Vers un ailleurs prometteur
p. 15-26
Texte intégral
1Les migrations sont-elles une réponse universelle à une situation de crise ? Poser cette question ouvre sans doute le plus vaste débat sur l’histoire du mouvement des hommes. La crise étant à la fois une manifestation violente, grave, de longue durée et sans issue immédiate ou un moment plus court de trouble, d’angoisse et de désordre, il s’agissait pour nous d’aller du chuchotement aux cris, de l’utopie possible d’un monde meilleur aux exils douloureux des migrants. On pouvait imaginer qu’ailleurs étaient le rêve et l’espérance, peut-être l’enfer, le déracinement sûrement. Or, la migration est tout cela à la fois : elle est vie et survie, chagrins et joies, abandons et retrouvailles, temporaire ou permanente, proche ou lointaine. Elle constitue le kaléidoscope de l’histoire des peuples et des peuplements. Elle est au cœur de la diversité, des métissages humains et culturels. La migration est fondamentalement naturelle à la plupart des peuples. Les hommes vont là où l’environnement leur permet de survivre. Parfois, ils se fixent géographiquement, ils se sédentarisent. C’est sûrement vrai à un moment donné de leur histoire. On n’en est plus si certain lorsqu’on interroge la paléo-histoire qui restitue la riche et perpétuelle mouvance des hommes. D’ailleurs, que peut-on dire de nouveau sur le présent lorsqu’on sait combien tout le monde bouge et voyage – les migrants de partout et de nulle part – et à quel point le monde vient à nous par l’effet des migrations de l’image et des médias.
2La question des migrations est plus actuelle que jamais. Pressés par les guerres, les politiques arbitraires, les tyrannies purificatrices, les catastrophes naturelles, les démographies galopantes, les hommes et les sociétés cherchent à conquérir d’autres espaces que les leurs, par nécessité. Le Tiers Monde mais aussi certains pays de l’Est appellent à la sagesse pour plus d’égalité, pour un autre partage et le respect des droits de l’Homme. Et puis, nos pays occidentaux ne se défendent-ils pas, souvent farouchement, contre ceux qui viennent d’ailleurs ? On pourrait dès lors renverser notre question initiale : la crise n’est-elle pas la réponse universelle à la migration ?
3Loin d’épuiser un sujet aussi complexe, inévitablement ouvert vers l’avenir, ce Cahier tente de mettre un peu d’ordre dans l’enchevêtrement des idées. Pour ne pas simplifier notre tâche, nous avons fait appel au philosophe, au généticien, au démographe, à l’archéologue, à l’historien, à l’anthropologue, au sociologue, à l’artiste... Cette approche pluridisciplinaire difficile, même si elle reste certes lacunaire, apporte autant de regards divergents et de pistes d’études sur un même phénomène. Dialoguer, s’entendre sur des mots, sur des concepts, a enrichi la démarche, encore qu’il ait fallu préciser certains termes pour bien se comprendre (glossaire en fin d’ouvrage). Un souci nous a cependant sans cesse guidé : dépasser quelque peu les enfermements des disciplines scientifiques pour tenter de cerner toute la dimension du phénomène migratoire. Tous les auteurs, venus des quatre coins du monde, apportent ainsi leur pierre à l’édifice, chaque expérience éclaire l’ensemble qui, à notre goût, est, hélas, loin d’être panoramique.
4Partant du principe que les migrations créent la diversité et qu’elles sont génératrices de nouveautés, nous avons souscrit à toutes leurs formes : émigrations, immigrations, exils, migrations proches ou lointaines, temporaires, cycliques, dans des contextes socio-économiques, culturels, géographiques et politiques fort différents. Certaines études sont qualitatives, de l’ordre du récit ; d’autres plus chiffrées. Globales ou pointues, elles enseignent encore et toujours sur l’extraordinaire inventivité des hommes. Il est souvent question des femmes aussi. Avec témérité, elles ont osé, “contre leur nature” dit-on, la grande aventure de l’exode, généralement réservée aux hommes. Certains exemples abordent ceux qui sont restés, laissés en arrière ainsi que ceux qui reviennent quelques années plus tard. Il est question alors de sphères culturelles d’échange ou de décompositions familiales. Ainsi ce sont les antécédents des migrations et leurs conséquences dans l’aire d’origine du migrant qui ont été privilégiés ici plutôt que les difficultés d’intégration dans les nouveaux lieux d’accueil ou encore les problèmes que posent les immigrés dans nos pays occidentaux. Cette trame nous semblait originale, pertinente car trop souvent éludée.
