte du temps, reléguant ainsi l'espace ethnique au passé et marquant de valeur les espaces rationnels, tels que ceux d'une Nation, d'un Etat, ou d'un département. La mise en place d'une politique administrative rationnelle a signalé, par la création des espaces rationnels, la fin de l'importance de l'espace tel qu'il était conçu par les groupes ethniques et a imposé un contexte différent sur la migration. L'importance accordée au temps comme dimension a ouvert la voie à l'espace bipolaire, un espace au sens moderne qui, dans le contexte de la migration, exerce le même degré d'influence sur ceux qui partent que sur ceux qui restent. L'espace bipolaire peut s'expliquer en terme de système de la migration comme une étape de mutation hors de l'espace, voire de transmutation. La société moderne qui reçoit les émigrants ne donnent accès aux ressources économiques qu'au prix de la mutation de ces mêmes émigrants. Ceux qui sont obligés de faire face à la modernité se trouvent dans l'obligation de compartimentaliser leurs actes, leurs gestes et leurs mots. Se trouvant devant un système de transport moderne et un système de surveillance bureaucratique, les émigrants se mettent en face d'une objectivité imposée, car la survivance n'est plus possible sans la reconnaissance des distinctions jusqu'alors ignorées. L'héritage, l'histoire, la langue et même la nourriture, qui définissaient l'émigrant dans son espace d'origine, sont reclassés comme éléments du passé. Sans l'espace d'origine tous les aspects de la culture d'origine perdent leur force collective et prennent l'apparence de l'arbitraire. L'émigrant se trouve finalement dans un espace dont les points de repère les plus importants sont le passé et l'avenir, un espace bipolaire.
10Par conséquent, le nouvel espace est défini par deux pôles dont l'un signale tout ce qui rappelle le lieu de départ : langue, nourriture, amitiés, religion et famille ; en contraste, l'autre pôle prend force de ce qui constitue la culture moderne et actuelle : emplois, écoles, lieux publics et langue nouvelle. De la part de l'émigrant, l'effort est dirigé vers le maintien d'un espace, même fragmenté, dans lequel sa culture et sa langue d'origine dominent. L'individu pour qui l'espace d'origine servait d'explication ne peut pas concevoir le changement de dimension. Il se croit toujours dans l'espace unipolaire. Pourtant, la société moderne réside dans la dimension du temps et, par nécessité, impose la mutation de l'individu comme la condition d'accès aux ressources économiques et culturelles. L'espace unipolaire a insisté sur la valeur de la continuité et de la collectivité. L'espace bipolaire insistera sur la mutation de l'individu et sur l'importance du temps comme dimension structurante. Il est surtout intéressant de constater qu'aux Etats-Unis, pays exemplaire de l'imposition de l'espace bipolaire comme condition fondamentale de l'assimilation, les divers groupements humains ont essayé de ralentir les conséquences inévitables du changement de dimension. En face de la promotion du temps comme la dimension la plus importante, les émigrants de l'Europe de l'Est se sont installés dans les villages contrôlés et administrés par les monopoles. Ces villages du vingtième siècle, qui s'établissaient autour des mines ou de l'industrie houillère, étaient définis par les cultures fragmentées des groupes ethniques de l'Europe de l'Est. Ayant droit à un espace où ils pouvaient garder certaines pratiques de leur culture, surtout celles de la vie quotidienne, les Hongrois, les Polonais et les Yougoslaves restaient fidèles à leur notion de la dimension d'espace, mais à la limite permise par les bureaux administratifs.
11En s'installant dans leur quartier, les Chinois sont aussi restés fidèles à leur propre notion de l'espace. En créant des enclaves, les Chinois se permettaient l'usage de leur propre langue, la pratique de leurs propres cérémonies, et même l'imposition de leur nourriture sur les autres habitants qui vivaient près d'eux. En créant un espace fermé, ils ont essayé de recréer l'espace du départ. Leurs métiers mêmes ont suivi les règles de l'espace unipolaire. Ainsi, en établissant des blanchisseries et des restaurants, ils pouvaient négliger la langue et la culture de l'espace d'arrivée. Les Chinois pouvaient rendre service sans sortir de leur langue ni de leur culture. Mais en 1882, les Etats-Unis ont promulgué l'Edit de l'exclusion, acte de législation qui les accusa d'être non-assimilables.