5Pour mieux comprendre les migrations et anticiper leurs conséquences, il importe de se pencher sur les points de déséquilibre, de bifurcation qui ont fait basculer un destin individuel ou diverger la dynamique d’une société. Se pose alors la question du non fonctionnement plus ou moins durable d’un groupe ou d’une société. Peut-on imaginer que cette dimension soit partie intégrante de la vie sociale ? Se posent aussi les questions de l’espace et du temps et de nos regards scientifiques alternés, divergents selon les disciplines : l’ordre et le désordre, le même et l’altérité, l’instant et l’éternité, le dominant et le dominé, l’homme et la femme, l’idéologie, les pouvoirs... autant de sens différents qu’il y a de cultures.
6L’effondrement de “l’utopie du certain” à laquelle nous avait habitué l’esprit cartésien autorise aujourd’hui le rapprochement entre sciences “dure” et “douce”. L’incertitude, l’indécidable, le déséquilibre, le désordre, le chaos même envahissent presque tous les modèles de pensée. Ce que l’on croyait être un monde abstrait et statique s’exprime sous forme de réalité dynamique. Ainsi, le changement devient une dimension essentielle de tout raisonnement. Le flux des hommes avait, à un moment donné, une image réductrice ; on mesure aujourd’hui la force des processus riches et multiples des migrations : destin d’un homme, fonctionnement d’une société, dynamique des populations.
7A la diversité des disciplines, s’ajoute celle des références culturelles des auteurs. Un monde sépare par exemple l’approche des chercheurs russes de celle des latino-américains. Ainsi chez les premiers, la science est toute puissante et peut tout maîtriser. Cette vision mécanique et matérialiste, à laquelle bien entendu nous n’adhérons pas, n’est certes pas l’apanage exclusif du cadre idéologique de l’Est, puisqu’elle sous-tend les études sur le cerveau artificiel qui réduit la décision individuelle à des caractéristiques anatomiques et physiologiques. Selon ces thèses le cerveau est un monde matériel clos, l’individu n’étant qu’un automate. En revanche, et à l’opposé, les textes des auteurs latino-américains sont empreints de la notion d’espace de liberté de l’individu. Cet espace de liberté est-il illusoire ? Certainement pas lorsqu’on sait qu’il est au cœur de cette nouvelle “science de l’incertitude” d’un monde occidental qui se cherche. Ceci n’empêche pas les contraintes socioculturelles qui restent omniprésentes et qui laissent à penser que le choix n’est parfois qu’un mirage qui conduit aux désillusions.
8Considérer les migrations comme des éléments du fonctionnement, ou du non fonctionnement d’une société, implique surtout d’envisager le phénomène non pas comme une entité statique, figée, mais comme un processus dynamique, processus qui est la caractéristique des systèmes complexes. Le temps, que la science a voulu éliminer de ses modèles pour les faire pénétrer dans l’éternité, devient une dimension majeure de l’analyse. Un temps qui n’est plus une trajectoire simple, réversible. Ce n’est pas le temps cyclique d’une histoire qui se répète ou cet éternel recommencement qui permet au futur de rejoindre le passé. Ce n’est pas non plus ce temps sagittal qui nous entraîne dans une évolution linéaire. Certes, comme le démontre fort bien certains de nos auteurs, le temps a supplanté l’espace et, dominés par la notion d’efficacité et de vitesse, nous vivons un temps qui à tendance a exclure le passé pour être tout à fait dans le présent et le futur.