12Pour considérer une autre ethnie soumise à l'imposition de l'espace bipolaire, on n'a qu'à penser aux Indiens d'Amérique qui se sont vus transplantés dans les réserves où ils n'avaient pas recours à leurs pratiques culturelles qui dépendaient d'un espace naturel et familier, et qui d'ailleurs, étaient contrôlées et administrées par la bureaucratie fédérale. La valeur donnée à la dimension du temps les a relégués au passé.
13La source de la puissance du temps comme dimension réside dans la création du passé et du futur, en fait une nouvelle forme de l'espace même. Pourtant, c'est un espace qui demande le progrès linéaire, un mouvement progressif vers le futur. Le temps ne se conçoit plus en ère, en époque ou en siècle. Le temps s'explique essentiellement en terme de générations. De cette façon la période de temps est mesurable et compréhensible à un individu parce que les générations s'appliquent plus facilement à une famille et à sa continuité. En contraste l'ère, l'époque et le siècle se prêtent plutôt à la collectivité ethnique. Notons aussi que le terme génération marque les changements d'identité, de nationalité et d'appartenance, changements qui impliquent une transformation de la langue et de la culture. L'individu moderne sort de sa collectivité ethnique.
14La génération est une idée avant tout. La durée n'est pas son aspect le plus important, car le mot est informé par les expériences d'un individu soumis à la mutation, plutôt que par un grand événement, par les actes d'une personne d'importance ou même par la réussite collective. Aux Etats-Unis la période de trois générations a servi de paramètre au processus d'assimilation. Selon le paradigme énoncé ici, les émigrants sont arrivés munis de la langue et de la culture de leur espace d'origine. Leurs enfants, la deuxième génération, tout en gardant des fragments de cette langue et de cette culture, ont acquis la langue et la culture de l'espace d'arrivée. Pour compléter la transformation voulue, la troisième génération complète sa période scolaire et en sort acculturée par la modernité.
15Pour revenir à la longue à ceux qui restent dans leur espace d'origine, il est évident que dans le contexte de la migration traditionnelle, ceux qui restaient pouvaient dépendre de leur héritage. Ils occupaient l'espace unipolaire dans lequel l'ethnie et tout ce qui en constituait son identité dominait la vie du groupe. La séparation était conçue en terme de l'espace, ce qui suggérait un manque de communication, une longue absence, et le sacrifice de la part de ceux qui partaient.
16Dans la migration contemporaine ceux qui restent partagent le même espace que ceux qui partent, espace caractérisé par la bipolarité. L'avènement de la modernité prend une multitude de formes : pour en mentionner les plus évidentes, les médias, le tourisme, les transports rapides, les appareils modernes de communication, et le retour même d'un certain nombre de personnes qui étaient parties. Toutes les formes modernes sont envahies par l'objectivité et par les buts rationnels. Ceux qui restent sont, par conséquence, exposés à la modernité. Il n'est plus question de la distance, car l'espace cède facilement devant la dimension du temps.
17La force de la dimension du temps se révèle surtout dans la création de ghettos ou de bidonvilles, espace moderne, mais sans polarité. Il n'est plus question dans de tels espaces des traditions et de l'héritage. Cet espace n'est informé ni par le passé ni par le futur. C'est un espace figé entre les dimensions du temps et de l'espace.
18La domination totale du temps comme dimension, aspect inévitable de la modernité, ne nous permet plus de parler de ceux qui restent en termes différents de ceux qui partent. La migration comme terme implique le mouvement dans l'espace. La modernisation implique le mouvement dans le temps et, par conséquent, la transformation de l'individu lui-même. Et c'est dans ce dernier contexte qu'il faut discuter sur les conséquences de la migration de nos jours sur ceux qui restent. Alors que ceux qui partent se trouvent dans un nouvel espace où la dimension dominante est le temps, de la même façon ceux qui restent dans leur espace d'origine constatent l'introduction de la dimension du temps dans leur espace héréditaire. Ces deux groupes, même s'ils n'en sont pas conscients, seront obligés de survivre dans un espace bipolaire.
Auteur
Department of Foreign Langages and American Cultural Studies, Western Washington University, Bellingham, U.S.A.
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