9Pourtant le temps ne peut se réduire à une flèche pointée sur l’avenir. Par les grandes découvertes des sciences de l’évolution, nous avons pénétré dans un temps profond qui a ses immanences, ses rencontres célestes qui rythment nos jours, nos saisons, les grands cycles de l’existence sur terre. Situations particulières ou temporaires. Le temps de l’univers, comme le temps des hommes est à la fois irréversible et créateur de nouveauté : succession de trajectoires sans retour qui conduisent chaque individu de la naissance à la mort et “possibilité d’un éternel recommencement, d’une série indéfinie d’univers traduisant l’éternité inconditionnée de cette flèche du temps”, ainsi que l’évoquent Prigogine et Stengers dans Entre le temps et l’éternité. Comme un fleuve, ce temps profond est à la fois sagittal et cyclique, tranquille et tumultueux. Si le fleuve suit le plus souvent les berges construites par les siècles, le déroulement ne peut être considéré comme préétabli, tout comme l’évolution ne peut avoir de projets. La notion de systèmes pourvus d’un “horizon temporel” dont parlent Prigogine et Stengers permet de dépasser l’opposition fondamentale entre les processus aléatoires et déterministes. Ainsi, contrairement à l’analyse des systèmes stables, on ne peut plus réduire leur description à une trajectoire simple qui correspondrait à une situation d’équilibre vers laquelle retournerait tout système après avoir surmonté une perturbation. Ce point de vue réducteur est souvent implicite à propos des migrations, considérées alors comme des déséquilibres momentanés qu’il convient d’éliminer ou qu’il faut restructurer dans de nouveaux équilibres.
10Afin de permettre une lecture aisée de ce très riche sujet, nous avons tenté un découpage en quatre parties. Avec la première nous pénétrons dans quelques modes selon lesquelles on aborde le phénomène migratoire : élément d’un système complexe, point de vue du groupe ou de l’individu, préhistoire, histoire ou actualité, sphères de départ ou d’arrivée. La deuxième – migration rupture -aligne les difficultés de fonctionnement d’une société en état de cassure créé tant par ceux qui partent que pour ceux qui restent. La troisième partie démontre, par de multiples exemples, comment on s’accommode de la nouveauté et qu’elles sont les richesses insoupçonnées qui naissent dans les échanges nouveaux. Qui mieux que Albert Jacquard pouvait, en forme d’épilogue, nous prescrire une philosophie du futur dans ce monde en déséquilibre flagrant. Vient encore l’artiste, Gérald Poussin, poète, bédéiste qui, à sa manière, croque hommes et femmes dans leur ordinaire quotidien et dans la profondeur de leurs situations de migrants.
Modèles explicatifs et logique des migrations
11Les systèmes complexes décrits par P. Allen fournissent un cadre analytique qui ne prétend pas tout expliquer mais qui propose des clés de lecture de la réalité. C’est un modèle qui ne la réduit pas à une simple mécanique. C’est une vision pertinente fort utile pour la lecture de cet ouvrage et qui nous permet de mieux comprendre des processus aussi compliqués que l’évolution du vivant et l’émergence de l’homme, la structure du cerveau ou la dynamique des sociétés humaines. Considérer la migration comme un élément d’un système complexe implique, plus particulièrement, de prendre en compte au moins trois caractéristiques essentielles que sont l’enchevêtrement des niveaux d’analyse, l’ouverture du système et sa dimension dynamique.
12Il est vrai que la complexité est bien difficile à circonscrire. L’objectif à atteindre est ambitieux puisque c’est aux limites de la connaissance, dans l’enchevêtrement des niveaux d’analyse, qu’elle nous entraîne pour saisir la délicate compréhension des migrations. En effet, ce qui est vrai au niveau de l’individu, ne l’est pas forcément à celui du groupe ; toutefois l’un ne peut être compris sans l’autre. Un individu qui décide de partir, souffre, doit commencer une nouvelle existence et chaque départ constitue l’aventure particulière d’un être unique dans des circonstances spécifiques. Chaque être humain a une histoire individuelle mais cette histoire il ne l’écrit pas tout seul puisqu’elle s’insère dans le contexte plus large de la société. A l’inverse, les flux migratoires ne peuvent pas véritablement être compris si l’on ne prend pas en compte les éléments propres aux individus avec leurs points communs et ce qui les distingue les uns des autres.
13Deux voies d’analyse répondent dès lors au phénomène migratoire : celle qui considère plutôt l’individu – le migrant – ou celle d’une vision plus globale de la population ou des flux. Trois textes placent l’individu au centre du sujet. Ils examinent en fait le problème de l’opposition fondamentale entre les valeurs traditionnelles de la société d’origine et les valeurs dominées par le temps et “l’efficacité” des lieux d’accueil, par la symbiose ou les contradictions pour le migrant, les influences réciproques entre les deux cultures, la domination de l’une sur l’autre, les effets en retour sur ceux qui restent. Fondamentalement, l’espace bipolaire de J. Hiraoka, les alternatives éducatives de L. Mendez et les réseaux de santé de L. Vargas et al. parlent tous trois des liens que conserve le migrant avec sa culture d’origine, des contradictions qu’il doit assumer et de l’influence qu’il exerce sur ceux qui ne sont pas partis. La migration, mouvement dans l’espace, ressemble alors étrangement au processus de modernisation et de déplacement dans le temps.
14Le préhistorien, A. Gallay, le généticien des populations, D. Roberts et l’historienne, L. Moch, traitent de la mobilité comme dimension majeure de l’aventure humaine. En considérant le rôle des migrations dans les transitions culturelles ou dans l’évolution génétique, en comparant la mobilité des femmes à celle des hommes, c’est en fait les acteurs du changement que l’on souhaite privilégier. Peut-on dès lors dire que les départs ou les arrivées de quelques individus sont le moteur de grandes transformations au sein d’une population ? Influencent-ils la dynamique socio-économique, culturelle, démographique ou génétique ou est-ce un élément qui ne devient apparent que rétrospectivement ? Réciproquement, peut-on mettre en évidence qu’une vague de migrants est toujours synonyme de changements déterminants pour la population réceptrice ou pour celle qui reste ? L’imagerie liée aux grands mouvements de population nous propose le cliché habituel “des hordes de guerriers virils”. L’archéologie et les autres sciences de la préhistoire s’interrogent sur le nombre réel de migrants mais pas sur la composition des groupes. On aurait pourtant pu imaginer que l’organisation des campements, le type d’objets confectionnés aient pu fournir quelques indications sur la question essentielle de l’impact des migrations : s’agissait-il de déplacements de quelques hommes seuls ou de familles entières ?
15A l’exception de quelque amazone, les femmes ont toujours été considérées comme étant l’élément non mobile, stable, de la population. Plusieurs textes dans l’ouvrage remettent en question cette notion. Le tableau historique que brosse ici L. Moch ouvre la piste à la mobilité féminine et aux mouvements de grands groupes féminins.
16Les textes de cette première partie montrent également que l’analyse des migrations ne peut se limiter à l’étude des migrants. Pour pénétrer dans la multiplicité de ses causes et de ses effets, le phénomène doit être considéré à travers la diversité de ses acteurs : ceux qui partent, ceux qui les accueillent ou ceux qui restent. Il s’agit alors d’envisager aussi bien la sphère de départ que celle d’arrivée.
Migration rupture
17Pour l’individu, le départ constitue toujours un déchirement, une bifurcation majeure dans son existence. On ne peut pourtant pas toujours parler de rupture avec la société d’origine. La migration n’est véritablement rupture que lorsqu’elle est le symptôme d’une crise profonde.
18La diversité des exemples présentés dans cette deuxième partie, atteste que cette rupture peut prendre de multiples aspects : elle peut concerner un destin individuel, le fonctionnement d’une société, être aussi bien cause que conséquence de la migration. La rupture peut encore n’être qu’une illusion, une déformation née des ignorances de notre connaissance. Ainsi la distinction entre rupture de peuplement et réorientation radicale d’une société qui se pose au préhistorien, provient essentiellement du fait que l’analyse tire la conséquence des causes à partir des effets. Si la rupture peut parfois être le fait de “chaînons manquants”, elle n’est souvent que la déformation d’un regard rétrospectif sur la réalité qui comprime ainsi les durées et transforme un long processus en un événement spectaculaire.
19Comme le souligne le texte de M.C. Caloz-Tschopp, l’illusion peut naître lorsque l’on observe ce qui se passe dans le lieu d’accueil ce qui est généralement le cas pour les immigrés de nos pays occidentaux. Ce type de rupture apparente apparaît également dans les deux contributions qui analysent la migration féminine actuelle dans les pays industrialisés (R. Simon et M.D. Marrodan et al.). Pourtant ces deux textes mettent davantage en évidence la rupture que constitue le départ de femmes qui, par là, se libèrent de situations de dépendances familiales pesantes. Les six textes sur la place des femmes dans les migrations et l’effet de la migration sur leur situation, proposent un éventail de situations qui, dans la plupart des cas, constituent certainement une rupture. Suivant les contextes, pourtant, cette rupture est l’occasion d’un nouveau départ dans l’existence à moins qu’elle ne soit, au contraire, celle d’une nouvelle exploitation. C’est ainsi que l’émigration massive des Irlandaises pour l’Amérique a été, en même temps, la conséquence d’une discrimination, et la possibilité d’y échapper afin d’acquérir une émancipation nouvelle (J. Nolan). Pour les Asturiennes de Lianes (P. Gomez), en revanche, les migrations n’ont pas suscité la possibilité d’améliorer leur situation, ceci aussi bien pour celles qui partaient que pour celles qui restaient. Si, dans ce cas, les femmes ont pâti essentiellement de l’augmentation marquée du célibat, l’exemple des vallées du Nord italien (F. Tonella) démontre combien les conséquences des départs des hommes deviennent dramatiques pour nombre de femmes restées au pays.
20Dans les situations contemporaines, comme le souligne R. Simon, il convient de nuancer la triple discrimination qui frappe l’émigrée – en tant que femme, en tant qu’étrangère et au statut socio-économique défavorisé -. La discrimination se vérifie en partie dans l’exemple espagnol (M.D. Marrodan et al.) et d’une certaine façon également pour les Chiliennes dont parle Bolzman et qui ont subi la violence dirigée contre leur mari. Les réfugiés de la violence représentent certainement les migrants qui vivent la rupture la plus évidente parce que leur patrie les a brutalement rejetés. Toutefois ce n’est que le pouvoir en place, que chacun espère temporaire, qui les rejette. Aussi ces migrants-là restent le plus souvent profondément attachés à leur sphère d’origine, autant par leur mode de vie, que par des contacts permanents avec leurs compatriotes en exil et au pays. L’éjection renforce ici les liens d’appartenance. En revanche, les exemples russes (O. Komarova et al. et A. Khoklov et al.) attestent de ruptures définitives avec une société dans laquelle l’individu estime ne plus pouvoir fonctionner en conservant son intégrité culturelle.
21Bien souvent, la rupture n’est pas aussi spectaculaire et irréversible. Pourtant elle est insidieuse et pénètre en profondeur dans le tissu social et familial. Pour les paysans agriculteurs du Yucatan mexicain (M.T. Castillo et al.) et dans le cas du Maroc (M. Mâzouz) la déstructuration de l’univers proche affecte le fondement même de la famille et peut la remettre en question.
22Rupture du migrant avec sa société d’origine, rejet de sa société, société qui le rejette, ou rupture dans le fonctionnement de celle-ci... les différents exemples proposés ici montrent bien que la cause de la rupture n’est pas simple. C’est souvent progressivement que le seuil de non retour est atteint, alors la cause exacte et le moment précis sont difficilement discernables. En fait, nous touchons là à une caractéristique centrale de la dynamique des systèmes complexes, à savoir celle de la sensibilité aux conditions initiales. Tout changement radical, toute bifurcation dans la trajectoire évolutive, peuvent être engendrés par un fait apparemment sans importance. A chaque instant, des contraintes, des choix, des hasards transforment l’ensemble des possibles. La succession des bifurcations est au cœur de l’évolution du vivant, de la dynamique d’une population ou de la trajectoire d’un individu. Elle introduit l’indéterminé, l’incertitude, l’espace de liberté de l’homme qui est le “seul animal capable de faire des projets et de choisir sa destinée” comme nous le rappelle Albert Jacquard. Les situations définies à un moment donné, qu’elles soient prolongement normal d’un état antérieur ou changement de cap, ne peuvent plus être considérées comme l’aboutissement d’un projet, comme la situation optimale. Elles sont le résultat “provisoire” d’une histoire particulière. Puisque notre lecture du présent ne peut être parfaite, le futur ne peut donc être prévisible et ne peut relever que de l’analyse descriptive probabiliste laissant ouverts un large éventail de possibles.
Migration structure
23La migration peut mener à une véritable rupture, à la déstructuration du système, mais elle peut aussi être une composante de son fonctionnement. En effet, une des caractéristiques majeures d’un système complexe, comme nous l’avons mentionné ci-dessus, c’est son ouverture. C’est parce qu’un système complexe n’est pas un système fermé qu’il est capable de s’adapter, de surmonter les crises, d’atteindre un nouveau degré de complexité. Tout en ayant une certaine autonomie, il est perméable aux perturbations externes et capable de les intégrer dans son fonctionnement.
24Dans ce système ouvert et complexe, la migration peut, dès lors, constituer un facteur structurant. Elle peut être un élément de la construction de l’identité d’un groupe ou du fonctionnement d’une société. Il faut bien souligner que toute population résulte d’un ensemble complexe de flux migratoires dont les migrants, réels ou mythiques structure son histoire.
25Migrer implique bouger. Une certaine mobilité confère au groupe une dimension dynamique. Elle permet de survivre dans des environnements hostiles ou de surmonter des périodes de crises. Déplacements saisonniers ou permanents, de quelques individus, de familles entières, parfois même de l’ensemble de groupes prouvent leur adaptation à des conditions écologiques ou économiques particulières ou difficiles. Preuve en sont les formes de nomadismes, de transhumances ou de migrations verticales alpestres où la conquête de l’espace utile est seule garantie de survie. Dans ces cas la migration n’est qu’un artefact créé par la vision fractionnée d’un espace global. D’autres types de migrations proches de cette appropriation de l’espace sont celles qui relient des sphères paysannes et marchandes, des centres citadins et des arrière-pays. Le cas des hautes vallées du Haut-Dauphiné dont nous parle L. Fontaine est absolument exemplaire à cet égard.
26On ne part pas sans but réel simplement pour fuir l’insupportable. On part pour essayer de mieux vivre : choix personnel, stratégie du groupe ou habitude de mobilité. Quelle que soit la distance qui sépare le migrant de son lieu d’origine et quelle que soit la durée de son absence, les liens sociaux et familiaux subsistent
27La diversité des contextes présentés dans cette partie illustrent bien que ces phénomènes ne sont pas limités à une période, à une culture ou à une région du monde. On découvre ainsi que la mobilité n’est pas l’apanage des villes ou des périodes actuelles. De plus, on ne recherche pas forcément un Eldorado. Quatre études nous rendent compte des systèmes de déplacement que l’on rencontrait en Europe entre le xvie et le xixe siècle en Europe. La mobilité du monde rural à l’intérieur d’un espace plus ou moins local pouvait affecter la plus grande partie de la population (L. Fontaine) ou au contraire se limiter à une profession ou à un groupe bien particulier (D. Bley et de G. Boetsch). Il n’est pas rare que les traditions familiales, les habitudes sociales d’effectuer un séjour hors de chez soi, soient une partie intégrante de l’apprentissage d’un métier ou de la vie, tel un rite de passage qui consacre la condition d’artisan, ou d’adulte, tout simplement. Souvent la mobilité devient une habitude dont on ne connaît plus la genèse. On perpétue une tradition de migration vers des lieux qui en soit n’ont rien de particulier si ce n’est la présence d’un parent ou d’une connaissance tel que le montre J. Fayard Duchêne avec son exemple de la ville de Sion.
28Ces déplacements dans un espace relativement limité permettent à l’individu d’élargir l’éventail de ses possibilités de formation, d’emploi, de relations, sans couper les liens avec sa société d’origine ; c’est aussi pour celle-ci le moyen d’absorber certaines crises et de maintenir le fonctionnement global du groupe. Cette fonction-tampon a cependant ses limites et elle n’est pas toujours suffisante pour empêcher la rupture et endiguer l’exode rural dont parle D. Bley.
29Avec le développement des moyens de transport, les migrants temporaires sont devenus les travailleurs “pendulaires” qui dans une partie des Alpes, par exemple, permettent à certains villages de rester vivants. Pourtant, ailleurs, tel que le montre l’exemple alsacien de M-N. Denis, cette mobilité, si elle ouvre de nouveaux débouchés économiques, peut provoquer le déracinement de l’individu, écartelé entre les habitudes de son lieu de travail et le mode de vie de sa société d’origine. La conséquence est souvent grave puisqu’elle mène à la déstructuration sociale. C’est aussi le risque dans le cas de l’exemple québécois (M. Tremblay). La mobilité des individus qui par leur origine et leur langue sont les moins enracinés, mais aussi le départ des individus les mieux formés, ne sont plus, aujourd’hui, compensés par une forte fécondité de la population autochtone.
30Cette double dimension de la migration, à la fois moyen qui permet à la société de surmonter des changements et source de modifications qui peuvent perturber son fonctionnement, est aussi omniprésente dans les trois études suivantes. Dans les exemples sénégalais (C. Maccheroni et F. Leloup), la migration fait partie de l’organisation de la société locale. Elle ne semble pas altérer les structures familiales comme c’est le cas des exemples du Yucatan et du Maroc présentés dans la seconde partie de l’ouvrage. Cette forme de migration bien que s’adaptant à des situations nouvelles, ne suffit pourtant plus à assurer la survie du système économique basé sur l’agriculture. Ainsi que le montre J. Acheson pour le retour des migrants au Portugal, la migration peut alors devenir la source d’activités nouvelles puisque ceux qui ont accumulé d’autres expériences, ne reviennent pas nécessairement à l’agriculture.
31Il nous faut encore parler des migrations comme élément d’un système en transformation, dans le cadre de politiques d’intervention. C’est ainsi que les effets de la révolution à Cuba dont parle A. Martinez, mettent en évidence l’influence d’un virage radical de décentralisation et de redistribution des activités. Ainsi, les migrations de misère ont fait place à la quête d’une amélioration du statut socioprofessionnel. Dans le cas du Mezzogiorno italien étudié par Ch. Giordano, les migrations ont constitué le symptôme visible qui, semble-t-il, a incité la mise en place de politiques d’intervention et d’assistance dans une région jusque-là oubliée des autorités. Les migrations n’ont pas été un facteur de rupture. Elles n’ont rien résolu et ont constitué un élément supplémentaire d’un système effondré qui n’a pu renaître de ses cendres que par des voies informelles.
Épilogue
32Les textes rassemblés ici n’épuisent, et de loin pas, la grande diversité des possibles mouvements des hommes et des sociétés sur notre planète. Migration rupture, migration structure. Quelle rupture ? Quelle structure ? Des distinctions qui amènent à peine un peu d’ordre dans la compréhension de cette complexité. Il y a lieu, ici, d’être modeste. Au-delà d’un souci certes légitime de cerner la question, de telles distinctions ouvrent quelques pistes pour mieux comprendre un des phénomènes les plus importants des temps à venir. Comme P. Allen le démontre bien, les migrations ne sont pas seulement le résultat de changements, facteurs de concentration de la diversité, elles sont génératrices de nouveautés. Tout changement est un déséquilibre et, réciproquement, ce sont les déséquilibres qui permettent le changement. Est-il possible d’anticiper, dès lors, sur le futur ? Peut-on imaginer ce que sera demain la grande mouvance des peuples ? Engendrera-t-elle autant de peurs que d’innovations ? Comme le prévisage Albert Jacquard, les migrations de masse sont des catastrophes. Ainsi, “préparer demain”, nécessite des changements fondamentaux dans nos “visions du monde” politiques, économiques et sociales tout autant que dans notre mode d’exploitation des ressources naturelles. Les relations entre les hommes de cette merveilleuse planète en dépendent.
33L’Équipe des Cahiers
Auteurs
Laboratoire de démographie économique et sociale, Université de Genève
Anthropologue, Institut universitaire d’études du développement, Genève
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